Esquisses contemporaines - Ferdinand Brunetière/01

Esquisses contemporaines - Ferdinand Brunetière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 52-82).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

FERDINAND BRUNETIÈRE


I
LES DEUX PREMIÈRES INCARNATIONS

Ce qu’il y a de certain, c’est que la poésie, comme aussi bien l’art en général, comme la philosophie, comme la religion, traversent en ce moment une crise dont il serait présomptueux de vouloir prédire ce qu’il en sortira. » (La Poésie intime, Revue des Deux Mondes du 1er août 1875, p. 684.)


J’aurais voulu, hélas ! esquisser, de son vivant même, ce portrait qu’il ne verra pas. Il avait sa place marquée dans cette série d’études contemporaines dont il avait approuvé le dessein avec son ardeur de générosité coutumière. Car il n’a pas été seulement, comme l’a si bien dit M. Jules Lemaître, « une grande force bienfaisante : » il a été, — MM. Barboux et Claretie le rappelaient hier excellemment à l’Académie, — il a été l’une des personnalités les plus originales et, en même temps, les plus hautement représentatives de ce dernier demi-siècle. Et l’histoire intellectuelle et morale de sa génération s’est si fidèlement reflétée à travers la sienne, qu’en étudiant l’une, c’est l’autre aussi qu’on se trouve involontairement retracer.


I

Lorsqu’il débuta ici même en 1875, par un article qui fit quelque bruit, sur le Roman réaliste contemporain, il n’avait pas vingt-six ans. « Ce maigre et pâle jeune homme, aux yeux dominateurs sous les verres de son lorgnon, avait déjà, comme répandue sur toute sa personne, cette puissance qu’il a gardée jusqu’à la fin, malgré l’accablement physique des dernières années : l’autorité. » Et M. Paul Bourget, à qui j’emprunte ce témoignage, nous a peint en. termes saisissans le dur, l’héroïque et fécond noviciat auquel s’était d’abord condamné, pour vivre, pour apprendre, et pour percer, le futur maître écrivain des Etudes critiques. Répétiteur à l’institution Lelarge, passant ses nuits à « travailler, » après avoir « besogné, » lisant et retenant tout, s’intéressant à tout, discutant sur tout, il acquérait déjà ce fond de savoir encyclopédique que, jusqu’au bout, il ne devait cesser d’accroître[1]. Quand il publia son premier article, où il est déjà tout entier, il était prêt à jouer, dans la lutte pour la vie spirituelle, le grand rôle auquel il était prédestiné par son talent, par son admirable énergie, par sa légitime ambition.

Regretta-t-il jamais sérieusement ces rudes années d’apprentissage ? J’ai quelque peine à le croire. Il ne faut jamais se plaindre d’avoir eu des débuts difficiles : c’est là une expérience salutaire, et à laquelle rien ne peut suppléer dans l’avenir ; ceux-là seuls comprennent bien la vie, qui ont eu à en souffrir. Du moins, chez les fortes et hautes natures, rien ne vaut, au début de l’existence, pour tremper la volonté, une école de ce genre : elles en sortent munies, assurées contre les autres et contre elles-mêmes, pour toujours.


Tout le Brunetière qui s’est développé depuis avec tant d’éloquence, — nous dit encore M. Bourget, — était dans ses conversations de sa vingt-cinquième année. La maîtresse idée de son esprit était dès lors celle de l’ordre, et de tordre français. L’individualisme anarchique faisait l’objet de sa haine. Le XVIIe siècle et Bossuet revenaient sans cesse dans ses propos. Je crois l’entendre me disant : « Ce coquin de Fénelon ! » du même accent que s’il se fût agi d’un camarade indélicat, et dont il eût eu à se plaindre personnellement, tant était déjà forte sa ferveur pour l’impérieux évoque de Meaux…


D’où provenait chez lui cette « passion de la règle, » si rare d’ordinaire parmi les jeunes gens, et qui, à première vue, ne semble guère convenir aux individualités très fortes ? Affaire d’éducation familiale, peut-être, ou d’hérédité, — car il était d’origine vendéenne ; — affaire aussi de tempérament personnel, car il avait l’humeur volontiers contredisante, et, l’individualisme étant à la mode au temps de sa jeunesse, nul ne s’étonnera, — il l’a du reste avoué un jour[2], — qu’il ait été violemment tenté de rompre en visière avec cette dangereuse attitude de l’opinion contemporaine. Ajoutons que, qui dit individualité vigoureuse ne dit pas, en fait, et nécessairement, farouche individualiste. L’individualisme n’est pas toujours signe de force : il est souvent même une marque de faiblesse. Les vrais forts sont ceux qui créent autour d’eux l’ordre et la discipline : soit que, comme un Bossuet, ils ajoutent à la tradition l’autorité de leur voix et la force de leur exemple ; soit encore que, comme un Calvin, ils refassent de toutes pièces une tradition qu’ils imposent aux autres. Brunetière ressemblait surtout au premier par l’ardeur impérieuse et par la brusque vigueur de l’élan. Quand il le rencontra sur sa route, il se reconnut, il s’aima en lui. Il aurait pu choisir plus mal.

