Esquisses parisiennes/Texte entier

G. Charpentier (p. 261-312).

ESQUISSES PARISIENNES


LA VIERGE AU CIRAGE

I

Elle est encore au lit, demi-nue, souriante, la tête renversée, et les yeux pleins de sommeil. Un de ses bras se perd dans ses cheveux ; l’autre pend hors de la couche, la main ouverte.

Le comte, en pantoufles, debout devant une des fenêtres, soulève du doigt le rideau et fume un cigare, d’un air absorbé.

Vous la connaissez tous… Elle a eu vingt ans hier, elle en paraît à peine seize. Elle porte au front la plus magnifique couronne que le ciel ait jamais accordée à un de ses anges, une couronne d’or bruni, une chevelure royale d’un blond fauve, épaisse et forte comme une crinière, douce comme un écheveau de soie. L’onde de feu ruisselle sur son cou ; chaque mèche a des révoltes, se tord, s’allonge puissamment ; les boucles tombent, les tresses glissent et s’enroulent, la tête entière resplendit, pareille à une aurore. Et, sous cet incendie, dans cette splendeur, apparaissent une nuque blanche et délicate, des épaules pâles, une poitrine laiteuse. Il y a d’irrésistibles séductions dans ce cou pur, qui se montre discrètement au milieu de ces cheveux d’une insolente rougeur. Une passion s’allume et brûle, lorsque le regard s’oublie à fouiller cette nuque aux lumières tendres, aux ombres dorées ; on y trouve de la bête fauve et de l’enfant, de l’impudeur et de l’innocence, une ivresse qui fait monter aux lèvres de terribles baisers.

Est-elle belle ?… On ne sait : la face entière disparaît sous la chevelure. Elle doit avoir un front bas, des yeux minces et longs, presque gris ; le nez est sans doute irrégulier, capricieux ; la bouche, un peu grande, d’un rose pâle. Qu’importe, d’ailleurs ? On ne saurait détailler ses traits, arrêter le contour de son visage. Elle grise à première vue, comme un vin puissant grise au premier verre. On ne voit qu’une blancheur dans une flamme rouge, un sourire rose et un regard au reflet d’argent dans un rayon de soleil. La tête tourne, et on lui appartient trop déjà pour pouvoir étudier une à une ses perfections.

Elle est de taille moyenne, je crois, un peu grasse et lente dans ses mouvements. Elle a des mains et des pieds de petite fille. Tout son corps exprime une volupté paresseuse. Un seul de ses bras nus, plein et éblouissant, donne un vertige de désir. Elle est la reine des soirées de mai, la reine des amours qui s’apaisent en une nuit.

II

Elle repose sur son bras gauche, plié mollement. Elle va s’éveiller tout à l’heure. En attendant, elle soulève à demi les paupières, regardant, pour s’habituer au jour, le rideau bleu-ciel de son lit.

Elle est là, perdue au milieu de la dentelle de ses oreillers. Elle paraît abîmée dans la moiteur et dans la fatigue délicieuse du réveil ; son corps s’étend blanc et inerte, à peine soulevé par un léger souffle. On aperçoit des pâleurs rosées aux endroits où la batiste s’écarte. Rien n’est plus riche que cette couche et cette femme. Le cygne divin a un nid digne de lui.

La chambre à coucher est une merveille, d’un bleu tendre, douce, discrète ; les couleurs et les parfums y sont attiédis ; l’air y est languissant, agité de courts frissons. Les rideaux ont de larges plis paresseux, les tapis s’étendent sourds et muets. Le silence de ce temple, la douceur des lumières, la discrétion des ombres, l’ameublement simple, d’une distinction suprême, font songer à une déesse qui unit toutes les grâces à toutes les élégances, âme d’artiste et de duchesse vivant en plein ciel.

Certes, elle a été élevée dans des bains de lait. Ses membres délicats témoignent de la noble oisiveté de sa vie. On se plaît à penser que son âme a toutes les blancheurs de son corps.

Le comte achève son cigare sans se retourner, intéressé vivement par la vue d’un cheval, qui vient de s’abattre dans l’avenue des Champs-Élysées, et que l’on essaye en vain de remettre sur ses jambes. Imaginez-vous que la pauvre bête est tombée sur le flanc gauche et que le timon doit lui briser les côtes.

III

Au fond de la chambre, sur sa couche parfumée, la belle créature s’éveille peu à peu. Maintenant, elle a les yeux grands ouverts ; et elle reste indolente, sans un mouvement. L’esprit veille, la chair sommeille. Elle songe.

Dans quelle sphère lumineuse vient-elle de monter ? Quelles légions angéliques passent devant elle et mettent un sourire à ses lèvres ? Quel projet, quel œuvre agite son âme ? Quelle première pensée, aube blanche de cette intelligence, vient la surprendre au réveil ?

Ses yeux grands ouverts regardent le rideau. Elle n’a point encore remué ; elle est perdue dans son rêve, et seules ses paupières battent par instants. Longtemps elle caresse sa chimère.

Puis, brusquement, comme obéissant à un appel irrésistible, elle allonge les pieds et saute sur le tapis. La statue s’est faite créature. Elle écarte de son front sa chevelure, qui se tord flamboyante sur ses épaules de neige ; elle ramène ses dentelles, met ses pantoufles de velours bleu, croise les bras avec un geste charmant. Alors, demi-courbée, les épaules levées, faisant une moue d’enfant sournoise et gourmande, elle trotte à pas pressés, sans bruit, soulève une portière et disparaît.

