Essai de Palingénésie (Virginie et le Mont-Sacré)


VIRGINIE
ET LE MONT SACRÉ[1].
ANNÉE 304 DE ROME.

Un mot étrange est venu effrayer les cliens, mot de la langue patricienne, dont ils ne comprennent pas le sens, et qui semble contenir une menace. Ce mot mystérieux est impunité. Il exprime lui seul un ordre d’idées où la protection légale n’existe que pour quelques-uns, et qui livre à ceux-là les personnes et les biens des autres. Néanmoins, tant qu’il servit seulement à désigner la faculté éminente du patricien, soumis, pour toute peine infligée à ses fautes, pour toute rétribution de ses actes mauvais, à se voir appliquer la sentence improbè factum, ce mot fut innocent ; mais il cessa de l’être dès que la condition patricienne fut diminuée dans son essence, dès que les plébéiens se furent introduits dans la plus petite sphère de conscience libre et spontanée. Alors à la signification absolue se joignit une signification relative qui devait tuer l’impunité.

Tout à coup un événement terrible, en révélant cette situation nouvelle, évolutive et passagère, amène la solution du problème posé par le conseil du mystère profond. Les choses elles-mêmes, dans ces jours de crise sociale, prennent un langage, langage quelquefois effroyable ; et toujours l’épreuve doit précéder l’initiation, ou plutôt l’initiation est le prix de l’épreuve.

Il est certain qu’ici l’histoire se trouble : elle recule devant les témoignages qu’elle-même avait rassemblés ; elle méconnaît le fait abstrait caché sous le fait concret ; c’est ce qui ne peut manquer d’arriver dans le moment où la prose vient s’emparer du domaine de la poésie, dans le moment où une muse raconte ce qu’une autre muse avait chanté, dans le moment enfin où l’homme veut dire la voix ancienne. Tite-Live avoue que la tradition lui paraît absurde ; il n’ose l’envisager en face. Il a péniblement cherché la vraisemblance, lorsqu’il avait à s’enquérir de la vérité. C’est au philosophe et au jurisconsulte à reconstruire la tradition primitive ; c’est à eux à lui rendre toute sa pureté ; c’est à eux à démêler la véridique poésie enfouie sous les vêtemens habilement tissus d’un récit harmonieux et mensonger.

Une jeune fille sans nom, d’une rare beauté, avait attiré les regards d’un des décemvirs, au moment où elle se rendait aux écoles, accompagnée d’une femme qui était sa nourrice. On a lu, dans le regard irrité du décemvir, de funestes projets. La nourrice a frémi de crainte ; la jeune fille a senti une secrète terreur. On savait que ces écoles nouvelles excitaient toute l’animadversion d’une magistrature ombrageuse. Mille divers sujets d’effroi agitaient les plébéiens ; et toutes les démarches, tous les signes étaient interprétés dans un sens redoutable. La pudeur va-t-elle se trouver sans protection ? Et où pourrait se trouver la protection pour la pudeur plébéienne ? Quel asile peut-il y avoir pour la vierge qui n’est pas destinée, lorsqu’elle deviendra épouse, à se réfugier sous le voile sacré du connubium ? La première sécession n’a produit que la liberté personnelle, c’est-à-dire le sentiment de soi, la conscience ; et quelle garantie peut avoir la liberté personnelle, lorsque la liberté civile n’existe pas ? Telles étaient les pensées confuses de la multitude. De plus, on venait d’apprendre qu’un vaillant soldat, Siccius, avait péri sans jugement, par l’ordre de Fabius, général détesté. « Nous savons à présent, s’écrie-t-on de toutes parts, jusqu’où le monstre de l’impunité peut enfoncer sa griffe odieuse : il égalise le client à l’esclave. Périsse un tel droit ! périsse l’impunité ! »

Écoutez le cri patricien : « La jeune fille est née dans la maison d’un maître. Qu’elle rentre sous la garde des dieux domestiques ! Le seuil du patron doit être, pour elle, les confins de la patrie. Là elle doit connaître toute la doctrine qui lui convient ! »

Le décemvir, le législateur, qui va se trouver aux prises avec la loi à laquelle il a coopéré, est jeune encore ; mais il saura trouver, dans la rigueur du devoir, toute l’austérité d’un autre âge. Brûlant d’un zèle sans frein pour la cause patricienne, dont il veut laisser la gloire intacte ; décidé à ne jamais fléchir dans sa haine contre la race plébéienne, il ne reculera point devant l’orage. Ce décemvir est Appius Claudius, neveu du vieillard auguste qui dans le sénat, et dans le sein du conseil secret, a manifesté une si parfaite connaissance des mœurs et des changemens introduits dans les mœurs. Bien différent du généreux vieillard, l’inexorable décemvir ne croit aucune transaction possible entre le passé et l’avenir, entre le fait et le droit. Il faut que la cité romaine périsse, ou qu’elle reste pure de toute profanation. La jeune fille qu’il avait aperçue se rendant à une école publique l’avait singulièrement étonné par je ne sais quelle noblesse répandue dans tous ses traits, dans toute son attitude. L’effroi qu’il lui avait causé par son regard avait ajouté à la puissance de l’attrait. Il n’ignorait pas qu’un plébéien, centurion dans l’armée de Cornélius, passait pour son père. Ne pouvant supporter une telle infraction aux mœurs antiques : « Quelle loi, dit-il, autorise les plébéiens à faire instruire leurs enfans hors de l’enceinte domestique où règne le patron ? Une telle condescendance mène droit à la promiscuité ! Nous envoyons les nôtres dans les colléges osques et étrusques, pour conserver en eux la pureté de la doctrine ; et les plébéiens forment librement des écoles pour la pervertir ! Quelle indignité encore, d’élever au grade de centurion celui qui ne devrait jamais avoir que des ordres à recevoir ! Lui, sans doute, il se croit affranchi de tout lien ! Il fait accompagner son enfant par une nourrice ; ne dirait-on pas une fille qui a des aïeux ? Que le lâche patron du soldat soit noté d’infamie, s’il ne se hâte de revendiquer toute la plénitude du droit, s’il ne rétablit aussitôt, chez lui, toute l’austérité de la discipline. »

