Esquisses dramatiques - Emile Augier

Esquisses dramatiques - Emile Augier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 628-659).
ESQUISSES DRAMATIQUES

M. ÉMILE AUGIER

La doctrine de l’influence des tempéramens sur les œuvres de l’esprit est fort en faveur, mais jusqu’à présent on n’en a fait d’applications qu’aux écrivains du passé et aux étrangers illustres ; pourquoi ne nous permettrions-nous pas d’en essayer une fois ou deux l’application plus prochaine et plus directe sur quelques-uns de nos contemporains ? Justement une occasion s’offre à nous ; voici M. Émile Augier qui vient de réunir en six beaux volumes la moisson entière de sa vie ; voyons un peu si cet auteur de tant de comédies fortes ou charmantes nous permettra de vérifier l’exactitude de l’opinion qui veut que le tempérament heureux par excellence soit le sanguin. Si l’on s’en tient en effet à une classification exclusivement physiologique de nos auteurs dramatiques contemporains, on peut dire en toute vérité que M. Émile Augier représente le tempérament sanguin, comme M. Dumas le tempérament lymphatico-bilieux, comme M. Sardou le tempérament nerveux. Ce qui donne, disent les experts en telle matière, la supériorité au tempérament sanguin sur le lymphatique, le bilieux ou le nerveux, c’est qu’il laisse l’âme en meilleure assiette, et que, lorsqu’il l’en tire, c’est par des mouvemens si francs, et allant si droit au but, que sa passion en est épuisée en quelques instans, et qu’elle est bien vite ramenée par leur vivacité même à son équilibre où elle repose dans la joie de se sentir vivre et de regarder vivre autrui. Facile à la colère, le sanguin trouve dans ce défaut même cette compensation qu’il ne peut, en vertu de sa nature, avoir de longue fréquentation avec le mal, ni faire avec lui de malsains compromis, et que ses indignations toutes cordiales, châtiant en même temps qu’elles menacent, ne connaissent ni les rancunes machiavéliques de la mélancolie lymphatique, ni l’acre fermentation de l’amertume empoisonnée du bilieux, ni les frénésies subites, désordonnées, et toujours ou trop tardives ou trop précipitées, du nerveux. Comme elle se sent puissante pour punir, la colère du sanguin ne s’aigrit jamais en misanthropie, infirmité qui, dans bien des cas, n’est pas autre chose que le sentiment qu’a l’âme de son impuissance à faire justice. Sa gaîté robuste et de franc aloi ne dégénère jamais en sarcasmes irrévérencieux ou en railleries outrageantes pourra vertu ; même lorsqu’il en prend à son aise, il en use avec la morale comme nos pères en usaient avec les choses et les personnages de la religion, et sa gaillardise n’induit pas plus son honnêteté en scepticisme que leur foi n’était entamée par leurs plaisanteries traditionnelles sur l’ânesse de Balaam, saint Joseph et le roi noir. Sa liberté de propos est communicative, non contagieuse ; le sanguin peut être quelquefois dissolu, je doute qu’il s’en soit souvent rencontré de réellement corrupteur. Son intelligence, saine et vive, plus que susceptible, ignore les dépravations de la psychologie ; son goût sûr plus que subtil, et si l’on veut gros plus que fin, évite de lui-même la mièvrerie et la prétention. En un mot, le sanguin est mieux d’aplomb sur lui-même que les hommes des autres tempéramens, et c’est pourquoi M. Emile Augier est de tous nos auteurs dramatiques contemporains celui dont la nature se présente avec le plus parfait équilibre de facultés.

D’autres peuvent au gré de leurs admirateurs offrir des parties plus fortes, agir par intervalles sur le spectateur d’une manière plus saisissante, lui vaut surtout par l’ensemble, car, son esprit étant sans lacunes, ses œuvres sont sans irrégularités. Les pièces de M. Augier ont ce mérite peu commun en ce temps-ci, et plus difficile à atteindre qu’on ne peut le croire, qu’elles ont un commencement, un milieu et une fin, c’est-à-dire qu’elles sont composées avec logique. Il en est dans le nombre de plus ou moins fortes, de plus ou moins heureuses, mais toutes également sont construites avec unité et se tiennent, pour ainsi dire, sur leurs pieds sans boiter ni trébucher. L’inspiration peut faire parfois défaut, mais jamais la méthode, et là où le génie se refuse ou se dérobe l’art arrive pour en masquer l’absence ou en soutenir la défaillance. Rien chez M. Augier qui fléchisse, gauchisse ou détonne, tous les ressorts de l’esprit sont en exacte correspondance, tous les dons en parfaite symétrie. Il est éloquent sans emphase, pathétique sans exagération, sensé sans banalité, original sans excentricité paradoxale. Il sait s’indigner et il sait châtier ; mais ne lui demandez pas la misanthropie vengeresse et la férocité justicière de M. Dumas : son indignation ignore l’emportement hors de mesure, et sa justice connaît la limite où elle cesserait d’être légitime. Et cette modération n’est point faiblesse, car il n’est pas d’auteur dramatique chez qui la force soit plus persistante que chez M. Emile Augier, c’est-à-dire se fasse sentir davantage du commencement à la fin d’une œuvre ; mais cette force a conscience d’elle-même, et il lui suffit, comme aux athlètes sûrs de leur étreinte, d’un accroissement de pression insensiblement gradué pour prendre et garder prise sur le spectateur et l’amener à confesser sa supériorité. Il est gai et n’est point cynique ; il a le propos gaillard, gaulois, presque gras parfois, mais sa plaisanterie n’outrage jamais la bienséance, et son franc parler, charmant triomphe, peut défier l’hypocrisie de lui reprocher un mot qui ait jamais pu faire rougir la vraie vertu. Il a le don du mouvement si nécessaire au poète dramatique, et l’entente des jeux de la scène ; mais ne lui demandez pas l’agitation nerveuse et les tours d’adresse de M. Victorien Sardou. De même que, pour venger la morale, ses personnages, à quelque violence de passion qu’ils soient emportés, dédaignent judicieusement d’avoir recours à la férocité lorsque le mépris répond aussi bien à leur but, en quelque embarras ou en quelque extrémité de situation qu’ils se trouvent, ils gardent, le naturel de l’allure et du maintien, entrent et sortent par la porte de préférence à la fenêtre, aiment mieux ouvrir les serrures que les forcer, évitent les gambades et les pirouettes, et marchent plus volontiers sur leurs pieds que sur leurs mains. Enfin, dernière supériorité, tandis que ses rivaux n’ont qu’une langue à leur service, lui sait parler à son gré la prose des simples mortels avec une mâle correction et le langage musical des dieux avec une sobriété fleurie et une élégante énergie.

Son début, la Ciguë, représentée en 1844, fut presque un événement et grava d’emblée son nom dans toutes les mémoires lettrées. La pièce aurait réussi en toute circonstance ; à l’époque où elle parut elle fut applaudie doublement, et pour son mérite propre, et parce qu’elle semblait alors apporter son petit contingent de force à cette réaction littéraire de courte durée et de résultat stérile, dirigée contre l’influence de Victor Hugo, réaction qui, avant de tomber dans l’oubli, fut connue pendant quelques années sous le nom d’école du bon sens. Le public d’alors, mis en goût de révolte par la Lucrèce de Ponsard, entendit, avec un plaisir d’autant plus vif qu’il semblait y trouver une justification nouvelle de son engouement momentané, le parler à la fois gracieux et ferme, décent et sans vergogne de cette muse bien apprise, instruite sans pédantisme, aussi libre de timidité que pure d’effronterie, sans bégaiement juvénile dans : la voix, sans mollesse dans la démarche, sans gaucherie dans le maintien. C’était visiblement une muse à beaucoup oser que celle qui faisait sa première entrée dans le monde avec une contenance si peu embarrassée, la taille si haute et le regard si droit ; mais en ces premiers jours, et longtemps après encore, on ne voulut en remarquer que la grâce piquante et l’aisance réservée. Si l’on ne savait qu’un mouvement, soit politique, soit littéraire, une fois créé tire profit de tous les incidens qui se présentent sans souci aucun des nuances, on aurait peine à comprendre aujourd’hui en réalisant cette charmante Ciguë ce qui put lui mériter d’être considérée comme une œuvre de réaction. La vérité est que la pièce, prise en elle-même et retirée des circonstances où elle se produisit, est une œuvre de caractère mixte. Si elle semble classique par les souvenirs qu’elle évoque indirectement, par le milieu antique où se passe son action, elle est presque romantique par le lyrisme du dialogue, la liberté de la verve, et la demi-excentricité des caractères. Connaissez-vous ces œuvres d’architecture intermédiaire entre deux écoles dont l’une s’achève et dont l’autre commence, ces églises romanes des derniers jours surchargées d’ornemens, ces chapelles et ces hôtels où la décoration du gothique expirant se marie aux lignes pures de la renaissance ? Telle cette pièce à la grâce complexe que vous pouvez définir également bien au gré de vos préférences en disant que c’est du classique fleuri ou du romantisme châtié et assagi.

Quoiqu’il en fût, au lendemain de la Ciguë M. Augier se trouvait engagé par le succès qu’il venait d’obtenir. Le charme de quelques amitiés de jeunesse aidant peut-être aussi, il se laissa enrôler dans les rangs de la coterie antiromantique, et pendant plusieurs années il fut considéré comme le lieutenant de M. Ponsard. Cependant, comme il était de ceux qui se sentent nés, sinon pour imposer la domination de leur génie, au moins pour marcher dans leur indépendance et leur fierté sans le secours de formulaire astreignant, il n’eut jamais la modestie malavisée d’accepter avec enthousiasme ce rôle médiocrement flatteur de porte-drapeau d’une réaction dont sa sagacité sentit sans doute la pensée mal assurée et l’avenir borné. Il eut donc l’art pendant ces premières années de garder une réserve habile, de manière à tenir ses liens de coterie assez peu serrés pour qu’ils pussent se dénouer d’eux-mêmes, et que sa personnalité pût s’en dégager lorsque l’heure en serait venue sans paraître démentir son passé. Cette réserve lui fut d’autant plus aisée que l’école romantique, avertie par le parfum d’originalité qui s’exhalait de sa première œuvre, ne le regarda jamais comme un adversaire, et lui épargna les attaques virulentes que ses champions en titre ne ménagèrent pas à cette réaction qui leur apparaissait et qu’ils traitaient aristocratiquement comme une émeute de magistère de province. Assurément il y avait plus d’un romantique parmi les spectateurs qui applaudirent le plus sincèrement la Ciguë à son apparition, et ceux-là, loin de considérer le jeune poète comme un ennemi, auraient été plutôt tentés d’adresser à son inspiration l’encouragement que son Clinias adresse à l’esclave Hippolyte :

Sois belle hardiment………..