Le comte jette son cigare, en poussant ua soupir de satisfaction. Le cheval de l’avenue vient d’être heureusement relevé : un coup de fouet a remis la pauvre bête sur pieds.

Le comte se tourne et voit le lit vide. Il le regarde un moment, s’avance avec lenteur ; puis, s’asseyant sur le bord du matelas, il se met à son tour à contempler le rideau bleu-ciel.

IV

Le visage de la femme est un masque d’airain ; le visage de l’homme est comme une fontaine claire qui livre tous les secrets de sa limpidité.

Le comte regarde le rideau et se demande machinalement combien peut coûter le mètre de cette étoffe. Il additionne, il multiplie, par pure distraction, et arrive à un gros chiffre. Puis, sans le vouloir, entraîné par la relation des idées, il évalue la chambre à coucher entière, et il trouve un total énorme.

Sa main s’est posée sur le lit, au bas de l’oreiller. La place est tiède. Le comte oublie le temple pour songer à l’idole. Il regarde la couche, ce désordre voluptueux que laisse toute belle dormeuse ; et, à la vue d’un fil d’or qui brille sur la blancheur de la toile, il se perd dans la pensée de cette femme douce et terrible.

Puis, deux idées se rapprochent et s’unissent dans son esprit : il songe à la femme et à la chambre, tout à la fois. Il trouve que l’une est digne de l’autre. Sa pensée se complaît dans une longue comparaison entre la femme et les meubles, les tentures, les tapis. Tout y est harmonieux, nécessaire et fatal.

Ici, la rêverie du comte s’égare ; et, par un de ces mystères insondables de la pensée humaine, il en arrive à songer à ses bottes. Cette idée, que rien n’amène, envahit soudain son esprit. Il se souvient que, depuis trois mois environ, chaque matin, lorsqu’il sort de cette chambre, il trouve ses bottes admirablement nettoyées et cirées. Il se berce mollement dans ce souvenir.

La chambre est splendide, la femme est divine. Le comte regarde de nouveau le rideau bleu-ciel et le fil d’or sur le drap blanc. Il s’approuve, il déclare qu’il a réparé une erreur de la Providence, en mettant dans le satin cette reine de grâce que la fatalité a fait naître d’un égoutier et d’une portière, au fond d’une loge noire de la barrière Fontainebleau. Il s’applaudit d’avoir donné un nid sans tache à cette merveille, pour la bagatelle de cinq ou six cent mille francs.

Le comte se lève et fait quelques pas. Il est seul, il se rappelle que, depuis trois mois, il a ainsi chaque matin un grand quart d’heure de solitude. Alors, sans curiosité, simplement pour marcher, il soulève la portière et disparaît à son tour, en quête de son cher amour.

V

Le comte visite toute une enfilade de pièces, où il ne trouve personne.

Comme il revient sur ses pas, il entend, dans un cabinet, un bruit de brosse violent et continu. Pensant qu’une servante est là, et désirant la questionner sur l’absence de sa maîtresse, il pousse la porte, passe la tête. Et il s’arrête sur le seuil, stupéfait, béant.

Le cabinet est petit, peint en jaune, avec un soubassement brun, à hauteur d’homme. Il y a, dans un coin, un seau et une grosse éponge ; dans un autre, un balai et un plumeau. Une baie vitrée jette une lumière crue sur la nudité de cette sorte d’armoire très haute et très étroite. L’air y est humide et frais.

Au milieu, sur un paillasson, est assise la belle aux cheveux d’or, les pieds ramenés sous elle.

À sa droite est un pot de cirage, avec un pinceau et une brosse noircie par l’usage, encore grasse et mouillée. À sa gauche est une botte, luisante comme un miroir, chef-d’œuvre de l’art délicat du décrotteur. Autour d’elle sont semés des éclats de boue, une fine poussière grise. Plus loin, gît le couteau qui a servi à décrotter les semelles.

Elle a, entre les mains, la seconde botte. Un de ses bras disparaît tout entier dans le fourreau de cuir ; sa petite main tient une énorme brosse aux crins longs et soyeux ; et elle frotte avec acharnement le talon qui s’obstine, paraît-il, à ne pas reluire.

Elle a emmailloté, dans ses dentelles, ses jambes nues, qu’elle tient écartées. Des gouttes de sueur roulent sur ses joues et sur ses épaules ; et, par instants, il lui faut s’arrêter une seconde, pour rejeter avec impatience des boucles de cheveux qui tombent sur ses yeux. Sa poitrine et ses bras d’albâtre sont couverts de mouches, les unes minces comme des piqûres d’aiguilles, les autres larges comme des lentilles : le cirage, chassé par les crins de la brosse, a constellé cette blancheur éclatante d’étoiles noires. Elle pince les lèvres, les yeux humides et souriants ; elle se courbe amoureusement sur la botte, paraissant plutôt la caresser que la frotter ; elle, est toute à sa besogne, et s’oublie dans une jouissance infinie, secouée par ses mouvements rapides, attentive jusqu’à l’extase.

La baie vitrée verse sur elle sa lumière froide. Un large rayon blanc tombe droit, enflamme la chevelure, donne des tons rosés à la peau, bleuit tendrement les dentelles, montre cette merveille de grâce et de délicatesse étalée en pleine boue.

