Essai de critique historique au sujet d’une ville qui a existé dans la plaine de la Madeleine, près de Villefranche-de-Rouergue

Collectif
Texte établi par Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron (p. 319-334).
ESSAI DE CRITIQUE HISTORIQUE
AU SUJET D’UNE VILLE
QUI A EXISTÉ DANS LA PLAINE DE LA MADELEINE
Près de Villefranche-de-Rouergue
Par M. U. CABROL

Dans une savante dissertation sur l’emplacement de l’ancienne Carentomag, M. le baron de Gaujal parle d’une ville gallo-romaine qui aurait, dit-il, existé sur la rive droite de l’Aveyron, à environ quinze cents mètres au-dessous de Villefranche, vis-à vis de la Maladrerie. Après avoir rappelé que les substructions de cette ville furent mises à jour à la fin de 1827, et avoir énuméré les divers objets dont le hasard amena la découverte à ce moment, l’historien du Rouergue prouve, à l’aide de la Table de Peutinger, que cette ville ne pouvait être Carentomag. Le village de Cranton ou Carentou, commune de Compolibat, est, au contraire, désigné par lui comme établi sur l’emplacement de cette dernière ville, et depuis lors les découvertes de l’abbé Cabaniols sont venues confirmer son opinion.

Mais, dans ce cas, dit M. de Gaujal, si la ville découverte en 1827 n’est point Carentomag, quelle est donc cette ville, quand a-t-elle été construite, quand disparut-elle et comment fut-elle entièrement oubliée ?

Qu’il nous soit permis, à notre tour, de reprendre ces diverses questions et d’étudier avec lui les circonstances qui seraient de nature à modifier, à confirmer ou à combattre ses conjectures. Depuis l’époque où notre savant historien écrivait ces lignes, des découvertes inattendues ont, à notre avis, jeté quelque lumière sur l’ensemble historique de la cité disparue.

I

Quelle est donc cette ville, quand et par qui a-t-elle été construite?

La Table Théodosienne n’en fait pas mention ; est-ce parce que cette ville a été fondée postérieurement à l’établissement de cette carte ; est-ce en raison de son peu d’importance au moment de la confection de ce document?

M. de Gaujal penche pour la première de ces hypothèses ; nous sommes, au contraire, porté à croire que la seconde doit prévaloir.

Si, comme le suppose notre historien, Albinus, ou quelque autre César gaulois, voulant s’assurer le cours de l’Aveyron, avait jeté les fondements de cette ville, un pareil emplacement n’eut pas été choisi, lorsque de tous côtés s’élèvent des hauteurs dominant la rivière. Assise sur le sommet d’une des montagnes de la rive gauche, une ville eût commandé le cours de l’Aveyron et une partie du pays d’alentour. Les substructions de la cité qui nous occupe se trouvent dans la vallée et sur le bord de la rivière, ce qui exclut toute idée d’un « oppidum. » C’est donc à toute autre cause qu’il faut, selon nous, attribuer l’origine de notre ville.

M. le baron de Gaujal mentionne d’une manière générale et sans désignation précise de lieux, l’exploitation des mines métalliques du Rouergue, comme remontant à la plus haute antiquité. Selon toute probabilité, notre historien ne connaissait pas les environs de Villefranche ; car les nombreuses traces d’anciennes exploitations, qu’on y trouve à chaque pas, n’auraient pas échappé à sa sagacité, et son esprit profond et pénétrant n’aurait pas manqué de rechercher l’influence que ces mines avaient pu exercer sur le pays, dans les temps anciens.