Une autre influence décisive, et qui vint corroborer les précédentes, fut celle des événemens de 1870. On ne saurait, je crois, s’en exagérer l’importance. C’est M. Jules Lemaître qui faisait récemment observer que d’avoir vu ou de n’avoir pas vu la guerre créait entre les Français une véritable différence de mentalité. L’observation est d’une pénétrante justesse, et elle ne s’applique à personne mieux qu’à Ferdinand Brunetière. Il avait vu la guerre, ayant fait, pendant le siège de Paris, tout son devoir, et même plus que son devoir de soldat ; il avait été témoin des convulsions anarchiques de la Commune. Et nul doute que cette douloureuse expérience nationale ne lui ait laissé, comme à tant d’autres, avec de sombres souvenirs et d’ « inconsolables regrets, » le désir passionné et l’espoir indéfectible d’une France unie, disciplinée, forte comme jadis de ses traditions et de ses gloires, et comme jadis encore, capable d’imposer sa volonté aux puissans de ce monde. Qu’on relise l’article Un manuel allemand de géographie, les discours sur l’Idée de patrie, sur la Nation et l’Armée, surtout peut-être l’émouvante allocution aux orphelines alsaciennes et lorraines du Vésinet, et l’on se rendra compte combien les impressions de l’année terrible ont laissé dans sa sensibilité et dans sa pensée même de traces profondes et durables. Le patriotisme a été l’une des maîtresses pièces de la personnalité morale de Brunetière, — un patriotisme d’autant plus vibrant, ombrageux et inquiet qu’il avait été plus éprouvé et plus alarmé dans sa fierté.

Et il a été aussi l’une des pièces essentielles de sa personnalité littéraire. La littérature a été de tout temps l’un des facteurs les plus agissans de la grandeur nationale. Aucune littérature moderne ne peut se vanter d’avoir exercé sur la pensée européenne une hégémonie aussi incontestée, aussi étendue et aussi prolongée que notre littérature classique : Pascal et Molière n’ont peut-être pas moins fait que Louis XIV ou Napoléon pour répandre hors de nos frontières l’éclat du nom français, — et leur œuvre leur a survécu, et leur action n’est point encore achevée. Il suit de là que ce ne serait certes pas rendre un mince service au pays que d’entretenir dans les esprits le culte de nos grands écrivains et des rares qualités qui ont fait leur fortune ; que de veiller avec un soin jaloux à ce que rien n’altère et ne compromette le glorieux patrimoine qu’ils nous ont transmis ; que de contribuer, par ses conseils et par son exemple, sans rien répudier des nouveautés légitimes, à orienter la littérature contemporaine dans une voie conforme aux traditions les plus heureuses du génie français, de telle sorte qu’elle continue à mériter les suffrages admiratifs de l’étranger… Voit-on naître ici l’inspiration secrète et toujours présente de l’œuvre critique de Brunetière ? Quand, après quelques mois passés dans une étude de province, il revint à Paris, avec une montre en argent et soixante-quinze francs dans son gousset pour tenter la fortune[3], il n’est pas douteux qu’il obéissait déjà à une arrière-pensée de cette nature.

Il a exposé plus tard, à la fin d’un article Sur la Littérature, son constant idéal et son programme d’alors dans une page décisive, et qu’il faut citer tout entière :


Si j’ai cru longtemps : — qu’en se faisant une loi de ne jamais toucher aux personnes, de les distinguer ou de les séparer de leur œuvre, et de ne discuter que les idées ou le talent ; — qu’en parlant de ses contemporains comme on aurait pu faire des Latins ou des Grecs, avec la même liberté, mais avec le même détachement de soi ; — qu’en essayant de se placer au point de vue de l’histoire, et de se dégager de son propre goût, sinon pour entrer dans les raisons du goût des autres, mais pour maintenir les droits de la tradition, qui sont ceux de l’esprit français lui-même, et, en un certain sens, de la patrie ; — qu’en ne négligeant aucun moyen d’accroître l’étendue de ses informations, d’en réparer laborieusement l’insuffisance ou la pauvreté ; — qu’en évoluant pour ainsi dire avec les auteurs eux-mêmes, et en s’efforçant de triompher du mauvais amour-propre qui nous fait mettre quelquefois l’accord de nos doctrines au-dessus de la sincérité de notre impression ; — qu’en se défendant de juger en son nom, et en réduisant au plus petit nombre possible les principes du jugement esthétique ou moral ; — si j’ai cru que l’on réconcilierait les auteurs et la critique, je suis désabusé… Mais, bien loin de décourager la critique, n’est-ce pas ce qui doit, au contraire, l’assurer de son utilité ? Car ne provoquerait-elle pas moins d’impatience autour d’elle, si elle n’était pas une forme de l’action ? Et si, d’autant qu’elle est plus impartiale, ou plus impersonnelle, qu’elle s’efforce au moins de l’être, et qu’elle s’en pique, il semble justement qu’on la trouve plus importune, est-il au monde une preuve plus claire que les idées sont des forces ? et que la « littérature » est quelque chose de plus qu’un divertissement de mandarins, buvant du vin exquis dans « des tasses mille fois remplies, » et traçant avec leur pinceau des « caractères légers comme des nuages de fumée ? »


Cette page qui éclaire et domine toute son œuvre, le jeune homme qui, en 1875, commençait sa campagne contre le roman naturaliste, aurait pu déjà la signer et l’écrire. Il l’avait déjà dans l’esprit. Dès son premier article, il se pose pour ce qu’il sera presque exclusivement aux yeux de tous, quinze années durant, le critique de la tradition par excellence.