Le flair des romantiques ne les avait pas trompés ; la vérité est que M. Emile Augier, par les penchans de sa nature et les inclinations de son talent, tenait beaucoup plus de l’école romantique que de l’école dont les circonstances l’avaient fait porte-drapeau. Je ne crois pas qu’il eût jamais été un adepte aveugle de l’école de 1830, car il est trop visible qu’il a le tempérament de ces fidèles à la dévotion raisonneuse qui discutent le prédicateur et font leur part aux doctrines ; mais, venu quelques années plus tôt, s’il n’eût pas fait partie du couvent romantique même, il eût certainement fait partie du tiers ordre. Que sont donc après tout ses œuvres des premières années jusqu’à Philiberte inclusivement, sinon, comme la Ciguë, des œuvres mixtes, classiques par la simplicité du plan et une certaine volonté de modération, mais demandant au romantisme leurs moyens de séduire ? Où donc M. Emile Augier a-t-il pris le secret de ce demi-lyrisme qui distingue son dialogue ? où donc a-t-il appris ces arts charmans d’amuser l’esprit par l’image, de fleurir la correction de son langage, d’amollir d’une vapeur de rêverie la sagesse de ses pensées, d’égayer ses intérieurs d’un rayon poétique pareil à ces bouts de ciel que l’on aperçoit par les fenêtres entre-bâillées des tableaux hollandais, d’associer en un mot assez étroitement l’imagination au triomphe du bon sens pour que ce soit elle qui fasse en grande partie les frais de la fête ? Le choix des genres est encore plus significatif que ces assimilations habiles et ces appropriations judicieusement mesurées. Sur huit pièces dont se compose le bagage de sa période de jeunesse, cinq appartiennent exclusivement à la fantaisie, et, s’il est une muse qui soit plus particulièrement romantique que toute autre, c’est bien celle de la fantaisie. En quoi la Ciguë et le Joueur de flûte vous paraissent-elles bien différentes, et par le sujet et même par la forme, des nouvelles grecques de Théophile Gautier, et en quoi seriez-vous étonnés de rencontrer les sujets de l’Aventurière et de Philiberte dans le théâtre d’Alfred de Musset ? Le nom d’Alfred de Musset s’est trouvé associé un soir à celui d’Emile Augier pour une gracieuse bluette, l’Habit vert, mais ce n’est pas la seule fois que le poète du Spectacle dans un fauteuil a été le collaborateur du poète de la Ciguë. S’il est une influence qui soit sensible dans ces œuvres de jeunesse, c’est bien celle-là. D’où sortent le Fabrice et le spadassin Annibal de l’Aventurière, le chevalier de Talmay de Philiberte, le Chalcidias du Joueur de flûte, sinon d’une lecture enthousiaste des comédies poétiques d’Alfred de Musset ? Ne reconnaissez-vous pas dans leur langage cette crânerie de ton, ces tours fantasques, ces métaphores à effet comique et ces images intentionnellement grotesques qui distinguent les libertins et les bouffons de l’auteur des Contes d’Espagne ? L’influence de Victor Hugo est peu sensible ; cependant serait-il bien difficile de retrouver dans le personnage de don Annibal plus d’un trait de Saltabadil et de don César de Bazan ? Diane ne relève-t-elle pas uniquement du genre de drame historique créé par le chef de l’école romantique, et, bien qu’il n’y ait d’autre analogie entre les deux pièces que le choix de l’époque, M. Augier ferait-il grande difficulté d’avouer que son drame n’existerait probablement pas si Marion Delorme n’avait pas été écrit ? Mais à quoi bon rechercher plus longtemps les indices de ce romantisme clandestin, puisque les journaux nous ont appris récemment que le poète en avait fait l’aveu tardif. Sa présence au banquet donné par Victor Hugo aux interprètes récens d’Hernani n’était sans doute pas le retour de l’enfant prodigue, mais elle peut être considérée, en même temps qu’un témoignage manifeste et public de réconciliation, comme une marque de reconnaissance envers une école à laquelle il doit, quoiqu’il ait été son adversaire, quelques-unes de ses meilleures qualités.

Une fois, une seule, M. Augier a fait acte d’hostilité contre le romantisme, et a semblé prendre à cœur de mériter son titre de chef en second de l’école du bon sens ; nous voulons parler de Gabrielle, la plus importante des pièces de Cette période de jeunesse, sinon par le charme et la perfection, au moins par l’étendue et l’intention. La situation à laquelle se rapporte Gabrielle est aujourd’hui bien oubliée ; rappelons-la en quelques mots. La réaction de l’école du bon sens avait eu en somme peu de succès, parce qu’elle s’était surtout attaquée aux doctrines littéraires du romantisme, lesquelles étaient suffisamment solides pour résister ; mais le romantisme présentait des parties plus vulnérables que ses doctrines, par exemple le faux idéal de sentimentalité mis à la mode par lui, et la brillante immoralité de ses productions qui avaient à tant de reprises exalté la supériorité de la passion sur le simple devoir avec une si pernicieuse complaisance qu’elles avaient fini par créer un courant d’imitation fertile en résultats désastreux. L’éloquence enflammée de George Sand avait enfanté, disait-on, nombre de femmes incomprises, et, nous en sommes témoin nous-même, la psychologie perverse de Balzac avait créé par myriades des émules obscurs de Rastignac et de De Marsay. Ce courant de la mode avait duré sans discontinuité pendant tout le règne de Louis-Philippe, mais la révolution de février survint, et une des conséquences heureuses de cette révolution, qui en eut si peu de bonnes, fut de dégriser les âmes du faux idéal dont elles s’étaient engouées naguère, mais qu’on rendait responsable maintenant pour sa part de l’affolement de l’opinion. De même qu’il avait fallu en politique mettre un terme aux coûteux abus de cette maxime que l’insurrection est le plus saint des devoirs, l’instant semblait venu en morale de démontrer au moins que le concubinage n’est pas le plus sacré des liens. Une réaction était dès lors nécessaire, et on la sentait partout dans l’air à cette époque. Que faisait d’autre, à ce moment même, ce charmant Octave Feuillet avec ses proverbes d’une si délicate et souvent si profonde psychologie, sinon combattre la morale issue des œuvres romantiques au moyen des armes même du romantisme, c’est-à-dire en essayant de placer dans la famille et la vie conjugale autant de passion que d’autres écrivains en avaient placé dans la vie de désordre et la rupture des liens sociaux ? Chose curieuse, cette réaction dont nous marquons l’origine s’est opérée en grande partie par le romantisme lui-même, car elle ne fut définitivement accomplie que le jour où Gustave Flaubert, la portant à son maximum de violence, eut donné le coup de mort au faux idéal de la sentimentalité par le récit des erreurs d’Emma Bovary.

Gabrielle fut donc, comme les proverbes d’Octave Feuillet, un des élémens de cette réaction naissante, et l’on y sent toutes les incertitudes et toutes les timidités des mouvemens à leur début. Là où il aurait fallu une comédie satirique hardie, quelque chose comme les Précieuses ridicules de l’amour, on eut un sermon, ou mieux un plaidoyer dialogué, où les personnages, gens du palais, n’ont pas eu à prendre la peine d’oublier les habitudes de leur métier. En dépit de l’intention, Gabrielle reste une pièce blafarde de sentimens et ennuyeuse de composition. Quelques parties en sont excellentes, mais l’ensemble n’a rien d’agréable ni d’émouvant, et va presque contre le but que poursuivait l’auteur. Bien qu’elle soit écrite en vers, la pièce, loin de montrer la poésie de la vie conjugale, n’en montre que la plus triste prose. En dépit des fleurs dont il a essayé de l’égayer, l’intérieur bourgeois que nous présente le poète est si morne, que cette peinture donne presque raison à l’ennui de Gabrielle. Ce défaut n’échappa point alors aux ennemis de la morale bourgeoise, qui se plurent malicieusement à relever toutes les trivialités de sentiment, toutes les vulgarités de calculs et toutes les maladresses de langage de l’honnête Julien. Cependant l’erreur capitale de l’auteur, à notre sens, est de n’avoir pas compris que les chimères sentimentales chez les femmes de la condition de Gabrielle n’appellent logiquement que le ridicule, et que par conséquent il se trompait sur la forme que devait revêtir sa pensée. Connaissez-vous rien de plus absurde que cette bourgeoise mariée à un honnête homme de loi, lequel travaille du matin au soir, s’étonnant que son mari ne passe pas sa vie en sérénades et ne comprenant pas que le meilleur moyen qu’il ait de lui prouver son amour est de la faire vivre décemment ? L’aberration est ici tellement visible qu’elle ne peut provoquer que le rire où l’indignation ; par conséquent la peinture ne peut en être faite que par la comédie franche ou le drame franc, et toute forme intermédiaire n’est susceptible que d’en éteindre le caractère plaisant ou d’en énerver l’odieux. Pauvrement conçue, la pièce a été composée sans souci aucun de la variété. L’unité toute classique qui y règne est tout à fait contre nature. On a peine à comprendre comment une passion qui au début de la pièce, au moins chez Gabrielle, n’est encore qu’à l’état naissant, peut en quelques heures grandir assez démesurément pour arriver jusqu’à la résolution de la fuite, et cela pendant une visité d’amis à la campagne, c’est-à-dire précisément à une heure où elle a toute raison de se contraindre et de faire halte. On accepte plus difficilement encore que cette passion, une fois mise en branle avec une telle force, puisse soudainement faire volte-face et s’évanouir sans laisser plus de tracés qu’un rêve., Il n’y en a pas moins dans cette pièce des parties excellentes. Tamponnet, le mari trompé naguère pour avoir manqué d’idéal, qui fait semblant d’aimer les arts et se perd en inventions d’une poésie saugrenue par crainte de récidive, frise le vrai comique et l’aurait atteint avec quelques développemens. La scène où Adrienne Tamponnet, pour détourner Gabrielle de la passion qui l’obsède, lui fait le récit de ses erreurs passées est belle et vraie. C’est la première en date d’un certain genre de scènes dans lesquelles l’auteur est passé maître, celles où l’un des personnages, désespérant de vaincre la passion contre laquelle il lutte, apporte sa propre histoire en témoignage, et dont le modèle le plus parfait est l’éloquent récit de Mme Huguet au quatrième acte de la Jeunesse.

M. Augier a été lent à prendre pleine possession de lui-même et à conquérir son originalité, ce qui est fait pour étonner, étant, donnée ; la robuste franchise de ce naturel, si bien formé en apparence pour secouer d’un coup d’épaule toutes les défroques de l’étude et des modes régnantes. Quand on relit aujourd’hui d’ensemble le théâtre de sa jeunesse et qu’on le met en regard du théâtre, de sa maturité, on voit clairement, — ce qui n’apparaissait nullement autrefois, — que toutes ses œuvres, de la Ciguë au Gendre de M. Poirier inclusivement, n’ont été que les tâtonnemens successifs d’un talent qui cherche sa voie, redoute de s’aventurer et masque ses incertitudes en faisant bonne contenance devant ses doutes, c’est-à-dire en portant dans l’exécution de ses essais dramatiques toute la perfection capable de faire croire que l’auteur est sûr de sa route et qu’il n’en changera pas. Aussi ce premier théâtre se distingue-t-il à la fois par ces deux caractères, qu’il n’y a pas une seule pièce qui soit réellement capitale, et qu’il n’y en a pas une seule de sérieusement faible. Tantôt, comme dans Féline ou l’Homme de bien, il essaie un mélange de la comédie de caractère et de la comédie poétique ; tantôt, comme dans Gabrielle, il opère une combinaison de la comédie de mœurs et de la comédie sentimentale ; tantôt, comme dans Diane, il s’adresse à l’histoire et écrit un drame romantique affaibli de bon sens ; le plus souvent il s’adresse à la fantaisie, qui lui donne toujours de bonnes réponses, gracieusement satiriques comme la Ciguë, spirituellement libertines comme le Joueur de flûte, ou ravissantes à l’égal du pastel le plus coquet et le plus tendre comme Philiberte. Toutes ces œuvres sont intéressantes, chacune dans leur genre, et quelques-unes sont achevées ; la preuve cependant que tout cela n’était que tâtonnemens, c’est qu’il n’en est plus resté vestige dès que M. Augier a eu trouvé sa voie définitive en adoptant résolument la comédie de mœurs. Ce poétique passé a été sacrifié sans merci par l’auteur, qui a eu la fermeté d’opérer sur lui-même une mutilation que la critique la plus sévère n’aurait jamais osé lui conseiller aussi entière. Certes, il faut lui savoir gré de cet acte de mâle bon sens, car le cœur a dû lui saigner plus d’une fois en l’accomplissant.