Les lignes suivantes extraites de rapports[1] adressés, aux mois d’août 1836 et d’avril 1840, à l’administration des mines, par M. Seriez, ingénieur, chargé du service des départements du Lot et de l’Aveyron, ne laissent aucun doute sur l’importance et l’origine de ces travaux : « De tous les départements qui constituent le plateau central de la France, celui de l’Aveyron est, sans contredit, le plus riche en espèces métalliques..... La plupart des mines sont disposées sur une zone, dont Villefranche est le centre, et qui s’étend de Figeac à Laguépie, en parcourant, sur une largeur d’environ 3 lieues, la limite des terrains anciens et des terrains secondaires[2]..... Les nombreux filons dont elle se compose ont été, pour la plupart, l’objet d’exploitations fort étendues et dont l’ori gine remonte à l’antiquité la plus reculée ; de sorte qu’il n’est guère possible de préciser la date des premiers travaux. Cependant on voit dans Tacite que, sous l’empire de Tibère, ces mines enrichissaient les peuples du pays et fomentaient l’avarice et la cupidité des gouverneurs de la province. D’un autre côté Strabon rapporte que non seulement elles étaient exploitées avec succès, mais qu’elles avaient donné lieu à un commerce actif d’orfèvrerie. Enfin quelques passages assez obscurs des Commentaires de César donnent lieu de penser que ces mines étaient exploitées longtemps avant l’invasion des Gaules..... »

Onze siècles après la conquête romaine, ces gîtes métallifères avaient attiré un si grand nombre d’ouvriers, que Raymond de Saint-Gilles songea à les réunir en fondant une ville destinée à devenir la capitale de ses possessions en Rouergue. Ce projet ne fut pas exécuté ; mais en 1252, le nombre d’ouvriers s’étant augmenté, Alphonse de France, comte de Toulouse et de Rouergue, donna la permission de construire Villefranche sur la rive droite de l’Aveyron. Si la présence en cet endroit d’une nombreuse population ouvrière nécessite la construction d’une ville, qui, en 1256, c’est-à-dire 4 ans plus tard, nomme déjà 4 consuls pour la gouverner, ne doit-on pas dans le même ordre d’idées attribuer la fondation de la vieille cité aux premiers exploitants de ces mines?

Nous lisons encore dans le rapport de M. Senez..... « ..... Ces travaux d’exploitation ont dû principalement consister en tranchées à ciel ouvert pratiquées sur les affleurements des gîtes..... »

Or, les restes de la ville dont nous cherchons les fondateurs et la date de la fondation, se trouvent précisément en face d’une gorge abrupte dont l’aspect sauvage contraste d’une manière frappante avec le reste du pays. La Maladrerie de Villefranche était située, au Moyen-Âge, à l’entrée de cette même gorge. « La montagne qui forme, derrière la Maladrerie, la rive droite du ruisseau des Martinets, dit M. de Hennezel, ingénieur des mines[3], présente de nombreuses traces d’anciens travaux. La plus ancienne exploitation doit avoir eu lieu à ciel ouvert ; c’est du moins ce qu’annonceraient de larges sillons qui labourent le flanc et le sommet de la montagne. »

Les traces du feu sur les parois des rochers et d’épaisses couches de cendres et de charbons trouvées dans de vieilles galeries, sont encore des preuves irrécusables d’une exploitation primitive, mais plus rapprochée de nous. En 1862, lors de la reprise des travaux pour le compte de la Compagnie d’Orléans, il fut trouvé dans une galerie deux lampes romaines, deux oléaria, l’une en plomb, l’autre en terre cuite[4], une hache et un pic[5].

Les premiers ouvriers qui ont creusé péniblement les tranchées de la montagne de la Maladrerie pour extraire le blanc métal, étaient probablement peu nombreux. La hutte ronde (luguriam) servait de demeure à ces mineurs primitifs qui vivaient disséminés dans les bois d’alentour ou aux bords de l’Aveyron. Plus tard, et à une époque qu’il est bien difficile de pré- ciser, cette population s’étant accrue, une partie dut franchir la rivière pour jeter les fondements d’un « borg »[6].

M. Senez ne met nullement en doute que lors de l’asservissement du Rouergue aux Romains, l’exploitation de ces mines ne fût en grande activité. (Rapport d’avril 1840.)