Au service de ses idées et de son œuvre il apportait des qualités de tout premier ordre, et qui eussent fait la fortune d’une volonté moins énergique que la sienne : une ardeur de passion singulière, et qui, pour la joie inlassée avec laquelle elle se dépensait dans la polémique, nous rappelait invinciblement Voltaire ; une verve oratoire et une vigueur de dialectique capables de forcer, d’ébranler tout au moins les opinions les plus assurées ; une abondance verbale, une promptitude d’éloquence parlée ou écrite, un besoin impérieux de croire, d’entraîner, de persuader, disons le mot, de convertir, qui faisaient de lui, par instans, un véritable apôtre ; une largeur, une force et une lucidité d’intelligence peu communes, et qui, servies par une merveilleuse mémoire, une facilité de lecture, une étendue et une précision d’information dont il n’y a pas beaucoup d’exemples, lui permettaient d’aborder en public les questions les plus bautes et les plus diverses ; un sérieux de pensée et une âpreté de conviction qui ignoraient les ménagemens, les compromis, et même l’indulgence ; avec cela, une science et un art de la composition classique que, seul peut-être de notre temps, un Taine a aussi pleinement possédé ; un style enfin qu’à l’instar de celui de nos écrivains du grand siècle, il fallait parler pour en saisir toutes les nuances et les ressources, mais qui, à la simple lecture visuelle, apparaît déjà singulièrement ferme et fort de substance, et si original qu’on le reconnaîtrait entre mille autres… Au total, une personnalité complexe et puissante, et qui, à quoi qu’elle s’appliquât, devait marquer de sa robuste empreinte le champ d’études ou d’action où elle allait s’exercer.

Ce champ d’action, ce fut d’abord la critique littéraire. Il y avait là une place à prendre. Sainte-Beuve était mort ; Nisard n’écrivait plus ; Taine était plongé dans ses recherches d’archives. Seuls Edmond Scherer et Emile Montégut pratiquaient encore ; mais le premier n’avait jamais eu qu’une autorité assez restreinte et souvent fort discutée, — voyez à cet égard les justes impressions de Taine dans sa Correspondance ; — et quant à Emile Montégut, ce merveilleux esprit, si souple, si libre, si ingénieux, si pénétrant et si vivant, — Brunetière aimait à reconnaître tout ce qu’il lui devait, — il était incapable de se cantonner dans la pure « critique des livres du jour. » En 1875, il nous manquait donc un vrai juge autorisé et sûr des choses de l’esprit. Quelques années plus tard, en 1882, ici même, dans un article qui eut un certain retentissement, sur la Critique contemporaine et les causes de son affaiblissement, Caro le déplorait encore. L’article se trompait un peu de date : car, à cette époque, avec Brunetière, la critique était en train de se relever.


II

Au moment où le jeune écrivain entrait en scène, la tradition nationale, dont il se déclarait le belliqueux champion, était menacée par trois sortes d’adversaires : les naturalistes, les derniers romantiques et les érudits. Les uns, les érudits, en vantant par-dessus les nues la littérature française du moyen âge aux dépens de la littérature classique, « mettaient en péril les plus rares qualités de l’esprit français : » ils tentaient à la lettre de « brouiller l’histoire, et de déplacer par un coup de force le centre d’une grande littérature. » Les autres, les derniers romantiques, dramaturges sans talent comme Vacquerie, poètes malsains imitateurs de Baudelaire, critiques « impressionnistes, » théoriciens de l’art pour l’art, ou producteurs intarissables de « littérature personnelle, » tous, dans leur fureur d’égotisme, se faisant le centre du monde, négligeaient d’étudier la nature et l’homme, et, entre leurs mains, la littérature, au lieu d’être, comme au XVIIe siècle, « un ornement de la vie commune » et un moyen d’action sociale, devenait un divertissement puéril, ou un simple « instrument de volupté solitaire. » Et quant aux autres, les naturalistes, leur tort inexpiable était de « compromettre dans leurs aventures le bon renom d’une grande doctrine d’art » qui avait été précisément celle de nos grands classiques : au lieu de se faire une loi « de la probité de l’observation, de la sympathie pour la souffrance, de l’indulgence aux humbles, de la simplicité de l’exécution, » ils affectaient « la superstition de l’écriture artiste, le pessimisme littéraire et la recherche de la grossièreté. » Contre tous ces « ennemis de l’âme française, » on sait avec quelle vigueur, quelle « vivacité de plume, » quelle habileté polémique aussi, Ferdinand Brunetière mena le bon combat. On peut dire qu’il ne cessa de lutter que lorsqu’il jugea avoir cause gagnée. Il n’est guère douteux, par exemple, qu’il n’ait avancé de plusieurs années, sinon même consommé « la banqueroute du naturalisme. »

