Esquisses contemporaines - Paul Bourget/01

Esquisses contemporaines - Paul Bourget
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 1 (p. 801-836).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES.




I.
AVANT LE DISCIPLE




« Quand je pause la revue de cette suite de livres déjà longue, je crois y reconnaître les étapes d’une conscience toujours on marche. »
(PAUL BOURGET, Lettre autobiographique, en tête des Extraits choisis, par M. Van Daell ; Ginn, Boston, 1894, p. 13.)


« Vous me demandez, ma cousine, si je connais Paul Bourget. Mais oui, ma cousine, je le vois assez souvent, et je l’aime beaucoup. — Et comment est-il ? — A peu près le contraire de ce que le public veut qu’il soit… Beaucoup se représentent l’auteur de Cruelle Énigme sous les espèces d’un délicieux jeune homme paré, coquet, affecté, efféminé et languide…

« Eh bien ! ce n’est pas ça du tout, ma cousine, — mais, là, pas du tout !

« Je vous le dis, parce que je le sais : il n’est pas d’esprit plus sérieux ni plus mâle que Bourget. Cet efféminé travaillé dix ou douze heures par jour. Ce dandy a une conscience et des préoccupations de prêtre. Pas une lettre d’adolescent en peine à laquelle il ne réponde gravement et longuement (et je vous assure, ma cousine, qu’il faut pour cela un fier courage). Ce mondain raffiné sait, quand le devoir commande, secouer cette tyrannie : la peur du ridicule. Il l’a bien prouvé dans sa préface du Disciple… Enfin, si vous passez son œuvre en revue, si vous considérez l’austérité de quelques-uns de ses sujets, la probité scrupuleuse de l’exécution, l’effort continuel vers quelque chose de nouveau,… vous sentirez peut-être ce que tout cela suppose de volonté et d’énergie patiente.

« Oui, vous dis-je, Bourget est un Auvergnat, — comme Pascal. Il a d’abord le nez, il a le menton volontaire, le menton romain des hommes de sa province… Pourtant, ma cousine, je ne voudrais pas le faire plus Auvergnat qu’il n’est, et je tiens à vous dire que sa force est très enveloppée de grâce. Le poète des Aveux… a une extrême gentillesse de façons, beaucoup d’esprit…, et, dans sa voix imperceptiblement et joliment nasillarde, quelque chose de doux, de caressant, et, volontiers, d’un peu plaintif. Ajoutez une sensibilité excessive, un besoin de bienveillance autour de lui, un art merveilleux et déplorable de se faire souffrir avec rien ou pas grand’chose… Disons donc, si vous le voulez bien, qu’il a, avec une intelligence et une volonté viriles, des nerfs un peu féminins. C’est là une combinaison très distinguée.

« Mais, je vous le répète, pas du tout « romancier des dames ! » Un peu « esthète, » oui, c’est ce que je puis vous accorder. Au fond, un montagnard pensif. Parfaitement[1] ! »


On a reconnu là le style exquis, la finesse aiguë d’observation, et le sourire de M. Jules Lemaître, dans l’un de ses plus jolis « billets du matin. » Et l’on pensera sans doute que le romancier de l’Étape ne saurait mieux nous être présenté que par l’auteur des Contemporains.


I

Je suis né en 1852, — nous dit M. Bourget lui-même, — d’une famille qui me semble représenter assez bien quelques-unes des conditions de la bourgeoisie française contemporaine. Mon père était un fonctionnaire de l’État et le fils d’un ingénieur civil, lui-même fils d’un cultivateur de campagne. Les uns et les autres venaient d’une province du centre de la France. Mais le métier de mon père, — il était professeur de mathématiques, — l’avait déjà promené, lors de ma naissance, d’une extrémité à l’autre du pays. Baptisé à Amiens, j’ai commencé d’apprendre à lire à Strasbourg, pour faire mes premières études à Clermont en Auvergne et les achever à Paris… Ce déracinement a cette autre conséquence qu’il croise de la manière la plus disparate les races encore si distinctes chez nous lorsqu’on regarde de près les paysans de nos diverses provinces. C’est ainsi que du côté de ma mère je me rattache à une famille lorraine venue d’Alsace il n’y a pas cent ans et auparavant d’Allemagne. Cette hérédité complexe a quelquefois ses avantages. J’en ai surtout senti les défauts, je veux dire l’extrême difficulté à mettre d’accord des tendances trop contrastées. Il y a toujours eu en moi un philosophe et un poète de la race germanique en train de se débattre contre un analyste de la pure et lucide tradition latine[2]. Peut-être ai-je dû à la coexistence de deux formes d’esprit si opposées, ce goût d’une culture complexe et cosmopolite, dont la trace se trouve dans tant de mes pages. J’ai cru du moins concilier ainsi les courans très différens que je sentais jaillir dans les profondeurs de ma nature intellectuelle[3]

Il ne faut pas attacher trop d’importance aux influences ataviques ; il ne faut pas les négliger non plus quand on peut, presque à coup sûr, en préciser l’étendue : « Toutes vos racines héréditaires plongent dans le granit sérieux de notre Vivarais, » disait à M. Bourget E.-M. de Vogué en le recevant à l’Académie. Est-il téméraire de conjecturer que ces fortes générations de robustes travailleurs, dont aucune n’a prématurément franchi « l’étape, » ont transmis à l’écrivain, avec un fond solide de santé et même de gravité morale, de laborieuses habitudes de claire raison analytique et positive, et quelques-uns des goûts et des modes de pensée qui sont le propre de l’esprit classique[4] ? De sa mère, qu’il n’a guère connue, et dont un beau sonnet des Aveux, Mortuæ[5], évoque la douce sensibilité rêveuse et triste, et volontiers un peu mystique, il tiendrait sans doute ce qu’il y a en lui de nervosité, d’inquiétude morale et religieuse, d’aptitude métaphysique, d’imagination constructive, de poésie enfin, et de poésie romantique.

Un autre trait essentiel, et qui, je crois, nous fait toucher du doigt jusqu’au fond même de cette organisation d’artiste, est à relever dans ces trop courtes pages d’autobiographie psychologique :


Autant que l’on peut se connaître soi-même, je crois que ma faculté maîtresse, comme disait mon vénéré maître, M. Taine, a toujours été l’imagination des sentimens. Médiocrement doué pour l’évocation des formes, j’ai de la peine à me rappeler avec exactitude un endroit, un tableau, une statue. Je serais embarrassé de dire la couleur des yeux et des cheveux d’une personne que j’aurais vue seulement deux ou trois fois. En revanche, le souvenir des plus légères émotions demeure si vivant dans ma mémoire que j’ai la puissance de les ressentir, pour ainsi dire, à nouveau avec toute leur douceur et leur amertume, même quand il s’agit de joies ou de douleurs aussi lointaines, par exemple, que celles de mes premiers jours de collège[6]. Il m’est impossible aussi de m’intéresser à quelqu’un, sans me figurer, avec une intensité presque égale à celle de mes souvenirs personnels, ses façons de sentir, ses goûts et ses dégoûts, ses plaisirs et ses chagrins… C’est ce don qui me semble avoir fait de moi un écrivain[7]

C’est ce don, en tout cas, qui explique l’intérêt passionné avec lequel, dès l’âge de cinq ou six ans, l’enfant lisait Shakspeare et Walter Scott ; les chroniques de la Guerre des Deux-Roses le ravissaient. En même temps, le goût d’écrire s’éveillait en lui. A six ans, il commençait un « grand ouvrage qui devait renfermer un tableau complet des bêtes d’Auvergne et l’histoire de ses promenades à leur recherche. » L’ouvrage ne fut pas achevé, mais de ces promenades, et des impressions de nature * qu’elles déposèrent dans l’âme de l’enfant nous devons avoir un écho dans les belles pages descriptives du Disciple, l’un des livres où M. Bourget, je crois, a mis le plus de lui-même. Et l’on se rappelle aussi, dans la Préface de ce même Disciple, l’enthousiaste éloge de la bourgeoisie française : « Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante bourgeoisie que possède encore la France !… » Nul doute que nous n’ayons là comme le résidu de l’expérience sociale de ces années juvéniles, dans ce milieu simple, laborieux, strictement attaché à la minutie, méritoire parfois jusqu’à l’héroïsme, des humbles devoirs quotidiens.

« Bon élève, sans rien de saillant, avec une infériorité marquée sur ses propres forces, » dès qu’il s’agissait d’un « travail de commande, » l’enfant, qui vivait beaucoup en lui-même, souffrit infiniment de l’internat, dont il devait plus tard dénoncer les vices secrets avec une virulence singulière[8]. « Dans les deux lycées, nous dit-il, où je passai cette première partie de ma jeunesse, à Clermont d’abord, puis à Paris, la discipline n’existait guère et la surveillance de nos lectures était si superficielle que nous vivions dans la familiarité des ouvrages les plus difficiles à bien comprendre pour de très jeunes intelligences, A quinze ans, mes camarades et moi nous savions par cœur les deux volumes de vers d’Alfred de Musset, nous avions dévoré tous les romans de Balzac et ceux de Stendhal, Madame Bovary et les Fleurs du mal. » Joignons-y Taine et Renan, un peu plus tard sans doute, puis Barbey d’Aurevilly, et peut-être surtout Goethe. Après Shakspeare et Walter Scott, voilà les inspirateurs de cette jeune pensée, voilà les maîtres dont les Essais de psychologie nous diront bientôt la persistante influence. Les inconvéniens d’une pareille intoxication livresque, quand elle est ainsi prématurée, sont de plus d’un genre. Ne parlons pas des inconvéniens moraux, qui sont réels, quoi qu’on en puisse dire. La brusque invasion dans un cerveau d’adolescent sans défense de tous ces livres modernes où tant d’élémens troubles et malsains se mêlent aux idées bienfaisantes peut fausser à tout jamais sa conception du monde et de la vie. Le vrai danger de ces lectures, — écrit à ce propos M. Bourget, — était dans la précocité de désenchantement qu’elles risquaient de nous donner et dans le déséquilibre intérieur qui devait en résulter. Réellement innocens et naïfs, nous ne pouvions manquer d’être désorientés par cette initiation anticipée aux dessous cruels ou violens du monde. Pour ma part, et dominé que j’étais par cette imagination qui sans doute me rendait les analyses des maîtres trop vivantes, je commençai d’entrer dans une sorte de désarroi intérieur aussi insupportable qu’indéfinissable. Ma personnalité véritable sembla s’évanouir pour moi et se disperser dans celle des auteurs que je m’étais assimilés si voracement. Qui étais-je ? Qu’aimais-je ? Que voulais-je ? Que croyais-je ? Aujourd’hui et à la distance des années, je là distingue bien, cette personnalité réelle, de celle que je me façonnais tour à tour d’après les descriptions des livres. Mais, sur le moment, cette distinction était impossible pour moi à établir et même à concevoir[9]


« Que croyais-je ? » A une enfance qui avait été très pieuse succéda apparemment une longue période non pas d’impiété, ni même d’incrédulité proprement dite, mais d’incertitude et de trouble que certaines pages de la confession du « disciple » doivent nous rendre assez exactement : « Un esprit de doute grandissait en moi sur la valeur intellectuelle des croyances catholiques. Cette défiance fut alimentée par une espèce d’ambition naïve qui me faisait souhaiter, avec une ardeur incroyable, d’être aussi intelligent que les plus intelligens, de ne pas végéter parmi ceux du second ordre[10]. » Je serais bien étonné que ce ne fût pas là la transcription très fidèle d’un état d’esprit personnel.