Les conquérants trouvèrent donc à leur arrivée dans notre province une industrie métallifère qui n’attendait pas d’eux, certes, une nouvelle impulsion, mais dont ils surent évidemment profiter, et nous devons en conjecturer que les cabanes primitives du borg se transformèrent alors en habitations plus commodes et plus confortables.

Les deux rives de l’Aveyron, c’est-à-dire la ville et les chantiers, furent probablement unies par un pont, près de l’embouchure du ruisseau de la Maladrerie, à l’endroit où fut bâti, en 1540[7], le pont de St-Mémory, de Saint-Martin ou de la Madeleine , dont il ne reste plus aucun vestige.

La ville était-elle cependant de si peu d’importance lors de la confection de la Table de Peutinger, que l’autorité romaine ne jugea pas à propos de l’y faire figurer? On sait, d’autre part, que ce précieux document mentionne seulement les villes situées sur le passage des grandes voies de communication.

Mais depuis cette époque, poussés à la fois par le génie du peuple-roi et la cupidité des gouverneurs des Ruthènes, les travaux des mines durent acquérir une plus grande activité et devenir une cause de prospérité pour la ville.

Suivant M. de Gaujal, son origine romaine suffisait seule à la nouvelle ville pour qu’elle, s’accrût au détriment de Carentomag. Cette dernière, située sur la voie de Segodunum à Divona, était probablement une cité agricole, tandis que la ville de la Madeleine formait un centre industriel en pleine activité. Il se pourrait bien, en effet, que sous la domination romaine, des habitants de Carentomag eussent quitté leur ville pour aller habiter celle de la Madeleine, poussés par l’appât du gain ou par ce même sentiment qui, malheureusement, dépeuple aujourd’hui nos campagnes.

En 1803, un éboulement qui se produisit un peu audessous de la Maladrerie et en face de l’emplacement de l’antique cité, mit à découvert cinq ou six cents urnes funéraires, rangées à deux pieds les unes des autres. N’était-ce-pas la nécropole de la ville? Mais de quelle époque étaient ces urnes ; appartenaient-elles à la période gallo-romaine ou étaient-ce des pots grossiers des anciens Celtes? C’est ce qu’il est bien difficile de savoir, car des enfants qui les virent les premiers s’amusèrentà les briser à coups de pierres. La réunion, sur ce point, d’un si grand nombre de monuments funèbres admettrait dans le voisinage la présence d’une population considérable, ou bien ferait remonter à plusieurs siècles avant la conquête romaine, l’usage de déposer en ce lieu les cendres des morts.

Dans son Histoire de l’église du Rouergue, M. l’abbé Servières nous apprend que la partie occidentale de ce pays fut évangélisée par saint Antonin vers le milieu du IIe siècle. On peut en conjecturer que dans notre cité les dernières crémations durent avoir lieu à cette époque, c’est-à-dire un peu plus d’un siècle avant la date de fondation supposée par M. de Gaujal. Dans le principe, sous la domination romaine, les ouvriers des mines devaient être des esclaves ou traités comme tels. Après leur mort, ils étaient jetés pêle-mêle dans des fosses ou pourrissoirs publics (puticulae). La population de la ville devait donc être bien plus considérable encore, si les urnes appartenaient à la période gallo-romaine.

À l’aide du champ des morts, on peut suivre encore, à travers les siècles, l’existence de cette ville antique. En effet, lorsqu’on cessa de brûler les corps, les habitants de la cité choisirent pour le lieu principal de leurs inhumations l’entrée de la vallée de la Romiguière. A différentes époques il a été découvert à cet endroit des sarcophages assez bien conservés. C’est en vain que nous avons cherché à savoir s’il n’y avait pas été recueilli des pièces de monnaie ou tout autre objet; nous avons toujours obtenu des réponses négatives. On nous a assuré que le champ contenait encore une quarantaine de ces tombes ; cependant on a dû en exhumer un certain nombre, puisque dans les fermes des environs, notamment au château de la Romiguière, elles servent d’auge aux bestiaux.