Car c’est contre le naturalisme contemporain qu’il a tout de suite dirigé son principal effort. Avec une sûreté de coup d’œil bien remarquable, il s’était rendu compte que, « aucun autre genre n’égalant le roman en faveur et, par suite, en fécondité, » le meilleur moyen qu’il y eût d’agir sur la conception générale de l’œuvre littéraire, et, partant, sur les goûts et les idées du grand public, serait de redresser, dans l’esprit des écrivains et des lecteurs, la vraie notion de l’œuvre romanesque ; et c’est à quoi il s’employa avec un succès croissant. Il est sorti de cette campagne un beau livre, le Roman naturaliste, simple « recueil d’articles, » sans doute, comme l’auteur s’en excusait dans sa Préface, mais recueil ayant bien son unité intérieure, et dont quelques chapitres, — sur Flaubert, sur George Eliot, peut-être surtout, — ne sont pas loin de valoir tout un vrai livre. Peu d’ouvrages de critique ont rencontré, auprès de ceux qui lisent, une faveur aussi marquée et aussi continue[4]. C’est qu’à vrai dire le Roman naturaliste est une date dans l’histoire de la littérature contemporaine, une date qui, en un certain sens, n’est guère moins importante que celle même de Madame Bovary. Le livre marque le moment précis où l’école, fondée par Flaubert et continuée par Zola, en pleine possession apparente de l’opinion, commence à décliner et va prochainement s’effondrer sous ses propres excès, où ses disciples s’apprêtent à devenir ses transfuges, et où le goût public enfin se détourne d’elle et déjà réclame d’autres « formules » et d’autres œuvres. Les premiers livres de Loti et de M. Paul Bourget, la publication du Roman russe allaient achever la débâcle. Quand on relit aujourd’hui, loin du bruit de la mêlée, le Roman naturaliste, on ne peut s’empêcher de songer, — la comparaison n’eût pas été pour déplaire à Brunetière, — aux Satires de Boileau, « ce vrai modèle, s’il en fut, du bon sens critique et de la probité littéraire. » C’est bien le même combat que livrent les deux critiques, au nom de la même esthétique, contre ceux qui travestissent la nature ; et tous deux frayent courageusement la voie à ceux en qui ils pressentent les maîtres de demain. Seulement, l’auteur du Roman naturaliste avait sur le vieux poète du XVIIe siècle la supériorité d’une plus vaste culture et d’un esprit plus philosophique ; et cela se sent dans son livre à l’abondance des renseignemens et des aperçus et à l’intérêt des idées générales. D’autre part, les adversaires qu’il avait devant lui étaient loin d’avoir la médiocrité de talent que Boileau dénonçait justement chez la plupart de ses « victimes : » ni Flaubert, ni Daudet, ni Zola, ni Maupassant ne sont certes, des écrivains méprisables. Brunetière aimait trop le talent, quel qu’il fût, pour ne pas s’en rendre loyalement compte, et pour ne pas le reconnaître bien haut. En dépit de quelques duretés, « inévitables, on le sait, dans l’entraînement de la polémique, » il a rendu pleine justice à chacun d’eux ; et, s’il a plus appuyé sur leurs défauts que sur leurs qualités, c’est que « naturaliste lui-même, » il en voulait aux prétendus naturalistes de discréditer la doctrine ; mais il a très bien vu et très vivement senti leurs vraies qualités, et je ne crois pas qu’au moment de leur apparition, personne ait plus finement mis en lumière les mérites et l’originalité de l’Évangéliste d’Alphonse Daudet, ou encore des Nouvelles de cet étonnant Maupassant. Ce juge difficile et même austère n’avait point en combattant perdu la faculté de goûter et d’admirer.

Mais il ne s’en tenait pas là. La littérature contemporaine, si féconde et diverse qu’elle fût, ne suffisait pas à absorber sa prodigieuse activité. Toujours prêt à dire son mot dès qu’une œuvre intéressante en elle-même, ou par les questions qu’elle posait, paraissait à l’horizon, il n’était pas homme à se cantonner, du à s’ensevelir dans le présent. Peu d’hommes ont été aussi sérieusement convaincus, selon le mot d’Auguste Comte, qu’il aimait à citer, que « l’humanité se compose en tout temps de plus de morts que de vivans. » « O morts illustres ! — s’écriait-il un jour dans un très beau mouvement, — morts vénérés, morts aimés, qui vous reposez des agitations de la vie dans la paix de la gloire ou dans le calme profond du néant, nous ne vous oublierons pas ! » Il les oubliait si peu, qu’il saisissait le moindre prétexte pour revenir à eux ou pour en parler ; parfois même, il n’avait besoin d’aucun prétexte d’actualité pour leur consacrer de copieux et savans articles. Et ainsi, parallèlement à son œuvre proprement critique, la prolongeant, si l’on peut dire, dans le passé, il édifiait au jour le jour toute une œuvre d’histoire littéraire qui, pour l’originalité de la méthode, la justesse et la vivacité de l’intuition esthétique, la connaissance approfondie et personnelle des sujets et des textes, l’abondance des vues générales, égale souvent et quelquefois dépasse quelques-unes des études les plus vantées, sinon de Taine ou de Sainte-Beuve, tout au moins de Vinet et de Nisard. A tous ces maîtres d’ailleurs, Brunetière devait quelque chose, et il n’est que juste de leur faire leur part dans la formation de son esprit : Sainte-Beuve lui avait donné le sens de l’histoire, le goût de l’érudition précise et minutieuse ; Taine, celui des idées philosophiques et des recherches scientifiques ; Nisard lui avait enseigné le culte de la perfection classique, et Vinet le prix de la vie intérieure et de la pénétration morale. A Eugène Fromentin, à Emile Montégut, il emprunta aussi plus d’une observation de détail, plus d’une vue féconde sur la « technique » de l’art littéraire, sur la succession des écoles et des œuvres d’art, sur les littératures étrangères enfin. Mais tous ces enseignemens et toutes ces influences, il les avait fondus dans l’unité d’une personnalité à la fois très réceptive et très forte ; et il y a trop ajouté de son propre fond, pour qu’on soit en droit de nier sa robuste originalité.