Et ce fut dans ces dispositions d’esprit et d’âme que l’année terrible vint surprendre le futur écrivain de la Barricade : il n’avait pas dix-huit ans. Ce furent « les heures les plus cruelles de sa jeunesse, celles où il eut, adolescent, presque enfant, une trop précoce révélation de la férocité de la vie[11]. » Comme pour bien d’autres jeunes hommes de sa génération, l’ébranlement moral fut profond en lui. Que de fois, dans son œuvre, le souvenir des sombres jours reparaît, avec son cortège de visions désolantes ou funèbres, avec l’idée, aussi vibrante qu’alors, du « grand devoir du relèvement de la Patrie. » Qu’on se rappelle Pendant la bataille (Recommencemens), le Père Theuriot (les Cousins d’Adolphe), et la très éloquente Préface du Disciple, « à un jeune homme : » « Tu n’as plus, toi, pour te soutenir, la vision des cavaliers prussiens galopant victorieux entre les peupliers de la terre natale. Et de l’horrible guerre civile tu ne connais guère que la ruine pittoresque de la Cour des Comptes… Nous autres, nous n’avons jamais pu considérer que la paix de 71 eût tout réglé pour toujours[12]. » Ces images et ces pensées sont de celles qui mettent un pli de tristesse indélébile sur le front.

Hélas ! pour résoudre les questions vitales qui s’imposaient à cette jeunesse anxieuse, la génération précédente, il faut bien l’avouer, ne lui avait pas légué de bien fermes principes, ni de bien encourageantes perspectives. Les Origines de Taine ne seraient pas ce qu’elles sont dans l’histoire de la pensée contemporaine, si elles n’exprimaient avant tout l’effort, presque tragique, d’un puissant et généreux esprit pour réagir contre une partie de son œuvre, contre lui-même, pour tâcher de trouver un remède au malaise moral et social qu’il sentait grandir autour de lui. Dans les premières pages de l’Échéance, Bourget a rendu avec une rare force de pénétration et de style ce malaise qui fut celui de toute sa génération. « Foi absolue à la science, » croyance au « dogme de la nécessité, » tel était le premier article du credo qu’elle héritait de Taine et de Renan. Pour des jeunes gens, de telles hypothèses ne dégageaient qu’un principe de négation et de pessimisme, et cela, précisément à l’heure où les désastres de la guerre et de la Commune venaient de frapper si durement la patrie et d’imposer à nos consciences l’évidence du devoir social, l’obligation de l’effort utile et direct… Nous voyions, d’un côté, la France atteinte profondément. Nous sentions la responsabilité qui nous incombait dans sa déchéance ou son relèvement prochains. Sous l’impression de cette crise, nous voulions agir. De l’autre côté, une doctrine désespérante, imprégnée du déterminisme le plus nihiliste, nous décourageait par avance. Le divorce était complet entre notre intelligence et notre sensibilité. La plupart d’entre nous, s’ils veulent bien revenir en arrière, reconnaîtront que l’œuvre de leur jeunesse fut de réduire une contradiction dont quelques-uns souffrent encore[13]


C’est le propre des contradictions de ce genre de ne pas se réduire en un jour : il y faut le temps ; il y faut l’expérience de la vie ; il y faut la réflexion solitaire ; il y faut surtout une bonne volonté toujours en éveil et toujours tendue. La bonne volonté, dans le cas de M. Bourget, ne devait jamais faire défaut. Mais d’abord, il fallait vivre ; il fallait découvrir sa voie, et trouver un utile emploi de son activité. Né écrivain, et écrivain d’imagination, soit qu’il déférât au vœu d’une famille, éprise, comme toutes les familles, de régularité et d’ordre établi, soit qu’il voulût essayer ses forces en divers sens et se donner une solide et complète culture, soit qu’il fût tout simplement très indécis, nous le voyons en 1872 passer brillamment une licence, puis suivre assidûment un cours de philologie grecque à l’École des Hautes-Études, puis commencer, à l’exemple de Sainte-Beuve, des études de médecine. Aucun de ces essais ne sera perdu pour le futur critique et romancier. Mais enfin les Lettres l’emportèrent sur les exigences familiales. Ayant « dû, pour suffire à ses besoins, accepter le pénible métier de professeur libre, » compagnon de chaîne de Brunetière à l’institution Lelarge, il fréquente, à ses heures de liberté, les jeunes cénacles, collabore à leurs recueils éphémères, la Renaissance, la Revue indépendante, la République des Lettres, la Vie littéraire. Dans ce milieu très artificiel et tout livresque, il risquait de bien apprendre son métier d’écrivain, mais de désapprendre la vie. « Je voulais composer des romans, a-t-il dit plus tard, et je n’avais rien observé ; des vers, et je n’avais rien senti. » Parmi « ces aimables compagnons qui laissaient insatisfaite la partie la plus intime de son intelligence…, dès lors beaucoup plus préoccupé d’analyse que de style, et de psychologie que d’esthétique, » il « s’étiolait[14]. » Il écrivait cependant ; il écrivait des articles de critique, quelques nouvelles ; il écrivait, ou du moins il publiait surtout des vers. C’est comme poète que M. Paul Bourget s’est d’abord fait connaître en librairie.

Ce n’est pas un très grand poète que celui qui a signé les trois recueils intitulés la Vie inquiète (1875), Edel (1878), les Aveux (1882), — et Dieu veuille, quand elles paraîtront, que les Nostalgiques nous démentent[15] ! — Mais c’est un lin, subtil et joli poète. Il a le souffle un peu court, et son inspiration ne laisse pas d’être parfois quelque peu laborieuse. Mais les vers de vrai poète jaillissent souvent de sa plume :

Nul n’adora peut-être avec plus d’espérance
L’âme de notre obscur et mystique univers[16]
Sous les rosiers, au bord des flots calmes et bleus
Dont le bruit apaisé semble un chant merveilleux,
A l’heure où le grand soleil tombe[17]
O nuit, ô douce nuit d’été qui viens à nous,
Parmi les foins coupés et sous la lune rose[18]

Il y a de plus dans ces deux volumes nombre de pièces qui, de toute éternité, semblent destinées à figurer dans les anthologies : Sur la Falaise :

Les papillons bleus, les papillons blancs
Sur les prés mouillés et les blés tremblans
Vont battant des ailes.
C’est sous le soleil un frémissement
Qui fait s’incliner les fleurs doucement
Sur leurs tiges frêles[19].


ou encore, dans Edel, cette charmante nouvelle en vers qui est peut-être l’œuvre la plus originale de M. Bourget poète, la délicieuse élégie qui commence par :

Plus tard, quand, exilé loin de vous, chère aimée[20]

ou encore, dans les Aveux, la si jolie Romance :

Voici juste un an, jour pour jour[21]

ou celle-ci encore :

La Mort viendra, compagne douce et tendre[22]


Ces vers ne sont pas seulement d’un poète : ils sont d’un artiste qui a étudié, de près, en amoureux des vers, mais aussi en technicien, les poètes anciens et modernes, et qui s’est efforcé de leur ravir et de s’assimiler leurs secrets, ou leurs procédés : témoin, par exemple, cette strophe d’une pièce de la Vie inquiète, A Maurice Bouchor, qu’on pourrait croire échappée d’un recueil de Ronsard :

Là, ton rêve s’en allait
Au volet
Doucement battre de l’aile,
Et longuement tu sonnais
Des sonnets
Doux-sonnans et faits pour elle[23]


Et la suite, qui n’est ni moins jolie, ni moins significative.

Je veux lire aujourd’hui les sonnets de Ronsard,


dit ailleurs le poète[24], imitant un sonnet célèbre. Mais les vieux auteurs français ne sont pas les seuls dont il se soit inspiré. Une étude détaillée sur M. Bourget poète devrait tenir grand compte des sources étrangères, et surtout anglaises, auxquelles il a puisé. Les lakistes, Keats, Swinburne, surtout peut-être Shelley, ont été souvent ses modèles, et il a fait passer quelque chose d’eux dans ses vers. Et enfin, il s’est nourri de tous les poètes français contemporains dont la sensibilité maladive ou souffrante, la tristesse pensive lui rendaient comme un écho agrandi de sa propre nature : Musset, Vigny et Leconte de Lisle, parmi les grands ; Sainte-Beuve, Baudelaire, Coppée, Sully Prudhomme, parmi les autres, — Sully surtout,

Le délicat Sully qui fit les Solitudes[25],


Sully, « ce rêveur adorable dont les vers ont le charme d’un regard et d’une voix, un regard où passent des larmes, une voix où flotte un soupir[26]. » Dans un article à propos des Aveux, Scherer en rattachait l’auteur à Baudelaire[27], et l’enveloppait dans une virulente diatribe sur le « baudelairisme. » Ici même[28], à propos de son premier recueil, Brunetière apparentait le poète à Coppée et à Sully Prudhomme. C’est au total Sully. Prudhomme qu’il rappelle le mieux, — un Sully Prudhomme plus artiste peut-être, mais moins simple, moins profondément ému et moins personnel. Le « frisson nouveau » qui se communique aux parties les plus intimes de notre sensibilité quand nous lisons le poète de la Vie intérieure, nous ne le retrouvons plus quand nous lisons le poète de la Vie inquiète. C’est qu’il y a trop de livres entre ce dernier et nous ; il a sur la sienne greffé trop de personnalités diverses. Il l’a du reste reconnu lui-même très ingénument plus tard : « En feuilletant, nous dit-il, le premier volume de mes poésies, composé dans la période qui suivit ma sortie du collège, je retrouve la trace de cette curieuse maladie. Il n’est pas de pièce de ce recueil qui ne soit à la fois sincère et artificielle, pas une qui n’ait été sentie, et pas une qui corresponde à une réalité simple et nue[29]. »

Et c’est ce qui nous dispense de rechercher à travers ces poésies l’état exact des sentimens et des idées du poète. Qu’y a-t-il de vrai, de réel et de vécu, dans ces Débauches et dans ces Spleens, dans cette Nostalgie de la Croix, dans cette « tristesse athée » dont il nous parle ? Il serait bien téméraire, et sans doute un peu vain, de vouloir le démêler à tout prix. Ce qu’on entrevoit de plus clair parmi tous ces « aveux, » c’est qu’ils sont l’œuvre d’une âme troublée et inquiète. La Vie inquiète ! Ce titre d’un de ses recueils symbolise, ce me semble, avec beaucoup de justesse, l’inspiration générale qui a dicté les vers de M. Bourget. Relisons aussi la dernière pièce des Aveux, qui est éloquente et qui est belle, et où la sincérité d’accent me paraît indéniable ; elle est intitulée : Confiteor.

Le fantôme est venu de la trentième année.
Ses doigts vont s’entr’ouvrir pour nie prendre la main,
La fleur de ma jeunesse est à demi fanée,
Et l’ombre du tombeau grandit sur mon chemin.

Le Fantôme me dit avec ses lèvres blanches :
« Qu’as-tu fait de tes jours passés, homme mortel ?
« Ils ne reviendront plus t’offrir leurs vertes branches.
« Qu’as-tu cueilli sur eux dans la fraîcheur du ciel ? »

— « Fantôme, j’ai vécu comme vivent les hommes ;
« J’ai fait un peu de bien, j’ai fait beaucoup de mal.
« Il est dur aux songeurs, le siècle dont nous sommes,
« Pourtant, j’ai préservé mon intime Idéal !… »

Le Fantôme me dit : « Où donc est ton ouvrage ? »
Et je lui montre alors mon rêve intérieur,
Trésor que j’ai sauvé, de plus d’un noir naufrage,
— Et ces vers de jeune homme où j’ai mis tout mon cœur.