Parmi les genres qu’il avait cultivés jusqu’alors, il en est au moins un dont l’abandon a dû lui coûter cruellement. Qu’en souvenir du succès médiocre de Diane il ait renoncé sans aucun regret à renouveler ses tentatives auprès de la muse de l’histoire, nous le comprenons ; mais il n’en a certainement pas été de même pour la comédie de fantaisie, dans laquelle il réussissait si gracieusement et à laquelle il avait dû une si heureuse et si soudaine entrée dans la célébrité. Disons à cet égard toute notre pensée, ce sacrifice ne nous paraît nullement regrettable. Sans doute la Ciguë, le Joueur de flûte, Philiberte, sont des œuvres qui se reliront toujours avec plaisir, et que pour notre part nous prisons au-dessus de toutes les autres pièces du premier théâtre de M. Augier. Eh bien ! toutes charmantes qu’elles sont, nous oserons dire qu’elles ne le sont pas encore assez à notre gré. Nous croyons l’avoir insinué autrefois à M. Augier, la fantaisie exige du poète qui lui demande ses inspirations un degré d’emportement dans la rêverie, de fougue dans la grâce, de verve dans le caprice qui manque à son imagination sans fébrilité et sans spontanéité ; sa nature, si bien douée d’ailleurs, sans être impuissante à cette tâche gracieuse, y est cependant inégale. Il faut laisser la fantaisie aux pauvres nerveux comme Alfred de Musset, à ceux dont la poésie, selon le mot d’un excentrique qui a parfois rencontré de singuliers bonheurs d’expression, donne l’impression d’un bois de lilas foudroyé. La fantaisie est leur consolation, à eux les attristés, leur hachich et leur opium ; dans les profondeurs de la rêverie leur cœur trouve l’oubli, et dans les visions radieuses évoquées par le caprice leur imagination trouve un leurre bienfaisant qui les dédommage en illusions des souffrances dont la réalité les blesse. Une Thalie plus franchement garçonnière est bien mieux le fait des sanguins et des musculeux comme lui. Qu’ont besoin ceux-là de sortir de la réalité ? Ils sont assez forts pour s’en défendre, assez bien équilibrés pour n’en être pas attristés, assez sains pour s’en guérir, si elle les infecte, assez bien armés pour s’en venger et pour en venger autrui. Elle est le domaine que la nature leur a donné à exploiter, et ce n’est pas une preuve médiocre de bon sens à M. Augier que de l’avoir compris.

Ce n’est pas qu’il n’y ait un lien marqué et très facile à découvrir entre ces deux théâtres de M. Augier. De toutes ses comédies de fantaisie, par exemple, un certain personnage se dégage, le même sous des noms divers : le Clinias de la Ciguë, le Fabrice de l’Aventurière, le Chalcidias du Joueur de flûte, le Talmay de Philiberte, si l’on veut encore, lequel nous donne pour ainsi dire la clé de l’imagination de l’auteur et nous permet de reconnaître quel était en ces temps heureux de la jeunesse son idéal d’homme ; car nous avons tous un certain type idéal dans la tête à cette époque de la vie, un idéal composé pour moitié au moins de nous-mêmes, et pour l’autre moitié des qualités et surtout des défauts par lesquels nous voudrions nous compléter et nous embellir. C’est assez dire que ce type rêvé est rarement d’une irréprochable perfection morale ; mais c’est assez qu’il soit brillant et fait pour séduire. Ce personnage idéal, ce favori de l’imagination juvénile du poète, c’est un libertin ayant passé fleur, mais ayant gardé bon pied, bon œil, du cheveu, de la dent, et le reste, promu officier dans les rangs du plaisir par les faveurs de l’amour et l’éclat de ses campagnes érotiques plutôt que par titre d’ancienneté, franchement bien né et sachant porter la débauche comme certains ivrognes portent leur vin, sans lui permettre de déranger l’aplomb de son maintien et d’avachir l’élégance de ses manières, d’âme attristée et de cœur sain, guéri de toutes les illusions et surtout de celles du vice, revenant à la candeur à force de science de la vie, et à l’amour naïf à force de voluptés, réalisant en un mot cette définition délicate que Chamfort donnait du Français, « le seul de tous les hommes dont l’esprit puisse être entièrement corrompu sans que le cœur soit atteint. » A coup sûr il peut se trouver un idéal de personnage plus élevé, mais ce type de dandy sanguin a son genre de noblesse après tout, et il a en outre ce mérite très particulier qu’il se prête merveilleusement bien au rôle de justicier dramatique. Comme son mépris s’entend à flageller ! comme son expérience du vice est habile à le démasquer ! comme son impertinence se plaît à berner la sottise ! comme son scepticisme le tient en garde contre les pièges de la fausse vertu et le jargon du faux amour ! Ne vous y trompez pas, ce type, c’est l’image même de l’auteur dramatique nouveau qui va se révéler, une fois ses années de poésie expirées, et il n’a été à ce point le favori de M. Augier que parce qu’il lui permettait plus facilement que tout autre de donner corps aux élémens particuliers de génie comique qu’il sentait en lui.

A partir du jour où il a eu renoncé résolument à tous les jolis genres cultivés pendant sa jeunesse, M. Augier n’a plus parlé qu’exceptionnellement la langue du vers, qu’on aurait pu croire au contraire sa langue naturelle. Deux fois en vingt ans, c’est peu quand on l’a parlée sans désemparer pendant dix ans. Eh bien ! nous oserons dire, comme pour la fantaisie, que nous n’en avons pas trop regret. Et d’abord ce facile abandon prouve clairement une chose, c’est que la poésie n’est pas chez lui irrésistible ; si elle était le vêtement indispensable de sa pensée, il n’aurait pas songé à y renoncer, et y eût-il songé, il n’aurait pu exécuter son projet. La poésie de M. Augier manque en effet quelque peu de spontanéité ; elle est l’œuvre d’un labeur ingénieux, si facile, il est vrai, qu’il en est parent de l’inspiration, mais qui, pour être sans fatigue, n’en est pas moins un labeur ; elle est chez lui, en un mot, une conquête plutôt qu’un don. Et puis l’emploi de la langue du vers au théâtre dépend étroitement et du genre et du sujet. Tout genre ou tout sujet qui n’admet pas une certaine perspective, qui ne crée pas un certain éloignement entre les spectateurs et les personnages de la pièce, repousse le vers de lui-même. L’histoire, qui possède naturellement cette perspective, la fantaisie, qui a le pouvoir de la créer tout naturellement aussi par l’effacement de toute condition précise de temps et de lieu, appellent ou imposent le vers. La comédie de caractère admet aussi le vers, parce que, se donnant pour mission de peindre le vice plutôt que les individus vicieux, elle élève ses personnages à la hauteur de types généraux, et que, par cette généralisation, elle crée un milieu abstrait qui tient lieu de la perspective indispensable et permet à la poésie toute la liberté qui lui est nécessaire. Dans un tel genre de comédie, l’observation, cessant d’être particulière, peut se ramasser en peintures morales ou se condenser en maximes ; l’indignation, le mépris, le dédain et toutes les autres formes de la justice dramatique, frappant sur des êtres de raison, perdent toute vivacité immédiate et peuvent s’épancher à l’aise en tirades éloquentes. Que le vers est le langage d’une telle sagesse sentencieuse et d’une telle justice contemplative, tout l’ancien théâtre français est là pour l’attester. Il n’en va pas ainsi de la comédie de mœurs, telle qu’on l’entend aujourd’hui surtout. Celle-là établit si peu de distance entre le spectacle et les spectateurs qu’on pourrait presque dire que les spectateurs sont sur la scène et les acteurs dans la salle. Cette forme de comédie détruit donc toute perspective ; mais ce n’est pas pour cette raison seule que la poésie lui est interdite. Supposez en effet le langage du vers appliqué à des sujets comme le Demi-Monde, comme le Mariage d’Olympe, comme les Lionnes pauvres, et à l’instant l’espèce d’ennoblissement dont la poésie va les revêtir en affaiblira non-seulement le caractère dramatique, mais l’enseignement et la moralité. Au langage du vers, Olympe Taverny va gagner de devenir une demi-comtesse véritable, Séraphine Pommeau de cesser d’être un monstre de vulgarité sèche, et la baronne d’Ange de se transformer en héroïne de comédie d’intrigue faite à souhait pour les imbroglios dramatiques et le marivaudage élégant. Non, pour que de tels sujets donnent toute leur moralité, il faut qu’ils restent ce qu’ils sont, sans qu’aucune hypocrisie d’art en atténue l’odieux, sans qu’aucun masque en dissimule la laideur, sans qu’aucun euphémisme de langage en corrige la trivialité. Que les personnages de ces comédies restent donc rapprochés le plus possible du spectateur, qu’aucune illusion d’optique théâtrale ne les en séparé, que le spectateur puisse les reconnaître, les maltraiter, les invectiver, comme il ferait en présence d’un incident de la vie réelle qui révolterait son instinct de l’honnête et son esprit de justice.

Ce que nous disons de la comédie de mœurs contemporaine comporte, il est vrai, de nombreuses exceptions. Il peut se rencontrer tels sujets qui, soit par leur portée générale, soit par la nature des situations et des sentimens qui en découlent, appellent le langage poétique ; c’est à l’auteur à savoir distinguer exactement quels l’exigent et quels le repoussent. Le goût naturel à M. Augier ne l’a pas égaré à cet égard, et c’est ajuste titre qu’ayant adopté la prose à partir du Gendre de M. Poirier, il a fait exception pour les deux pièces de la Jeunesse et de Paul Forestier : la première parce qu’il s’y est proposé un thème social d’intérêt général, la seconde parce que le sujet, étant tout de passion, maintient les cœurs des personnages à un diapason plus élevé que l’ordinaire, et que leurs sentimens exigent par conséquent une résonnance plus forte que celle que la prose pourrait leur donner.