En 1856, lors de la construction du chemin de fer, on trouva également des tombes à auge en creusant la tranchée de la Madeleine ; nous n’avons pu avoir là-dessus que des renseignements vagues. Un vigneron nous a dit avoir découvert sur l’emplacement de la ville plusieurs tombeaux composés de fortes briques et dont la partie supérieure avait la forme d’un toit de maison. M. l’abbé Cérès a trouvé, croyons-nous, à la villa du Mas-Marcou des tombes de ce genre.

II

La deuxième question que se pose M. de Gaujal est celle-ci : Quand disparut-elle ?

L’historien rappelle le passage en Rouergue des Visigoths, des Francs, des Sarrasins « qui voulaient, dit-il, la souveraineté et non la ruine des peuples ; mais au IXe siècle parurent les Normands qui firent, à eux seuls, plus de mal que ceux qui les avaient précédés. »

Une tradition constante dit qu’il a jadis existé une ville dans la plaine de la Madeleine, et que cette ville a été détruite par les Anglais, alors maîtres du pays. Le souvenir de l’occupation anglaise, que nos fiers ancêtres, supportèrent avec tant de peine, demeure gravé dans la mémoire du peuple. Ses connaissances historiques ne lui permettant pas de remonter plus haut, tout fait antérieur est oublié ou profondément altéré au profit des actes des Anglais qui, pour lui, ont en même temps creusé des mines, bâti des forteresses et détruit des villes.

Les Anglais, vous dit-on encore aujourd’hui, bâtirent à Morlhon le fort qu’on appelle Château des Anglais, et de là ils bombardèrent la ville qu’ils détruisirent entièrement.

Il appartient à l’histoire d’apporter des éclaircissements à cette tradition, que M. de Gaujal paraît avoir ignorée.

Dans le livre de paroisse de Saint-Jean-d’Aigremont, M. l’abbé Lafon, aumônier des prisons de Villefranche, cite un passage tiré de quelques feuilles du cartulaire des Cordeliers de cette Ville, qu’il a eu l’heureuse fortune de découvrir chez les héritiers des acheteurs de ce couvent comme bien national[8].

Ce n’est pas, comme le pense M. de Gaujal, l’invasion des Normands qui fut funeste à notre cité, mais bien celle des Maures ou Sarrasins.

En 725, sous là conduite de leur roi Ambiza, les Maures, chassés de Rodez par Eudes, duc d’Aquitaine, se divisèrent en deux bandes, l’une alla piller le monastère de Conques, l’autre suivit l’ancienne voie romaine de Cahors. Carentomag se trouvait sur son passage. Les Maures établirent un camp retranché au Mauron, et de là, tombant à l’improviste sur la ville, ils la détruisirent de fond en comble. Ambiza se porta ensuite, avec ses hordes musulmanes, dans la vallée de l’Aveyron, pour se diriger sur Saint-Antonin ; mais dans cette riante vallée se trouvait la ville qui nous occupe, et ses richesses ne manquèrent pas d’exciter la cupidité de ces barbares. Ne pouvant y pénétrer, il résolut de s’en emparer par surprise. Choisissant dans les environs un lieu pour s’y fortifier et attendre le moment favorable à son entreprise, Ambiza fit construire une forteresse à Morlhon[9], à l’endroit où se trouvent aujourd’hui les ruines du château des Anglais. De ce point inaccessible, les Maures purent surveiller la cité jusqu’au moment où, pénétrant dans son enceinte, ils lui firent subir le même sort qu’à Carentomag.

La ville ne se releva pas de ses ruines et l’exploitation des mines fut alors interrompue jusque vers le Xe siècle.

Tout en ayant prouvé que la cité de la Madeleine n’est pas Carentomag, M. de Gaujal n’hésite pas, cependant, à croire qu’au moment de sa prospérité, la nouvelle ville avait non seulement dépeuplé l’autre à son profit, mais encore qu’elle avait fini par lui emprunter son nom. Carentomagus seule figure à la Table de Peutinger. Notre historien en conclut que la ville de ce nom est bien celle de la Madeleine. Il appelle la première la ville gauloise et l’autre la ville romaine.