Oui ! tout entier : espoirs heureux, légers caprices ;
Coupables passions, spleenétique rancœur,
J’ai tout dit à ces vers, tendres et sûrs complices.
Qu’ils témoignent pour moi, Fantôme, et pour ce cœur !

Que leur sincérité, Juge d’en haut, te touche,
Et, comme aux temps lointains des rêves nimbés d’or,
Pardonne, en écoutant s’échapper de leur bouche
Ce cri d’un cœur resté chrétien : Confiteor[30] !

Le poète ne dit pas tout : ces dix années de rêveries et d’efforts poétiques ont été plus fécondes qu’il ne pense. D’abord, il a pris place, non loin de Sainte-Beuve et de Baudelaire, parmi les poetæ minores de notre âge. Et puis, comme tous ceux qui ont écrit beaucoup de vers, — tous, sauf Sully Prudhomme, — il a appris à bien écrire en prose ; il a assoupli son instrument, il s’est rendu maître de tous ses moyens d’expression ; à ciseler ses vers, il a pris l’habitude et gardé le goût des phrases habilement rythmées, des heureuses alliances de mots, des fines trouvailles verbales, des formules ingénieuses, concises, originales, des images saisissantes, bref, de tout ce qui est la vie du style et donne au véritable écrivain sa valeur propre. Et enfin, son imagination et sa sensibilité même se sont affinées, enrichies, et par le progrès de l’âge comme par celui de la culture, elles ont senti croître leurs ressources intérieures ; elles sont mûres pour s’appliquer maintenant à des objets plus impersonnels. Dans tout ce qu’écrira désormais M. Bourget, — critique, notes de voyage, romans, nouvelles, théâtre même, — on reconnaîtra l’élégant et inquiet poète des Aveux.


II

Dans un article sur Sardou qu’il n’a point recueilli en volume, M. Bourget parle des « fortes qualités acquises dans la lutte et du légitime orgueil d’avoir gagné le terrible pari que tout homme de lettres jeune et pauvre fait avec soi-même, pari dont il est à la fois le joueur et l’enjeu[31]. » Ce pari, il fut un moment sur le point de croire qu’il l’avait perdu. Ses vers n’avaient pas eu très grand succès. La discipline presque exclusivement livresque à laquelle il s’était soumis depuis son adolescence portait ses fruits naturels.


Étant donné les vices d’esprit dont je soutirais déjà, elle me fut si continûment funeste qu’en 1880, c’est-à-dire tout voisin de ma trentième année, j’en étais encore à me demander quelle formule de poème ou de roman devait être adoptée. L’espèce de conte parisien que j’ai intitulé Edel traduit d’une manière assez exacte cette crise d’où j’allais sortir, éveillé précisément par l’insuccès absolu de cette tentative[32].

Voyant en effet l’âge venir et ma destinée littéraire si incertaine, j’éprouvai à cette époque un accès d’irrémédiable désespoir, et je me mis à chercher la cause ou les causes de cet avortement constant de mes efforts, depuis déjà dix années que je m’appliquais à écrire. Cette cause, je crus la trouver, — où elle était en effet, — dans cette sorte d’intoxication littéraire qui m’avait empêché de vivre ma vie à moi, de me façonner des goûts à moi, de sentir par moi-même enfin. Réfléchissant à ce fait, il me sembla que mon mal ne m’était point particulier. Je reconnus que beaucoup de contemporains, troublés du même trouble, avaient pareillement demandé aux livres d’être des éducateurs, de leur sensibilité. Obligé d’avouer par ma propre expérience que cette façon de comprendre les Lettres était le principe de bien des misères, j’y aperçus pourtant autre chose qu’un caprice ou qu’une déformation. La facticité de cette existence n’avait pas été complète, puisque cette intoxication littéraire avait été toute moderne, et qu’aucun auteur ne m’avait dominé à ce point qui ne fût contemporain. Si les livres de ces auteurs avaient eu sur moi une influence si profonde, c’est qu’ils avaient correspondu à des besoins de ma pensée et de mon cœur inconnus de moi-même. Ces écrivains avaient été des hommes de ce temps, avec toutes les passions, toutes les joies et toutes les douleurs des hommes de ce temps. Derrière leur œuvre, et derrière l’influence exercée sur moi par cette œuvre, qu’y avait-il, sinon l’époque tout entière ? J’entrevis la possibilité de dégager la vie de cet amas de littérature, et j’entrepris d’esquisser un portrait moral de ma génération à travers les livres dont j’avais été le plus profondément touché. Les Essais et les Nouveaux Essais de psychologie contemporaine ont été composés avec cette idée[33].


Il fallait citer tout entière cette page capitale d’autobiographie intellectuelle : elle nous donne la clef de tout le développement ultérieur de l’écrivain. Des livres, il va progressivement marcher vers la vie. Pour échapper à son moi, il va se réfugier dans l’impersonnel. Et, pour commencer, ce poète intime va se faire critique.

Critique, à vrai dire, il l’avait toujours été ; il l’avait été, — tel jadis Sainte-Beuve, — jusque dans ses vers. Et il l’est toujours demeuré, jusque dans le roman peut-être, et, en tout cas, dans les articles même les plus courts et les plus hâtifs qu’il a depuis trente ans publiés. Pour qui sait lire, M. Bourget est un critique de race, et il n’eût tenu qu’à lui de marquer dans ce genre sa place aussi fortement qu’un Montégut, un Taine ou un Brunetière, pour ne parler ici que des morts. Les vrais critiques se reconnaissent à ceci : sur un auteur ou sur un sujet qui vous est familier vous apprennent-ils quelque chose que vous ne saviez pas ? Vous font-ils voir surtout des choses que vous n’aviez pas vues, et qui y sont en effet ? Eveillent-ils en vous des impressions dont vous aurez à tenir compte désormais pour apprécier cet auteur ou ce livre, et qui entreront comme élément dans le jugement que vous aurez à en porter ? Si oui, n’en doutez pas, l’article est bon, et fait de main d’ouvrier ; vous êtes en présence d’un véritable critique, et vous pouvez, sinon vous fier toujours, du moins attacher quelque prix à ses opinions. Tel est exactement le cas de M. Bourget. Qu’on veuille bien relire les articles que de 1879 à 1886 il a donnés au Parlement, au Journal des Débats, à la Nouvelle Revue, et dont il a recueilli un certain nombre dans ses Études et Portraits : il n’en est aucun qui ne fit le plus honneur à un critique de profession. On peut ne pas être entièrement de l’avis de l’écrivain sur Chateaubriand ou sur Barbey d’Aurevilly : il serait imprudent, même pour le contredire sur ces divers sujets, de ne pas s’enquérir de sa manière de voir ; il serait plus imprudent encore, sur Pascal et sur Vigny, sur Rivarol et sur Lamartine, sur Victor Hugo et sur George Sand, de formuler un jugement d’ensemble, sans avoir médité au préalable les courtes, mais fécondes études que M. Bourget a consacrées à ces penseurs ou à ces poètes. S’il m’est permis d’apporter ici un témoignage personnel, je dois beaucoup pour ma part à l’article que, dès 1879, M. Bourget écrivait sur l’auteur des Pensées, et je suis bien sûr que les « pascalisans » qui ont lu cet article n’auront aucune peine à me comprendre. Qu’on fasse mieux encore. Qu’on lise, dans la Revue, — à défaut des feuilletons dramatiques que, pendant trois ans, de 1880 à 1883, M. Bourget a donnés au Globe et au Parlement, et qu’il n’a pas recueillis en volume, — qu’on lise les trois ou quatre chroniques théâtrales que, vers la même époque, 1880, il a signées ici même. Qu’on lise surtout ici encore, puisque son auteur semble l’avoir oublié, le premier article que M. Bourget ait publié dans la Revue, sur le Roman réaliste et le Roman piétiste, et qui, fond et forme, est si remarquable. Cet article est daté de 1873. Qu’un écrivain de moins de vingt et un ans puisse, en un sujet si délicat et si complexe, faire preuve d’un jugement si mûr, d’un sentiment si vif des nuances littéraires et morales, d’une pénétration psychologique et philosophique si rare, d’une décision de pensée si ferme, d’une entente si complète de la composition et du style, c’est de quoi étonner tous ceux qui savent juger des « ouvrages de l’esprit. » Il était évident pour ceux-là qu’un critique de premier ordre nous était né.

La suite ne devait pas démentir ces heureuses promesses. Quand M. Bourget n’eût écrit que les quelques articles qu’il a cru devoir jusqu’ici réunir en volumes, son œuvre compterait dans l’histoire de la critique contemporaine infiniment plus que celle de tant d’autres critiques professionnels qui se croient tenus de nous livrer leurs impressions ou leurs jugemens sur les livres du jour. A cet égard, il a des dons aussi rares que précieux. D’abord, un style « direct et vibrant, » poétique même, et qui tranche heureusement sur les banalités scolastiques, les formules toutes faites, la grise rhétorique qui, des bancs du collège, a envahi tant de bureaux de rédaction. Il y a des comparaisons ou des images qui font mieux comprendre un talent que les définitions abstraites les plus ingénieuses : « Les bergers de la fable coupaient au bord d’un lac le roseau où ils taillaient leur, flûte ; on dirait que Vigny a coupé, lui, pour moduler ses mélodies plaintives, un roseau pensant, — comme celui dont parle Pascal, — et quoi d’étonnant si notre cœur défaille à écouter le soupir idéal que son souffle arrache à cet instrument de rêve ? » Il y a beaucoup de phrases de cette valeur dans les articles de M. Paul Bourget. Il a de plus, — et cela se sent à toutes les lignes, — une vaste et solide culture non seulement littéraire, mais historique, et philosophique, et scientifique même qui, à chaque instant, lui fournit ou lui suggère des rapprochemens curieux, des impressions, originales, et qui donne à ses moindres pages une plénitude, une largeur d’horizon, dont je ne sais pas beaucoup d’exemples. D’autre part, et surtout, nous n’avons pas seulement affaire en lui à un esprit qui sait, mais à un esprit qui pense. Il ne s’est pas contenté de lire Pascal et Kant, Spinoza et Spencer ; il a réfléchi pour son compte aux problèmes posés par Pascal et par Spencer ; il s’est fait une opinion personnelle sur les solutions que ces problèmes sont aujourd’hui susceptibles de recevoir. De là toutes les vues générales d’esthétique et de psychologie, de métaphysique et de morale qui sont répandues dans ses divers articles, vues qui, parfois même, — voyez dans les Études et Portraits les études intitulées Science et Poésie, Réflexions sur l’art du théâtre, — s’organisent d’elles-mêmes en ingénieuses théories, subtilement et fortement déduites, et d’où il serait assez facile de dégager toute une philosophie véritable. De là cette profondeur qu’atteint si rarement la critique purement littéraire, et qui, avant les études, de M. Bourget, caractérisait déjà celles de Taine. Dès 1880, M. Bourget apercevait avec une parfaite netteté les vraies limites de la science, et déjà il en dénonçait, — il prononçait le mot, — « la banqueroute : » « Je n’ignore pas, écrivait-il, que la science recèle un fond incurable de pessimisme, et qu’une banqueroute est le dernier mot de cet immense espoir de notre génération, — banqueroute dès aujourd’hui certaine pour ceux qui ont mesuré l’abîme de cette formule : l’Inconnaissable[34]. » Cet abîme, l’auteur des Notes d’esthétique l’a mesuré. Il a lu, depuis peu sans doute[35], les Premiers Principes de Spencer ; il y a trouvé le ferme principe qui lui permettra « de mettre en accord le déterminisme intellectuel et l’action civique, » cette féconde théorie de l’Inconnaissable, qui « remplit, » comme eût dit Pascal, « tous les besoins » de notre nature, et par laquelle se réconcilient les exigences de la raison scientifique la plus sévère et les aspirations les plus impérieuses d’ « un cœur resté chrétien. » C’est cette philosophie sous-jacente qui va faire désormais l’unité intérieure des écrits de M. Bourget ; et c’est elle, dont les conclusions, de plus en plus nettement formulées, vont apparaître avec une vigueur croissante dans la suite de ses œuvres.