La Jeunesse et Paul Forestier appartiennent à la seconde période de M. Augier ; mais, comme elles sont écrites en vers, elles nous serviront de transition pour passer du poète, qu’il fut longtemps exclusivement, au dramaturge réaliste, qu’il est devenu et qu’il est resté. La Jeunesse, représentée en 1858, se rapporte, comme Gabrielle, à une situation particulière qui a bien pu se modifier dans ses circonstances transitoires, mais qui touche tellement aux conditions fondamentales de la société contemporaine qu’elle subsiste, à quelques détails près, aussi entière aujourd’hui qu’il y a vingt ans, en, sorte que le sujet traité par cette pièce est toujours d’actualité. En vérité, nous serions presque tenté de dire de la jeunesse au XIXe siècle ce que disait de l’église et de l’état un illustre penseur anglais contemporain un jour qu’on parlait devant lui de je ne sais quelle mesure politique qui pourrait les mettre en péril : « Bah ! depuis que j’existe, j’ai vu l’état en danger je ne sais combien de fois, et, quant à l’église, je ne l’ai jamais vue une seule minute hors de danger. » Nous aussi, depuis que nous existons, nous entendons dire que la jeunesse n’existe plus. Il n’y a plus de jeunes gens, disait-on déjà à la fin du règne de Louis-Philippe, et on accusait volontiers de ce fait les doctrinaires, qui, paraît-il, les avaient tous transformés en pédans. A l’époque où fut représentée la Jeunesse, le second empire semblait solidement établi par huit années d’énergique compression, et les opposans, déconcertés de ne pas rencontrer plus d’échos à leurs mécontentemens, allaient répétant à leur tour qu’il n’y avait plus de jeunes gens. On les accusait de renier les sentimens de leur âge, de ne plus faire montre de passions généreuses, de manquer d’idéal. M. Augier recueillit en partie ces plaintes, mais, en bon esprit qu’il est, il se garda de leur donner raison sans réserve, chercha la cause des reproches plus ou moins fondés qu’on adressait à la jeunesse, et la trouva dans la prédominance tyrannique des intérêts matériels. Le grand mouvement d’affaires lancé par le coup d’état de décembre avait atteint alors son apogée ; il était à la veille de baisser, il est vrai, avec la guerre d’Italie et ses conséquences, mais nul ne s’en doutait encore, et les préoccupations des intérêts matériels absorbaient seules les esprits. La Jeunesse répondait donc à un sentiment général. C’était à peu près l’époque où Alexandre Dumas portait ces mêmes préoccupations au théâtre dans sa comédie de la Question d’argent, et nous conservons encore le souvenir d’une audacieuse brochure intitulée l’Argent, par laquelle un des acteurs principaux de la future commune, Jules Vallès, faisait ses débuts dans la littérature, et où il célébrait avec un ricanement cynique qui n’était pas sans portée les grandeurs et les gloires de la pièce de cent sous.

Nous vivons dans un temps où les intérêts économiques priment tous les autres, et cette tyrannie est devenue tellement impérieuse qu’elle pèse maintenant sur la jeunesse comme sur les autres âges de la vie. Cela est vrai à l’heure présente, cela l’était bien davantage encore à l’époque où fut représentée la Jeunesse. Le mouvement industriel de 1850 avait eu pour résultat de bouleverser brusquement les habitudes économiques de la société par un renchérissement subit de la vie matérielle, qui avait fait du soir au lendemain passer les riches de la veille à l’état de gens aisés, et les gens aisés presqu’à l’état de nécessiteux. Il avait fallu sur-le-champ faire face aux exigences de cette situation, et cela au moment même où le luxe atteignait, sous l’aiguillon du pouvoir et l’ostentation des nouveaux enrichis, à des proportions jusqu’alors inconnues. Comme nul n’aime volontiers à déchoir, chacun se cramponnait à sa condition et, faisant effort pour conserver son rang avec des ressources moindres que celles de la veille, se trouvait en face de ce dilemme embarrassant, paraître plus riche au moment même où l’on était plus pauvre. Comment un tel bouleversement économique n’aurait-il pas eu action sur la vie de la jeunesse ? Parmi les effets multiples qu’il eut sur elle, un des plus importans fut d’abréger sa durée. Jadis les années de la jeunesse étaient des années de faveur accordées au jeune homme à qui on ne demandait aucun effort pratique trop immédiat afin qu’il pût à loisir connaître et épuiser les sentimens propres à son âge ; mais cette tolérance reposait dans chaque famille sur la confiance en la fixité des conditions économiques de la société générale et par suite au maintien de la fortune patrimoniale ; le jour où ce statu quo fut détruit vit aussi la fin de cette indulgence traditionnelle. Alors le jeune homme fut mis en demeure d’ouvrir plus vite son sillon, et ses protecteurs naturels, changeant de rôle, mirent autant d’ardeur à lui conseiller de renoncer à être jeune qu’ils mettaient naguère de complaisance à prolonger ses illusions et à respecter la virginité de son âme. Ce viol intime de la candeur juvénile accompli dans le secret de la famille par une prudence coupable, M. Augier le comprit à merveille, et avec la judicieuse hardiesse qui le distingue il en fit le ressort principal de sa pièce. Vous prétendez, dit-il au public, qu’il n’y a plus de jeunes gens : adressez-vous aux parens, car en eux est la racine du mal dont vous vous plaignez. Qui donc abrège la durée de ce gracieux apprentissage de la vie ? qui donc pousse le jeune homme aux démarches serviles et aux lâches compromis ? qui donc lui montre la misère pour résultat de sa fierté et le mépris pour fruit de ses rêves ? La famille, surprise par des circonstances qui ont marché plus vite que ses prévisions et se débattant contre les embarras d’une vie matérielle désormais trop étroite. Il ne faut pas chercher ailleurs le Méphistophélès des mauvais conseils et des tentations corruptrices. Alors, pour appuyer et justifier sa pensée, d’une plume tout à fait magistrale il traça le portrait de Mme Huguet, une de ses plus fortes et à mon avis la plus originale de ses créations.

Mme Huguet, veuve d’un modeste employé de ministère, est une mère qui, pour le plus grand bien de son fils, travaille du soir au matin à rogner discrètement les ailes non-seulement à ses illusions, mais à toutes les croyances qui font les âmes, honnêtes et les cœurs délicats. S’agit-il de mariage ? Pense à l’argent plutôt qu’à l’amour, lui dit-elle, l’amour pâlit avec la gêne et meurt avec la misère, l’argent engendre le bonheur par la sécurité, et, s’il ne crée pas l’amour, il ne le tue pas du moins par le regret. S’agit-il de relations ? Prends-les utiles plutôt qu’agréables, que tes amis te soient un instrument plutôt qu’une parure. S’agit-il de protecteurs ? Prends-les honorables si tu le peux, mais avant tout puissans, et par-dessus tout garde-toi, quoi que tu entendes dire, de juger les personnes dont tu as besoin. C’est ainsi que cette mère va soufflant sans relâche à son fils les maximes de la dissolvante sagesse que lui ont enseignées ses longues et patientes ruses pour dissimuler sa franche pauvreté sous l’aspect d’une hypocrite aisance. On sent tout ce qu’un pareil caractère a de scabreux ; comme les conseils de Mme Huguet, s’ils sont différens par l’intention, ne sont pas essentiellement différens par la forme de ceux qu’une entremetteuse souffle aux oreilles de sa proie, il était singulièrement aisé de forcer la note et de présenter ce plus immoral de tous les spectacles, un amour maternel dépravé. Supposez le personnage de Mme Huguet traité par tel autre dramaturge contemporain, et il est probable qu’il ne serait pas supportable. Le tact et la mesure propres à M. Augier l’ont préservé de glisser dans une outrance facile où le caractère maternel aurait perdu tout droit au respect et révolté justement le sens moral du spectateur. Avec un sentiment parfait où la vérité psychologique trouve son compte aussi bien que l’art, il a très bien vu que ce personnage ne ; pouvait avoir ni simplicité, ni franchise logique, et il lui a laissé, toutes le » complications qu’ont pu lui remarquer dans l’a réalité ceux qui ont eu l’occasion de le rencontrer et de l’observer, sa diplomatie sociale aux ; infinies réserves mentales, sa subtilité jésuitique de moyens, sa dialectique de sophiste, son indulgence pour le mal utile et sa complaisance envers la sottise puissante. Lors de la première représentation de la Jeunesse, ce personnage étonna et blessa presque, et nous nous sommes laissé dire qu’il n’avait pas eu une fortune différente lors d’une reprise plus récente. Qu’il étonne ou non, qu’il choque ou non, ce portrait, exécuté de main de maître avec une fermeté de lignes et une précision de nuances admirables, est d’une merveilleuse ressemblance dont il est facile de vérifier la fidélité, car qui donc oserait dire que Mme Huguet n’existe pas, et qu’il n’en a pas aperçu plus d’une fois les originaux plus ou moins parfaits dans la société inquiète, tourmentée et fiévreuse où nous vivons ?

Paul Forestier, représenté en 1868, n’a pas la portée sociale de la Jeunesse ; c’est un simple roman individuel, une anecdote de la vie privée dramatisée, d’une donnée purement morale ; en revanche, cette donnée est forte et vraie. Alfred de Musset a composé une pièce charmante sous ce titre, plein de tristesse : On ne badine pas avec l’amour ; le vrai titre de Paul Forestier serait : On ne ruse pas avec le cœur. C’est l’histoire d’un jeune peintre qu’un père, honnête homme, mais aussi coupable que bien intentionné, sépare par stratagème d’une maîtresse adorée pour le marier selon ses convenances sans attendre l’heure où cette passion serait épuisée. Avec une impitoyable férocité d’égoïsme vertueux, il a imposé à la maîtresse, femme d’une condition au moins égale à la sienne, une épreuve sous la forme de départ brusque et sans adieux, et celle-ci a eu le grand cœur et la sublime abnégation de consentir. Je vais peut-être bien étonner M. Augier si je lui dis que, parmi tous les personnages détestables de son théâtre, il n’y en a pas, non pas même l’affreux maître Guérin, qui me paraisse aussi complètement digne de haine que cet honnête Michel Forestier. La morale, au nom de laquelle il commence par implorer et finit par ordonner, pour la faire servir en fin de compte à ses vues particulières, n’a pas révélé, je le crains, tous ses mystères à ce père sentencieux ; s’il avait fait avec elle plus intime connaissance, elle lui aurait appris qu’il n’est permis d’être stoïque que pour soi-même, attendu que lorsqu’on s’avise de l’être pour le compte d’autrui, on supporte trop aisément des souffrances qui nous restent étrangères, qu’il est immoral d’exiger de pareils sacrifices, parce que cela équivaut à disposer d’existences sur lesquelles on n’a aucun droit, quelque intimement liées qu’elles soient à la nôtre, et qu’enfin les honnêtes ; gens ne font pas d’épreuves de ce genre, et n’en font même d’aucune espèce. Le véritable honnête homme, a dit un moraliste, est celui qui n’a jamais perdu personne ; à ce compte, la vertu de Michel Forestier laisse fort à désirer, car il y aura nécessairement quelqu’un de perdu dans l’épreuve qu’il réclame. Si c’est son fils, ce sera la juste punition de son imprudent amour paternel ; mais, si c’est la femme à laquelle il arrache ce sacrifice, il aura toute sa vie le remords d’avoir acheté le bonheur des siens au prix d’une manière de crime. Il est vrai que dans ce dernier cas ce père, qui n’est jamais à bout de sentences, répondra que c’est là le châtiment mérité des amours illégitimes ; ce qui est admissible pour la galerie, mais ne saurait être une excuse pour ceux qui ont bénéficié de tels amours. Qu’aurait à objecter Michel Forestier à Mme de Gers, si celle-là s’avisait de lui répondre : « Mariez votre fils, c’est votre droit de père ; s’il y consent, mon cœur se déchirera, mais au moins la blessure sera nette et franche ; mais n’attendez pas de moi que je prête les mains à votre stratagème, parce que c’est me demander de sacrifier mon honneur auquel votre fils ne voudra plus croire, et que d’ailleurs ce moyen n’est digne ni de moi, ni de lui, ni de vous, et ne serait acceptable que si nous étions ambitieux de fournir un sujet de drame à M. Dumas ou à M. Augier. » Les conséquences inévitables d’une telle épreuve ne se font pas attendre en effet. Paul Forestier, qui se croit abandonné, se précipite avec désespoir dans le mariage qui lui est présenté, pendant que sa maîtresse, exaspérée en voyant tourner contre elle l’épreuve à laquelle elle s’est prêtée, se livre au premier sot de sa connaissance qui la sollicite dans un accès de frénésie douloureuse que les psychologues peuvent comprendre, mais dont les physiologistes peuvent seuls bien décrire les caractères et la nature. Un bonheur fondé sur une méprise semblable repose sur une base fragile et ne peut être de longue durée. L’heure des révélations arrive avec la réapparition de la maîtresse sacrifiée ; alors Paul, maudissant le mariage subreptice dans lequel il s’est laissé choir, et sentant se rallumer cet amour qui n’avait jamais été éteint et couvait seulement sous le mépris, prend la résolution de quitter le foyer conjugal pour suivre en dépit d’elle la femme dont on l’a séparé sans son aveu. Si le moyen employé par Forestier père est détestable, il faut avouer que le drame qui en résulte contient de vraies beautés. Paul Forestier est de toutes ses œuvres celle où M. Augier a parlé avec le plus d’éloquence le langage de la passion. C’est une scène pleine d’accent que celle où Léa, la maîtresse sacrifiée, reçoit les confidences naïves de la jeune femme légitime, sa nièce, et la scène entre Paul et Léa, dramatique au plus haut point par la succession des sentimens opposés qui y vibrent, ferait honneur à tout poète. Le dénoûment laisse à désirer, et nous ne pouvons que répéter à ce sujet ce que nous avons dit déjà du dénoûment de Gabrielle. Il est inadmissible que des passions qui sont allées si loin fassent si soudainement volte-face, et que de tels orages s’apaisent sans laisser de longues traces de leur passage, M. Augier a voulu renvoyer son spectateur sous une impression heureuse ; à notre avis, il a eu tort, car par là il a affaibli d’autant la moralité de sa pièce. Il fallait que le rideau tombât sur le deuil du foyer des Forestier, soit par la fuite de Paul, soit par la consommation du sacrifice volontaire de la jeune femme légitime, et c’était là le moyen infaillible de montrer qu’il est criminel de jouer avec le cœur.