La distance de Rodez à Carentomag, donnée par la Table Théodosienne, est exacte lorsque ce nom se rapporte à la ville gauloise, mais dès qu’il est emprunté par la ville romaine, le copiste de la carte a, dit-il, omis un X ou 10 lieues gauloises[10]. Ce serait donc 25 lieues au lieu de 15 qu’il faudrait lire pour la distance de Rodez à Carentomag. Or, M. de Gaujal est dans l’erreur ; la distance de 15 lieues ou 33 kilomètres 500m est bien celle de Rodez à Carentomag ; mais de Rodez à La Madeleine, il n’y a pas 25 lieues ou 55 kilomètres 825m, mais seulement 50 kilomètres 675m[11].

Du reste, le cartulaire des Cordeliers qui mentionne très exactement Carentomag, près du Mauron, est muet sur le nom de la ville de La Madeleine, probablement perdu à jamais.

III

Comment fut-elle entièrement oubliée? se demande enfin l’historien du Rouergue.

Notre ville n’a pas été aussi oubliée que le suppose M. de Gaujal. Nous avons déjà vu plus haut que dans le pays on connaissait, par tradition, son existence et sa destruction attribuée aux Anglais. Le monument destiné à perpétuer le souvenir de sa ruine est encore debout.

En 767, dit encore le cartulaire des Cordeliers de Villefranche, Pepin, fils de Charles Martel, remonta le cours de l’Aveyron avec son armée, pour aller assiéger Peyrusse qui tenait pour Waïffre. Désirant se rendre favorable aux populations du Rouergue et s’attirer la bienveillance du clergé, ce prince dota le monastère de Saint-Antonin, releva sur son passage les églises détruites par les Sarrasins et fonda des chapelles expiatoires dans les lieux témoins de la cruauté de ces barbares. C’est ainsi qu’il éleva sur un petit monticule dominant les ruines de la cité, un oratoire qui a porté successivement les noms de Saint-Agapit, Saint-Mémory et qu’on appelle aujourd’hui église de la Madeleine[12].

Toujours seul sur son rocher, dont les eaux de l’Aveyron baignent la base et qu’un épais manteau de lierre cherche à couvrir, l’humble oratoire semble veiller sur la vallée où s’élevait jadis l’antique ville. Il a vu disparaître peu à peu les ruines dont cette plaine était couverte et les inondations de la rivière emporter les derniers vestiges de la cité en convertissant son emplacement en prairies unies et verdoyantes.

Reconstruite à plusieurs époques, l’église de la Madeleine a servi de paroisse, pendant bien des années, aux mineurs de la Maladrerie ; mais abandonnée depuis longtemps, l’œuvre de Pépin le Bref tombe aujourd’hui en ruines.

Depuis que les mineurs gaulois avaient jeté en face de la Maladrerie les fondements de la ville, les travaux des mines s’étaient étendus aux montagnes des environs. Les gîtes de Penavaire, de Macarou, etc., furent exploités par les Romains. Néanmoins la ville de la Madeleine continua jusqu’à sa destruction d’être le centre industriel de la contrée. La grande voie romaine de Rodez à Cahors avait été dirigée de manière à traverser à peu près le point central des gisements métallifères du pays.