Cependant l’ame de l’orgueilleux magistrat, de l’inflexible législateur, a été atteinte au-delà de ce qu’il croit lui-même. Plus il le sent, plus il s’indigne d’être subjugué par cette puissance d’un attrait qui est venu le saisir à son insu. Il éprouve comme de la colère, de ce qu’une jeune fille sans nom possède le charme et la grâce qui égalent une femme à une déesse. En vain il a été ému d’une douce et irrésistible admiration ; il l’étouffera pour ne pas être faible lorsqu’il s’agit des intérêts sacrés du patriciat. Cette école, formée pour instruire les enfans d’une race qui devait rester à jamais exclue de toute science et de toute doctrine, était un signe trop caractéristique d’une funeste tendance à l’émancipation ; il fallait se hâter de lui rendre impossible toute voie initiative, la maintenir dans l’abrutissement, afin qu’elle ne fût pas tentée de sortir d’un état passif, nécessaire à l’harmonie civile. Pour elle-même enfin, il fallait la garantir d’un élément de progrès, contraire à sa nature infime, et qui ne pouvait que lui rendre sa condition douloureuse.

Le patron qui a mérité le blâme du décemvir est loin d’avoir les mêmes pensées ; mais ne voulant pas être accusé de laisser périr entre ses mains la gloire attachée à la royauté de la famille, il vient déclarer, ainsi qu’il lui est prescrit, que la barrière du droit a été franchie par la fille d’un de ses cliens.

La jeune fille, citée devant le tribunal du juge sévère, comparaît accompagnée de sa nourrice et de quelques femmes timides, plébéiennes comme l’accusée. Toutes sont éplorées, toutes ont un maintien suppliant. La foule rassemblée verse des larmes abondantes.

Appius Claudius, renfermant sa propre émotion, se montre plus inflexible, plus inexorable qu’il ne l’est en effet. Un nuage de tristesse et d’ennui couvre son front, et tempère le feu de son regard.

Le patricien qui a été obligé de réclamer son autorité méconnue, rigide à regret, explique avec une sorte d’hésitation le mal dont il se plaint, et qui, dans ce moment, est le mal de la cité romaine tout entière. Il parle en ces termes : « Je dois commencer par dire que cette jeune fille est irréprochable. C’est une douce et pacifique créature, qui répand le calme autour d’elle, qui est le charme du foyer domestique. Elle a cru que reconnaissant pour père un centurion de l’armée, elle pouvait s’avancer dans la hiérarchie de l’intelligence, à l’égal du grade obtenu par son père, soldat si vaillant. Le mal donc est d’avoir souffert une école plébéienne au milieu de nous. »

« Le mal sera arrêté à sa source, dit le décemvir, que chaque patron fasse rentrer ses cliens sous le joug de l’antique discipline ! »

Le maître reprend son accusation : « Je ne me suis pas opposé jusqu’à présent à ce que cette jeune fille allât avec décence dans les écoles, qui auraient dû ne pas exister ; mais où d’ailleurs, je m’en suis assuré, nulle maxime irrévérentieuse n’a été dite. J’avouerai même que les progrès de la fille de mon client flattaient ma vanité de patron, et que j’aimais à la considérer comme une parure de mon foyer domestique. Mais, puisque nous vivons dans un temps où tous les droits sont menacés, je ne veux pas laisser périr celui qui repose sur ma tête. Je suis ex-lex-optimus, c’est-à-dire au-dessus de toute loi dans l’intérieur de ma famille. Je suis roi, par cette faculté éminente de dire toute la loi à mes cliens. Celle-ci, née dans l’enceinte du contubernium, ne doit recevoir d’instruction que dans la maison de son roi. Au reste, j’autorise le magistrat à interroger la jeune fille sur ce qui lui était enseigné. »

« Je n’ai pas besoin de l’interroger, dit le décemvir ; je le sais, elle a appris à jouer sur la lyre à sept cordes. Un de ces vieillards qui nous arrivent quelquefois de l’Ionie, en mendiant leur pain, est venu enseigner ici cette lyre consonnante à l’harmonie des sphères célestes. Jadis ce noble instrument n’était point ainsi prostitué. Il fut arraché des mains d’un chantre fameux, Thamyris, pour l’empêcher de livrer la doctrine sublime à ceux qui ne devaient pas la connaître. Telle doit être notre conduite. Nous chasserons tous ces mendians qui osent apporter dans nos clientelles une science au-dessus de natures infimes et nécessiteuses. »

Puis s’adressant à la jeune fille, il lui dit : « Je ne veux point t’effrayer, je veux seulement t’apprendre ton devoir, et te l’apprendre devant tous, afin que tous profitent d’une leçon qui pourrait devenir un ordre rigoureux. Écoute, ma fille, car, en ce moment, je tiens la place de ton patron, ton nom même t’enseigne ta condition obscure, subordonnée, sans droit. Ton nom, dis-moi, n’est-il pas dérivé de celui de ton patron ? Tu tiens tout de lui, et ton nom et le pain dont tu te nourris. »

Suffoquée de sanglots, la jeune fille répond : « Ai-je donc jamais manqué au respect que je dois à mon vénérable patron ? Mais le père que les dieux m’ont donné est un vaillant soldat ; vous le savez, il a reçu le prix de la valeur. Ne dois-je pas aussi honorer mon père ? Apprendre à louer les dieux en paroles harmonieuses pourrait-ce être un crime pour sa fille ? »

« Jeune fille, reprend le décemvir, celui que tu dis ton père, sans doute est le père que t’a donné la nature ; chose insuffisante, puisque lui-même n’a pu te revêtir d’un nom. Mais voici le père que t’ont donné les saintes lois de Rome ; c’est lui qui t’a nommée. Non, ce n’est pas un crime d’apprendre à louer les dieux immortels ; toutefois, il faut bien que tu le saches, tu appartiens à une race sans culte et sans dieux, car elle est inhabile à toute religion qui lui soit propre. »

À ces mots un long murmure éclate comme un orage lointain.