C’est par le Gendre de M. Poirier, représenté en 1854, que M. Augier inaugura cette seconde manière dramatique à laquelle se rapportent la Jeunesse et Paul Forestier, et du premier coup il y atteignit le degré de perfection qu’il ne devait pas dépasser. Je viens de relire cette pièce deux fois de suite, et je suis resté sous le charme. J’oserai dire qu’elle est à mon avis non-seulement la meilleure de notre temps, mais la seule qui réponde à l’idée qu’on se faisait autrefois d’une comédie. D’autres œuvres contemporaines peuvent être plus fortes, quelques-unes même peuvent être de donnée plus originale et plus hardie, aucune ne vaut celle-là pour le naturel du dialogue, l’honnête malice et la moralité enjouée. Toutes les bonnes œuvres dramatiques de tous les temps ont ce caractère particulier qu’elles sont puisées dans le plein courant de la nature humaine à l’époque où elles ont été écrites et non dans les courans irréguliers d’une nature humaine d’exception ; ainsi en est-il du Gendre de M. Poirier. Ce n’est pas un phénomène transitoire dont elle nous présente le tableau, elle s’attaque à ce qu’il y a de plus fondamental, de plus permanent dans l’état social, de notre XIXe siècle. La rivalité des représentans de l’ancienne société et des représentans de la nouvelle, de la noblesse et de la richesse, leurs luttes, leurs compromis, leurs alliances, qu’y a-t-il au fond d’autre que cela dans l’histoire sociale de notre époque ? D’autres faits peuvent avoir des apparences plus gigantesques, plus ambitieuses, embrasser plus d’horizons, aucun n’est aussi sérieux que celui-là, car il n’en est aucun qui intéresse au même degré le gouvernement de la grande maison de l’état et la bonne gestion du domaine commun. Aussi, comme les faits qui ont une forte raison d’être, a-t-il constance, suite, ténacité. Rien n’y peut, ni révolutions, ni changemens de régime, le déluge démocratique envahit tout, il surnage sur les eaux, les flots se retirent, il reste à sec sur la plage. C’est un fait fée doué d’une vitalité extraordinaire qui, à l’instar de certain personnage merveilleux, ressuscite aussi souvent qu’on le tue, et revit même d’une vie d’autant plus forte qu’on le tue plus fréquemment.

À ce mérite d’être prise dans ce qu’il y a de plus fixe et de plus essentiel dans notre état social cette comédie en joint un second qui est presque aussi rare, c’est qu’elle ne calomnie pas la nature humaine qu’elle met en scène, qu’elle est mordante sans injustice, et qu’elle est amusante sans avoir eu pour cela besoin d’être excessive. Rien de noir dans les caractères, partant rien de violent dans le ton, rien de laid dans les passions, partant rien de flétrissant dans la raillerie. Les personnages sont peints avec une vérité de touche qui réunit à la fois la franchise et la finesse, deux qualités qui se rencontrent rarement sous le même pinceau, et ils sont éclairés d’une lumière à la fois sans indulgence et sans mensonge qui ne dissimule aucune de leurs faiblesses, mais qui n’abuse le spectateur sur aucune ; cela est, comme on dit en peinture, d’une harmonie de ton et d’un fondu de nuances vraiment délicieux. Aucune velléité de caricature comme cela était à craindre en un sujet où l’opposition des deux types poussée avec verve comique pouvait arriver facilement à la charge, et comme elle y serait arrivée, je le crois bien, si M. Augier eût été seul à tenir le pinceau. Ce n’est pas en effet la seule fois que M. Augier a mis en présence nobles et bourgeois, gentilshommes et enrichis, mais dans aucune de ses peintures ultérieures nous ne rencontrons la même bonne grâce railleuse, la même sympathique ironie, la même équité lumineuse. Il y règne au contraire Un visible esprit de partialité politique, et comme une rancune invétérée d’enfant du tiers-état qui transforme en hostilité difficilement conciliable ce que le Gendre de M. Poirier présente comme un malentendu effaçable par l’amour et la mutuelle estime ; les Effrontés, le Fils de Giboyer, Lions et Renards, disent assez haut que l’auteur a des préférences politiques et de quelle nature elles sont. Heureusement pour la perfection de cette comédie, M. Augier avait eu la rare fortune de s’associer le collaborateur le plus désirable en un tel sujet, l’écrivain qu’où peut nommer en toute vérité et sans ombre de flatterie le Van Dyck exquis des races nobles au XIXe siècle, car lui seul a su les peindre sans alliage aucun de prévention hostile ou d’indulgence servile, et nous les faire aimer jusque dans leur étroitesse et leurs préjugés, Jules Sandeau. Le pinceau a été tenu par deux mains à la fois, l’une d’une vivacité hardie, l’autre d’une lecteur caressante, qui ont à l’envi corrigé les excès ou les timidités l’une de l’autre, et c’est par là en toute évidence que s’explique le nuancé d’une si irréprochable justesse de cette pièce.

Dans le discours qu’il prononça lors de la réception de M. Augier à l’Académie française, M. Lebrun, parlant des inconvéniens de la collaboration, plaçait au nombre des plus grands l’incertitude dans laquelle les œuvres qui en résultaient laissaient le spectateur ou le lecteur. J’en demande bien pardon aux mânes de l’honorable académicien, mais sa critique, parfaitement fondée en thèse générale, porte à faux pour le Gendre de M. Poirier. Est-ce à vous, Plaute-Augier, qu’appartient l’invention de cette scène d’un si bon comique où M. Poirier, désireux de vengeance, remplace brusquement le menu élégant du dîner de son gendre par le pot-au-feu et les ragoûts d’un repas de bourgeois sans façons ? Elle est bien dans votre gamme, et cependant serait-il très difficile d’y retrouver cette note d’honnête gaîté que l’auteur du Docteur Herbeau excelle à donner quand il le veut ? Est-ce vous, Térence-Sandeau, qu’il faut louer pour tel sentiment d’une délicatesse ingénieusement exquise comme celui que voici par exemple : « Quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parens, et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus étroite et la plus tendre des parentés ? » Et auquel des deux revient l’honneur de ce mot admirable d’Antoinette : « Et maintenant va te battre, » qui scelle d’une manière si imprévue la réconciliation des époux et clôt la pièce avec tant de vraie noblesse ? Questions oiseuses vraiment et que l’on ne songe même pas à se poser, tant les deux instrumens se sont fondus dans un fraternel unisson, et tant on oublie devant, cet accord parfait la double paternité de l’œuvre. Qu’importent ces deux pères, s’ils ont pensé et senti comme un seul ? La grande objection que l’on peut opposer aux entreprises littéraires en collaboration, c’est précisément la difficulté de cet accord, car les sujets où deux talens doués chacun de qualités originales pourront se rencontrer d’une manière aussi heureuse et se confondre avec une telle intimité seront toujours des cas d’exception. La collaboration de M. Augier et de M. Sandeau ne s’est pas arrêtée au Gendre de M. Poirier : a-t-elle jamais retrouvé la même rare fortune, et les œuvres qui en sont sorties ont-elles la même étroite unité ? Sans doute la Pierre de touche contient des parties bien traitées, et cependant n’y a-t-il pas quelques discordances dans cette pièce qui nous présente le monde des aigrefins titrés de Maître Guérin et de la Contagion dans un scenario et un décor romantiques à la Sandeau ? Ici nous sentons visiblement deux talens, deux inspirations ; l’accord, sans être rompu, laisse subsister la dualité des exécutans. La discordance est bien plus frappante encore dans Jean de Thommeray, où M. Augier s’est établi comme en pays conquis dans la charmante nouvelle qui a fourni le sujet de la pièce et l’a livrée à l’invasion des intrigans des Effrontés et des faiseurs de Ceinture dorée. Cette fois, M. Augier a tiré à lui toute la couverture, et il n’en est rien resté pour M. Sandeau. Ce que la nouvelle avait dissimulé avec un art si discret, par crainte de diminuer notre sympathie pour le héros et d’affaiblir par là le touchant effet du dénoûment, est précisément ce que le drame expose sous la lumière la plus crue. Toutes les draperies dont les désordres de Jean avaient été voilés par le romancier ont été déchirées sans vergogne, en sorte qu’au lieu d’écouter l’histoire toute morale d’une âme égarée, nous assistons au spectacle tapageur d’une vie coupable. Le dénoûment reste toujours beau, mais il est beaucoup moins bien préparé par l’art du dramaturge que par celui du romancier, et il paraît presque insuffisant dans sa sobriété héroïque pour dissiper l’impression des trois actes de dévergondage auxquels on vient d’assister.

