Essai de Sémantique/Chapitre XXII

Hachette (p. 227-234).



CHAPITRE XXII

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX

Le pronom relatif. — L’article. — Le verbe substantif. — Les verbes auxiliaires.

Une fois que l’idée d’une phrase formant un ensemble s’est imprimée dans les esprits, le besoin se fait sentir de la compléter et de lui donner les instruments qui lui sont nécessaires. Mais comme l’intelligence populaire, ainsi que nous l’avons vu, se borne, sans rien créer, à adapter pour de nouveaux usages ce qui lui est fourni par les siècles antérieurs, un certain nombre de mots sont transformés pour les besoins de la syntaxe.

Une première transformation — la plus importante de toutes — est celle qui nous a donné le pronom relatif.

Un certain pronom, qui ne se distingue pas extérieurement des autres, acquiert, par l’usage qui en est fait, une force d’union lui permettant de souder deux propositions entre elles. C’est ce qu’en langage grammatical on exprime de cette façon : de démonstratif il devient relatif ou anaphorique.

Il faut déjà une syntaxe un peu avancée pour que cette transformation ait lieu : dans les diverses langues indo-européennes, le choix du pronom relatif est venu tard et il n’a pas été partout le même. Il suffit, pour s’en assurer, de comparer le latin qui au sanscrit jas et au grec ὅς. La langue grecque, au temps d’Homère, et même plus tard, au temps de Sapho et d’Alcman, n’a pas encore fait un choix définitif[1]. Elle a longtemps hésité entre les pronoms ja, ta et sva[2].

On doit se demander à quelle époque un moyen d’expression si nécessaire a commencé d’exister. Il faut, à cet égard, faire une distinction entre l’idée du pronom relatif et l’adoption définitive d’un certain pronom. L’idée du pronom relatif est très probablement antérieure à la séparation de nos idiomes, car nous trouvons partout un certain patron de phrase toujours le même, qui suppose la présence d’un pronom relatif. Les proverbes et adages populaires affectent volontiers ce tour :

Quod ætas vitium posuit, id ætas auferet. — Quod aliis vitio vertis, id ne ipse admiseris. — Qui pro innocente dicit, is satis est eloquens. — Cui plus licet quam par est, is plus vult quam licet. — Quam quisque norit artem, in hac se exerceat.

Le type de ces phrases se retrouve en sanscrit[3] :

« À qui est l’intelligence, à celui-là est la force. »

Jasja buddhis, tasja balam.

« Qui aime, craint. »

Jasja snēhas, tasja bhajam.

« À qui les dieux préparent sa perte, ils lui enlèvent l’esprit. »

Jasmāi devās prajacchanti parābhavam, tasja buddhim apakaršanti.

« Comme un homme est envers autrui, ainsi faut-il être envers lui. »

Jasmin jathā vartale jas, tasmin tathā vartitavjam.

« Ce que tu donnes, voilà ta (vraie) richesse. »

Jad dadāsi, tad te vittam.

« Comme agissent les grands, ainsi le reste des hommes. »

Jad ācarati çrešthas, tad itaras ǵanas.

La même construction est déjà d’usage courant dans les védas : « Quod sacrificium protegis, id ad deos pervenit ». Jam jaǵnam paribhūr asi, sa deve u gacchati.« Qui nos lacesset, procul eum amovete. » Jō nah prĭtanjād, apa tam dhatam[4].

On demandera quelle est la raison pour laquelle la proposition relative est ainsi lancée en avant la première : je crois qu’il y a là un fait de sémantique dont on trouverait des exemples en d’autres familles de langues. Par la pensée, il faut rétablir une interrogation, en sorte que les deux propositions forment la demande et la réponse. C’est probablement la raison pour laquelle une bonne partie des langues indo-européennes font cumuler au même pronom le rôle interrogatif et relatif.

Pour apprécier en toute son étendue l’importance du pronom relatif, il faut se rappeler à combien de dérivés il donne naissance : d’abord les mots comme qualis, quantus, quot ; ensuite les conjonctions, quod, quia, quum, quoniam. En grec : ὡς, ὅτε, ᾕ, οὗ, ὅθεν, ἡνίκα, ὅτι, ainsi que les dérivés comme ὅσος, οἷος. En sanscrit, les dérivés comme jādrïça, jāvant, auxquels il faut joindre les conjonctions les plus importantes, jad, jadi, jatra, jadā, jathā[5]. La création d’un pronom relatif est donc l’un des événements capitaux de l’histoire du langage ; sans un mot de cette sorte, toute idée un peu forte, un peu complète était impossible. Mais cette création a été obtenue par la lente transformation d’un de ces nombreux pronoms qui servaient à accompagner un geste dans l’espace. Nous voyons donc ici la pensée humaine qui se forge patiemment l’outil dont elle a besoin.


On en peut dire autant de ce petit mot que les Grecs, par comparaison avec les articulations du corps, ont appelé ἄρθρον, et que nous appelons l’article.