Le décemvir, pour étouffer le murmure, s’écrie en s’adressant à tous : « Ceci n’est-il pas la vérité même ? Les patriciens ont-ils jamais accordé aux plébéiens la participation à la chose sacrée ? Dès-lors les plébéiens en sont privés, puisqu’ils ne peuvent l’avoir par leur propre vertu. »

La jeune fille avait mis sa tête dans ses mains, pour cacher ses larmes : « Race sans culte et sans dieux ! » disait-elle à voix basse. « Fils et filles sans pères ! » ajoutait-elle, toujours à voix basse. « Est-ce ainsi qu’est la condition plébéienne dans sa cruelle réalité ? Et cependant ne sais-je pas admirer et aimer ? Il y a là un terrible mystère ! » disait-elle encore.

Pendant qu’elle restait muette devant le juge, lui demeurait immobile, gardant un farouche silence, et promenant de funestes regards sur l’assemblée.

Enfin la jeune fille prend quelque courage, et les joues colorées d’une vive rougeur, elle dit : « Je supplie le juge de permettre que mon père vienne me défendre. S’il croit que j’aie trop voulu m’élever, j’obéirai à ses ordres. Non, je ne veux pas m’élever au-dessus de la triste condition de mon père, plébéien et soldat vaillant ! »

Appius Claudius, profondément ému, mais qui ne veut pas laisser paraître son émotion, dit : « Où se trouve le patron, le client n’a nul besoin de se trouver. Jeune fille, encore une fois, ton père légal est présent. »

« Je croyais, dit la jeune fille, que les xii Tables avaient affranchi les cliens ! »

« On ne conteste point, reprend le juge, que tu ne sois de condition libre : ton patron, et non pas moi, te protégerait, et ce serait son devoir, si quelqu’un voulait te réduire à l’esclavage ; mais les droits de celui que tu appelles ton père dépendent d’une volonté supérieure à la sienne. »

L’assemblée gémissait. Appius Claudius, s’écriant de nouveau, pour être entendu de plus loin, dit : « À qui appartient la glèbe arrosée par les sueurs de celui que l’on dit père de la jeune fille ? L’union obscure qu’il a contractée avec une plébéienne comme lui sans aïeux, et qui lui a donné un enfant, cette union a-t-elle eu d’autre éclat que l’éclat emprunté du patron ? a-t-elle eu d’autre sanction que les paroles consacrées à un tel usage, prononcées par le patron, et répétées à mesure, une à une, par le client ? La renommée a-t-elle publié hors de l’enceinte domestique un mariage, c’est-à-dire la communication des choses divines et humaines ? Enfin, celui que l’on dit père de la jeune fille est-il père en vertu de justes noces contractées sous les auspices de Jupiter Initiateur, qui préside aux noces solennelles ? L’épouse, mère de la jeune fille, a-t-elle invoqué Junon Pronuba, sous le voile du connubium, emblème de la pudeur des épouses nommées justes ? »

La multitude garde un morne silence.

La jeune fille répond doucement : « Je ne connais pas toute la sublimité de ces questions ». Elle pensait, en ce moment, à Icilius, son époux désigné ; mais elle renfermait cette pensée dans son sein. Le sentiment de la pudeur outragée jusque dans son sanctuaire le plus intime ne put se manifester que par des larmes. Pourtant elle ajouta : « Je sais une seule chose ; j’ai toujours donné le nom de père à celui auquel vous contestez ce titre, et la femme qui fut ma mère est morte en me donnant le jour. Je n’ai jamais eu le bonheur de la connaître. »

« Jeune fille, dit le magistrat, je ne t’interdis pas la faculté de nommer ton père celui que tu as toujours salué de ce nom, mais il ne peut rien sur ta destinée, c’est du maître de la glèbe qu’elle dépend. Licteurs, saisissez la jeune fille, et livrez-la à son maître, qui est son père légal. »

La jeune fille tombe évanouie sur le sein de sa nourrice. Le réseau qui retenait sa belle chevelure se détache ; et les flots de sa belle chevelure, en inondant son visage, le cachent à moitié.

Un cri d’effroi se fait entendre. Les femmes poussent de plaintives clameurs.

Les licteurs s’approchent avec respect pour saisir la jeune fille. La multitude les écarte sans violence ; elle entraîne la vierge innocente en l’encourageant, et surtout en prenant garde de ne pas froisser ses pudiques vêtemens.

« Que le père de la jeune fille soit appelé ! qu’il vienne disposer du sort de son enfant, ou, du moins, qu’on n’en dispose pas hors de sa présence ! » Ainsi crie la multitude.