Elle est là, gourmande et heureuse. Elle est fille de son père, fille de sa mère. Chaque matin, au réveil, elle songe à sa jeunesse, cette belle jeunesse passée dans l’escalier gluant, au milieu des savates de tous les locataires. Elle songe, et il lui prend des envies féroces de décrotter quelque chose, ne serait-ce qu’une pauvre petite paire de bottes. Elle a la passion du cirage, comme d’autres ont la passion des fleurs ; c’est son goût honteux à elle ; elle y trouve d’étranges délices. Alors, elle se lève et va, dans son luxe, dans sa beauté immaculée, gratter les semelles du bout de ses mains blanches, et vautrer sa délicatesse de grande dame dans la sale besogne d’un laquais.

Le comte tousse légèrement, et, lorsqu’elle a levé la tête, surprise, il lui prend les bottes des mains, les chausse, lui donne cinq sous et se retire tranquillement.

VI

Le lendemain la vierge au cirage se fâche et écrit au comte. Elle réclame un dédit de cent mille francs.

Le comte répond qu’il reconnaît en effet lui devoir quelque chose. Un nettoyage de bottes à vingt-cinq centimes par jour fait vingt-trois francs au bout de trois mois. Il lui envoie vingt-trois francs par son valet de chambre.

LES VIEILLES AUX YEUX BLEUS

I

Vous les avez certainement rencontrées, les vieilles aux yeux bleus, qui marchent à petits pas sur les trottoirs, le long des boutiques. Çà et là, parmi la foule des passants affairés, on les voit se traîner doucement.

Elles ont des chapeaux en paille noire, très profonds, sans rubans, attachés sous le menton à l’aide d’une ficelle. Elles sont vêtues de robes sombres, collées sur leurs membres maigres, et des châles verdâtres sont pendus à leurs épaules pointues, comme accrochés à deux clous. Les pieds engourdis glissent avec un bruit pleurard, les mains frileuses se cachent sous les coins du châle, un des bras porte un cabas efflanqué.

Elles marchent, baissant la tête, songeuses et remuant les lèvres, ainsi qu’un enfant qui prie. Au fond du chapeau noir, leurs faces sont flétries comme des fruits séchés ; la chair s’est dissoute, la peau seule reste, pareille à un parchemin humide ; et, dans une brume, nagent leurs yeux bleus, comme liquides et morts. Ces yeux ont une douceur effacée, une extase aveuglée et recueillie.

Les vieilles aux yeux bleus ont certainement rapetissé : elles sont redevenues enfants. À les voir passer, lorsque le chapeau noir cache leur visage baissé, on les prendrait pour des petites filles qui vont à l’école ; elles en ont la taille mince, les bras frêles, les allures paresseuses et jeunes. Puis, lorsqu’elles dressent le front, on est épouvanté de voir, sur le corps d’une enfant, cette tête blafarde, creusée, détruite par toute une vie de passion ou de misère.

II

Les garçons de vingt ans suivent les jeunes mollets qu’un coup de vent montre dans leur blancheur. Moi, j’aime à suivre les vieilles aux yeux bleus qui vont tout droit devant elles, sans tourner la tête, d’un pas régulier de somnambule.

Elles sont toujours seules. Elles ne marchent pas comme les belles de seize ans, par bandes, tenant la largeur de la rue, riant à pleine bouche. Elles se montrent isolées, humbles et discrètes, et glissent dans la foule qui ne les voit même pas.

Je les connais toutes, celles des hauteurs du Panthéon et celles des hauteurs de Montmartre. Par les clairs soleils, par les froids secs, dès que j’en vois une, je règle mon pas sur le sien, je me plais à accompagner ce joli petit être si vieux et si délicat. Autrefois, lorsque j’étais encore naïf et que je ne savais pas à quelles créatures mystérieuses j’avais affaire, je m’étais donné la tâche de découvrir le domicile des vieilles aux yeux bleus. Elles irritaient ma curiosité, avec leurs regards morts ; j’avais le besoin de connaître leur vie, et j’étais décidé à monter chez chacune d’elles, comme on monte chez les belles filles qui veulent bien vous conter leur histoire.

Je les ai suivies trois ans, et je n’ai jamais pu savoir d’où elles sortaient ni où elles rentraient. Brusquement, dans une rue, j’en apercevais une. Elle semblait surgir des pavés. Je me mettais à marcher patiemment sur ses talons ; elle, toujours morne, avançait comme poussée par un mouvement d’horloge. Puis, tout à coup, lorsque je m’endormais, bercé par la vue de sa marche lente, elle disparaissait, elle m’échappait. Elle était sans doute rentrée dans les pavés.

Toutes m’ont ainsi glissé entre les mains, et jamais je n’ai pu contenter mes curiosités. Lorsque je songe à la chasse vaine que je leur ai faite, je suis prêt à croire que les vieilles aux yeux bleus sont les ombres de celles qui sont mortes d’amour et qui reviennent se promener sur les trottoirs, où elles ont tant aimé. Aussi, la sagesse me venant, je me suis promis de ne plus chercher à connaître leurs demeures ; je préfère croire qu’elles n’en ont pas et qu’elles s’éveillent de la mort, chaque matin, pour mourir de nouveau, chaque soir.