Il faut bien que cet accord soit ce qu’il y a de plus difficile et de plus rare, puisque nous voyons la collaboration de M. Emile Augier avec M. Edouard Foussier répéter l’histoire de la collaboration avec Jules Sandeau. La personnalité de M. Foussier est moins connue du monde littéraire que celle de Jules Sandéau ; ce que nous, savons de lui, c’est qu’il est très ancien ami de M. Augier et qu’il y a par conséquent entre eux mieux que de la sympathie d’intelligence. C’est un homme d’esprit incontestablement, mais de quelle nature d’esprit, voilà ce qu’il est plus difficile d’établir, puisque nous n’avons pour en juger que les pièces écrites sous la raison sociale Augier et Foussier. Eh bien, il nous semble cependant que ces documens interrogés avec soin permettent des conclusions qui n’ont rien de trop téméraire ni de trop forcé. Dirai-je à M. Augier que sur les trois pièces qu’il a écrites avec M. Foussier, il y en a deux, Ceinture dorée et Un beau mariage, où l’on sent d’une manière très marquée la présence d’un autre esprit que le sien ? La différence n’est que de nuance, car les deux esprits sont évidemment de la même famille, mais les jumeaux ne sont pas nécessairement des ménechmes, et ce sont des ménechmes que réclame une œuvre en collaboration pour acquérir cette unité dont nous avons vu un si rare exemple dans le Gendre de M. Poirier. Les qualités qui distinguent les deux pièces dont nous venons de donner les titres sont bien celles qui sont propres à M. Augier, seulement elles y sont pour ainsi dire aggravées. C’est bien la même vigueur, seulement cette vigueur tourne en masculinité ; c’est là même franchise, mais avec une pointe de brutalité plus aiguë ; c’est le même naturel, mais poussé jusqu’à une robuste trivialité ; le même esprit comique, mais avec moins de finesse, une tendance très prononcée au burlesque et des inventions quasi foraines du plus amusant effet. Comme nous ne retrouvons pas, l’analogue de tout cela dans le reste du théâtre de M. Augier, nous pouvons en induire que ces aggravations sont le fait de M. Foussier et peuvent être prises comme indice d’un talent comique de même nature que celui de M. Augier, moins mesuré et plus trouble, mais peut-être avec plus de tempérament et de fougue primesautière.

Le bonhomme Roussel de Ceinture dorée, barbon enrichi par des moyens malhonnêtes, qui, voulant à toute force marier sa fille qu’il adore cependant, va la jetant à la tête des premiers venus, n’est-il pas un personnage divertissant à la façon de l’ancienne comédie, et quelque peu proche parent de Cassandre ou de Géronte ? Quel phénomène de psychologie grotesque que l’éveil du remords dans cette conscience improbe sans méchanceté ! Et la scène où, excédé de ses richesses qui ne lui procurent qu’avanies et déboires, il jette sur le parquet avec colère les sacs d’écus qu’on lui apporte, n’est-elle pas d’un comique amusant bien que sentant quelque peu la farce ? Assurément Ceinture dorée n’est pas une bonne pièce, et cela est regrettable, car la donnée en est excellente tant pour la moralité qui s’en déduit que pour les situations qui s’en tirent naturellement, et les auteurs y ont, sans trop s’en apercevoir, frisé le genre de comédie de l’ancien répertoire. Ce comique à tournure plus populaire, voisin de la caricature, n’est pas aussi marqué dans Un beau mariage ; cependant les deux rôles de Laroche-Pingoley et du baron de La Palud offrent plus d’un trait burlesque analogue à ceux que nous venons de citer. Puisque dans ces deux pièces nous remarquons un certain genre d’esprit que le reste du théâtre de M. Augier ne nous présente pas avec autant d’accent, il est assez naturel d’en conclure que la fusion des deux collaborateurs n’a pu se faire assez étroitement, et qu’une part du talent qui est propre à chacun est restée à leur insu réfractaire à cette délicate opération. L’unité au contraire est complète dans les Lionnes pauvres, qui est pour cette collaboration ce que le Gendre de M. Poirier est pour la collaboration avec Sandeau. Le sujet étant par sa nature de ceux où aucun des collaborateurs n’avait à faire effort pour entrer dans son interprétation, l’accord s’est produit comme de lui-même, et il en est résulté une pièce moins aimable assurément que le Gendre de M. Poirier et d’un intérêt moins général, mais aussi heureusement conçue et venue à terme.

Est-ce à ces deux noms que s’arrêtent tous les collaborateurs de M. Augier ? Oui, selon l’affiche des théâtres ; mais je n’oserais pas assurer qu’il n’y en a pas eu quelque autre plus secret, un de ces collaborateurs sans le savoir qui agissent sur vous par l’exemple sinon par le conseil, et vous montrent la route à suivre, s’ils ne la font pas avec vous. L’hypothèse est peut-être erronée, mais il ne m’est pas bien prouvé que M. Augier eût mis autant de hardiesse à transporter sur la scène la réalité dans ce qu’elle a de plus navrant et de plus scandaleux sans l’exemple de M. Dumas, et que le Demi-Monde ne soit pas pour quelque chose dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. M. Augier en effet semble avoir plus de décision que d’initiative, il ne trouve pas toujours d’emblée sa route, nous l’avons dit ; mais, une fois qu’il l’a vue ouverte devant lui, il s’y engage avec une fermeté et un entrain que nul ne pourrait surpasser, bien résolu à aller jusqu’au bout. Voyez plutôt le Mariage d’Olympe. La pièce est d’une audace à faire reculer les plus intrépides ; le sujet même du Demi-Monde est timide en comparaison, et passer de la baronne d’Ange à Olympe Taverny, c’est passer de l’exploitation élégante des faiblesses humaines à l’exploitation par chantage et à l’escroquerie par intimidation, c’est-à-dire assister au spectacle du vice dans ce qu’il a de plus bestial, de plus fangeux, de plus insolent et de plus trivial. Si le sujet est audacieux, la peinture est de main de maître. Le monstre a été rendu dans toute sa hideur, sans qu’il manque un trait à son effronterie et à sa bassesse. Si jamais œuvre, entreprise dans la pensée de prouver que la nature première est invincible et que rien ne peut jamais la changer, a plaidé sa thèse avec vigueur et conclu avec logique, c’est bien celle-là. Comme cette nature première a été chez Olympe expressément formée pour le mensonge et le vice, il y a en elle une sorte de franchise impudente qui la rend inhabile à la plus vulgaire prudence et à la contrainte la plus élémentaire. Olympe est vicieuse contre tout bon sens ; l’instinct pervers, plus fort en elle que l’intérêt bien entendu, la rend incapable de discernement. A la plus futile circonstance, le naturel reprend le dessus. Un intrus lui présente des diamans, et, oublieuse de sa fortune nouvelle, elle étend pour les saisir ses griffes crochues de pie voleuse. On la laisse seule une soirée, immédiatement elle en profite pour organiser une partie fine et pour transformer la salle à manger de famille en cabinet particulier de restaurant parisien. Et comme elle s’ennuie avec sincérité dans la compagnie des êtres bons et vertueux que son escroquerie légitimée lui a donnés pour parens ! Comme le fardeau de la bienséance et du respect pèse lourdement sur la boue chaude qui lui sert d’âme ! Comme ses bâillemens irrépressibles justifient le mot de son mari : « Vous êtes, madame, dans la famille comme un impie dans une église ! » Cette œuvre remarquable n’a jamais eu tout le succès qu’elle mérite, en partie parce que cette peinture, sans atténuation aucune, d’une nature odieuse à l’excès, blesse sans émouvoir, en partie à cause du détail qui lui sert de conclusion, ce fameux coup de pistolet par lequel le vieux marquis exaspéré met fin aux menaces effrontées de déshonneur qu’Olympe fait peser sur sa famille.

Le coup de pistolet du Mariage d’Olympe, quel instructif petit essai de morale sociale on pourrait écrire sous ce titre ! Si jamais dénoûment a été bien trouvé, était légitimé par les circonstances où l’auteur a placé ses personnages, et donnait satisfaction à ce besoin de justice qui possède d’ordinaire le spectateur, c’est bien celui-là. Il fut vivement blâmé cependant par quelques critiques sous prétexte qu’il blessait le code pénal, et qu’après tout Olympe était dans son droit ayant la loi de son côté, argument qui, pour ne rien dire de plus, a le défaut de ressembler à la manière peu relevée de raisonner des gens de la maison des Capulets au premier acte de Roméo et Juliette : « Si nous frappons les premiers, la loi sera-t-elle pour nous ? » Je ne sais si ce coup de pistolet blesse les lois humaines, mais à coup sûr il respecte et applique les lois divines, et c’est là tout justement ce qu’on doit exiger d’un drame. La vérité, je le crains, est que ce coup de pistolet venant d’un marquis soulève certaines préventions démocratiques ; mais la logique et la justice ne connaissent pas de telles préventions, et disent que les choses ne changent pas de nature parce qu’elles se rapportent à un noble au lieu de se rapporter à un homme du peuple, et qu’une méchante action commise contre un marquis ne mérite pas plus le prix Monthyon qu’une méchante action commise contre un plébéien. Supposons, au lieu du Mariage d’Olympe, une pièce où un homme du peuple outragé dans la personne de sa fille viendrait demander réparation au séducteur qui refuserait sous prétexte que la loi ne l’oblige pas, est-ce que le coup de pistolet qui punirait ce déni de justice ne paraîtrait pas acte légitime, bien que punissable par la loi, et la pensée viendrait-elle d’y faire la moindre objection ? L’honneur d’un marquis ne vaut pas plus, je l’accorde, que celui d’un homme du peuple, mais il ne vaut pas moins, et alors pourquoi ce qui serait justice chez l’un deviendrait-il crime chez l’autre ? Oui, nous le savons, il y a dans tout élément social triomphant une tendance à méconnaître chez ses adversaires ce qu’il admet pour les siens ; ce sont là des faiblesses partiales qui sont dans la nature humaine, mais les cœurs droits n’y cèdent jamais, et il est du devoir de tout bon esprit d’y résister.

Les Lionnes pauvres déjà nommées sont une autre étude du vice à laquelle peut s’appliquer avec fidélité l’exacte définition donnée par Alfred de Musset du drame à la Mérimée : « un plomb brûlant incrusté sur la réalité. » Cette fois c’est le tableau de l’adultère salarié pour satisfaire à des besoins de vanité.. La pièce n’est pas enlevée avec plus de vigueur que le Mariage d’Olympe, mais elle l’emporte sur un point, elle est plus pathétique. Il y a, en dépit du mariage escroqué, trop d’inégalité entre Olympe et ses dupes pour que la pitié se porte sérieusement sur ces dernières ; Olympe, nous le sentons, disparaîtra de leur existence comme un mauvais rêve. Mais une telle distance n’existe pas entre Séraphine et le bonhomme Pommeau ; aussi, lorsqu’on voit au dernier acte cet honnête homme, écrasé sous l’affreuse révélation, sortir chancelant, trébuchant, quasi aveugle, pour aller il ne sait où, pendu au bras du sceptique compatissant Bordognon jouant le rôle d’Antigone ou de Cordelia, notre cœur se serre aussi cruellement, sinon aussi noblement, devant la destinée de cette vertueuse ganache que devant celle d’un Œdipe ou d’un roi Lear. Le théâtre contemporain n’est pas tendre en général pour les aventurières, et M. Augier est peut-être à cet égard encore plus impitoyable que ses confrères. Cette sévérité au théâtre est chose toute nouvelle, car elle n’a jamais existé dans l’ancienne littérature, où le personnage de l’aventurier de l’un ou de l’autre sexe porte d’ordinaire une figure peu tragique. Cette sévérité dénonce-t-elle donc des mœurs plus mauvaises que celles d’autrefois ? Non, à la rigueur, mais elle dénonce en tout cas u*n état social nouveau où se rencontre un péril que ne connurent jamais les anciennes sociétés. Ce péril c’est que, toutes les distances étant comblées par l’égalité démocratique, la famille, autrefois protégée par l’inégalité des conditions contre les folies de ses membres, est aujourd’hui ouverte par nos lois, que tout rôdeur peut s’y introduire si bonne garde n’est faite, et qu’une fois introduit il n’est pas d’indignité qui puisse l’en déloger. C’est le sentiment très nettement accentué de ce danger toujours présent, toujours possible dans une société où les individus, rapprochés sans distinction de rangs, ont à la fois une prise plus directe les uns sur les autres et de moindres moyens de défense, qui se laisse expressément remarquer chez M. Augier, et lui dicte sa sévérité contre les aventuriers et les corrupteurs de tout sexe et de toute catégorie. Là où d’autres se sont surtout indignés au nom de l’amour trahi ou méconnu, de l’idéal souillé, il a vu la famille menacée ou détruite, et, par ses cris répétés contre les entreprises de l’intrigue ou de la perversité, il a mieux servi la cause du foyer domestique qu’il ne l’avait fait autrefois par le plaidoyer sentimental de Gabrielle.