« Le crime de cette jeune fille, disait-on de toutes parts, c’est son éminente beauté. Croyaient-ils donc, ces patriciens si fiers, que tous les dons de la nature dussent leur être réservés ? Les ménades qui suivent le char de Bacchus brillent par l’éclat de la beauté, aussi bien que les muses dont se composent les chœurs d’Apollon. »

Une voix sort du milieu de la foule : « Décemvir, l’amour est entré dans ton farouche cœur ! Le serpent de la séduction n’y serait-il point entré en même temps ? ne t’inspirerait-il pas quelque mauvais dessein ? »

Une autre voix sort également du milieu de la foule : « L’honneur obscur des plébéiens pourrait-il être plus en sûreté que leur vie ? Siccius a été tué sans jugement. »

« Juste ciel ! dit le décemvir, qui frémit d’être réduit à se justifier, juste ciel ! qui oserait ici m’accuser ? Ne suis-je pas législateur ? n’ai-je pas dit moi-même la loi sévère qui interdit aux patrons toute embûche contre leurs propres cliens ? Cette jeune fille ne m’appartient à aucun droit ; je ne puis rien sur elle. Je veux la rendre à son patron, qui est son père légal ; et c’est à son patron à la protéger. La jeune fille aurait-elle à se plaindre de celui que les lois chargent de la protéger ? Me voici sur mon tribunal pour lui rendre justice. »

Mille entretiens confus, mille paroles heurtées retentissent et grondent avec menace : « Périsse l’impunité ! périsse l’impunité ! » Toutes les autres paroles, expressions lamentables ou terribles, se perdent au milieu d’un bruit devenu de plus en plus sinistre. Et cependant, malgré l’agitation de la multitude, un cercle qu’on eût dit tracé par une puissance invisible laisse toujours isolées la jeune fille et sa nourrice. Elles sont là comme un groupe merveilleux que tous admirent, que nul n’ose approcher. La jeune fille se réveille de son évanouissement ; elle lève la tête de dessus le sein de sa nourrice. Ses regards errent timidement autour d’elle, et semblent interroger la multitude tout à coup apaisée. Tous contemplent avec une sorte de calme religieux le pudique étonnement de la jeune fille appuyée sur sa nourrice.

Appius ne se trompe point sur ce calme d’un instant. Il voit que le tumulte va s’en accroître, et que la sédition est imminente. Il se lève subitement de son siége, et convoque l’assemblée pour le lendemain.

Le lendemain, au lever de l’aurore, le magistrat est déjà sur son siége. Il a réuni ses licteurs et ceux des autres décemvirs ; ainsi dix fois dix licteurs sont dispersés sur toute l’étendue de la place pour inspirer plus de terreur. De jeunes sénateurs armés parcourent la ville en troupes nombreuses pour maintenir l’ordre, comme feraient de simples soldats.

Un messager fidèle est allé pendant la nuit au camp de Cornélius, avertir le centurion, père de la jeune fille. Aussitôt il s’était enfui de l’armée. Il pénètre dans Rome au moment même où l’assemblée s’ouvre. Il arrive au pied du tribunal, tenant sa fille dans ses bras.

Le magistrat étonné lui dit avec colère : « Soldat, en vertu de quel ordre es-tu venu à Rome ? Où est le congé qui t’a permis de quitter même momentanément l’ombre sacrée de tes manipules ? »

Le centurion répondit avec calme : « Je n’ai ni ordre, ni congé. C’est à Cornélius que j’aurai à répondre de l’infraction à la discipline militaire ; mais au pied du tribunal du décemvir, je dois être occupé d’autres soins. »

Appius Claudius dit : « Oui, Cornélius disposera de toi, sans doute comme Fabius a disposé de l’indiscipliné Siccius. Quant à la cause qui se débat devant moi, ne sais-tu pas, insolent centurion, que tu es sans droit en présence de celui qui les a tous ? Ne sais-tu pas que ton patron seul est le père légal de cette jeune fille, égarée par de perfides maximes d’indépendance ? Il est temps d’apprendre aux cliens les devoirs qu’ils sont trop portés à oublier. Retire-toi, ta présence est inutile à Rome. Va plutôt réparer ta faute et implorer la clémence de Cornélius. Moi-même je te donnerai une sauve-garde. »

Le centurion demande à avoir, avant de se retirer, un entretien avec la jeune fille.

La multitude n’attend pas la réponse du magistrat. Elle se range spontanément autour du centurion et de sa fille, pour ne pas troubler leur entretien. Le juge, de plus en plus étonné, reste immobile sur son siége. Le silence le plus profond règne dans l’assemblée. On n’entend d’abord que les sanglots du vaillant soldat et de la timide jeune fille.

Enfin le centurion lui parle à voix basse : « Dis-moi, ma fille, si l’on m’a fait un récit fidèle, c’est pour être allée dans une école que tu as allumé le courroux du décemvir. Mais ta beauté n’a-t-elle pas aussi attiré ses regards ? »

« Mon père, répond-elle en rougissant, je ne puis le croire, car il prétend que j’appartiens à une race sans culte et sans dieux.»

« N’importe, dit le père, et ils savent bien descendre à déshonorer les femmes et les filles nées d’une race qu’ils méprisent et qu’à la fois ils détestent. »

« Mais, reprend-elle, n’aurais-je pas pu répondre au décemvir que le culte de nos patrons est notre culte, que leurs dieux sont nos dieux ? »