Un dernier trait caractérise les études critiques de M. Paul Bourget. Lui-même nous le signale en ces termes dans l’Avant-Propos de ses Études et Portraits : « Leur véritable unité, nous dit-il, réside tout entière dans une méthode d’analyse psychologique appliquée tour à tour à des talens d’écrivains, à des problèmes d’esthétique générale, à des impressions de voyages et à des sensations variées de nature ou d’art[36]. » M. Bourget critique est, en effet, essentiellement un psychologue, et son dessein et sa manière rappellent exactement la manière de Taine, dont il est l’héritier direct et le plus fidèle disciple. La filiation des méthodes et des points de vue est déjà très apparente dans les Études et Portraits ; elle est plus visible encore dans les Essais de psychologie contemporaine. Il est temps d’en venir à ce livre, l’un de ceux qui ont le plus fortement marqué dans la mêlée des idées de ce temps.

Les Essais de psychologie renferment dix études sur Baudelaire, Renan, Flaubert, Stendhal, Taine, Dumas fils, Tourguenef, Leconte de Lisle, Amiel et les Goncourt ; ces études ont paru successivement de 1881 à 1885, dans la Nouvelle Revue. L’écrivain nous a dit lui-même tout à l’heure l’origine intérieure de cette vaste enquête sur les ailleurs modernes auxquels il était personnellement le plus redevable. Il les considérait non pas précisément comme des auteurs, mais comme des hommes, je veux dire comme des éducateurs d’âme. Partant de ce principe, emprunté à Taine, que « la littérature est une psychologie vivante, » il envisageait leur œuvre à tous, non pas comme un effort ou une réussite d’art, mais comme l’expression d’un certain état d’esprit et d’âme qu’il s’agissait d’analyser et de définir. Distinguant « le point de vue plus désintéressé du psychologue » du point de vue de l’artiste et de celui du philosophe, il disait :


Le psychologue ne s’inquiète guère du bien et du mal, formules mal définies qui supposent une métaphysique tout entière. Il se défie du mot Beauté… Son œuvre, à lui, est de démonter, pièce à pièce, le rouage compliqué de nos associations d’idées. A son regard de curieux, qui va recueillant tous les indices sur notre mécanisme intérieur, le rôle de l’œuvre d’art est double. D’abord elle exprime une sensibilité particulière. Puis elle est une éducatrice de sensibilité, la plus importante dans les âges comme le nôtre, où l’action diminuée, les doctrines indécises, l’hérédité nerveuse laissent un plus grand nombre d’hommes se ramasser sur eux-mêmes et raffiner leur être. Non seulement, en effet, cette œuvre résume des façons originales et nouvelles de goûter le bonheur et la douleur que les nécessités de l’époque ont élaborées, mais encore elle devient un point de départ nouveau pour les hommes nouveaux. Elle les révèle à eux-mêmes. Elle leur accouche le cœur. Ils découvrent, par l’expérience de leurs artistes, dans quelle nuance et jusqu’à quel degré ils peuvent jouir et souffrir[37] On ne saurait être plus net. Avec cette vigueur frappante et entrante de formule qui lui est particulière, M. Bourget nous définit à merveille le point de vue qui va être le sien dans « cette suite d’études sans conclusion[38]. » Point de vue de psychologue, point de vue, — il le croit du moins, — de simple curieux et de pur dilettante. Ces dix écrivains qui ont vécu, et ont produit entre 1850 et 1880, ont exercé une forte action sur les jeunes gens qui eurent vingt ans vers 1870 ; transportons-les donc, vivans ou morts, sur la table d’anatomie. Comment leur âme était-elle construite ? Quelle était la nature propre, la qualité particulière de leur sensibilité ? Quels sentimens originaux ont-ils ressentis, et, par l’intermédiaire de leur œuvre, ont-ils propagés et légués à ceux qui les ont suivis dans l’existence ? Que ces sentimens soient naturels ou factices, nobles ou bas, sains ou morbides, bons ou mauvais, il n’importe ; la question n’est point là ; il s’agit de savoir uniquement avec précision quels ils sont. Et c’est à la seule solution de ce seul problème que le psychologue doit employer tout ce qu’il y a en lui de finesse d’analyse, de pénétration ou de divination morale, de goût littéraire, de subtilité ou de force de pensée, de talent de style. S’il y réussit, il aura tracé le portrait moral de près de deux générations successives, puisque la seconde commence toujours par être le reflet ou l’écho de la première.

M. Paul Bourget, lui, y a pleinement réussi. Toutes les qualités que ses œuvres précédentes nous avaient successive-mont révélées, il les a manifestées et déployées dans ses Essais de psychologie avec une aisance heureuse, un éclat d’éloquence et une puissance de concentration qui emportèrent sur-le-champ l’adhésion ravie de presque tous ceux qui lui résistaient encore. Oui, je le sais, — et Scherer le lui a jadis assez, et d’ailleurs un peu inintelligemment reproché, — l’influence de Taine, de ses procédés d’analyse, de ses formules même, y est encore trop sensible. Mais que de pages profondes, fortes, vibrantes où Taine n’est pour rien ! Et il n’est pas jusqu’à la conception et à l’exécution du livre, qui, avec tout ce qu’elles devaient à Taine, ne différassent assez profondément des Essais de critique et d’histoire et de l’Histoire de la littérature anglaise. M. Bourget est un disciple, je le veux bien, mais un disciple déjà singulièrement indépendant et original. Il n’a voulu faire, comme le maître, que de la critique psychologique ; et il en a fait. Mais il a fait autre chose aussi. Il a en réalité inventé un nouveau genre de critique : une critique que j’oserai appeler, quitte à m’expliquer bien vite, la critique confessionnelle. Non pas, et on l’entend bien, que je veuille assimiler M. Bourget à ces critiques, comme il s’en trouve, qui mesurent l’estime qu’ils se croient tenus de professer pour tel ou tel écrivain au degré d’adhésion de cet écrivain à leur propre credo, à leur façon toute personnelle de concevoir l’orthodoxie. Je veux dire que la critique, telle que M. Bourget la pratique dans les Essais, lui est une occasion et un moyen de se confesser en public et de confesser les autres, de faire en quelque sorte un triple examen de conscience… Si Renan, par exemple, fait telle impression sur M. Bourget, c’est d’abord que l’âme de Renan, telle qu’elle transparaît à travers ses livres, est de telle ou telle qualité, de telle ou telle nature. Et le voilà confessant Renan en quelque manière, essayant de lire en lui, de deviner les plus intimes secrets de sa vie morale. De même les écrits de Renan ne feraient pas telle ou telle impression sur M. Bourget, si sa sensibilité et son intelligence de lecteur, à lui, M. Bourget, n’étaient pas construites de telle ou telle sorte ; et le voilà se confessant à nous à son tour, et nous laissant voir de lui-même, de ses goûts profonds, de ses dispositions d’esprit ou d’âme, presque tout ce que notre curiosité peut légitimement souhaiter d’en connaître. Et enfin Renan et M. Bourget ne sont pas seuls au monde : ils appartiennent tous deux à deux générations successives, dont ils sont, plus ou moins, l’écho amplifié, mais fidèle. Leur confession à tous deux a un côté impersonnel et collectif qu’on ne saurait négliger. Et voilà l’auteur des Essais confessant, si je puis dire, à travers Renan et à travers lui-même, les contemporains de Renan et ses contemporains à lui, et, grâce à tous ces aveux recueillis, combinés et interprétés, arrivant peu à peu à « tracer le tableau de l’âme française dans cette fin de siècle qui prend parfois une noire couleur de fin de monde, et parfois une rose couleur d’aube nouvelle. » Les Essais de psychologie contemporaine sont la confession d’un enfant du siècle.

Confession très sincère, extraordinairement lucide et pourtant toute frémissante encore d’émotion personnelle. M. Bourget se proposait de « rédiger quelques documens » pour le futur historien de la vie morale en France dans ce dernier demi-siècle. M. Bourget était trop modeste ; mais ce qui est sûr, c’est que ce futur historien ne saurait négliger son témoignage. Il trouvera dans les Essais, définis avec une justesse, une précision et une profondeur qu’on n’a pas dépassées, les principaux états d’âme et de pensée qui, de 1850 à 1880, ont, successivement ou simultanément, dominé la conscience française : sur le dilettantisme et sur le cosmopolitisme, sur la religion de la science et sur le « décadentisme, » sur l’abus de l’esprit d’analyse et sur le réalisme, sur le pessimisme et sur la naissance d’un nouveau mysticisme, on ne trouvera rien de mieux, rien de plus subtil, de plus pénétrant et de plus fort tout ensemble que les analyses de M. Bourget. Et de même on peut parler autrement qu’il n’a fait de Baudelaire ou de Flaubert, des Goncourt ou de Stendhal, — de Stendhal surtout, ce pauvre homme et ce mince écrivain à qui est échue l’étonnante fortune d’être admiré en ce dernier demi-siècle comme un maître et un « esprit supérieur » par vingt écrivains qui valaient infiniment mieux que lui ; mais un critique digne de ce nom qui voudrait étudier l’un quelconque des dix « héros[39] » des Essais de psychologie sans tenir compte des impressions et des jugemens de M. Bourget, se disqualifierait par cette indifférence même. Il n’y a de vrai critique que celui dont l’œuvre s’inscrit comme d’elle-même en marge des livres de ceux qu’il a étudiés et jugés.

Et s’il est vrai qu’on se juge soi-même en jugeant les autres, le témoignage que l’auteur des Essais nous livre sur lui-même est peut-être plus significatif encore que son témoignage sur autrui. Les Essais symbolisent dans l’histoire morale de M. Bourget le moment exact où, tout en rendant un dernier et enthousiaste hommage aux maîtres qui ont enchanté et nourri sa jeunesse, il leur dit, presque à son insu, un mélancolique adieu. L’heure des livres est passée ; celle de la vie personnelle est sonnée enfin. Et oui, sans doute, ces livres qu’il a trop aimés, à les relire tous pour en exprimer la substance morale, il s’en éprend ; une fois encore ; ces théories qui l’ont trop séduit, il s’en enivre encore comme d’un vin fumeux avant de les répudier. Souverainement intelligent, d’ailleurs, et capable d’entrer jusqu’au fond dans les idées les plus diverses et les plus subtiles, de les pénétrer et de les comprendre mieux parfois que leurs inventeurs, nullement incapable enfin d’une sorte de coquetterie intellectuelle et de se donner à lui-même et aux autres comme la fête de sa propre virtuosité dialectique, M. Bourget a pu exposer la dangereuse théorie de la décadence ou celle du dilettantisme avec tout l’art et l’ingéniosité nécessaires pour en paraître un fervent adepte[40]. Mais allez au fond des choses ; lisez le livre d’un bouta l’autre, en y comprenant les Préfaces. Ce n’est ni un « décadent, » ni un « dilettante, » ni même un simple « psychologue, » que celui que a écrit telles pages sur Dumas moraliste ou sur le pessimisme de Taine. Le pessimisme ! C’est le mot qui lui vient sous la plume quand il veut formuler les conclusions de sa « minutieuse et longue enquête ; » c’est le fait général, universel qu’il rencontre au bout de toutes ses études partielles sur les maîtres et les inspirateurs de la pensée française contemporaine. Nous sommes d’ailleurs en 1885, et c’est le moment où l’on « découvre » Schopenhauer. Mais ce pessimisme, le moraliste qui est en lui, et qui n’a jamais cessé d’accompagner le psychologue dans ses démarches, ne consent pas à s’y résigner :


Qui prononcera la parole d’avenir et de fécond labeur nécessaire à cette jeunesse pour qu’elle se mette à l’œuvre, enfin guérie de cette incertitude dont elle est la victime ? Qui nous rendra la divine vertu de la joie dans l’effort et de l’espérance dans la lutte ?… « Les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter. » Cette superbe phrase serait la condamnation de ce livre, qui est un livre de recherche anxieuse, s’il n’y avait pas, dans le doute sincère, un principe de foi, comme il y a un principe de vérité dans toute erreur ingénue[41].