III

Depuis dix ans, je les rencontre toujours aussi jeunes, sans qu’une nouvelle ride ait pu trouver place sur leur visage. C’est à croire qu’elles sont immortelles, dans leur silence. Que de romans j’ai rêvés, par les tendres matinées de mai, lorsque je les suivais, le cœur inquiet et vide ! Elles allaient au soleil, s’éveillant un peu sous les tièdes caresses de l’air ; elles s’arrêtaient même parfois pour respirer et regarder devant elles.

Quelles pensées de jeunesse emplissaient alors ces pauvres corps amincis par l’âge ? Quels souvenirs des printemps lointains donnaient un soupir à ces lèvres fermées ?

Et, alors, je me demandais quelles jeunes filles avaient jadis été les vieilles aux yeux bleus. Il devait y avoir en elles des histoires terribles et douces. D’où venaient-elles, toutes semblables, avec leurs chapeaux noirs, leurs châles verts ? Qui les avait mises ainsi sur le pavé de Paris, isolées, toutes sœurs de visage et de vêtements ? Elles arrivaient du mystère, elles ne paraissaient point se connaître, et cependant, à les voir, on aurait juré qu’elles appartenaient à une même et lamentable famille.

Qui sait ? peut-être étaient-elles nées ainsi, vieilles et courbées. Ou peut-être avaient-elles eu une même jeunesse, ardente, qui, après avoir brûlé leurs chairs, les conservait immortelles, sèches et rigides.

Je me plaisais à cette dernière pensée. Je les voyais, vêtues de mousseline blanche, avec des rubans roses, les yeux rieurs, les lèvres humides, dansant dans les Closeries du dernier siècle et envoyant des baisers aux hommes.

IV

Un soir de juin, à l’heure où l’ombre transparente tombait des marronniers du Luxembourg, une vieille aux yeux bleus est venue s’asseoir sur le banc de pierre où je rêvais.

Comme elle s’asseyait, sa jupe est remontée, et j’ai aperçu, dans un gros soulier lacé, le plus mignon petit pied qu’on puisse voir.

Elle baissait la tête, le chapeau noir me cachait son visage. Elle avait ramené ses pauvres mains de petite fille malade, et se serrait dans son châle, toute maigre. On aurait dit une enfant de douze ans.

Elle eut peut-être conscience de la pitié qui navrait mon cœur, car elle leva la tête et me regarda de ses yeux vagues et noyés.

Ce regard, qui rencontra le mien pendant une seconde, me conta une longue histoire d’amour et de regrets. Il y avait, dans ces yeux pâles, une tristesse tendre, tous les désirs de la jeunesse et toutes les lassitudes du vieil âge. Les nuits de plaisir avaient rougi les paupières, et les cils manquaient, brûlés par les larmes chaudes de la passion. Elle devait aimer encore, la pauvre vieille aux yeux bleus, n’être pas lasse, regretter les années rapides. Et elle tremblait au soleil, songeant aux baisers ardents d’autrefois.

Je crus avoir pénétré, jusqu’au cœur, une de ces créatures mystérieuses. Les yeux avaient parlé, et je me dis que, maintenant, je savais d’où venaient les vieilles aux yeux bleus qui, dans les rues, jettent parfois encore aux jeunes hommes des regards dévorants.

Elles viennent des amours de nos pères.

V

Je regardais le petit pied dans le gros soulier de cuir…

Elle avait seize ans. C’était une mignonne fille, toute blanche et rose, avec de doux cheveux cendrés qui se pliaient mollement le long de ses joues. De grands cils d’or voilaient l’immensité bleue de son regard, et elle avait au menton un petit trou qui se creusait quand elle riait. Elle riait toujours.

Ses doux cheveux cendrés lui avaient fait donner le doux nom de Cendrine. D’autres la nommaient Risette, parce qu’ils n’avaient jamais vu ses lèvres sans le sourire qui creusait le petit trou de son menton.

Elle n’était pas comme les filles de notre âge qui ont trouvé le moyen de se vêtir de soie, sans tirer une seule aiguillée de fil par jour. Elle cousait la journée entière et ne portait que des robes d’indienne. Mais quelle belle indienne, gaie, propre, toute chaste et candide ! Un bonnet de linge au chignon, un mince foulard au cou, les bas blancs et les bras nus, elle vous accueillait en bonne fille, tendant les mains, la belle humeur dans les yeux et sur les lèvres. Toute sa petite personne exprimait une tendresse, une gaieté saine et forte. Il y avait, dans ses éclats de rire, une douceur amoureuse qui allait à l’âme.

Cendrine, il faut le dire, était un cœur capricieux. Mais ce cœur avait tant de franchise ! Il aimait beaucoup, un peu partout, jamais dans deux endroits à la fois. Cette simple d’amour, qui se laissait bêtement conduire par ses tendresses, allait où allaient ses baisers, sans se défendre. Elle ne se cachait point, d’ailleurs, elle aimait en plein jour, elle disait : Je t’aime, et n’hésitait pas davantage pour dire : Je ne t’aime plus. Comme son dernier baiser était toujours aussi bon que le premier, aucun de ses amants n’avait songé à se fâcher contre elle.

Risette était bien connue des feuillages de la banlieue, des bosquets des bals publics. Elle trouvait moyen de travailler toute la journée et de rire toute la nuit. Les uns assuraient qu’elle ne dormait jamais ; les autres se moquaient doucement, en entendant ces paroles.

Elle menait ainsi une vie libre. Elle vivait dans la santé du travail, dans les voluptés tendres de l’amour. Elle donnait son cœur en aumône, ne comptant point ses baisers, croyant à l’éternité de sa jeunesse.