« Trop de choses seraient à expliquer, ô ma fille ! dit le centurion, et le temps nous manque. Écoute, le jour est venu de nous soustraire à l’antique anathème. Parmi les dieux des patriciens, il en est qui nous sont inconnus. Ce sont des dieux cruels qui demandent une victime. — Vous l’aurez, cette victime, ajouta-t-il, les yeux baignés de larmes amères, et la voix étouffée par ses sanglots. La jeune fille ne comprenait point les sinistres paroles de son père. Elle entoure de ses bras innocens le cou du vaillant soldat, dont elle croit que le courage est sur le point de faillir, et lui parle en ces mots : « Ah ! ne souffrez pas qu’on me sépare de vous, ô mon père ! veuillez rester mon appui ! ne me quittez plus ! Voyez donc quelle est notre misère ! nous sommes admis au culte domestique, non pour y participer, mais pour en être témoins ; et lorsqu’il nous est permis d’assister au culte public, c’est pour nous entendre adresser la formule du mépris : « Loin d’ici les profanes ! » Si, du moins on nous laissait libres dans notre abaissement ! Il n’en est point ainsi, on veut encore nous priver des liens de la nature. Ô mon père, soyez toujours mon père respecté ! soyez mes dieux, ma gloire et mon amour ! »

Le centurion jette sur le juge des regards enivrés d’un trouble qui va croissant ; puis il les ramène sur sa fille, comme pour l’engager doucement à exhaler moins haut l’expression du sentiment qui l’agite. Il continue de lui parler à voix basse : « Ô ma fille !

qu’as-tu appris dans les écoles où j’avais voulu que tu fusses conduite ? »

« J’ai appris plusieurs choses, répond-elle ; j’ai en ce moment présente à la mémoire une histoire merveilleuse dont je commence seulement à comprendre le sens douloureux. Oui, je sais à présent que je suis une simple ménade, et que les ménades sont exclues des nobles banquets de la cité ; je sais que la peine de mort est prononcée par la loi des xii Tables contre celles qui tenteraient d’enfreindre cet ordre rigoureux. L’histoire que j’ai apprise dans les écoles, et dont le sens vient de m’être révélé, est celle d’une jeune et belle ménade qui voulut tirer des sons de la lyre d’Orphée. Une des cordes de la lyre divine se brisa sous les doigts de la ménade infortunée, et elle mourut. »

« Ma fille, dit le centurion, tu viens de prononcer ton arrêt. Il faut mourir. La corde qui s’est brisée, sais-tu que c’est la corde de l’initiation conjugale, et que cette grande et noble initiation nous est interdite ? Les banquets de la cité, étrangers aux ménades, sont l’ensemble des droits dont nous sommes exclus, ô ma fille ! Ainsi nous ne pouvons prétendre à des mariages consacrés par la renommée, qui seule fait la famille. Voilà pourquoi ce nom cher et sacré que ton amour me donne m’est contesté. Icilius t’est promis en mariage, et la même condition vous sera imposée ; le mariage ne peut être pour vous la communication des choses divines et humaines. Bannis de la science et de la gloire des noces solennelles, vous ne pouvez être que des époux obscurs dans l’enceinte du contubernium, sous la loi ignominieuse d’un patron… Vois si cette destinée te convient ! »

« Hélas ! hélas ! dit la vierge innocente. Eh quoi ! mourir, mourir si jeune ! Mon œil s’est à peine abreuvé de la lumière du jour ! à peine ai-je respiré le doux parfum de la vie ! le décemvir veut-il donc ma mort ? Le patron qui me réclame, me réclame-t-il pour me faire mourir ? Ont-ils besoin du sang d’une fille plébéienne pour affermir leur empire ? Mais je n’ai point essayé de m’introduire au banquet de la cité. Eh quoi ! serais-je condamnée à mourir pour avoir savouré les innocentes délices de la musique ? »

« Ni le décemvir, ni le patron, ne veulent te faire mourir ! répond le centurion, mais ils veulent perpétuer l’opprobre de ce qu’ils appellent une race sans culte et sans dieux ! Non, ce n’est point pour affermir leur empire que le sang d’une vierge plébéienne est réclamé, c’est pour l’ébranler ! »

« Qui donc me donnera la mort ? » dit la jeune fille. Le père infortuné répond : « Celui qui t’a donné cette vie d’opprobre saura te donner une mort glorieuse ! »

« Vous, mon père ! dit avec terreur la jeune fille ; mais la ménade dont je vous rappelais l’histoire merveilleuse n’a point été immolée. Elle est morte de douleur… Ah ! laissez-moi mourir de douleur, mon père ! laissez-moi mourir de douleur ! »

Le juge, sur son siége, ne peut rien entendre de cet entretien extraordinaire, et pourtant il est plongé dans une morne stupeur. Il sent qu’un étrange complot se trame sous ses yeux.

Il fait un signe alors aux licteurs, pour leur ordonner de séparer le père de sa fille.

Un cri unanime d’effroi répond à ce signe du juge. Les licteurs, frappés du même sentiment que la multitude, n’osent, ni les uns ni les autres, exécuter l’ordre donné par le signe du juge.

Le religieux silence, légèrement interrompu, plane plus imposant sur l’assemblée immobile.

« Ta mort, reprend le père, saisi d’un enthousiasme divin ; ta mort, ô ma fille ! ne t’affranchira pas seule, elle brisera la barrière qui nous sépare de l’humanité. »

Cette soudaine illumination de l’avenir, fruit mystérieux de l’épreuve, passa aussitôt du soldat à la douce victime.

« Eh bien ! dit la jeune fille, j’accepte la mort. »

« Courage, vierge magnanime ! » s’écrie le vaillant soldat, devenu néophyte et prêtre, et qui ne mesure plus sa voix ; « courage, ô ma fille ! chante les paroles prophétiques ! »

Le juge fait de nouveau le signe terrible. Les licteurs sont de nouveau écartés. Cependant nul n’a pu entendre l’entretien du père et de la fille. Une attente indéfinissable a saisi, et le juge assis sur son tribunal, et les gardes et les licteurs, et les jeunes patriciens armés, et la multitude pressée autour du lieu où s’accomplit avec un calme si formidable une grande transformation sociale.