Dans la Préface, — supprimée depuis, — de la première édition de ce recueil d’Études critiques, où il a successivement rassemblé ses principaux travaux d’histoire littéraire, Ferdinand Brunetière indiquait brièvement les remaniemens et les corrections qu’il avait fait subir à ses articles en les réimprimant ; et il ajoutait : « J’ai surtout essayé, dans ce travail de révision, de lier entre eux ces morceaux et de les ramener tous, comme j’espère qu’on pourra le voir, à n’être que l’expression, diverse selon les sujets et les hommes, de quelques idées fondamentales, toujours les mêmes. » Quelles étaient ces « idées fondamentales ? » Il est facile de les démêler. La première est qu’il y a une « tradition : » nous pouvons la méconnaître, nous pouvons même la nier et nous efforcer de la détruire, en quoi d’ailleurs nous avons tort et faisons œuvre de barbares ; mais, en attendant, quoi que nous fassions, elle s’impose à nous : « les qualités dont nous sommes le plus fiers, et les défauts dont nous nous montrons le plus orgueilleux, c’est d’héritage que nous les tenons. » Cette tradition, qui n’est point tout le passé, mais simplement ce qui surnage et survit du passé, elle nous vient, à nous autres, Français, des Grecs et des Latins. Mal connue, obscurcie, dénaturée pendant tout le moyen âge, elle nous est revenue à l’époque de la Renaissance ; elle s’est épanouie avec une incomparable splendeur pendant tout le XVIIe siècle ; elle, a suffi alors à quelques-uns des plus beaux génies dont puisse s’honorer la littérature universelle, et que nous appelons classiques, parce qu’ils ont eu le bonheur de produire leur œuvre au moment où la langue qu’ils parlaient, les genres où ils s’exerçaient, et le génie national qu’ils exprimaient atteignaient toute leur perfection respective. Mais cette heureuse réussite n’a duré qu’un temps. Dès le siècle suivant, la tradition a été battue en brèche par ceux-là mêmes qui auraient dû la défendre. Et peu à peu, il s’est formé en France une littérature toute nouvelle qui nous a certainement enrichis d’œuvres considérables, puissantes et neuves, mais qui, au total, nous a fait peut-être payer un peu cher les acquisitions dont elle nous a dotés. Telle est bien, semble-t-il, la philosophie de l’histoire de la littérature française qui se dégage des innombrables études fragmentaires que Brunetière a consacrées à notre passé littéraire ; et si elle est discutable, comme toutes les philosophies de l’histoire, nul ne niera qu’elle ne soit parfaitement cohérente, et qu’elle n’explique un très grand nombre de faits. J’en sais d’autres dont on ne pourrait en dire autant. Et il faut s’empresser d’ajouter que l’auteur des Études critiques a mis tant d’ardeur, d’ingéniosité, de science et de talent à la développer et à la défendre, qu’il a fini par la rendre persuasive pour un très grand nombre d’esprits. Je ne crois pas qu’à l’heure actuelle, il en est une autre qui puisse lui disputer la maîtrise des jeunes intelligences françaises.

Ce qui n’a pas peu contribué à faire le succès de ces idées, c’est que leur inventeur n’était rien moins que le « traditionaliste » figé, docile et étroit que l’on s’est parfois représenté. Ceux qui le comparaient à Gustave Planche, — ou même à Désiré Nisard, — ne l’ont sans doute jamais lu. On a dit de lui, — c’est un adversaire, — qu’ « il apparut comme un démolisseur et un iconoclaste ; » et le mot ne laisse pas de comporter une large part de vérité. Cet orthodoxe avait souvent des allures d’hérétique. Ce conservateur faisait volontiers figure de révolutionnaire. Cet apôtre du bon sens excellait à donner à la vérité la forme d’un paradoxe. Ce défenseur de la tradition prenait avec elle des libertés singulières. Il a traité les anciens, tous les anciens, même ses chers classiques du XVIIe siècle, avec autant de vivacité et d’indépendance que ses contemporains : Fénelon n’a pas eu plus à se louer de lui que Zola, et Descartes que Renan. Il avait horreur des jugemens tout faits et des vérités de convention ; il prenait, à bousculer de vénérables légendes, le même plaisir qu’à « éreinter » de mauvais auteurs. Il avait un impérieux besoin de voir clair, de n’être dupe ni des idées, ni des hommes, et de n’admirer qu’il bon escient. Aussi a-t-il, en histoire littéraire, redressé nombre d’idées fausses, de jugemens erronés, et qui se transmettaient d’âge en âge. Toute son érudition n’allait qu’à lui permettre de serrer la réalité de plus près, et de la rendre telle qu’il la voyait. Et il la rendait en effet avec une rudesse de franchise, une brusquerie originale, un dédain des précautions oratoires, une âpreté d’accent qui donnaient à sa critique une saveur, une intensité, et comme une flamme de vie auxquelles, depuis longtemps, en cet ordre d’idées et d’études, on n’était plus habitué. Et assurément, il se trompait quelquefois, comme nous nous trompons tous ; et comme à nous tous, il lui est arrivé de faire pencher la balance en faveur des écrivains dont les idées se rapprochaient des siennes ; mais même dans ses duretés, ou, si l’on y tient, ses « injustices » à l’égard des auteurs qu’il n’aimait guère, il y avait, — ne parlons pas de sa sincérité qui est ici hors de cause, — avec bien des vérités mêlées, un désir d’impartialité, d’objectivité, une liberté de pensée et de langage que ses ennemis mêmes ont plus d’une fois été forcés de reconnaître. Traditionaliste, certes, mais le plus indépendant des traditionalistes, et qui, pour des raisons d’ordre général, consentait bien à se ranger sous la règle, mais qui voulait éprouver les titres de cette tradition qu’il était prêt à défendre, et qui n’a jamais abdiqué l’autonomie de son sens propre, ni aliéné les droits légitimes de son libre jugement.