Cendrine, Risette, l’enfant aux cheveux cendrés, l’amante qui riait toujours pour creuser la fossette de son menton, chantait à haute voix la chanson de la seizième année, ayant hâte d’aimer, d’aimer beaucoup, pour ne point perdre le temps. Elle usait ses petits pieds à courir dans les herbes, sur le plancher des bals, partout où il y avait des baisers dans l’air.

VI

La jupe est retombée sur le petit pied, qui dormait maintenant dans le gros soulier de cuir…

Mes regards sont lentement montés du pied au visage.

Le visage m’a paru effrayant, blafard et rouge-brique, avec des cheveux gris qui se collaient aux tempes. Les yeux ternes et liquides étaient d’un bleu sale. La fossette faisait un trou noir, au milieu de l’os saillant du menton.

Ah ! la triste amoureuse qui grelottait au soleil de juin, dans sa vieillesse et dans son abandon ! La jeunesse n’avait pas été éternelle, et les amants avaient frémi un soir, devant ses lèvres usées, comme je frémissais moi-même à la voir me regarder d’un œil éteint.

Eh bien ! non, je t’aime, pauvre Risette, pauvre Cendrine ! Je veux ne voir que ton petit pied, te suivre dans les rues, éternellement, sans jamais te parler, comme un amant timide. Tu seras l’amoureuse de mes jours de tristesse, toi que j’ai rêvée sur un banc du Luxembourg, par un beau soleil.

Et ne venez pas me démentir, ô chères vieilles aux yeux bleus, lorsque j’affirme que vous êtes les fantômes désolés des jeunes amours d’autrefois !

LES REPOUSSOIRS

I

À Paris, tout se vend : les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires.

Vous n’ignorez pas qu’en ce pays de commerce, la beauté est une denrée dont il est fait un effroyable négoce. On vend et on achète les grands yeux et les petites bouches ; les nez et les mentons sont cotés au plus juste prix. Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu, et on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles.

Tout ceci est juste et logique. Nous sommes un peuple civilisé, et je vous demande un peu à quoi servirait la civilisation, si elle ne nous aidait pas à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible.

Mais je vous avoue que j’ai été réellement surpris, lorsque j’ai appris hier qu’un industriel, le vieux Durandeau, que vous connaissez comme moi, a eu l’ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur. Que l’on vende de la beauté, je comprends cela ; que l’on vende même de la fausse beauté, c’est tout naturel, c’est un signe de progrès. Mais je déclare que Durandeau a bien mérité de la France, en mettant en circulation dans le commerce cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur. Entendons-nous, c’est de la laideur laide que je veux parler, de la laideur franche, vendue loyalement pour de la laideur.

Vous avez certainement rencontré parfois des femmes allant deux par deux, sur les larges trottoirs. Elles marchent lentement, s’arrêtent aux vitrines des boutiques, avec des rires étouffés, et traînent leur robe d’une façon souple et engageante. Elles se donnent le bras comme deux bonnes amies, se tutoient le plus souvent, presque de même âge, vêtues avec une égale élégance. Mais toujours l’une est d’une beauté sans éclat, un de ces visages dont on ne dit rien : on ne se retournerait pas pour la mieux voir, mais s’il arrive par hasard qu’on l’aperçoive, on la regarde sans déplaisir. Toujours l’autre est d’une atroce laideur, d’une laideur qui irrite, qui fixe le regard, qui force les passants à établir des comparaisons entre elle et sa compagne.

Avouez que vous avez été pris au piège et que parfois vous vous êtes mis à suivre les deux femmes. Le monstre, seul sur le trottoir, vous eût épouvanté ; la jeune femme au visage médiocre vous eût laissé parfaitement indifférent. Mais elles étaient ensemble, et la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre.

Eh bien ! je vous le dis, le monstre, la femme atrocement laide, appartient à l’agence Durandeau. Elle fait partie du personnel des Repoussoirs. Le grand Durandeau l’avait louée au visage insignifiant, à raison de cinq francs l’heure.

II

Voici l’histoire.

Durandeau est un industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale. Il gémissait depuis de longues années, en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. Quant à spéculer sur les jolies filles, c’est là une spéculation délicate, et Durandeau, qui a des scrupules d’homme riche, n’y a jamais songé, je vous assure.

Un jour, soudainement, il fut frappé par le rayon d’en haut. Son esprit enfanta l’idée nouvelle tout d’un coup, comme il arrive aux grands inventeurs. Il se promenait sur le boulevard, lorsqu’il vit trotter devant lui deux jeunes filles, l’une belle, l’autre laide. Et voilà qu’à les regarder, il comprit que la laide était un ajustement dont se parait la belle. De même que les rubans, la poudre de riz, les nattes fausses se vendent, il était juste et logique, se dit-il, que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait.

Durandeau rentra chez lui pour réfléchir à l’aise. L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. Il passa la nuit à faire des calculs, à lire les philosophes qui ont le mieux parlé de la sottise des hommes et de la vanité des femmes. Le lendemain, à l’aube, il était décidé : l’arithmétique lui avait donné raison, les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité, qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle.

III

Je voudrais avoir plus de souffle, et j’écrirais l’épopée de la création de l’agence Durandeau. Ce serait là une épopée burlesque et triste, pleine de larmes et d’éclats de rire.