Le père, se tournant du côté du juge, et élevant vers lui une de ses mains, pendant que l’autre soutient toujours sa fille, annonce qu’il veut parler. Son visage est revêtu d’une expression terrible qui fait pâlir le juge sur son tribunal. « Décemvir, dit-il, nous sommes au bout ! Nous sommes au bout, toi, de ta patience ; nous, de notre résignation ! Illustre patricien, plus qu’un instant ! Ne refuse pas d’entendre le chant de cette fille infortunée ! Son chant d’adieu ne sera pas long. Tu sauras du moins ce qu’elle a appris dans les écoles qui ont allumé ton courroux !»

« Écoutons le chant de la fille infortunée !» crie la multitude. Ni les jeunes sénateurs, ni les gardes, n’osent proférer un cri contraire. Les licteurs restent immobiles. Un silence morne et solennel s’établit.

La voix plaintive de la jeune fille se fait seule jour au milieu de ce silence à la fois sinistre et majestueux.

« Doux éclat du jour, adieu ! Adieu riantes prairies où j’égarai mes pas ! Murs sacrés de Rome, colline auguste et funeste du Capitole, adieu ! Compagnes de mon enfance, je vais cueillir pour vous la grenade merveilleuse de Koré ! Après moi, vous pourrez savourer les grains rafraîchissans de la grenade divine ! Compagnes de mon enfance, tressez des fleurs pour ma pompe nuptiale, car ma mort est le don futur de la renommée des noces. Le temps n’est pas éloigné où vous n’aurez à envier ni le voile qui protège la pudeur, ni la corbeille mystique qui renferme les nobles symboles de la royauté de la mère de famille, la quenouille et la laine blanche. Doux éclat du jour, adieu ! Adieu, riantes prairies où j’égarai mes pas ! Murs sacrés de Rome, colline auguste et funeste du Capitole, adieu !

» Compagnes de mon enfance, celle d’entre nous qui, la première, devait détacher de l’arbre sacré le rameau d’or de l’initiation, il fallait qu’elle fût condamnée à mourir ! Jeunes filles, mes compagnes, votre destinée cessera d’être obscure ; ma mort va vous doter d’une destinée éclatante ! Au prix de la vie, je vous laisse le rameau d’or de l’initiation ! Pour vous, comme pour les reines du foyer domestique, on chantera Thalassus. Doux éclat du jour, adieu !

« Adieu, riantes prairies où j’égarai mes pas ! Murs sacrés de Rome, colline auguste et funeste du Capitole, adieu !

» J’aime Icilius ; mais Icilius ne pouvait être mon époux glorieux, et je meurs ! La communication des choses divines et humaines nous était refusée, et je meurs ! Je meurs pour ne plus devoir le feu et l’eau à un patron ! Ah ! mes paroles ne prononceront point d’anathème ! Mes paroles veulent rester innocentes comme le fut ma vie. Je meurs vierge et sans tache, et je vais dans un lieu où toutes les cordes de la lyre rendront des sons harmonieux sous mes doigts. Doux éclat du jour, adieu ! Adieu, riantes prairies où j’égarai mes pas ! Murs sacrés de Rome, colline auguste et funeste du Capitole, adieu ! »

La jeune fille avait cessé de chanter, et le majestueux silence continuait. Sans doute ; il serait impossible de dire les pensées diverses et confuses dont tous étaient péniblement occupés. Et toutefois l’admiration dominait le chaos des pensées.

« Qui parle de mort ? » s’écrie enfin le décemvir éperdu.

« Qui parle de mort ? » répond avec angoisse la multitude.

« Qui parle de mort ? » disent à leur tour les jeunes sénateurs, tout à l’heure si ardens à la vengeance, et maintenant si consternés.

Les licteurs eux-mêmes se disent entre eux : « Qui parle de mort ? »

Mais le centurion, qui était venu sans armes parce qu’il s’était furtivement échappé du camp, le centurion mesure d’un œil inquiet et farouche la distance qui le sépare de la boutique d’un boucher. Il aperçoit sur l’étal un couteau brillant qui servait à égorger les douces brebis ou les jeunes génisses. Il s’en approche, tenant toujours sa fille reposée sur un de ses bras. Il saisit le couteau, et plonge la lame tout entière dans le sein de la vierge infortunée. La victime innocente s’agite faiblement sur le bras de son père, incline sa tête mourante sur l’épaule de celui qui lui donna la vie et qui lui donne la mort ; et, sans proférer aucune plainte, s’endort comme doucement bercée par les paroles harmonieuses qu’elle vient de faire entendre. La nourrice éplorée accourt, et reçoit dans ses bras la jeune fille qui n’est plus.

Le père malheureux retire le couteau de l’horrible blessure ; et, le montrant avec fureur au décemvir, il dit d’une voix concentrée : « Suis-je père enfin ? » Puis il s’écrie : « Ma fille a refusé de prononcer l’anathème, c’est moi qui le prononcerai ! Anathème donc à des lois odieuses ! »

« Anathème à des lois odieuses ! » crie, en frémissant, la multitude.

Alors le centurion, élevant l’arme funeste, dit : « Que ce couteau plébéien soit semblable au poignard de Brutus, le magnanime insensé ! que cet ignoble couteau soit, pour nous aussi, le signe de l’abolition de l’impunité ! »

La multitude répète les paroles du soldat revêtu, en ce moment, d’un sacerdoce cruel et sublime. La jeune fille sans nom qui lui fût propre a acquis un nom : c’est Virginie, la vierge plébéienne. Le père, à cause de sa fille, touchante victime, se nommera Virginius.

La multitude proclame ces deux noms nouveaux.