Ce principe de foi qu’il n’avait point trouvé dans les livres, l’écrivain, comme il arrive toujours en pareil cas, le portait en lui.

III

Ces deux volumes [des Essais] furent mieux accueillis du public que je ne l’avais espéré. Mes amis, entre autres M. Taine dont l’opinion avait pour moi tant de prix, m’engageaient à les continuer. Ils ne se rendaient pas compte que le point de vue tout personnel auquel je m’étais mis pour exécuter ces esquisses en faisait toute la valeur, et que je ne pouvais Appliquer la même méthode à des auteurs moins mêlés à ma propre éducation[42]. Ma raison me portait à les écouter, car j’avais vu pour la première fois un peu de succès récompenser de longues années d’efforts. D’autre part, un instinct, que je ne pouvais pas dominer, me poussait à d’autres tentatives. Ce qui m’avait intéressé dans cette série d’essais, c’avait été non pas les écrivains eux-mêmes, mais les états de l’âme manifestés par ces écrivains. Or, ces états de l’âme, qu’étaient-ils, sinon les états de certaines âmes ? De même que j’avais aperçu par-delà des livres des sentimens vivans, par-dessous ces sentimens j’apercevais ces âmes vivantes, et le roman m’apparaissait comme la forme d’art la plus capable de les peindre. Quel roman ? A l’époque dont je parle… l’école des écrivains de mœurs, issue de Balzac par Flaubert, avait en France à peu près écarté de ce genre toute étude des phénomènes intérieurs. Or, c’était justement vers la description de ces phénomènes que je me sentais attiré. Peut-être y avait-il alors quelque courage à reprendre cette tradition du roman d’analyse en plein triomphe du roman de mœurs, et quand les maîtres de cette dernière école déployaient une supériorité de talent incomparable… C’est au mois de mai de l’année 1883 et dans une petite chambre d’Oxford, tout près du vieux collège de Worcester, hanté par l’ombre de Thomas de Quincey, que je commençai d’écrire mon premier roman, l’Irréparable, avec la même plume qui venait d’achever la préface des Essais[43]


A vrai dire, ce n’était pas tout à fait là le véritable début de M. Bourget dans le genre romanesque. Dès 1874, on pouvait lire ici même une nouvelle signée de lui, Céline Lacoste, souvenir de la vie réelle, dans laquelle il ne serait pas très difficile de reconnaître à divers traits, et à sa manière même, l’écrivain plus mûr d’aujourd’hui : c’est une étude d’âme féminine et l’analyse d’un curieux cas de conscience religieuse. Un peu plus tard, en 1877, il publiait une autre nouvelle, Jean Maquenem, qui rappelle un peu la manière de Maupassant. Vers la même époque, il composait son poème d’Edel, qui est, à proprement parler, un petit roman en vers, — inspiré peut-être de l’Olivier de François Coppée, — et qui aurait mérité plus de succès qu’il n’en a obtenu. Mais, hélas ! qu’ils sont rares, les poètes, même distingués, qui, de nos jours, atteignent le grand public ! Ces divers essais nous attestent du moins, chez M. Bourget, tout à la fois la précocité de la vocation de romancier et ses longues hésitations avant de s’arrêter à une forme fixe du genre romanesque. Mais ces hésitations mêmes, ces tâtonnemens et ce long détour à travers la poésie et la critique n’ont point été perdus pour son œuvre future. D’abord, à s’éprouver en diverses directions, il a pris plus nettement conscience de sa vocation principale. Quand, en effet, on est artiste, et même poète, quand, par conséquent, on est comme hanté du désir de créer de la vie avec des mots, de faire lever et marcher devant « les yeux de son âme » des êtres fictifs, et pourtant réels et vivans ; quand, de plus, on est né psychologue et moraliste, c’est-à-dire quand on se plaît à démêler l’ingénieux mécanisme de l’âme humaine, à philosopher sur les passions et les actions des hommes, — on est évidemment comme prédestiné à écrire ou des tragédies, ou des romans, surtout des romans peut-être, car c’est là la forme moderne de l’ancienne tragédie. D’autre part, à réfléchir et à disserter sur les œuvres d’autrui, M. Bourget s’est fait du métier littéraire en général, et du métier de romancier en particulier, une conception très méditée et très ferme ; bref, il s’est constitué une esthétique. Dès 1873, on le voit par l’article qu’il publiait ici même sur le Roman réaliste et le Roman piétiste, elle s’esquissait dans son esprit : il condamnait l’une et l’autre de ces deux formes romanesques, l’une au nom de la vérité morale, l’autre au nom de la vérité artistique, et il rêvait d’un art qui sût respecter à la fois la réalité et la moralité. Onze ans plus tard, dans un article intitulé Réflexions sur l’art du roman, écrit à propos du Rouge et Noir, et contemporain de ses premières tentatives romanesques, il indique très nettement la conception qui a désormais toutes ses préférences : il s’agit pour lui de renouveler le roman de caractères par « la mise en action des grandes lois connues de l’esprit. » C’est la formule même de son œuvre. Théorie et métier, il est en possession dès lors de tous ses moyens. Quand il débutera véritablement dans le roman, il le fera avec une décision de pensée, une maturité de talent qui tout de suite forceront l’attention du public.

L’Irréparable est moins un vrai roman qu’une longue nouvelle, une « étude de jeune fille, » comme l’a intitulée l’auteur : c’est l’histoire, assez hardie de fond et de forme, de la séduction par un viveur sans scrupule d’une jeune fille du grand monde. Elle fut bientôt suivie d’une autre longue nouvelle, une « étude de femme, » celle-là, intitulée Deuxième amour. Le succès de ces deux récits, qui parurent en librairie au début de 1884, près de deux années avant l’achèvement des Nouveaux Essais de psychologie, semble avoir été assez vif. Encouragé par l’accueil du public, M. Bourget redoubla. Cruelle Énigme parut dans les premiers mois de 1885 : ce furent ses véritables débuts de vrai romancier. Brunetière ici même associait l’œuvre nouvelle à Une vie de Maupassant, qui venait aussi de paraître, dans un article, au total fort élogieux, sur le Pessimisme dans le Roman[44]. L’année suivante paraissait Un crime d’amour, qui valut à M. Bourget, avec quelques critiques assez vives, une amende honorable publique d’Edmond Scherer[45]. Le jeune écrivain était désormais consacré et classé comme romancier. Sans renoncer à la critique sous ses différentes formes, ni même entièrement à la poésie, et en cultivant volontiers aussi le genre de la nouvelle, le roman devient dès lors, vingt ans durant, sa grande affaire. D’année en année se succèdent les œuvres, et les succès. C’est André Cornélis ; c’est Mensonges ; c’est le Disciple. Les polémiques s’engagent sur son nom. Au poète méconnu d’Edel, au critique parfois discuté des Essais de psychologie, la haute notoriété est venue. En cinq ou six ans, il s’est affirmé l’un des maîtres du roman contemporain. Un roman d’analyse qui soit en même temps une œuvre morale et une œuvre d’art : telle est la conception que M. Bourget, le plus conscient et le plus volontaire peut-être des artistes de notre temps, s’est délibérément formée de son œuvre de romancier. Comment, dans ses premiers romans, l’a-t-il réalisée ? Comment a-t-il réussi à y fondre ensemble ces trois élémens qu’il se proposait de combiner en des proportions harmonieuses : la psychologie, la morale et l’art ? L’art y est très grand. M. Bourget n’a pas été en vain critique ; il ne s’est pas en vain longtemps préoccupé, ainsi qu’en témoignent tous ses articles, des problèmes de technique et de facture. « C’est un métier, a dit La Bruyère, de faire un livre comme de faire une pendule. » Ce métier, l’auteur d’André Cornélis l’a étudié à fond dans les œuvres d’autrui ; il en possède tous les procédés, il s’en est assimilé tous les secrets. Et d’abord, le plus difficile de tous peut-être, et le plus précieux, la composition. Cette qualité, « sans laquelle il n’est pas de chef-d’œuvre accompli, » et que, tout récemment, il célébrait encore dans un bien remarquable article sur Tolstoï[46], M. Bourget la possède à un degré qui aurait pu rendre jaloux Brunetière lui-même. J’emploie à dessein ce terme de comparaison : M. Bourget compose un roman comme Brunetière composait un article ou une conférence, avec la même sûreté, avec le même souci de la subordination des détails à l’ensemble, avec le même sens des « correspondances, » bref, avec la même maîtrise et la même perfection. Personne aujourd’hui ne sait construire un roman comme lui, et si, à cet égard, André Cornélis et Mensonges ne sont point des chefs-d’œuvre, il faut sans doute renoncer à l’usage de ce mot. Le style est peut-être plus discutable : on y relèverait aisément, surtout dans les premiers ouvrages, quelques impropriétés, un peu de recherche, de la préciosité aussi, un certain abus des termes abstraits, et je ne sais quelle lourdeur puissante, qui, d’ailleurs, n’est point sans charme. Mais, outre que les qualités livresques du style sont moins nécessaires qu’on ne le croit dans le roman, comme au théâtre, il faut reconnaître que la forme, chez M. Bourget, est allée en se simplifiant, en s’allégeant, et même dans ses premiers récits, il serait facile de citer bien des pages d’une finesse élégante et forte, d’un éclat subtil et dru où se reconnaît l’écrivain de race. Et enfin, s’il est vrai, comme l’auteur de Cruelle Énigme l’a dit en tête de ce livre, que « les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule : donner une impression personnelle de la vie, » et que ce soit là le dernier mot de son art, et le critérium essentiel qu’on doive choisir pour le juger, à envisager l’œuvre de M. Bourget à ce point de vue, il y aurait sans doute une distinction importante à établir. L’art du romancier consiste-t-il nécessairement, suivant le mot célèbre, à « faire concurrence à l’état civil, » à créer, si je puis dire, de la vie visible et tangible, à mettre sur pied des personnages vivans et agissans, dont le souvenir et dont l’image concrète nous restent dans l’esprit et dans la mémoire visuelle, comme si nous les avions rencontrés dans la réalité ? Dans ce cas, il faut bien avouer que M. Bourget, quelque effort qu’il y fasse constamment, ne réussit pas toujours, comme Balzac, Maupassant ou Daudet, à nous donner l’illusion de la réalité fourmillante et trépidante, à faire vivre en un mot ses personnages. Il y réussit quelquefois cependant. Ses livres fermés, tous ses héros, j’en conviens, ne surgissent pas devant nos yeux, en chair et en os, à l’appel de leur nom. Cet artiste qui nous a lui-même avoué qu’il était « médiocrement doué pour l’évocation des formes, » n’a probablement et ne communiquée son lecteur qu’une vision en quelque sorte intermittente des corps et des gestes. Mais cette vision, il l’a parfois, et il nous la transmet. Je revois l’héroïne de l’Irréparable ; je revois Jacques Termonde, le beau-père assassin du douloureux André Cornélis, et son teint brouillé de bile. Je revois surtout l’inoubliable Desforges, le méthodique, élégant et cynique protecteur de Suzanne Moraines. Même à ce point de vue, peut-être inférieur, on ne saurait donc dire que l’art de M. Bourget ait abouti à un échec.