Lorsqu’au Xe siècle les travaux des mines furent repris avec une grande activité sur toutes ces montagnes, on ne pouvait songer à relever les ruines de l’ancienne ville, puisque le centre d’exploitation était déplacé et porté à plus d’un kilomètre de celle-ci. Les Rouergats avaient aussi un grand intérêt à se rapprocher de la vieille route romaine, car c’était par cette voie que s’écoulaient leurs produits métallurgiques. Les mineurs construisirent leurs habitations au pied des montagnes exploitées et sur les deux rives de l’Aveyron. La partie agglomérée de la rive gauche, qui était la plus importante, prit le nom de la Peyrade et devint plus tard un faubourg de la nouvelle ville. En supposant qu’au moment où on voulut bâtir Villefranche, les ruines de l’ancienne cité fussent encore apparentes, il est impossible d’admettre, avec M. de Gaujal, qu’on eût songé à mettre à profit de telles fondations et encore moins les matériaux épars. Nous savons, en effet, qu’après le massacre et le pillage, les Barbares avaient l’habitude de brûler les villes. Or, cinq siècles plus tard, il devait à peine rester quelques pans de mur ou quelques amas de pierre qu’on ne pouvait songer à utiliser lorsque la pierre à bâtir abondait et abonde encore auprès de l’emplacement de la nouvelle cité.

Ici semble finir la tâche que nous nous étions d’abord imposée ; cependant nous ne croyons pas devoir borner notre étude aux critiques précédentes et nous éprouvons le désir d’exprimer plus clairement notre pensée, si c’est possible.

IV.

Dans la vallée où s’élevait jadis la ville qui nous occupe, se trouvent aujourd’hui deux fermes : la borie de Vaïsse et la borie des Pères, ancienne propriété des Pères doctrinaires qui dirigeaint, avant 1789, le collége de Villefranche,

Sur certains points de ces propriétés, les traces des murs antiques apparaissent à fleur de sol. On y voit une grande quantité de briques à rebord, qui entrent même pour une assez forte proportion dans les matériaux des maisons et des murs de clôture de ces domaines. En 1827, des cultivateurs découvrirent, à la borie des Pères, une tête de Bacchus en marbre blanc, un petit bouclier également en marbre, et un certain nombre de monnaies romaines, objets que M. du Lac, alors sous-préfet de Villefranche, fit expédier à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Depuis cette époque on a recueilli, toujours au même endroit, un grand nombre de médailles romaines, un médaillon en marbre blanc représentant Mercure, un autre en agathe-onyx figurant le berger Paris, une statuette de femme assise tenant un enfant sur ses genoux, des clous en cuivre, des morceaux de verre de diverses couleurs, des fragments rectangulaires de divers marbres provenant de mosaïques, etc :

Ces objets, collectionnés par M. Millet, avocat et juge de paix à Villefranche, furent, comme les premiers, envoyés à Paris. Un camée en onyx, représentant la Rome triomphante, que possède M. Moins, un priape en bronze faisant partie de la collection de M. M. de Saint-Remy et des fragments de ladzulite, ont été également trouvés à la borie des Pères.

Voilà des preuves éclatantes que notre antique borg était devenu une cité gallo-romaine habitée par des maîtres riches et puissants, puisque douze siècles après sa destruction, on a recueilli encore, sur son emplacement, un si grand nombre d’objets d’art.

Les urnes funéraires dont nous avons parlé plus haut, et celles mentionnées par Et. Cabrol[13], qui, de son temps, furent trouvées à los Teulorios, démontrent clairement qu’il devait y avoir des ouvriers spéciaux à l’art de la céramique, et les noms de Teulorios et Teoulel semblent nous indiquer le lieu même de cette fabrication[14]. Nous devons à l’obligeance de M. Alary, propriétaire d’une vigne à la borie des Pères, une monnaie de Constantin et un fragment de poterie d’un beau grain qu’il a découverts tout récemment. Quoique le relief du dessin ait été usé par le frottement des terres bouleversées si souvent par la culture, les divers détails qu’on peut y voir encore permettent de juger de sa finesse et de sa beauté d’exécution. Ce fragment représente, assis sur un char, un personnage dont la tête semblerait être celle d’une femme. Derrière ce personnage se dresse un palmier, au-dessus de sa tête un génie ailé tient un phylactère sur lequel on lit « PERA » (imperator ou imperatrix). Le tout est entouré d’une assez forte moulure dans laquelle on voit une série de creux circulaires. M. Alary nous a montré un endroit de sa vigne où se trouve, à plus d’un mètre de profondeur, un bassin de forme rectangulaire, revêtu à l’intérieur d’un béton très-dur. Quatre marches en pierre permettent d’y descendre ; sa longueur est de 2m 50 à 3 mètres sur 1 mètre de largeur; à l’un des côtés se trouve une rigole débouchant dans le bassin, et à l’extrémité opposée on a découvert des tuyaux en plomb. C’était sans doute un lavacrum.