Ainsi conçues et ainsi pratiquées, la critique et l’histoire impliquaient de toute évidence une philosophie générale, une certaine façon de comprendre non seulement l’art et la littérature, mais l’homme et la vie, dont le logicien qui était en Brunetière ne pouvait manquer d’avoir pris nettement conscience. De fait, il n’était pas homme à ne s’être pas interrogé et à n’avoir point pris, — au moins provisoirement, — parti sur les questions essentielles. « Mais pour les Pensées, écrivait-il un jour, quelle qu’en soit la valeur comme apologie du christianisme, le problème qu’y agite l’âme passionnée de Pascal n’a pas cessé d’être celui qu’il faut que tout être qui pense aborde, discute et résolve une fois au moins dans sa vie. » Ce problème, comment lui-même l’avait-il tout d’abord résolu ?

D’une manière générale, et d’assez bonne heure, trois principales influences semblent s’être partagé la direction de sa pensée : celle de l’évolutionnisme, celle du pessimisme, celle du positivisme.

Ferdinand Brunetière avait-il, dès sa première jeunesse, fait d’Auguste Comte l’étude approfondie que devait révéler l’un de ses derniers livres ? On en peut douter ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il connaissait alors très suffisamment la doctrine, qui, d’ailleurs, s’apparentait avec le tour volontiers réaliste de son esprit, et qui, par Renan, par Taine, par Littré, de tous les points de l’horizon, en quelque sorte, lui arrivait comme l’un des élémens constitutifs de l’atmosphère de l’époque.

Il était né pessimiste, — « car on naît pessimiste, écrivait-il, on ne le devient pas. » — « Et comme si c’était une loi de la nature humaine, — lisons-nous dans l’un de ses premiers articles, — le signe de son imperfection, la marque indélébile de sa perversité foncière… » Quelles expériences intimes l’avaient-elles affermi dans cette conviction profonde ? Nous l’ignorons : mais, sur ce point de doctrine, nous le savons, il n’a jamais varié. Et pourtant, quand il s’exprimait, ainsi, il n’avait pas encore découvert Schopenhauer : un compte rendu du livre de Caro sur le Pessimisme, daté de la même époque, — 1879, — nous le montre encore fort ignorant de l’amère philosophie dont il va devenir un adepte si fervent. Quand, cinq ou six ans plus tard, il aura pris contact avec elle, il ne perdra pas une occasion de la défendre contre ses adversaires, et, avec je ne sais quelle sombre et farouche éloquence, d’en célébrer la haute vertu moralisatrice : l’une de ses premières conférences, en 1886, et qui le révéla comme orateur, fut sur les Causes du pessimisme[5], et il s’y montrait déjà un apôtre enthousiaste de l’Evangile selon Schopenhauer.

Il était aussi, et de longue date, un disciple de Darwin. Un des premiers articles qu’il publia à la Revue Bleue, en 1875, étudiait l’Évolution du transformisme, et il ne cessa pas, depuis lors, de se tenir au courant des théories et des recherches qu’avait provoquées l’Origine des Espèces. La doctrine de l’évolution lui apparaissait dès cette époque comme le dernier produit, philosophique et scientifique à la fois, de l’esprit humain ; il n’en mettait point en doute la « moralité, » — on sait que, sur ce point, sa pensée n’a guère changé. — Et peut-être se serait-il rallié avec moins d’empressement à la doctrine, s’il n’y avait pas eu entre elle et lui de nombreux points de contact : il était, quoi qu’on en ait dit, par nature d’esprit, un « évolutif ; » et il l’a, du reste, par sa vie même et par son œuvre, très amplement prouvé.