Mais il en est un autre où il triomphe vraiment. La vie du corps est quelque chose assurément ; elle est peu de chose en comparaison de la vie de l’âme, et c’est la vie de l’âme que M. Bourget s’entend à nous décrire. Il est admirable pour se représenter et nous représenter l’intérieur des âmes, pour suivre dans toute l’infinie complexité de leurs démarches intimes les idées, les sentimens, les émotions et les passions de ses personnages. Quelque complexe et obscure que soit la personnalité de ses héros, il excelle à nous faire toucher du doigt les raisons profondes, lointaines, souvent insoupçonnées d’eux-mêmes, de leurs actions en apparence les plus imprévues. Et il met tant d’ingéniosité, de souplesse ondoyante, de subtilité dialectique, de profondeur et de divination morale à démêler ce luxuriant écheveau, qu’il en arrive à nous faire trouver naturels leurs actes à première vue les plus inexplicables. Ce sont bien là, selon le mot de la dédicace d’André Cornélis, des « planches d’anatomie morale. » Ce sont encore des « essais de psychologie contemporaine, » mais dont l’objet, au lieu d’être des âmes réelles de penseurs ou de poètes, sont des âmes, en partie fictives, de mondains et de mondaines d’aujourd’hui. Ces âmes ne sont-elles pas d’une catégorie sociale bien particulière ? Il est possible, et l’on sait les trop faciles critiques qu’on n’a pas manqué, de ce chef, d’adresser aux romans de M. Bourget. « Comme j’ai placé, nous déclare-t-il lui-même avec mélancolie, comme j’ai placé plusieurs de ces études dans le monde des oisifs, afin d’avoir des « cas » plus complets, puisque c’est la classe où les gens peuvent le plus penser à leurs sentimens, j’ai dû subir tour à tour le reproche de frivolité, de snobisme, et même de dédain envers les pauvres[47] ! » La réponse est topique : c’est exactement celle qu’Octave Feuillet. — l’un des maîtres authentiques de M. Bourget, — pouvait faire à ceux qui déjà lui adressaient les mêmes reproches. Si l’on veut peindre, sous leur forme la plus raffinée et la plus actuelle, les passions de l’amour, force est bien de prendre ses sujets dans le grand monde. Seulement, est-il bien nécessaire de toujours peindre les passions de l’amour ? L’amour, — ou ce qu’on est convenu d’appeler de ce nom, et qui n’en est bien souvent que le contre-pied, — l’amour n’occupe pas dans la vie autant de place que voudraient nous le faire croire les poètes : il y a autre chose ! Et si l’on n’accepte pas entièrement le mot célèbre de Manzoni sur le danger de ces peintures passionnelles, il faut bien reconnaître qu’il y a des manières plus ou moins dangereuses de les présenter. M. Bourget a longtemps « soutenu qu’un livre de vérité n’est jamais immoral[48], » et, probablement sous l’influence du naturalisme contemporain, il a bien rarement reculé devant « certaines audaces de peinture et certaines cruautés d’analyse[49]. » N’est-il pas, sur cette pente glissante, souvent allé un peu bien loin ? N’a-t-il pas, plus d’une fois, confondu la hardiesse et la crudité ? Phèdre est une œuvre singulièrement hardie : c’est une œuvre chaste ; Phèdre, c’est la véritable « physiologie de l’amour moderne, » mais à l’usage de tous les lecteurs. Avouons qu’il n’en est pas ainsi de toutes les œuvres de M. Bourget : on ne se purifie pas toujours l’imagination à les lire ; ceux et celles, — et ils sont légion, — qui ne lisent pas des romans pour y trouver des idées en emporteront souvent, je le crains, des impressions troublantes. Chose plus grave peut-être encore : l’auteur de Mensonges a pu, par quelques-uns de ses tableaux, donner aux étrangers une idée fausse de la société française, et, comme il le disait d’un autre romancier, fournir d’inexacts témoignages « à ceux de nos ennemis qui vont recherchant partout dans notre littérature les signes de notre décadence morale[50]… » Je n’ai pas à refaire ici le sermon que le pudique Edmond Scherer a prononcé jadis contre l’écrivain d’Un crime d’amour. Mais je devais indiquer cette erreur d’esthétique, — dont il est du reste revenu depuis, — et qui est d’autant plus fâcheuse qu’elle a longtemps donné le change sur ses intentions véritables, et longtemps fait méconnaître le moraliste qui veillait en lui.

Car c’est bien un moraliste que le ferme et délié psychologue, le positiviste sans illusion de Cruelle Énigme. Il ne décrit pas seulement avec vérité et avec profondeur les passions humaines ; il les juge. « Qu’il le veuille ou non, a-t-il écrit à propos de Feuillet, tout conteur est un moraliste. C’est même son honneur d’être cela et de faire réfléchir profondément le lecteur sur les problèmes que nous retrouvons au fond de toute réflexion sur les autres, comme nous les rencontrons dans notre propre conscience aussitôt que nous essayons de comprendre et d’interpréter un fragment quelconque de la vie humaine[51]. » Moraliste, M. Bourget l’est dans toutes les acceptions du mot. Il l’est, en ce sens que, selon la constante tradition des tragiques français et étrangers, il traite habituellement des cas de conscience. André Cornélis, par exemple, l’un des drames les plus poignans que je connaisse, c’est le cas d’Hamlet transposé dans notre société contemporaine. Il l’est encore en ce sens qu’à chaque instant sa pensée propre sur les problèmes de l’âme et de la vie s’échappe et se formule en une maxime générale d’un vigoureux relief et d’une large portée. Il l’est enfin et surtout par son attitude intime en face des désordres moraux dont il se fait le consciencieux narrateur. Il en met à nu sans pitié la misère profonde. L’odieux égoïsme qui fait le fond de la passion toute-puissante est dénoncé par lui avec une rigueur inflexible. Il dira par exemple d’un de ses héros : « Sa mère lui mettait son cœur saignant sur son chemin, et il passait outre. » La triste animalité qui est à la base de presque tous les amours coupables, personne peut-être, de nos jours, ne nous l’a fait plus vivement sentir. Non qu’il intervienne trop directement dans ses récits : mais à des mots qui, çà et là, lui échappent, à la profondeur de certaines analyses, de certaines paroles et de certains gestes de ses personnages qui ont comme un accent personnel, on devine une pensée invinciblement hantée par les notions les plus fermes et les prescriptions les plus rigoureuses de la morale chrétienne. Un janséniste même n’est peut-être pas plus sérieusement pénétré que l’auteur de l’Irréparable, de l’idée du péché, de la réalité de la faute originelle et de ses infinies conséquences. La frivolité insouciante d’un Voltaire réfutant les Pensées de Pascal est la disposition, la plus contraire à la sienne : « Dans ce ténébreux univers de la chute[52], » il ne voit partout que « cruelles énigmes » à résoudre. Et même les objections que le rationalisme courant dresse contre la solution chrétienne ne lui paraissent pas insurmontables. Relisez là-dessus le curieux, l’émouvant avant-dernier chapitre d’Un crime d’amour : « Pourquoi cette énigme de la vie, indéchiffrable par la raison, de l’aveu même de cette raison, ne serait-il pas un mot sauveur, un mot qui réparerait l’universelle détresse d’ici-bas ?… Il apercevait le grand, l’unique problème de la vie humaine, et que la religion seule résout, celui de savoir s’il y a par-delà nos jours bornés, nos sensations courtes, nos actions passagères, quelque chose qui ne passe pas et qui puisse contenter notre faim et notre soif d’infini. Armand devait peut-être redevenir religieux un jour ; à l’heure présente, il ne l’était pas, et il se répondait à lui-même : « S’il n’y a rien, pourquoi ces affreux remords ?… » Et où finit-il par trouver « le principe de salut qu’il n’avait pu obtenir de l’impuissante raison et que les dogmes de la foi ne lui avaient pas donné, puisqu’il n’y croyait pas ? » Dans la charité : « Et il éprouva qu’une chose venait de naître en lui, avec laquelle il pourrait toujours trouver des raisons de vivre et d’agir : la religion de la souffrance humaine[53]. »

Solution bien vague, et probablement provisoire ; solution à la Tolstoï, — nous sommes en 1886, et c’est l’époque du Roman russe ; — solution comme en peut trouver, dans la méditation du mal qu’il vient de faire, un viveur mondain chez lequel l’abus du plaisir n’a pas aboli tout effort de pensée sérieuse et tout sentiment d’honneur. A quelle solution va s’arrêter, dans une situation morale analogue, je veux dire mis brusquement en face d’une de ces tragédies de la vie où il se trouve avoir joué son rôle, et dont l’horreur accule pour ainsi dire les témoins à l’obligation du pari suprême, un pur philosophe, un homme de pensée abstraite et lucide ? C’est tout le sujet et c’est là le passionnant intérêt du Disciple.

Le Disciple est une date dans l’histoire intellectuelle et morale de la France du dernier siècle. Je ne sais si les jeunes gens qui lisent ce livre aujourd’hui se doutent de ce qu’il a été pour nous qui avions vingt ans quand il vit le jour, et même pour quelques-uns d’entre nos aînés. Ils savent vaguement peut-être, ces jeunes gens, que le livre a soulevé une vive polémique entre M. France et Ferdinand Brunetière. Mais si on leur disait que, dans la vie intérieure de nombre d’entre nous, ce simple roman a eu une influence unique et décisive, ils s’étonneraient sans doute, souriraient peut-être, et ne comprendraient pas. Et, de fait, comment leur faire entendre avec des mots les impressions tantôt d’impatience et même de colère et tantôt de trouble profond avec lesquelles nous avons dévoré toutes les pages de ce livre, et les longues rêveries solitaires qui suivaient nos lectures, et les discussions passionnées orales ou écrites que nous engagions interminablement entre étudians à propos d’Adrien Sixte ou de Robert Greslou ? Plus tard, quand les Mémoires intimes et les Correspondances de notre génération commenceront à sourdre on reconnaîtra que peu d’ouvrages de cette nature ont eu, sur les esprits, sur les âmes et sur les consciences même, pareille action, ont déterminé pareil ébranlement[54]. Quelque succès qu’aient pu avoir les Essais de psychologie et les premiers romans de M. Bourget, c’est du Disciple que date la véritable prise de possession par l’écrivain de l’attention publique ; c’est à partir du Disciple qu’il a été franchement adopté par toute une partie de la jeunesse contemporaine. C’est cette soudaine et profonde action d’un livre sur les âmes qu’il faut essayer d’expliquer. Pour qu’un livre ait pareil retentissement, il doit, semble-t-il, réaliser trois conditions essentielles. Il faut d’abord qu’il soit comme en harmonie préétablie avec la pensée profonde de l’époque, qu’il réponde à un besoin général, qu’il prononce, sur des questions vitales, la parole attendue, souhaitée et déjà balbutiée par tous. Il faut ensuite que l’écrivain réussisse à se mettre tout entier dans son œuvre, qu’il en fasse en quelque sorte son affaire personnelle, et qu’il l’écrive non seulement avec tout son esprit, mais encore avec tout son cœur ; il faut en un mot qu’il nous y livre « toute son âme. » Et il faut enfin qu’il trouve un sujet qui lui rende faciles, qui lui impose pour ainsi dire cette expression intégrale de sa propre personnalité et cette communion d’âme avec ses lecteurs. Je sais peu d’ouvrages qui, à leur heure, aient aussi bien rempli que le Disciple cette triple exigence.