Durandeau eut plus de peine qu’il ne pensait pour se former un fonds de marchandises. Voulant agir directement, il se contenta d’abord de coller le long des tuyaux de descente, contre les arbres, dans les endroits écartés, de petits carrés de papier sur lesquels ces mots se trouvaient écrits à la main : On demande des jeunes filles laides pour faire un ouvrage facile.

Il attendit huit jours, et pas une fille laide ne se présenta. Il en vint cinq ou six jolies, qui demandèrent de l’ouvrage en sanglotant ; elles étaient entre la faim et le vice, et elles songeaient encore à se sauver par le travail. Durandeau, fort embarrassé, leur dit et leur répéta qu’elles étaient jolies et qu’elles ne pouvaient lui convenir. Mais elles soutinrent qu’elles étaient laides, que c’était pure galanterie et méchanceté de sa part, s’il les déclarait belles. Aujourd’hui, ne pouvant vendre la laideur qu’elles n’avaient pas, elles ont dû vendre la beauté qu’elles avaient.

Durandeau, devant ce résultat, comprit qu’il n’y a que les belles filles qui ont le courage d’avouer une laideur imaginaire. Quant aux laides, jamais elles ne viendront d’elles-mêmes convenir de la grandeur démesurée de leur bouche, ni de la petitesse extravagante de leurs yeux. Affichez sur tous les murs que vous donnerez dix francs à chaque laideron qui se présentera, et vous ne vous appauvrirez guère.

Durandeau renonça aux affiches. Il engagea une demi-douzaine de courtiers et les lâcha dans la ville en quête de monstres. Ce fut un recrutement général de la laideur de Paris. Les courtiers, hommes de tact et de goût, eurent une rude besogne ; ils procédaient suivant les caractères et les positions, brusquement lorsque le sujet avait de pressants besoins d’argent, avec plus de délicatesse quand ils avaient affaire à quelque fille ne mourant point encore de faim. Il est dur, pour des gens polis, d’aller dire à une femme : « Madame, vous êtes laide ; je vous achète votre laideur à tant la journée. »

Il y eut, dans cette chasse donnée aux pauvres filles qui pleurent devant les miroirs, des épisodes mémorables. Parfois, les courtiers s’acharnaient : ils avaient vu passer, dans une rue, une femme d’une laideur idéale, et ils tenaient à la présenter à Durandeau, pour mériter les remerciements du maître. Certains eurent recours aux moyens extrêmes.

Chaque matin, Durandeau recevait et inspectait la marchandise raccolée la veille. Largement installé dans un fauteuil, en robe de chambre jaune et en calotte de satin noir, il faisait défiler devant lui les nouvelles recrues, accompagnées chacune de son courtier. Alors, il se renversait en arrière, clignait les yeux, avait des mines d’amateur contrarié ou satisfait ; il prenait lentement une prise et se recueillait ; puis, pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces ; parfois même il se levait, touchait les cheveux, examinait la face, comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre. Lorsque la laideur était bien accusée, lorsque le visage était stupide et lourd, Durandeau se frottait les mains ; il félicitait le courtier, il aurait même embrassé le monstre. Mais il se défiait des laideurs originales : quand les yeux brillaient et que les lèvres avaient des sourires aigus, il fronçait le sourcil et se disait tout bas qu’une pareille laide, si elle n’était pas faite pour l’amour, était faite souvent pour la passion. Il témoignait quelque froideur au courtier, et disait à la femme de repasser plus tard, lorsqu’elle serait vieille.

Il n’est pas aussi aisé qu’on peut le croire de se connaître en laideur, de composer une collection de femmes vraiment laides, ne pouvant nuire aux belles filles. Durandeau fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. La grande question pour lui était donc la physionomie, et il ne retint que les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise.

Le jour où l’agence fut définitivement montée, où il put offrir aux jolies filles sur le retour des laides assorties à leur couleur et à leur genre de beauté, il lança le prospectus suivant.

IV

agence des repoussoirs Paris, le 1er mai 18..
L. DURANDEAU
18, rue M***, à Paris.
Les Bureaux sont ouverts
de 10 à 4 heures.

« Madame,

« J’ai l’honneur de vous faire savoir que je viens de fonder une maison appelée à rendre les plus grands services à l’entretien de la beauté des dames. Je suis inventeur d’un article de toilette qui doit rehausser d’un nouvel éclat les grâces accordées par la nature.

« Jusqu’à ce jour, les ajustements n’ont pu être dissimulés. On voit la dentelle et les bijoux, on sait même qu’il y a de faux cheveux dans le chignon, et que la pourpre des lèvres et le rose tendre des joues sont d’habiles peintures.

« Or, j’ai voulu réaliser ce problème, impossible au premier abord, de parer les dames, en laissant ignorer à tous les yeux d’où venait cette grâce nouvelle. Sans ajouter un ruban, sans toucher au visage, il s’agissait de trouver pour elles un infaillible moyen d’attirer les regards et de ne pas faire ainsi de courses inutiles.

« Je crois pouvoir me flatter d’avoir résolu entièrement le problème insoluble que je m’étais posé.

« Aujourd’hui, toute dame qui voudra bien m’honorer de sa confiance, obtiendra, dans les prix doux, l’admiration de la foule.

« Mon article de toilette est d’une simplicité extrême et d’un effet certain. Je n’ai besoin que de le décrire, madame, pour que vous en compreniez tout de suite le mécanisme.

