Esquisses parisiennes/L’amour sous les toits

G. Charpentier (p. 307-312).

L’AMOUR SOUS LES TOITS

Les gens chagrins, ceux qui vieillissent et que fâche notre jeunesse, déclarent que les roses de leur temps sont fanées et que nous n’en avons plus que les épines. Ils vont disant à la jeune génération, avec une joie mauvaise : « La grisette se meurt, la grisette est morte ! »

Et moi je vous affirme qu’ils mentent, que l’amour et le travail ne sauraient mourir, que les gais oiseaux des mansardes n’ont pu s’envoler.

Je connais un de ces oiseaux.

Marthe a vingt ans. Un jour, elle s’est trouvée seule dans la vie. Elle était enfant de la grande ville qui offre à ses filles un dé à coudre ou des bijoux. Elle a choisi le dé, et s’est faite grisette.

Le métier est simple. Il demande seulement un cœur et une aiguille. Il s’agit de beaucoup aimer et de travailler beaucoup. Ici, le travail sauve l’amour, les doigts assurent l’indépendance du cœur.

Marthe, au matin de la vie, a pris son front entre ses petites mains, et s’est plongée bravement dans les plus graves réflexions.

— Je suis jeune, je suis jolie, et il ne tient qu’à moi de porter des robes de soie, des dentelles, des bijoux. Je vivrais grassement, nourrie de mets délicats, ne sortant qu’en voiture, oisive et assise toute la sainte journée. Mais, un jour, après avoir versé toutes mes larmes et surmonté tous mes dégoûts, je m’éveillerais dans la boue et j’entendrais les plaintes de mon cœur. Je préfère lui obéir dès aujourd’hui ; je veux en faire mon seul guide. Pour pouvoir l’écouter en paix, je porterai des jupes d’indienne, je le consulterai à voix basse, pendant mes longues heures de couture. Je veux être libre d’aimer qui mon cœur aimera.

Et la belle enfant se constitua ainsi citoyenne de la république des bonnes filles travailleuses et aimantes.

Depuis ce jour, Marthe habite sous les toits une petite chambre pleine de soleil. Vous le connaissez, ce nid que les poètes ont décrit. Le seul luxe du ménage est une propreté exquise et une gaieté inépuisable. Tout y est blanc et lumineux. Les vieux meubles eux-mêmes y chantent la chanson de la vingtième année.

Le lit est petit, tout blanc, comme celui d’une pensionnaire ; seulement, à l’extrémité de la flèche qui supporte le rideau, se balance un Amour en plâtre doré, les ailes et les bras ouverts. À la tête de la couche, sourit un buste de Béranger, le poète des greniers ; contre les murs, sont collées des lithographies, des perroquets jaunes et bleus, des gravures tirées du Voyage de Dumont-d’Urville ; sur une étagère, s’étale tout un monde de porcelaines et de verreries, gagnées dans les fêtes foraines.

Ensuite, il y a une commode, un buffet, une table et quatre chaises. La petite pièce est trop meublée.

Le nid est morne, lorsque l’oiseau n’y est pas. Dès que Marthe entre, le grenier entier se met à sourire. Elle est l’âme de cet univers, et, selon qu’elle rit ou qu’elle pleure, le soleil entre ou n’entre pas.

Elle est assise devant une petite table. Elle coud en chantant, et les moineaux du toit répondent à ses refrains. Elle a hâte de finir son ouvrage ; elle se sait attendue, car elle doit le lendemain gagner les hauteurs ombreuses de Verrières.

Son cœur a parlé, s’il faut tout dire, et elle a parfaitement entendu ce que son cœur lui a dit. Voici deux mois qu’elle lui a obéi. Elle n’est plus seule au monde, elle a rencontré un bon garçon. Comme elle est une bonne fille, elle s’est laissé aimer, et elle a aimé elle-même.

Voyez-la dans la rue, son ouvrage à la main. Elle saute légèrement les ruisseaux, retroussant ses jupes, découvrant des chevilles délicates. Elle a la démarche tout à la fois hardie et effarouchée, l’effronterie et la peur des moineaux du Luxembourg. Elle est l’oiseau alerte du pavé parisien ; c’est là son terroir, sa patrie. On ne rencontre nulle autre part ce sourire attendri, cette allure décidée, cette élégance native. L’enfant, toute simple et toute rieuse, a le plumage modeste et la gaieté éclatante de l’alouette.

Le lendemain, quelle joie dans les bois de Verrières ! Il y a là des fraises et des fleurs, de larges tapis d’herbe et des ombrages épais. Marthe prend de la gaieté pour toute une semaine. Elle s’enivre d’air et de liberté, touchée aux larmes par le bleu clair des cieux et le vert sombre des feuillages. Puis, le soir, elle s’en revient avec lenteur, une branche de lilas à la main, ayant plus d’amour et plus de courage au cœur.

C’est ainsi qu’elle s’est arrangé une vie de travail et de tendresse. Elle a su gagner son pain et se garder pour qui bon lui semble.

Qui oserait gronder cette enfant ? Elle donne plus qu’elle ne reçoit. Sa vie a toute la dignité de la passion vraie, toute la moralité du travail incessant.

Chantez, belle alouette de nos vingt ans, chantez pour nous, comme vous avez chanté pour nos pères, comme vous chanterez pour nos fils. Vous êtes éternelle, car vous êtes la jeunesse et l’amour.

FIN