Toutes ces lectures et ces influences, — on ignore exactement à quelle date et dans quelles circonstances, — semblent bien, de très bonne heure, l’avoir détaché de tout dogmatisme religieux. Si fermes et si motivées que dussent être d’ailleurs ses négations, il se gardait bien de les exprimer publiquement. Dans un curieux article de ses débuts, et qu’il n’a point recueilli en volume, sur Renan, il prenait contre l’exquis ironiste la défense des « préjugés sociaux, » et « des choses dont parfois l’aspect peut être ridicule, mais est touchant dans son ridicule même, et nécessaire dans son fond à l’existence morale de l’humanité. » et il ajoutait : « Nous sommes hardiment de l’école de ceux qui, s’ils avaient la main pleine de vérités, hésiteraient à l’ouvrir ou ne le feraient qu’avec d’infinies précautions. » Mais sa pensée ne laissait pas de lui échapper quelquefois. A propos des Blasphèmes : « Si les doctrines que M. Richepin s’est proposé « de frapper jusque dans leurs avatars les plus subtils ou les plus séduisans » n’avaient jamais dû soutenir de plus rudes assauts que les siens, beaucoup d’entre elles seraient aujourd’hui moins branlantes qu’elles ne le sont. » Ailleurs encore, à propos de simples « livres d’étrennes : » « Au fond de tout mysticisme, même le plus pur, il y a je ne sais quoi de malsain et de douteux. »

A différons signes, cependant, on pouvait penser que la question n’était point définitivement résolue pour lui, qu’elle demeurait encore ouverte. « Ce qu’il y a de certain, — déclarait-il ici même, dès son second article, — c’est que la poésie, comme aussi bien l’art en général, comme la philosophie, comme la religion, traversent en ce moment une crise dont il serait présomptueux de vouloir prédire ce qu’il en sortira. » Et autant il mettait de piété à étudier un Bossuet ou un Pascal, — Pascal, « celui de nos grands écrivains, disait-il, que j’aime et je respecte le plus, » — autant il mettait de vivacité à malmener les « libres penseurs, » comme Molinier, ou comme Emile Deschanel, qui ne parlaient pas de ces grands et nobles esprits avec tout le « respect » qu’ils méritaient. Il faisait mieux : il s’en prenait, — avec quelle virulence ! — au maître de chœur, au patriarche de Ferney lui-même. Qu’on se rappelle les dernières pages de son premier article sur Voltaire, — il est de 1878, — et surtout le parallèle entre Bossuet et Voltaire qui Le termine :


L’évêque n’a pris les armes que pour soutenir, défendre et fortifier : le courtisan de Frédéric et de Catherine II n’est entré dans la lutte que pour détruire, dissoudre et achever les déroutes que d’autres avaient commencées. Bossuet n’a combattu que pour les choses qui donnent du prix à la société des hommes, religion, autorité, respect : Voltaire, sauf deux ou trois fois peut-être, n’est intervenu que dans sa propre cause… Et le prêtre du XVIIe siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du XVIIIe.


Quand on est demeuré fidèle, depuis vingt ans, — écrivait-il plus tard à un critique, — à cette haine constante de Voltaire et à ce respect pour Bossuet. on peut bien avoir varié d’opinion sur Marivaux, je suppose, ou sur les Parnassiens, mais il y a des chances pour qu’on soif demeuré au fond le même, et vous l’avouerai-je ? en dépit de l’évolution, j’ai eu peur quelquefois que ce ne fût mon cas[6].


Et enfin, il ne se contentait pas d’étudier, avec une respectueuse sympathie, le christianisme dans l’œuvre de ses représentai les plus qualifiés ; il était, — deux ou trois articles peu remarqués en témoignent, — fort curieux de l’histoire des religions comparées, et, en particulier, des recherches relatives au bouddhisme. Le bouddhisme était, à ses yeux, « l’événement qu’on peut appeler, avec l’apparition du christianisme, le plus considérable de l’histoire du monde. »


Ce qu’on ne peut nier, ajoutait-il, c’est que ces spéculations sur l’évolution de l’esprit humain à la recherche d’un Dieu soient faites pour séduire les esprits même les plus fermes et les plus froids. C’est ici, quoi qu’on veuille et quoi qu’on puisse faire, le fort indestructible de toute religion, de toute théologie, de toute métaphysique. Car, comme on ne fera pas que tout homme qui pense ne s’interroge quelquefois sur le sens possible et sur le but de la vie, on ne fera pas que toutes religions et toutes métaphysiques, mortes ou vivantes, actuelles ou futures, ne contiennent le meilleur et le plus pur de ce qu’il y a dans l’esprit humain.


Si, d’ailleurs, il n’hésitait pas à souligner au passage les curieuses analogies que présentent les religions de l’Inde avec celle de Jésus, il avait déjà le pressentiment très net de l’originalité réelle, et on serait tenté de dire de l’unicité du christianisme. « S’il y a — écrira-t-il par exemple, — s’il y a dans toute religion d’amour un principe d’erreur et de corruption prochaine, l’esprit du christianisme n’a rien négligé de ce qui pouvait en contrarier, en gêner, en étouffer enfin le développement, tandis que, dans l’Inde au contraire, le tempérament d’une race également superstitieuse et sensuelle, ayant suivi sa pente, n’a recueilli du krichnaïsme que ce qu’il avait de plus dangereux. » — Il est toujours facile, je le sais, de prédire après coup : il semble pourtant que, dès cette époque, un observateur attentif de sa pensée aurait pu saisir, dans les écrits de Ferdinand Brunetière, les traces visibles d’une certaine inquiétude religieuse, et prévoir que, sur ces questions, il n’avait pas dit encore son dernier mot.