Reprenons maintenant le rapport de M. de Hennezel, dont nous avons déjà cité quelques lignes, et disons avec lui que les martinets à cuivre établis sur le ruisseau de la Maladrerie ont, probablement, pris la place des anciennes usines où l’on traitait les minerais[15].

Organisée par l’administration des gouverneurs des Ruthènes, l’industrie gallo-romaine put continuer à se servir des usines de la Maladrerie ; mais, plus tard, leur insuffisance ou peut-être le besoin de plus de sécurité, dut les obliger à en établir de nouvelles dans l’enceinte de la ville même. Cette hypothèse est autorisée par l’existence d’un aqueduc partant de la base du rocher de la Madeleine et destiné à porter l’eau de l’Aveyron dans la vallée. Une partie de cette eau, divisée par une multitude de tuyaux de plomb ou de terre cuite, servait aux besoins domestiques des habitants de la cité ; mais, l’aquéduc lui-même pouvait être employé au traitement des minerais. Au siècle dernier, ce canal fournissait encore un volume d’eau assez important pour qu’il servît de moteur d’abord à un moulin, puis à une papeterie. A une époque moins ancienne, on a songé à le déblayer et à l’utiliser pour l’établissement d’une usine à zinc. Le marché allait être conclu, nous a-t-on assuré, lorsque la proximité des combustibles et le terrain que la compagnie d’Orléans offrit gratuitement, fit préférer Viviez à la plaine de la Madeleine[16].

Nous avons vu plus haut la savante appréciation de l’ingénieur M. Senez sur la richesse et l’importance de l’exploitation des mines métalliques des environs de Villefranche, dès la plus haute antiquité. Ne peut-on pas dire, sans craindre de se lancer dans une hypothèse trop hasardée, que Strabon désigne ces gîtes, lorsqu’il parle des mines d’argent du Rouergue, et que sa phrase « In Ruthenis argentariæ vigent artes » s’applique spécialement à l’industrie que leur présence avait développée dans cette partie du département.

Il est d’un grand intérêt pour l’histoire du Rouergue de pouvoir suivre pendant plus de vingt siècles les progrès de l’industrie métallurgique dans notre arrondissement de l’Ouest. Les tranchées de la Maladrerie sont pour nous le premier degré de l’exploitation des métaux chez les Ruthènes. S’il ne nous reste rien de l’orfèvrerie gauloise, nous possédons du moins des échantillons de la numismatique de cette époque. Quant à la période gallo-romaine, elle est représentée par les galeries taillées au ciseau et par les monnaies et les bijoux trouvés par M. l’abbé Cérés, sur divers points du département. La première partie du moyen-âge est pour nous pleine d’obscurité, mais nous savons que l’influence bienfaisante des comtes de Toulouse se fait sentir au XIIe siècle. Dans ce temps de paix, le sol est partout fouillé ; Villefranche est bâtie ; l’argent et le cuivre que produisent ses environs y sont fondus et frappés en monnaies au coin des rois de France ; l’usage des ustensiles en cuivre s’étend de tous côtés, la fabrication de ces objets se développe dans cette nouvelle ville, au point qu’au siècle dernier elle atteint un degré de prospérité qu’elle ne verra plus. La confrérie de Saint-Eloi, ou corporation des ouvriers travaillant les métaux, a compté pendant longtemps plus de 500 membres. Enfin, notre génération voit se rouvrir les mines de Villefranche et s’élever les magnifiques établissements d’Aubin et de Decazeville auxquels tout promet un avenir prospère.