On sait que l’article est un ancien pronom démonstratif. Mais la signification de ce pronom démonstratif est en quelque sorte transposée. Elle est confisquée au profit de la syntaxe.

Nous pouvons prendre comme exemple notre article français le, qui représente le latin ille. Ce dernier servait à montrer les objets ou les personnes : Magnus ille Alexander ! — Ita ille faxit Jupiter ! — Mais avec le temps, le geste démonstratif s’est réduit à une simple indication grammaticale : « La personne dont je t’ai parlé hier. — Les pays que nous avons traversés. » L’article ne figure ici que comme antécédent du pronom relatif. Il est devenu un outil grammatical[6].

L’utilité de l’article se sent plus qu’elle ne peut s’expliquer. Pour en être dépourvu, le latin est souvent alourdi dans sa marche. Le grec, au contraire, qui, de bonne heure, en a senti le besoin, lui doit en partie sa souplesse. La conformité du langage français au grec, signalée par Henri Estienne, vient un peu de là. Je rappelle seulement ces tournures : οἱ πάλαι σοφοί… ἐν τῷ μεταξὺ χρόνῳ… τῶν νῦν οἱ τότε διέφερον… Ou celles-ci : ὀρεγόμενοι τοῦ πρῶτος ἕκαστος γίγνεσθαι, etc.

Il est arrivé toutefois que l’article a fini par être introduit là où il n’apportait aucune aide appréciable. On peut dire que les langues où il rend le plus de services sont celles qui restent libres, selon le sens, de l’employer ou de l’omettre. Il est certain que le français, depuis deux siècles, en a étendu l’usage plus que de raison, en sorte qu’il est devenu moins utile à mesure qu’il devenait plus indispensable.


Il faudrait encore mentionner le verbe être, que la scolastique du moyen âge avait déclaré une simple « copule », montrant par là l’impression que ce verbe, arrivé au terme de son évolution, fait aujourd’hui sur l’esprit. Cependant il a commencé par quelque signification concrète, cela n’est pas douteux : d’autres ont suivi la même voie, comme fuo, exsto, evado. S’ils ne sont pas parvenus au même degré de décoloration, il y faut voir une différence d’âge, non de nature.

Il s’est passé quelque chose de semblable pour le verbe avoir. Quand je dis : « Cet homme a perdu tout ce qu’il avait », j’emploie deux fois le même verbe avoir sans que personne en soit choqué, tant le changement d’emploi a fait du verbe auxiliaire un mot d’espèce à part.


C’est ainsi que le langage, sur le stock héréditaire, prélève un certain nombre d’expressions dont il fait des outils grammaticaux. Celui qui ne les a jamais connus qu’en ce dernier rôle, a de la peine à s’imaginer qu’il fut un temps où ces mêmes mots avaient leur signification propre. Un auteur du xviiie siècle fait remarquer que dans cette locution : « Il a été ordonné… », trois mots sur quatre servent simplement à l’agencement du discours. Le nombre de ces mots va en augmentant lentement avec les siècles, car, d’une part, la spécialité de la fonction[7] tend à en créer de nouveaux, et, d’autre part, la force transitive les mêle de plus en plus, comme un élément nécessaire, à la contexture de la phrase. C’est la raison pour laquelle l’étymologie, quand elle se trouve en présence d’une langue moderne, sans avoir des documents plus anciens pour l’éclairer et lui servir de guide, erre à l’aventure.


  1. Dans la langue homérique, το est le pronom anaphorique ordinaire. Ex. : Εἰ μέν τις θεός ἐσσι, τοὶ οὔρανὸν εὐρὺν ἔχουσι. — Ἀλλὰ σὺ μὲν χαλκόν τε ἅλις χρυσόν τε δέξετο, Δῶρα, τά τοι δώσουσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ. Etc.
  2. L’identification généralement admise de ὅς avec jas n’est pas certaine : d’après la forme Ϝότι conservée dans une inscription locrienne, on est amené à supposer que ὅς correspond à svas.
  3. Voir Bœhtlingk, Indische Sprüche. Ne nous adressant pas à des indianistes, nous avons simplifié les citations et supprimé les effets du sandhi.
  4. Le type de ces constructions s’est conservé dans nos proverbes : « Qui aime bien, châtie bien », etc.
  5. Pour plus de détail, voir, dans les Studien de Curtius, les articles de Windisch au tome II et de Jolly au tome VI. Voir aussi Delbrück, Grundriss, § 222, s. et la thèse de Ch. Baron, Le pronom relatif et la conjonction en grec. Essai de syntaxe historique. Paris, Picard, 1891.
  6. Définitions des grammairiens : « Un article est un mot placé devant le substantif pour indiquer s’il est du masculin ou du féminin ». — « Un article est un mot placé devant un nom pour indiquer si ce nom est employé dans un sens particulier ou général », etc.
  7. Voir ci-dessus, p. 11.