Malgré sa sévérité vengeresse, M. Augier n’a pas renouvelé contre la Séraphine Pommeau des Lionnes pauvres le coup de pistolet du Mariage d’Olympe. Il l’a trouvée assez châtiée en ouvrant pour elle, sous les yeux du spectateur, la perspective d’un avenir de tables d’hôte et de brelans clandestins, et ce châtiment, qui est bien de l’ordre de ceux qu’il préfère, nous est une occasion toute naturelle de dire comment il comprend la justice dramatique. Une justice élégante que la sienne, comme celle d’un dandy ferme dans son droit et scrupuleux par propreté sur le choix des moyens, qui sait que le sang des coquins salit à l’égal de la boue, et s’arme plus volontiers de la cravache que du couteau. Il a compris judicieusement que presque toujours les châtimens violens amnistiaient en partie les coupables dans l’esprit des spectateurs, et il punit ses coquins et ses fourbes par le mépris, comme les Scythes employèrent le fouet pour faire rentrer dans l’obéissance leurs esclaves révoltés. Il est l’inventeur d’un genre de dénoûmens impitoyables sans cruauté, par lesquels la morale est vengée avec une ironie tranquillement hautaine, tout à fait conforme à la définition célèbre de M. de Talleyrand : « La vengeance est un mets qui doit se manger froid. » Connaissez-vous un dénoûment plus tragique que celui de l’Aventurière, dona Clorinde obligée de passer la porte tête basse, et cela au moment où, pour comble de punition, elle se sent le cœur pris pour celui-là même qui lui inflige cette honte ? Quoique maître Guérin se flatte d’être en règle avec la légalité, je ne suis pas bien sûr que ses faits et gestes ne fussent pas justiciables de la chambre des notaires ; mais quel procès, quel affront, vaudraient jamais le châtiment que lui a réservé M. Augier, l’abandon de sa propre famille ? A coup sûr, s’il est un sujet qui appelât un dénoûment par le sang, c’est bien celui de la Contagion, et je crois que M. Dumas n’y aurait pas résisté ; cependant d’Estrigaud démasqué, déconfit, recevant pour coup suprême le congé final de Navarette, et se trouvant, au bout de ses intrigues immorales, tout penaud en face de lui-même, n’est-il pas autrement châtié que par le duel le plus heureux ? Et que d’autres bonnes justices du même genre, Vernouillet des Effrontés exécuté par la marquise d’Auberive, Olivier Merson de Madame Caverlet congédié avec la flétrissure de son demi-million ! Ces ingénieux dénoûmens enfin n’ont pas seulement le mérite de l’élégance dans la justice, ils ont encore celui d’être en rapport parfait avec ce genre mixte de comédie-drame en faveur aujourd’hui qui veut combiner les avantages de deux genres, car ils évitent, comme la comédie le veut, d’être sanglans, et ils sont aussi implacables que le drame peut les désirer.

Les personnages du second théâtre de M. Augier peuvent se diviser en deux groupes principaux, les aventuriers et les enrichis. Ces derniers sont plus nombreux que très variés, car M. Augier les a presque tous pris à dessein dans le genre malhonnête, afin de ramener par leur moyen une thèse de morale sociale qui a son importance et se rapporte directement à ce vigoureux sentiment de la famille qui lui a dicté ses drames contre les aventuriers. Cette thèse, c’est que la fortune acquise par l’improbité est un mauvais terrain pour édifier, et que la maison n’est pas sûre dont l’honneur ne fait pas l’assise. Pour punir ces enrichis improbes, il a eu recours à une application aussi forte qu’ingénieuse de cette justice dramatique que nous venons d’esquisser, en les frappant par la famille même qu’il les montre impuissans à fonder, en les faisant juger en face, condamner et rappeler à l’honneur par leurs propres enfans. Le bonheur de sa fille est l’unique souci du bonhomme Roussel de Ceinture dorée ; cependant, malgré sa colossale fortune, il sent peser sur son enfant la malédiction de la mauvaise renommée qu’il s’est acquise, et, perdant la tête sous le coup de cette inquiétude incessante, il s’en va la proposant pour ainsi dire de porte en porte. Un galant homme, que sa fille aime et dont elle est aimée, n’a-t-il pas eu malgré cette passion mutuelle la cruelle délicatesse de repousser formellement les offres d’alliance qu’il lui faisait et de lui déclarer tout net qu’il ne pouvait accepter une fortune dont la source était aussi notoirement impure ? Le bonhomme Charrier des Effrontés se croit honnête homme en toute bonne foi, à l’occasion même il se donnera des airs de pharisien impitoyable envers les publicains qui, comme Vernouillet, laissent quelque chose à désirer sous le rapport de la probité, en dépit de l’absolution rechignée accordée par la justice à leurs affaires ; il y a si longtemps qu’il a gagné ce procès véreux qui fut le fondement de sa fortune qu’il l’a lui-même oublié. Il croit pouvoir maintenant faire en toute sécurité à sa maison l’application de cette mirobolante définition de l’honneur trouvée par son confrère Roussel de Ceinture dorée : « l’honneur est le luxe des maisons riches ; » mais quel désespoir menaçant et quels reproches amers il lui faut subir le jour où son brave garçon de fils est tiré de sa quiétude par la révélation de faits et gestes qui ont précédé sa naissance ! Le bonhomme Ténancier de la Contagion n’a aucun camouflet intime de ce genre à redouter ; il a cependant aussi ses soucis à l’endroit de la famille, car il se heurte à un danger qui attend maintes fois les maisons de fortune nouvelle, l’écart trop brusque et trop large entre la manière de vivre d’un père né dans la médiocrité et celle d’enfans nés dans la richesse, pour lesquels l’autorité paternelle se réduit à celle d’un coffre-fort amical et grondeur.

La plus complète, la plus dramatique de ces exécutions de pères coupables par leurs propres enfans, est celle qui remplit toute la pièce de Maître Guérin. D’ordinaire les enrichis malhonnêtes de M. Augier sont, en dépit de leurs péchés financiers, sans perversité réelle, et méritent l’expression de bonshommes dont nous nous sommes servi pour les présenter au lecteur. Dans Maître Guérin au contraire, M. Augier a voulu nous montrer le spectacle d’un pécheur endurci que le reproche ne suffit pas pour amener au repentir. Maître Guérin est un notaire madré, chasseur d’affaires intrépide, dont le sens moral n’a jamais contrarié le flair subtil et dont la sensibilité n’a jamais empêché la justesse du tir. Donnant à ce principe bien connu, qu’en affaires il n’y a pas d’amis, l’extension la plus large et en tirant en logicien hardi les conséquences les plus rigoureuses, il se dit que les amis sont le gibier le plus commode à tirer, le plus sûr à atteindre, et que par conséquent ce serait duperie de le manquer. Fort de ce raisonnement malhonnête quoique pratique, cet habile homme dresse des contrats qui sont des trappes, passe des actes qui sont des gluaux, et arrange obligeamment, dans le secret de l’intimité et sous des noms fictifs qui recouvrent le sien, des prêts qui équivalent à des escroqueries. Peu lui importe que sa victime soit un pauvre fou que la rage des inventions pousse à sa ruine, incapable de la gestion de ses biens et vivant sous la tutelle de sa fille, son plus proche voisin et l’un des plus anciens amis de sa famille, il estime que ce sont là non des motifs de s’abstenir, mais autant de circonstances précieuses. Vient le moment où la ruine de sa victime révèle son adresse improbe, et ce moment est celui où son fils, brave officier de retour de la campagne du Mexique, s’apprêtait à demander la main de la fille du maniaque. Colère de l’officier qui ne cache pas son désespoir d’appartenir à un père pareil, et sommations peu respectueuses de restituer à sa dupe le bien subtilisé ; refus énergique du notaire, qui ne cache pas son mépris pour cette morale militaire et son regret d’avoir donné le jour à un fils aussi peu né pour les affaires. Rien ne peut fléchir cette robuste improbité, que l’abandon définitif de la famille châtie sans l’émouvoir un instant. C’est une des maîtresses œuvres de M. Augier que cette pièce où son habileté a triomphé d’un sujet révoltant au premier chef. Le dernier acte, qui nous montre Guérin accablé par son fils et sa femme sous des reproches qui valent des insultes et laissé dans un abandon qui est pour le coupable une sorte de mort civile, est peut-être la chose la plus audacieuse que l’on ait jamais mise sur la scène. A coup sûr, l’ancien théâtre aurait reculé devant une telle situation. Songez donc, le père jugé en face par le fils faisant fonctions de président de cour d’assises, dépouillé par ce juste jugement de son autorité paternelle, dégradé de ses droits à l’affection, et passant pour sa famille à l’état d’étranger pestiféré, quel spectacle embarrassant pour la conscience, blessant pour le cœur, contraire à la morale la plus universellement et traditionnellement admise, et quel jour terrible il ouvre sur nous-mêmes qui avons pu le voir et l’entendre sans en être scandalisés ni surpris ! Ce dernier acte de Maître Guérin est le plus grand témoignage de force qu’ait jamais donné le talent de M. Augier.

Le don de création, — au moins tel qu’il se manifeste dans ce second théâtre, — est chez M. Augier plus fort que varié et souple. La plupart de ses personnages sont mieux construits anatomiquement qu’ils ne sont bien organisés physiologiquement ; le système musculaire est chez eux excellent, mais la vie nerveuse laisse à désirer. Très accentués d’ordinaire, très en relief sans avoir pour cela un cachet d’individualité très exceptionnel, ils présentent un certain air de famille qui les fait au bout de peu de temps assez aisément se confondre dans le souvenir. D’une robuste vulgarité, un peu secs de cœur, un peu durs de caractère, volontiers cassans de ton, il leur manque à presque tous un je ne sais quoi qui leur retienne la sympathie de la mémoire. Dans la foule de ces personnages, deux sont restés plus populaires que tous les autres, le baron d’Estrigaud, de la Contagion, et Giboyer, des Effrontés. Le succès de ces personnages a même été assez grand pour que l’auteur ait cru devoir leur faire les honneurs d’une suite, honneurs peu communs, et que depuis la trilogie dont Figaro est le héros, aucun personnage dramatique n’a, je crois, obtenus ; mais les suites valent rarement les premières œuvres qu’elles continuent, et c’est pourquoi le Fils de Giboyer et Lions et Renards n’ont été qu’un prétexte pour forcer une certaine note qu’à notre avis M. Augier aurait peut-être aussi bien fait de ne pas donner avec autant d’éclat.