Le juge est frappé de stupeur sur son siége, les patriciens sont frappés de stupeur dans le Forum. La multitude fait retentir l’air de lamentations et de confuses clameurs.

Le juge inflexible a senti d’abord mollir son courage, et des larmes involontaires s’échappent de ses yeux ; mais, reprenant bientôt son caractère indomptable, il ordonne aux licteurs de saisir le centurion. Lui-même se précipite de son tribunal, pour faire exécuter l’ordre qu’il a donné.

La foule fait un rempart au centurion, en s’écriant ; « Virginius est une personne sacrée ! »

« Oui, sacrée, dit le décemvir, transporté d’une vaine fureur ; oui, sacrée, car je dévoue sa tête aux dieux infernaux ! »

« Nous te renvoyons l’anathème ! » s’écrie la multitude.

La sédition maintenant est indomptable. Virginius, suivi de ses amis, et tenant à la main le couteau sanglant, sort des murs de Rome. Il va faire soulever l’armée, pendant que dans la ville on pousse des cris et des gémissemens autour de la belle Virginie.

La première, entre ses compagnes, elle aura un tombeau : ainsi la cérémonie funèbre précédera, pour la race plébéienne, la pompe nuptiale ; ainsi, pour elle, l’initiation commence par les pompes de la mort.

Le corps de la vierge innocente est placé sur un lit de feuillage, formé avec des branches de chêne et de peuplier. Des draperies de lin et de pourpre sont étendues sur ses pieds. Des fleurs et des parfums jonchent le lit funèbre. Le beau visage de la vierge reste découvert, de même que la blessure profonde faite par le couteau profane du boucher, devenu le couteau sacré du pontife. La pomme de grenade est placée dans une de ses mains. La quenouille garnie d’une laine blanche, et entourée du voile saint du connubium, repose à ses côtés.

De jeunes hommes et de jeunes filles forment le cortége lamentable. Icilius, promis de Virginie, Numitorius, oncle de la vierge immolée, servaient l’un et l’autre dans l’armée de Fabius ; ils se sont échappés du camp, et ils se trouvent là pour mener le deuil.

On ne peut écarter la nourrice, toute teinte du sang de son élève. Elle promet d’étouffer ses gémissemens pour ne pas troubler le calme religieux d’un convoi si nouveau et si imposant.

Le patron de la jeune fille veut lui-même honorer de sa présence les funérailles de celle dont il admira de près l’innocente beauté, les grâces parfaites, les chants inspirés. Il verse des larmes abondantes, en pensant qu’il a livré la douce victime. Hélas ! il ne comprenait point la nature de l’événement qui venait de se passer. Il marche isolé, et tous respectent son auguste douleur.

Les jeunes hommes et les jeunes filles chantent alternativement la belle Virginie, morte à la fleur de ses ans, immolée par son père généreux.

« Tressons des fleurs, elle l’a voulu ainsi, tressons des fleurs pour l’épouse plébéienne, qui nous a acquis la gloire de la pudeur, aux dépens de sa touchante vie !

» Elle était belle entre toutes les filles de son âge, qui furent ses compagnes ; elle eût été belle entre toutes les filles patriciennes ; elle est belle encore sur ce lit de feuillage, où elle semble reposer dans le sommeil, sur ce lit funèbre qui est environné de toute la gloire des noces solennelles !

» Jeunes filles, ses compagnes, nous avons souvent entendu la vierge magnanime nous dire des chants dont elle ignorait la sublimité. Dès sa plus tendre enfance, elle reçut d’en haut le don de prophétie, et elle s’en servait pour consoler. Nous le savons, les reines du foyer domestique l’écoutaient en silence. Le patron se glorifiait de la fille sublime de son client, car le charme de l’harmonie égalait en elle le charme de la beauté.

» Tressons des fleurs, elle l’a voulu ainsi, tressons des fleurs pour l’épouse plébéienne, qui nous a acquis la gloire de la pudeur, aux dépens de sa touchante vie !

» Elle a dédaigné la science accordée par le patron ; elle a refusé la noce obscure sous le toit d’un maître. Son cœur généreux réclamait pour elle, réclamait pour tous la communication des choses divines et humaines. Elle voulait que la maison de son époux fût un temple et non un asile, et ne reconnaître d’autre loi que la loi donnée par son époux lui-même. Elle est morte pour se soustraire à un injuste opprobre, et le sacrifice a été volontaire.

» Elle était belle entre toutes les filles de son âge, qui furent ses compagnes ; elle eût été belle entre toutes les filles patriciennes ; elle est belle encore sur ce lit de feuillage, où elle semble reposer dans le sommeil, sur ce lit funèbre qui est environné de toute la gloire des noces solennelles !

» Le père malheureux, en lui donnant la mort, s’est emparé de toute la puissance de la paternité, de toute la puissance de la religion. Le pouvoir du patron a été brisé par la vertu du sacrifice volontaire. Les droits du père légal ont été noyés dans le sang pur de la vierge magnanime. Le père donné par la nature a revendiqué sa gloire et son amour ; il les a revendiqués jusque dans leur plus haute manifestation. Il s’est fait en même temps roi et prêtre.

» Tressons des fleurs, elle l’a voulu ainsi, tressons des fleurs pour l’épouse plébéienne, qui nous a acquis la gloire de la pudeur, aux dépens de sa touchante vie !

» Il lui a été donné, jeune et belle sibylle, de détacher de l’arbre sacré le rameau d’or de l’initiation. Elle est allée cueillir la grenade mystique de Koré, emblème des noces solennelles ; elle va maintenant habiter un lieu où toutes les cordes de la lyre répondront à ses doigts. Par elle, par le sacrifice expiatoire de l’innocente victime, la race plébéienne ne sera plus une race sans culte et sans dieux.