« N’avez-vous jamais vu une pauvresse auprès d’une belle dame en soie et en dentelle, qui lui donnait l’aumône de sa main gantée ? Avez-vous remarqué combien la soie luisait, en se détachant sur les haillons, combien toute cette richesse s’étalait et gagnait d’élégance, à côté de toute cette misère ?

« Madame, j’ai à offrir aux beaux visages la plus riche collection de visages laids qu’on puisse voir. Les vêtements troués font valoir les babils neufs. Mes faces laides font valoir les jolies faces.

« Plus de fausses dents, de faux cheveux, de fausses gorges ! plus de maquillage, de toilettes dispendieuses, de dépenses énormes en fards et en dentelles ! De simples Repoussoirs que l’on prend au bras et que l’on promène par les rues, pour rehausser sa beauté et se faire regarder tendrement par les messieurs !

« Veuillez, madame, m’honorer de votre clientèle. Vous trouverez chez moi les produits les plus laids et les plus variés. Vous pourrez choisir, assortir votre beauté au genre de laideur qui lui convient.

« Tarif : L’heure, 5 francs ; la journée entière, 50 francs.

« Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments distingués.

« Durandeau.

« N. B. — L’agence tient également des mères et des pères, des oncles et des tantes. — Prix modérés. »

V

Le succès fut grand. Dès le lendemain, l’agence fonctionnait, le bureau était encombré de clientes qui choisissaient chacune son repoussoir et l’emportaient avec une joie féroce. On ne sait pas tout ce qu’il y a de volupté pour une jolie femme à s’appuyer sur le bras d’une femme laide. On allait grandir sa beauté et jouir de la laideur d’une autre. Durandeau est un grand philosophe.

Il ne faut pas croire pourtant que l’organisation du service fut facile. Mille obstacles imprévus se présentèrent. Si l’on avait eu de la peine à monter le personnel, on eut plus de peine encore à satisfaire les clientes.

Une dame se présentait et demandait un repoussoir. On étalait la marchandise, lui disant de choisir, se contentant de lui insinuer quelques conseils. Voilà la dame allant d’un repoussoir à un autre, dédaigneuse, trouvant les pauvres filles ou trop ou pas assez laides, prétendant qu’aucune des laideurs ne s’assortissait à sa beauté. Les commis avaient beau lui faire valoir le nez de travers de celle-ci, l’énorme bouche de celle-là, le front écrasé et l’air imbécile de cette autre : ils en étaient pour leur éloquence.

D’autres fois, la dame était horriblement laide elle-même, et Durandeau, s’il était là, avait de folles envies de se l’attacher à prix d’or. Elle venait rehausser sa beauté, disait-elle ; elle désirait un repoussoir jeune et pas trop laid, n’ayant besoin que d’un léger ornement. Les commis désespérés la plantaient devant un grand miroir, faisaient défiler à son côté tout le personnel. Elle emportait encore le prix de laideur, et se retirait, indignée qu’on eût osé lui offrir de pareils objets.

Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa, chaque repoussoir eut ses clientes attitrées. Durandeau put se reposer dans la jouissance intime d’avoir fait faire un nouveau pas à l’humanité.

Je ne sais si l’on se rend bien compte de l’état de repoussoir. Il a ses joies qui rient en plein soleil, mais il a aussi ses larmes cachées.

Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. D’ailleurs, il est bien vêtu, il donne le bras aux célébrités de la galanterie, vit dans les voitures, mange chez les cabaretiers en renom, passe ses soirées au théâtre. Il tutoie les belles filles, et les naïfs le croient du beau monde des courses et des premières représentations.

Tout le jour, il est en gaieté. La nuit, il enrage, il sanglote. Il a quitté cette toilette qui appartient à l’agence, il est seul dans sa mansarde, en face d’un morceau de glace qui lui dit la vérité. Sa laideur est là, toute nue, et il sent bien qu’il ne sera jamais aimé. Lui qui sert à fouetter les désirs, jamais il ne connaîtra le goût des baisers.

VI

Je n’ai voulu, aujourd’hui, que raconter la création de l’agence et transmettre le nom de Durandeau à la postérité. De tels hommes ont leur place marquée dans l’histoire.

Un jour, peut-être, j’écrirai les Confidences d’un Repoussoir. J’ai connu une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances. Elle a eu pour clientes des filles que tout Paris connaît et qui ont montré bien de la dureté à son égard. De grâce, mesdames, ne déchirez pas les dentelles qui vous parent, soyez douces pour les laides, sans lesquelles vous ne seriez point jolies !

Mon repoussoir était une âme de feu, qui, je le soupçonne, avait beaucoup lu Walter Scott. Je ne sais rien de plus triste qu’un bossu amoureux ou qu’une laide broyant le bleu de l’idéal. La misérable fille aimait tous les garçons dont son lamentable visage attirait les regards et les faisait se fixer sur celui de ses clientes. Supposez le miroir amoureux des alouettes qu’il appelle sous le plomb du chasseur.

Elle a vécu bien des drames. Elle avait des jalousies terribles contre ces femmes qui la payaient comme on paye un pot de pommade ou une paire de bottines. Elle était une chose louée à tant l’heure, et il se trouvait que cette chose avait des sens. Vous figurez-vous ses amertumes, tandis qu’elle souriait, tutoyant celles qui lui volaient sa part d’amour ? Ces belles filles qui prenaient un méchant plaisir à la cajoler en amie devant le monde, la traitaient en servante dans l’intimité ; et elles l’auraient brisée par caprice, comme elles brisent les magots de leurs étagères.

Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs, parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici, et qu’il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour.

L’AMOUR SOUS LES TOITS

Les gens chagrins, ceux qui vieillissent et que fâche notre jeunesse, déclarent que les roses de leur temps sont fanées et que nous n’en avons plus que les épines. Ils vont disant à la jeune génération, avec une joie mauvaise : « La grisette se meurt, la grisette est morte ! »

Et moi je vous affirme qu’ils mentent, que l’amour et le travail ne sauraient mourir, que les gais oiseaux des mansardes n’ont pu s’envoler.

Je connais un de ces oiseaux.

Marthe a vingt ans. Un jour, elle s’est trouvée seule dans la vie. Elle était enfant de la grande ville qui offre à ses filles un dé à coudre ou des bijoux. Elle a choisi le dé, et s’est faite grisette.

Le métier est simple. Il demande seulement un cœur et une aiguille. Il s’agit de beaucoup aimer et de travailler beaucoup. Ici, le travail sauve l’amour, les doigts assurent l’indépendance du cœur.

Marthe, au matin de la vie, a pris son front entre ses petites mains, et s’est plongée bravement dans les plus graves réflexions.

— Je suis jeune, je suis jolie, et il ne tient qu’à moi de porter des robes de soie, des dentelles, des bijoux. Je vivrais grassement, nourrie de mets délicats, ne sortant qu’en voiture, oisive et assise toute la sainte journée. Mais, un jour, après avoir versé toutes mes larmes et surmonté tous mes dégoûts, je m’éveillerais dans la boue et j’entendrais les plaintes de mon cœur. Je préfère lui obéir dès aujourd’hui ; je veux en faire mon seul guide. Pour pouvoir l’écouter en paix, je porterai des jupes d’indienne, je le consulterai à voix basse, pendant mes longues heures de couture. Je veux être libre d’aimer qui mon cœur aimera.

Et la belle enfant se constitua ainsi citoyenne de la république des bonnes filles travailleuses et aimantes.

Depuis ce jour, Marthe habite sous les toits une petite chambre pleine de soleil. Vous le connaissez, ce nid que les poètes ont décrit. Le seul luxe du ménage est une propreté exquise et une gaieté inépuisable. Tout y est blanc et lumineux. Les vieux meubles eux-mêmes y chantent la chanson de la vingtième année.

Le lit est petit, tout blanc, comme celui d’une pensionnaire ; seulement, à l’extrémité de la flèche qui supporte le rideau, se balance un Amour en plâtre doré, les ailes et les bras ouverts. À la tête de la couche, sourit un buste de Béranger, le poète des greniers ; contre les murs, sont collées des lithographies, des perroquets jaunes et bleus, des gravures tirées du Voyage de Dumont-d’Urville ; sur une étagère, s’étale tout un monde de porcelaines et de verreries, gagnées dans les fêtes foraines.

Ensuite, il y a une commode, un buffet, une table et quatre chaises. La petite pièce est trop meublée.

Le nid est morne, lorsque l’oiseau n’y est pas. Dès que Marthe entre, le grenier entier se met à sourire. Elle est l’âme de cet univers, et, selon qu’elle rit ou qu’elle pleure, le soleil entre ou n’entre pas.

Elle est assise devant une petite table. Elle coud en chantant, et les moineaux du toit répondent à ses refrains. Elle a hâte de finir son ouvrage ; elle se sait attendue, car elle doit le lendemain gagner les hauteurs ombreuses de Verrières.

Son cœur a parlé, s’il faut tout dire, et elle a parfaitement entendu ce que son cœur lui a dit. Voici deux mois qu’elle lui a obéi. Elle n’est plus seule au monde, elle a rencontré un bon garçon. Comme elle est une bonne fille, elle s’est laissé aimer, et elle a aimé elle-même.

Voyez-la dans la rue, son ouvrage à la main. Elle saute légèrement les ruisseaux, retroussant ses jupes, découvrant des chevilles délicates. Elle a la démarche tout à la fois hardie et effarouchée, l’effronterie et la peur des moineaux du Luxembourg. Elle est l’oiseau alerte du pavé parisien ; c’est là son terroir, sa patrie. On ne rencontre nulle autre part ce sourire attendri, cette allure décidée, cette élégance native. L’enfant, toute simple et toute rieuse, a le plumage modeste et la gaieté éclatante de l’alouette.

Le lendemain, quelle joie dans les bois de Verrières ! Il y a là des fraises et des fleurs, de larges tapis d’herbe et des ombrages épais. Marthe prend de la gaieté pour toute une semaine. Elle s’enivre d’air et de liberté, touchée aux larmes par le bleu clair des cieux et le vert sombre des feuillages. Puis, le soir, elle s’en revient avec lenteur, une branche de lilas à la main, ayant plus d’amour et plus de courage au cœur.

C’est ainsi qu’elle s’est arrangé une vie de travail et de tendresse. Elle a su gagner son pain et se garder pour qui bon lui semble.

Qui oserait gronder cette enfant ? Elle donne plus qu’elle ne reçoit. Sa vie a toute la dignité de la passion vraie, toute la moralité du travail incessant.

Chantez, belle alouette de nos vingt ans, chantez pour nous, comme vous avez chanté pour nos pères, comme vous chanterez pour nos fils. Vous êtes éternelle, car vous êtes la jeunesse et l’amour.

FIN