La Contagion continue sous une forme nouvelle cette vigoureuse défense de la famille que nous avons remarquée dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. Prenez garde, dit M. Augier dans cette pièce à la famille moderne, il y a des corruptions et des corrupteurs de plus d’une sorte, et tout danger n’est pas écarté parce que vous êtes parvenus à éconduire une Olympe ou à éviter une Séraphine Pommeau. Regardez quels sont ceux qui fréquentent vos fils, ceux dont ils se plaisent à copier le ton, à répéter les paradoxes, dont ils admirent avec une complaisance étourdie le trop constant bonheur au jeu, les galanteries trop affichées, le train coûteux difficile à expliquer sans la possession de la lampe d’Aladdin, les jeux de bourse trop miraculeux pour un temps qui n’admet plus les sorciers. Pour appuyer et justifier son conseil, il rassembla nombre de traits épars que connaissaient les Parisiens au courant des propos de clubs, de théâtres, de salons et de champs de courses, les réunit en un seul corps, et en forma son baron d’Estrigaud. Le personnage réalise entièrement le but que l’auteur s’est proposé ; il a de la portée. A-t-il autant d’originalité, et serait-il bien difficile de lui trouver un prototype ? Ce noble personnage a des ancêtres de plus d’une sorte, car dans la littérature d’imagination son grand-père, il y a cent ans, s’appelait le comte de Valmont, vous savez, l’infâme Valmont des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Ce qui nous fait bien croire que c’est là réellement son origine, c’est que nous le voyons imiter d’assez près son effroyable modèle pour être autorisés à écarter la supposition d’une rencontre fortuite et inconsciente. Corrupteur par principe comme Valmont, intrigant machiavélique et souterrain comme lui, il a renouvelé avec une petite dame du nom de Navarette, qu’il a prise pour complice de ses vices élégans, l’association clandestine du comte avec la satanique baronne de Merteuil. Il y a plus, la leçon très directe qui sort de la Contagion répète le titre même du roman de Laclos, et l’accole comme une juste qualification au nom du principal personnage ; car qu’est-ce que d’Estrigaud pour ceux qui se donnent le triste plaisir de le fréquenter, sinon une liaison dangereuse au premier chef, l’incarnation même de la liaison dangereuse ? A la vérité d’Estrigaud opère des ravages moins sérieux que ceux de Valmont, mais il y fait bien ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute si la marquise Galeotti de la Contagion ne sort pas de ses machinations aussi complètement perdue que la présidente de Touret, et si la fière Mlle de Birague de Lions et Renards est plus récalcitrante à la corruption que la naïve Cécile Volange. Ce n’est pas non plus sa faute s’il n’a pas le bonheur de vivre comme Valmont dans une société fermée où les abus à huis-clos étaient faciles, où l’on n’avait pas le déplaisir d’habiter comme de nos jours des maisons de verre qui laissent transparaître les trames secrètes et trahissent les crimes en projet. Est-elle assez bien filée la scène où, pour écarter le principal obstacle qui peut s’opposer à ses projets amoureux sur la marquise Galeotti, il s’ingénie à guérir de ses préjugés bourgeois, à l’endroit de la vertu des femmes et de l’honneur de la famille, le jeune frère de la marquise ? En dépit de l’admiration que lui a vouée ce jeune ami, qui se plaît à se modeler sur lui en toutes choses, il perd ses peines de sophiste et vient échouer contre un fonds opiniâtre d’honnêteté roturière. Il y a des guerriers qui, bien que toujours malheureux, n’en ont pas moins mérité le nom de grands capitaines ; tel est le sort que les circonstances de la société moderne font à d’Estrigaud, grand tacticien destiné à ne jamais réussir, et dont les batailles toujours gagnées jusqu’à la dernière heure sont toujours perdues au suprême instant. Inférieur à Valmont pour le succès, il lui cède encore sur un autre point. Très grand artiste en perversité, plus grand artiste peut-être que Valmont, il n’a pas au même degré l’amour désintéressé du mal. Il ne corrompt pas pour le seul plaisir de corrompre, mais pour bénéficier matériellement des conséquences de la corruption. D’Estrigaud est un Valmont vénal, boursicotier, coulissier, encanaillé dans les tripotages véreux et les associations vulgaires qu’ils exigent, et cette condition suffit pour lui faire perdre le grand air de son détestable ancêtre. Ce n’est plus un grand seigneur dépravé, c’est un aventurier titré qui a connu le vieux Robert-Macaire et le vieux baron de Wormspire et qui a profité de leurs conseils. Ce qui fait l’infériorité de d’Estrigaud fait cependant par compensation son originalité, car c’est au moyen de ces circonstances de vénalité dans le mal que M. Augier a transformé et modernisé ce type exécrable.

Giboyer n’est pas d’aussi noble extraction que d’Estrigaud, mais, pour venir de moins loin, il vient cependant aussi de quelqu’un, et, s’il n’a pas d’ancêtres, il a des confrères qui l’ont précédé dans les souvenirs des contemporains ; il a certainement fait partie des bohèmes d’Henri Mürger dont il reproduit les mœurs et dont il parle le langage pittoresque avec une pureté que Colline et Schaunard ne désavoueraient pas. Ce personnage est très connu, car il a pour ainsi dire beaucoup roulé, en sorte que chacun peut vérifier sans peine la ressemblance du portrait donné par M. Augier. Ce portrait est vrai sans trop de charge, ni embelli, ni enlaidi. Le cynisme de mœurs de Giboyer et la bonté réelle de son cœur, le scepticisme de sa conscience pour tout ce qui se rapporte à la défense ou à l’abandon de ses opinions individuelles et la foi de son intelligence aux idées générales, sont des traits contradictoires nullement inconciliables, et qui se rencontrent souvent réunis chez de tels vieux enfans malheureux, avachis par les longues souffrances et que la destinée a lassés d’eux-mêmes. Le personnage est donc bien rendu ; malheureusement il a plu à M. Augier de l’enfler outre mesure pour en faire l’interprète et presque l’incarnation des idées sociales modernes, et nous ne pouvons accorder au prédicateur politique la sympathie que nous accordons volontiers au bohème. Il fut un temps où nous aurions aimé à discuter longuement les opinions de Giboyer, aujourd’hui, nous l’avouerons, nous ne nous en sentons plus le courage. En ces jours d’avant le déluge, nous aurions certainement reproché à M. Augier de tant se défendre d’avoir voulu faire des pièces politiques dans les Effrontés et le Fils de Giboyer, alors que chaque scène de ces deux pièces sent le pamphlet, et n’est qu’un plaidoyer dialogué sans déguisement aucun contre un parti que nous n’avons pas besoin de nommer ; nous lui aurions fait remarquer ce qu’il y a d’illogique à représenter comme impuissans des adversaires contre lesquels on va en guerre avec des moyens d’attaque si vigoureux ; nous lui aurions demandé, puisque, à son avis, ces adversaires sont des ruines, des fantômes et des vaincus, à quoi bon tant de canonnades contre des ruines, un feu si bien nourri contre des fantômes, et pourquoi si peu de ménagemens pour des vaincus. L’heure est passée de telles polémiques ; la destinée a élargi le cercle des vaincus dans des proportions que ne soupçonnait probablement pas M. Augier lorsqu’il créa son héros démocratique, et y a fait entrer des opinions et des partis qu’il aurait certainement voulu en exclure. Nous n’avons plus aujourd’hui de refuge et d’espérance que dans les opinions de Giboyer. A quoi bon chercher par conséquent si Giboyer raisonne bien ou mal ; il faut, bon gré, mal gré, qu’il ait bien raisonné, car où en serions-nous, si par hasard il se découvrait que sa logique a été défectueuse ? Ce jour, nous poumons nous trouver pour la plupart, M. Augier y compris, dans d’assez cruels embarras ; mais j’imagine que le marquis d’Auberive aurait quelque peu le droit de s’en frotter les mains et Sainte-Agathe d’en rire sous cape.

La carrière parcourue jusqu’à ce jour par M. Augier se divise, nous l’avons vu, en deux phases bien distinctes et tranchées. Dans la première, il n’a semblé vouloir demander ses succès qu’à la poésie et a poursuivi à travers bien des détours et avec bien des tâtonnemens une certaine comédie mixte où il cherchait à mêler dans des proportions à peu près égales l’idéal et la réalité. Dans la seconde, soit qu’il ait reconnu que sa muse poétique, plus studieusement que spontanément inspirée, ne lui donnerait jamais que des succès aimables, soit qu’il ait remarqué avec justesse que, dans les mélanges qu’il essayait, son esprit avait une tendance à faire la part de la réalité plus grande que celle de l’idéal, il a bravement donné long congé à sa muse et a pris avec une décision hardie le parti de verser tout à fait du côté où sa nature le faisait pencher. De cette décision est né ce second théâtre, où il a rivalisé sans désavantage avec les peintres les plus audacieux de la réalité, et qui a rendu son nom aussi populaire auprès du vaste public que le premier théâtre l’avait déjà rendu cher auprès du public d’élite des lettrés et des délicats. Aujourd’hui ces deux phases sont également closes pour lui, en ce sens que, quels que soient les succès qu’il est en droit d’en attendre encore, ces succès ne seront pas d’autre nature que ceux qu’il a déjà connus. Bornera-t-il là son ambition, et ne voudra-t-il pas, pour couronner une carrière si bien fournie, ouvrir une troisième période où il essaierait de concilier les deux précédentes ? Il y a bien des années de cela, à l’occasion de la première représentation de la Jeunesse, nous donnâmes au dramaturge le conseil de se tourner franchement vers la réalité, pour laquelle il nous semblait que la nature l’avait particulièrement formé ; nous ne savons trop si le conseil fut entendu, mais, s’il l’avait été, il n’en est pas que nous serions plus fier d’avoir donné, car il n’en est pas qui aurait produit de meilleurs résultats. Eh bien ! nous aurons encore aujourd’hui la témérité de lui en donner un nouveau. Les personnages dont son théâtre nous présente la liste sont bien nombreux : il n’en est cependant aucun qui se détache de ce groupe compacte pour se classer à part dans la mémoire du spectateur et qui s’élève à la hauteur de type véritable. Pourquoi aujourd’hui, concentrant toutes les richesses de son expérience et de son observation, ne concevrait-il pas l’ambition de laisser après lui quelques-unes de ces créations qui peuvent braver le temps parce qu’elles résument des portions entières de la nature humaine et donnent un nom inoubliable à quelqu’un de nos vices ou à quelqu’une de nos vertus ? Pourquoi n’essaierait-il pas, sous une forme nouvelle appropriée à notre temps, la comédie de caractère, et ne chercherait-il pas par ce noble effort à mériter à sa renommée la haute et classique consécration que peut donner un tel genre à ceux qui osent se mesurer avec lui et qui ne sortent pas vaincus de la lutte ?


ÉMILE MONTEGUT.