Le sujet, d’abord. On se rappelle la donnée du roman. Le philosophe Adrien Sixte, l’audacieux et tranquille iconoclaste des idoles spiritualistes, a eu pour admirateur fanatique et pour disciple un jeune « intellectuel » du nom de Robert Greslou. Précepteur dans une famille noble, Greslou imagine de tenter une « expérience psychologique » sur la jeune fille de la maison, et moitié par entraînement sentimental et sensuel, moitié par perversion mentale, il entreprend de se faire aimer d’elle. Il réussit dans son abominable dessein, et la jeune fille, séduite, découvrant la vérité du sinistre complot dont elle a été la victime, s’empoisonne de désespoir et de honte. Arrêté comme assassin, Greslou refuse de se défendre. Sixte, à qui il a fait tenir le récit détaillé de sa vie tout entière et qui constate sur le vif la déplorable influence de ses propres doctrines, n’a d’ailleurs pas à intervenir pour témoigner de l’innocence matérielle de son « disciple. » Le frère de la victime, qui sait toute la vérité, se décide à réclamer l’acquittement du jeune homme ; mais, l’acquittement prononcé, il l’abat d’un coup de pistolet. Voilà, certes, une donnée originale, moins exceptionnelle d’ailleurs qu’on ne pourrait croire, puisque deux faits contemporains et du reste postérieurs à la conception de l’ouvrage sont venus comme l’authentiquer aux yeux mêmes de l’auteur ; — voilà surtout une donnée singulièrement dramatique. Drame de passion, drame de conscience, drame d’idées, ces trois élémens y sont étroitement mêlés et fondus ensemble. De plus, le sujet même implique et pose sous sa forme la plus aiguë et la plus actuelle le grave problème de la responsabilité morale encourue par le penseur ou par l’écrivain. S’il y a des sujets pauvres, il y en a aussi de riches et de féconds, et qui, d’eux-mêmes, portent l’artiste. Le sujet du Disciple est de ceux-là.

Car M. Bourget, tel que nous le connaissons déjà, n’était pas homme à méconnaître et à laisser inutilisées ces différentes sources d’intérêt : au contraire, il les a très habilement exploitées, et comme poussées à bout. Il a senti qu’il trouverait difficilement un sujet qui répondît mieux à son tempérament, à sa nature d’esprit, et il s’est laissé aller à y déployer tous ses dons. Le profond, hardi et parfois trop réaliste psychologue des sentimens et des passions, l’analyste pénétrant et subtil des idées, le moraliste délicat et même austère, le philosophe généralisateur, l’artiste à la fois ingénieux et puissant, tous ces personnages se sont donné rendez-vous, dans le Disciple et se prêtent l’un à l’autre un mutuel appui. Il n’est pas jusqu’au poète intime des Aveux qui ne s’y retrouve, et l’on y relèverait plus d’une page qui sent l’autobiographie et la confession personnelle. « Que je voudrais, moi, pour me citer en exemple, qu’il n’y eût jamais eu dans la vie réelle de personnages semblables, de près ou de loin, au malheureux Disciple qui donne son nom à ce roman[55] ! » Et tout cela donne à l’œuvre une richesse, une intensité de vie, une ardeur d’émotion qui, même du simple point de vue de l’art, sont choses infiniment rares et précieuses. Le Disciple nous offre la synthèse de toutes les qualités de penseur et d’écrivain que nous avons jusqu’ici rencontrées chez M. Paul Bourget.

Et enfin, ce qui achève de donner au livre toute sa portée et tout son prix, c’est que l’auteur n’a pas reculé devant la gravité du problème que soulevait le sujet même qu’il avait choisi ; au contraire, ce problème, il l’a attaqué avec une très courageuse franchise. Oui ou non, sommes-nous responsables de ce que nous pensons, et, plus encore, de ce que nous écrivons ? Pouvons-nous nous désintéresser des conséquences des idées que nous exprimons ? Et la sincérité avec laquelle nous les avons conçues est-elle l’unique mesure de leur légitimité ou de leur bienfaisance ? Angoissante question dont M. Bourget avait jadis entrevu toute l’importance, mais qu’il avait bien failli résoudre par une sorte de fin de non recevoir.


C’est une question toujours débattue entre artistes et philosophes, — écrivait-il en tête de son premier » essai de psychologie contemporaine[56], » — que celle de la portée morale des œuvres d’imagination. Les uns considèrent que l’art n’a d’autre but à poursuivre que l’art lui-même… A quoi les philosophes répondent que toute œuvre d’art est une action, du moins dans un certain sens. Qu’il le veuille ou non, l’artiste ne ressemble pas à ce personnage du poème allemand, lequel, emprisonné dans la solitude de son île, grave avec son poignard, sur les parois de basalte où brise la mer, des lignes qu’aucun vivant ne lira. Une fois créée, l’œuvre existe, indépendante, organique, sorte de personne qui répète aux initiés la parole intérieure que se prononçait l’artiste, — parole de désespoir ou de consolation, parole tentatrice ou fortifiante, qui retentit à jamais. Les philosophes concluent que l’artiste est responsable des bienfaits et des méfaits de cette parole, — si le mot de responsabilité a quelque signification[57]


« Les philosophes, » écrit-il. « Certains philosophes, » aurait-il dû dire : car nous en connaissons qui nient ou repoussent cette prétendue responsabilité, non seulement de l’artiste, mais même du penseur ou du philosophe ; et nous avons tous encore dans l’oreille les fières déclarations de Taine dans les Philosophes classiques et dans l’article sur Jean Reynaud. Adrien Sixte a cru comme Taine, — auquel il ressemble à bien des égards, et dont il a certainement quelques traits[58], — que « la science, » — ou ce qu’il croit être « la science, » — « est à mille lieues au-dessus de la pratique et de la vie active, » qu’ « elle est arrivée au but et n’a plus rien à faire ni à prétendre, dès qu’elle a saisi la vérité. » Et voilà qu’un jour la « sinistre histoire d’une séduction si bassement poussée, d’une trahison si noire, d’un suicide si mélancolique, le met face à face avec la plus affreuse vision : celle de sa pensée agissante et corruptrice, lui qui a vécu dans le renoncement volontaire et avec un idéal quotidien de pureté. » Et il se trouble, et il se prend à douter de l’excellence de son œuvre, de la légitimité de son attitude. « Acculé à l’insoluble problème, à cet inexpliqué de la vie de l’âme, » que tout son déterminisme ne peut arriver à éclaircir, désespéré d’une détresse qu’il est incapable de consoler et où il a peut-être sa part, voici que, dans le naufrage de sa raison raisonnante, un autre « ordre » de pensée s’ouvre à son âme désemparée. « Et, pour la première fois, sentant sa pensée impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à force de logique s’humiliait, s’inclinait, s’abîmait devant le mystère impénétrable de la destinée. Les mots de la seule raison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : « Notre Père qui êtes aux cieux… » lui revenaient au cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il jamais[59]… » Le philosophe Adrien Sixte conclut comme le mondain Armand de Querne, et presque plus fermement que lui.


Poser ainsi la question, faire entrevoir non pas seulement comme la seule vraiment humaine, mais comme la seule satisfaisante pour l’esprit, la solution chrétienne de l’énigme du monde et de la vie, c’était décidément rompre en visière avec les idées dont en France on avait vécu depuis près d’un demi-siècle. Non, il n’était pas vrai que la science abstraite fût le tout de l’homme, et selon le mot profond du poète, « il y a plus de choses dans le monde que notre philosophie n’en peut expliquer. » Il n’était pas vrai qu’un penseur eût le droit de se désintéresser des autres hommes, de se retrancher dans son rêve orgueilleux de pensée solitaire, de contempler face à face ce qu’il croit être le vrai et ce qui n’est bien souvent que la projection de son moi sur l’univers. Il n’était pas vrai enfin que toute pensée sincère fût également bonne, car il y a des idées malfaisantes, et qui, tôt ou tard, inspirent des actes condamnables. Telles étaient les conclusions qui, d’elles-mêmes, et soulignées d’ailleurs par une éloquente et patriotique Préface, se dégageaient du Disciple. Elles allaient contre tout l’enseignement de la génération antérieure, tel qu’il se reflétait par exemple, assez fidèlement, dans les premiers livres de M. Barrès. Nous ne savons pas ce que Renan a pensé du Disciple, ni même s’il l’a lu. Mais nous savons ce qu’en a pensé Taine. Pour des raisons peut-être plus profondes qu’il ne croit, « l’effet d’ensemble » de l’ouvrage « lui a été très pénible, je dirai presque, avoue-t-il, douloureux. » Son « opposition vient de ce que le livre l’a touché dans ce qu’il a de plus intime. » « Je ne conclus qu’une chose, ajoute-t-il, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme de christianisme… » Il a raison, le pauvre grand homme ! Le Disciple marque le moment précis où la génération à laquelle appartient M. Bourget se détache de la génération précédente. À cette génération nouvelle, le livre a donné conscience d’elle-même. Il a dressé en face l’un de l’autre M. France et Ferdinand Brunetière : à l’un, suivant le mot si juste de M. Jules Lemaître, il a « fait sortir tout le XVIIIe siècle qu’il avait dans le sang ; » chez l’autre il a fait surgir le chrétien de désir qui s’est développé depuis. A toute une jeunesse qui, nourrie de Renan et de Taine, et qui, mêlant le stoïcisme de l’un et l’épicurisme de l’autre, s’orientait, sans bien le savoir, vers un dangereux dilettantisme, il a fait entendre un bienfaisant cri d’alarme ; il lui a révélé le sérieux de la pensée, le prix de l’action, le sens infiniment grave de la vie. Et comme une bonne action n’est jamais perdue, il engageait son auteur dans une voie où il devait trouver l’inspiration de nouveaux chefs-d’œuvre.


VICTOR GIRAUD.