Peut-être un jour exhumera-t-on de la vallée de la Madeleine les restes d’un atelier métallurgique gallo-romain, comme celui du monnayeur gaulois au champ de Goutrens. Jusqu’ici la pioche seule du cultivateur a remué les cendres de cette ville morte, tout nous est venu du hasard. Mais ne désespérons pas de voir l’archéologue patient retirer avant peu de ce sol, vierge de toute recherche scientifique, des preuves irréfragables de l’existence d’une cité, le berceau peut-être de cette industrie des Ruthènes, dont nous trouvons le témoignage dans Strabon et Tacite.


  1. Recueil de documents relatifs à l’exploitation des mines métallifères du département de l’Aveyron. — Paris, 1847.
  2. On trouve également des traces d’anciennes exploitations, mais de moindre importance, au Minier, à 0rzals, à Conques, à Aubrac, Sévérac, etc.
  3. Recueil de documents relatifs à l’exploitation des mines métallifères, etc.
  4. Mémoire sur la numismatique gauloise et du Moyen-Age en Rouergue, par M. le vicomte de Saint-Remy.
  5. La hache, le pic et l’oléarium en terre cuite font partie de la collection de M. Moins, de Villefranche.
  6. En celtique, borg signifie bourg.
  7. Annales de Villefranche, par Et. Cabrol, tome I, p. 616.
  8. Ces pages ont été écrites en 1501.
  9. L’orthographe Morlhon est la vraie : en langue romane, ce mot doit se prononcer Morlion. Dans le dialecte du Rouergue, dérivé de cette langue, on dit Mourliou (lieu des Maures).
  10. La lieue gauloise est de 2 kilomètres 233m.
  11. Mémoires de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, tome X, page 164.
  12. Orlhonac, Saint-Jean-d’Aigremont et Veuzac ont la même origine. Mainfroy, qui fut évêque de Rodez de 927 à 961, les érigea en paroisses en même temps que les églises de Savignac, La Rouquelle, Calcumier, Le Mauron, Saint-Remy et Saint-Igest.
  13. Annales de Villefranche, tome 11, page 617.
  14. Il y a quelques années, on découvrit à la borie des Pères un certain nombre de tambours de colonne en terre cuite.
  15. Des quantités considérables de scories et même des débris de creusets ont été trouvés aux martinets. En remontant le cours du ruisseau de la Maladrerie, vers le village de Morlhon, et à environ 200 mètres de ces martinets, on voit les restes d’un ancien canal creusé dans le roc. Ce canal, qui, à cet endroit, dominait le ruisseau de quelques mètres seulement, maintenait l’eau à une certaine hauteur en la conduisant jusqu’à ces usines pour y former nne forte chute. Le souvenir de ce canal s’est conservé : on appelle encore aujourd’hui celle gorge « los conals de Mourliou. »
  16. Depuis que ce travail a été présenté à la Société, on nous a signalé un chemin pavé, qui part de l’emplacement de la ville et se dirige vers le sud-ouest. La surface de cette ancienne voie a été couverte de terre depuis bien longtemps, sans doute, mais sa présence, paraît-il, est très-reconnaissable sur plusieurs points. Dans la partie des prés et des champs traversée par elle, l’herbe et les tiges de blé n’acquièrent qu’un développement médiocre, et leur couleur tranche tortement sur la végétation d’alentour. Les vignerons appellent ce chemin « Lou barri dé sen Memory. » Cette voie mettait notre ville en communication avec la partie méridionale du Quercy. L’ancien chemin de Villefranche à Toulouse a peut-être pris sa place. La vieille cote de Sanvensa, où l’ou trouve encore à certains endroits un pavé fort ancien, conduisait en Albigeois Si l’on ajoute à ces deux routes la voie romaine de Rodez à Cahors, à laquelle la ville était reliée par les chemins qui portent aujourd’hui les noms de «  coreydou dé lo Motoléno et coreydou des Très-Collels  », on pourra se faire une idée exacte du nombre et de la direction des grands chemins qui aboutissaient à la vieille cité.