» Elle était belle entre toutes les filles de son âge, qui furent ses compagnes ; elle eût été belle entre toutes les filles patriciennes ; elle est belle encore sur ce lit de feuillage, où elle semble reposer dans le sommeil, sur ce lit funèbre qui est environné de toute la gloire des noces solennelles !

» La quenouille de la reine de famille, le voile pudique de la fille d’un roi, sont le prix de sa victoire : ensevelissons avec elle le prix de sa victoire, et chantons pour de telles funérailles l’hymne de Thalassus, l’hymne des noces solennelles !

» Tressons des fleurs, elle l’a voulu ainsi, tressons des fleurs pour l’épouse plébéienne, qui nous a acquis la gloire de la pudeur, aux dépens de sa touchante vie ! »

Une fosse est creusée. On y dépose avec respect le corps de la jeune fille. Chacun s’empresse d’apporter des présens pour honorer la dépouille mortelle de la vierge magnanime. On la couvre de ces présens. Puis la poussière du tombeau achève de la dérober aux regards.

Le dernier cri d’adieu, mêlé au cri nuptial de Thalassus, retentit dans les airs. À ce moment, la douleur, qui avait été contenue, ne connaît plus de bornes. Icilius et Numitorius versent d’abondantes larmes. La nourrice pousse des cris lamentables. Le patron se retire dans ses foyers, pour y gémir en silence.

L’Aventin, lieu célèbre par la première sécession, avait été, peu d’années auparavant, concédé aux plébéiens ; c’est sur cette colline que se passe la scène des funérailles, d’abord calme et sublime, ensuite terrible et menaçante. La multitude est enivrée à la fois et de sa misère et d’une soif ardente de l’initiation.

Ainsi la solennité des rites funèbres, la majesté de la douleur, avaient comme suspendu le mouvement irrésistible de la sédition ; maintenant que la terre pose sur la touchante victime, la sédition rentre dans toute sa violence : elle ne pourra plus être comprimée que par l’apaisement de ses justes plaintes.

À Rome, tout était dans la confusion.

Hors de Rome, la révolte prend la forme de l’ordre. À une discipline violée succède immédiatement une autre discipline. Les soldats, en même temps qu’ils abandonnent leurs chefs, nomment des tribuns militaires : dix, dans l’armée de Fabius ; dix, dans l’armée de Cornélius.

Les deux armées, conduites par les chefs qu’elles se sont donnés, marchent sous les insignes qui ont reçu leurs sermens, et vont camper sur l’Aventin.

Ceux des plébéiens qui n’avaient pu assister aux funérailles de Virginie sortent en foule de tous côtés, et vont se réunir sur le mont Crustumérien.

Alors les deux armées s’ébranlent à la fois, et vont entourer le mont choisi pour la sécession.

L’immense cortège de Virginie se précipite de l’Aventin, et accourt également sur la colline Crustumérienne. On eût dit que Rome tout entière avait été transportée dans ce lieu. Toutefois ce n’était que la Rome plébéienne ; et la Valentia patricienne, dépouillée de ses cliens, n’était plus, en effet, qu’une vaste solitude.

« Que cette colline soit le mont Sacré ! » s’écrie Virginius.

« Que cela soit ainsi ! s’écrie la multitude ; que la colline Crustumérienne soit le mont Sacré ! »

Au milieu d’un tel désordre, les décemvirs veulent ressaisir tout le pouvoir. Ils ont fait fermer le sénat, et ils déclarent qu’eux seuls sont chargés de veiller au salut de la république.

Les patriciens, à leur tour, poussent de tristes clameurs. Ils demandent que le sénat s’assemble, malgré l’ordre tyrannique des usurpateurs.

Un grand nombre de sénateurs parvient à se réunir, mais dans un lieu non consacré. La séance est orageuse comme l’eût été une sédition. Le droit lutte contre le droit. Le principe légitime est divisé en lui-même.

Encore une fois, l’anarchie règne dans la cité, pendant que l’ordre s’établit dans la ville : car la cité, c’est Rome déserte ; et la ville, le mont Sacré, couvert d’une grande multitude.

Les nobles représentans de la cité patricienne se décident à envoyer deux députés à la ville plébéienne ; ces deux députés sont Horatius et Valérius.

Les décemvirs prétendent que le sénat vient de trahir la cause du patriciat. Ils s’entourent d’une garde nombreuse et dévouée. Ils disent aux jeunes patriciens : « Ne voyez-vous pas que le sort de la patrie est entre nos mains ? Ne voyez-vous pas que notre perte entraîne la perte du patriciat ? Ne voyez-vous pas que si nous succombons, la cité est envahie par la tourbe plébéienne ? Voulez-vous donc nous livrer à ses fureurs ? Lorsque le danger sera passé, nous le jurons par ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré, nous remettrons les faisceaux à des consuls légitimement nommés par vous. Et que l’odieux tribunat reste aboli ! »

Tel est le dernier et vain effort d’une puissance dont les choses veulent la mort, et qui s’est précipitée par ses propres excès. Et pourtant, c’est cette puissance éphémère qui a fondé une législation durable. Quelques instans ont suffi pour lier une longue suite de siècles. Ce n’est pas tout : cette puissance inique et odieuse a jeté les indestructibles fondemens de l’équité.


Ballanche.


  1. Cet épisode est extrait du cinquième volume des Œuvres de M. Ballanche, maintenant sous presse, et qui contient la Formule générale.

    Dans une prochaine livraison, nous développerons les idées fondamentales du système de l’historien psycologique, dont les travaux sont si bien appréciés des hommes graves, mais trop peu connus du public.