  1. Jules Lemaître, les Contemporains, t. V, p. 227-229.
  2. On pourrait dire, et on a dit la même chose de Taine. « Taine, a écrit avec profondeur Émile Boutmy, avait une imagination germanique administrée et exploitée par une raison latine. » Cette ressemblance mentale est certainement entrée pour quelque chose dans le culte que M. Bourget a de tout temps professé pour Taine et dans l’affection que Taine témoignait à M. Bourget. — Voyez aussi, dans l’étude sur Amiel (Nouveaux Essais de psychologie), les pages sur l’Influence germanique.
  3. Lettre autobiographique, etc., p. 4-5.
  4. Voici, sur le père de M. Bourget, un intéressant témoignage que j’emprunte à l’Annuaire des anciens élèves de l’École normale, année 1888, p. 34 : « En entrant à l’École normale, en 1842, Bourget apportait un fond d’études solides, une grande ardeur au travail, un esprit net, avide de rigueur. » Justin Bourget a beaucoup publié. On lui doit d’importans travaux relatifs à la mécanique céleste et à la physique mathématique. Né à Savas, dans l’Ardèche, il mourut en 1887, recteur de l’Académie de Clermont.
    « Tout homme reste du pays où il a ses morts, surtout lorsque cet amalgame d’une race et d’une terre a duré pendant des siècles ! Ç’a été le cas pour mes modestes aïeux, dont les uns, simples cultivateurs, les autres soldats ou petits officiers, ou bien n’ont jamais quitté leur village, ou sont revenus y dormir leur dernier sommeil. » (Allocution prononcée par M. Bourget, le 3 février 1908, au banquet de la Société des Ardéchois à Paris.
  5. Œuvres de Paul Bourget, Poésies, 1876-1882, éd. Lemerre, p. 292.
  6. Même disposition encore chez Taine : « Pour mon compte, je n’ai qu’à un degré ordinaire la mémoire des formes, à un degré un peu plus élevé celle des couleurs… La seule chose qui, en moi, se reproduise intacte et entière, c’est la nuance précise d’émotion, âpre, tendre, étrange, douce ou triste, qui jadis a suivi ou accompagné la sensation extérieure et corporelle ; je puis renouveler ainsi mes peines et mes plaisirs les plus compliqués et les plus délicats… » (De l’Intelligence, 3e édition, t. I, p. 78-79).
  7. Lettre autobiographique, p. 5. — Cf. aussi la Lettre de M. Bourget dans la Revue des Revues, mars 1904. J’y relève cette indication : « Ma précocité, si précocité il y a, s’arrêtait à ces deux points : le goût d’écrire et celui de lire des ouvrages d’imagination. »
  8. Voyez notamment Un crime d’amour, ch. II.
  9. Lettre autobiographique, p. 8-9. — Ailleurs, dans une Préface écrite pour un livre posthume de Pierre Gérard, l’Accalmie (Paris, Société d’éditions du Livre à l’auteur, 1902), M. Bourget revient avec force sur les défauts d’esprit que présente presque toujours l’ « adolescent moderne, tel que l’éducation du lycée le façonne : » « La révélation anticipée et tout intellectuelle de l’univers sentimental ne lui permet pour ainsi dire pas d’attendre son cœur. » (P. VII.)
  10. Le Disciple, éd. originale. Lemerre, 1889, p. 122. — M. Bourget, on le sait, a commencé en 1900 la publication d’une édition définitive de ses Œuvres complètes, à la librairie Plon : neuf volumes de cette édition in-8o sont actuellement publiés. Le texte en a été soigneusement revu et corrigé, et la comparaison entre le texte primitif et le texte définitif est, — nous en donnerons quelques exemples, — fort intéressante et instructive. Ces corrections pourraient se grouper sous trois chefs principaux : corrections de style, corrections doctrinales, et corrections… de chasteté, comme disait spirituellement Lamartine en parlant de sa Chute d’un ange. Le principal intérêt de ces « esquisses contemporaines » résidant peut-être dans le scrupule avec lequel nous essayons de nous conformer à la chronologie et de suivre dans le développement de leur personnalité et de leur œuvre les écrivains que nous étudions, nous renverrons toujours, sauf exception voulue, aux éditions originales des œuvres de M. Bourget.
  11. Pendant la Bataille (Recommencemens, Plon, in-16, p. 249).
  12. Le Disciple, éd. originale. Préface, p VI. — Dans les Sensations d’Italie (éd. définitive, p. 324), l’écrivain nous parle du « claquement des fusillades qu’il entendait sur Paris du fond de son collège, au mois de mai 1871. » « Ah ! jamais je ne l’oublierai ! » s’écrie-t-il. Voyez aussi, dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux du 30 octobre 1910, une lettre de M. Bourget, datée du 27 mai 1871, et adressée avec des vers à Agar : la lettre et les vers du jeune poète sont comme « un cri de son cœur épouvanté. »
  13. L’Échéance (Drames de famille. Plon, in-16. p. 3-5.
  14. L’Echéance (Drames de famille, p. 8, 13).
  15. Quelques pièces des Nostalgiques ont paru dans la Revue du 15 décembre 1894. — D’autres pièces, des sonnets tirés sans doute aussi du même recueil, ont été publiées dans la Nouvelle Revue du 15 février 1887.
  16. Poésies (1872-1876), Lemerre, éd. actuelle : Remords dans l’avenir, p. 24. — L’édition originale (la Vie inquiète, etc., Lemerre, 1875, in-16, p. 31) porte : « Nul n’étreignit peut-être… »
  17. Id., ibid. George Ancelys, p. 192.
  18. Poésies (1876-1882), Nuit d’été, p. 226.
  19. Poésies (1872-1876), éd. actuelle, p. 9.
  20. Poésies (1876-1882), éd. actuelle Lemerre, p. 49-53.
  21. Id., p. 169-170.
  22. Id., Romance, p. 287-288.
  23. Poésies (1872-1876), éd. actuelle, p. 141.
  24. Poésies (1876-1882). En lisant Ronsard, éd. actuelle, p. 204.
  25. Poésies (1872-1876), Après une lecture de Sully Prudhomme, p. 34.
  26. Études et Portraits, éd. originale, t. I, p. 232.
  27. Edmond Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, Baudelaire et le Baudelairisme, p. 85-93 (septembre 1882).
  28. F. Brunetière, la Poésie intime (Revue des Deux Mondes du 15 août 1875).
  29. Lettre autobiographique, etc., p. 9. — Dans une très intéressante Préface qu’il a écrite pour un livre de Léon Cladel, le Deuxième mystère de l’Incarnation, Paris, Rouveyre et Blond, 1883, in-16, M. Bourget a bien montré la nécessité, et, au total, le bénéfice de ces imitations juvéniles : « L’artiste en effet commence et il doit commencer par des œuvres d’imitation et de volonté, dans lesquelles il brise et renforce les muscles de son esprit, comme un gymnaste fait les muscles de son corps… (p. XII). »
  30. Poésies (1876-1882). Épilogue. Le texte de l’édition originale est un peu différent :

    Que leur sincérité, Juge cruel, te touche…

    Ce cri du grand pardon chrétien : Confiteor.

    (Les Aveux. Lemerre, 1882, in-16 ; p. 208).
  31. Article sur le Daniel Rochat de Sardou dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1880.
  32. M. Bourget s’exagère à lui-même cet insuccès. J’ai recueilli de curieux témoignages touchant l’action exercée par Edel sur la jeunesse d’alors.
  33. Lettre autobiographique, etc., p. 10-11.
  34. Études et Portraits, éd. originale, in-16, 1889. Lemerre, t. I, p. 202 (Science et Poésie, 1880).
  35. Les Premiers Principes sont de 1862 ; ils ont été traduits pour la première fois en français par Cazelles en 1876 : c’est à ce moment-là sans doute que M. Bourget en fit la découverte. Il le dit en termes très nets dans la lettre à Charles Ritter que nous avons citée il y a quelques mois : « Le début des Premiers Principes de Spencer enfermait ce développement. C’est de là que je suis parti en 1878 pour arriver à mes conceptions actuelles. » — Voyez encore, dans la Revue du 1er mars 1880, ce curieux passage de M. Bourget sur le Daniel Rochat de Sardou : « Au risque de passer pour pédant, je renverrai M. Sardou à la profession de foi religieuse que le positiviste le plus autorisé de ce temps-ci, M. Herbert Spencer, a mise au début de son grand ouvrage : les Premiers Principes. M. Sardou y verra que de toutes les négations, la négation moderne est précisément celle qui respecte le plus la variété infinie des croyances, précisément parce que, rangeant les solutions sur les premiers problèmes dans la catégorie de « l’inconnaissable, » elle ne se reconnaît en aucune manière le droit de combattre aucune de celles que l’imagination suggère aux fidèles des diverses religions. »
  36. Études et Portraits, édition originale, p. I ; — cet Avant-Propos n’a pas été conservé dans l’édition définitive (Plon, in-8, 1900), qui a été très remaniée.
  37. J’emprunte ces lignes qui auront, pour la plupart des lecteurs, la saveur de l’inédit, puisque M. Bourget ne les a pas recueillies, aux quelques pages d’introduction dont il a fait précéder dans la Nouvelle Revue du 15 novembre 1881 le premier article de la série des Essais de psychologie contemporaine, — sur Charles Baudelaire, — et qu’il a intitulées : De la critique psychologique (p. 399-400).
  38. De la critique psychologique, p. 400.
  39. Je note encore dans les pages d’introduction de la Nouvelle Revue cette intéressante indication : « Il aurait fallu, pour être logique, commencer par le grand initiateur moderne : Balzac. Mais le travail a été fait par M. Taine, de telle façon qu’il n’y a plus lieu d’y revenir. »
  40. Les pages de l’étude sur Baudelaire, intitulées Théorie de la décadence, celles de l’article sur Stendhal, intitulées le Cosmopolitisme et celles de l’étude sur Renan, intitulées le Dilettantisme ont été très profondément remaniées — et adoucies — dans les éditions actuelles des Essais. Le texte de la Nouvelle Renne n’est pas très différent de celui de l’édition originale. — La « théorie de la décadence, » telle que l’expose M. Bourget, avait un peu scandalisé et inquiété Taine. (Cf. sa Correspondance, t. IV, p. 136-139.)
  41. Nouveaux Essais de psychologie, éd. originale. Préface, p. VII.
  42. Cela est-il absolument sûr ? S’il en était ainsi, M. Bourget aurait dû renoncer à la critique. Et il n’y a point renoncé ; et il a fort bien fait de n’y point renoncer. — Taine estimait très haut le talent de M. Bourget. « Vous êtes philosophe autant qu’artiste, » lui écrivait-il (10 mai 1881). Et encore, et surtout : « Vous êtes par excellence, à mes yeux du moins, un philosophe, je veux dire : un généralisateur déductif. » (6 février 1885.)
  43. Lettre autobiographique, etc., p. 11-13.
  44. Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1885.
  45. Edmond Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. X, Un crime d’amour de M. Bourget ; — cf. dans le même volume son article, un peu maigre et insuffisant, sur André Cornélis.
  46. Tolstoï, Écho de Paris du 21 novembre 1910.
  47. Lettre autobiographique, etc., p. 14.
  48. Lettre autobiographique, etc., p. 8.
  49. Dédicace d’Un crime d’amour.
  50. Le roman réaliste et le roman piétiste, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1873, p. 459-460.
  51. Notes sur Octave Feuillet, à propos de la Morte, février 1886.
  52. Dernières lignes de Cruelle Énigme (édition définitive).
  53. Un Crime d’amour, édition originale, p. 279, 280, 282 ; 298-299. — Le texte de la Nouvelle Revue est un peu différent : « et que les religions résolvent seules… » Et dans l’édition définitive : « Le respect, la piété, la religion de la souffrance humaine. »
  54. Voyez déjà la très intéressante et suggestive Préface que M. de Wyzewa a mise en tête de l’édition du Disciple récemment publiée dans la collection Nelson
  55. Le Disciple, préface, éd. originale, p. XII.
  56. Nouvelle Revue du 15 novembre 1881, p. 398 (ces lignes ne figurent pas dans le volume).
  57. Nouvelle Revue du 15 novembre 1881, p. 398 (ces lignes ne figurent pas dans le volume).
  58. Adrien Sixte a, je crois, certains traits aussi de M. Th. Ribot, le psychologue des Maladies de la personnalité.
  59. Le Disciple, édition originale, p. 317, 329, 359.