Il est toutefois indéniable que, dans cette période de sa vie, le problème religieux est fort loin d’être sa préoccupation dominante : il s’y intéresse surtout, ou du moins il ne l’aborde publiquement que sous sa forme historique. Une autre question essentielle, et qu’il voulait délibérément ne compliquer d’aucune autre, — « je ne veux pas, dira-t-il quelque part, mêler la question religieuse à la question morale, » — l’attire, le retient, l’obsède au milieu de son œuvre de critique et d’histoire littéraire. On peut même dire que la façon dont il concevait sa tâche de critique et d’historien littéraire l’amenait presque nécessairement à l’étude et l’entretenait dans la méditation constante de ce problème, qui est le problème moral, tel qu’il se pose de notre temps. Qu’on se souvienne en quels termes, d’un accent si personnel, et presque confidentiel, Ferdinand Brunetière, ici même, louait Caro et Emile Montégut. « Ce qui ajoutait, — disait-il de ce dernier, — à l’intérêt de sa conversation, c’est qu’elle aboutissait toujours à la morale ; et en effet, dès qu’on les prend d’un peu haut, ce ne sont pas seulement les questions politiques, les questions historiques, les questions sociales qui se changent eu questions morales : ce sont aussi les questions esthétiques. » Si l’on rapproche de ce mot son article sur George Eliot, — l’un des écrivains auxquels il avouait devoir le plus, — ses deux articles sur le Disciple de M. Bourget, et tant d’autres déclarations éparses rift peu partout dans son œuvre, on se rendra compte que personne, de nos jours, n’a observé, n’a épié, d’un regard plus attentif et plus anxieux, en historien, en sociologue et en moraliste tout ensemble, « la crise morale des temps nouveaux[7]. »

Elle n’est pas nouvelle, cette crise ; mais, depuis une trentaine d’années, en France surtout, et sous différentes influences, elle a pris une douloureuse, une terrible acuité. Ce qui est en question, ce sont nos raisons mêmes de vivre. Tant d’idées nouvelles ont été jetées dans la circulation, tant de théories ont été conçues, tant de doutes ont été formés sur les notions qu’on jugeait autrefois les plus évidentes, que nous ne savons plus si, oui ou non, la vie mérite qu’on la vive. Et nous savons moins encore comment nous devons la vivre. Nous rangerons-nous à la tradition ? Ou tenterons-nous délibérément des voies nouvelles ? Et si oui, entre les innombrables systèmes de morale qui se sucer dent tous les jours, qui se disputent avec fracas la faveur publique, lequel choisirons-nous, et au nom de quel principe ? Car ils se contredisent tous, et non pas seulement sur les idées générales qui les fondent, mais sur le détail des devoirs qu’ils imposent, ou des conseils qu’ils suggèrent. Positivistes, criticistes, évolutionnistes, pessimistes, idéalistes, naturalistes, que sais-je encore ? autant d’hypothèses, et autant de solutions différentes du problème moral. Puisqu’il est entendu que la morale devra être indépendante de la religion, le sera-t-elle aussi de la métaphysique ? Et si oui, sur quoi l’appuierons-nous ? Sur une idée ? sur un sentiment ? ou sur un fait ? Sur la science ? sur l’intérêt individuel ? ou sur l’utilité sociale ? Constituerons-nous une morale du « surhomme ? » une morale de la concurrence ? ou une morale de la solidarité ? Et à la solidarité de fait qui nous unit à tous les autres hommes, — et que nous pouvons répudier d’ailleurs, — réussirons-nous à substituer la solidarité consentie, recherchée, poursuivie, aimée pour elle-même, celle qui oblige et qui lie, et qui est la vraie solidarité morale ? Enfin, la morale que nous aurons édifiée sera-t-elle impérative, et à quel titre ? Ou bien sera-t-elle sans obligation, ni sanction ? et qu’on ne dise pas que toutes ces questions théoriques importent peu à la pratique : en fait, c’est bien à la pratique qu’elles aboutissent tôt ou tard. Suivant la réponse que nous y aurons faite, nous aurons telle ou telle opinion sur les droits respectifs de l’individu et de l’Etat, sur les rapports des sexes, sur le maintien ou l’abolition de la peine de mort, sur la notion de propriété, sur l’idée de patrie… C’est en réalité tout le détail de notre vie quotidienne, et non pas seulement les actes décisifs de noire existence, qui se trouve ainsi engagé, réglé, déterminé. Et y a-t-il, on le demande, pour tout homme qui pense, problème plus troublant et plus formidable ?

Et voici ce qui rend, pour nous, Français, à l’heure actuelle, le problème plus particulièrement angoissant. Autrefois, il se posait sans doute, mais il se posait surtout entre philosophes. Les spéculations sur la morale n’agitaient guère plus l’opinion publique que les discussions entre mathématiciens. Fortement assise sur ses bases, la tradition imposait à tous, aux individus, comme au corps social, comme à l’Etat lui-même, une même conception de la vie et de la conduite. Même en violant ces lois du devoir, on les respectait ; en les transgressant, on les reconnaissait encore. Assurément, il y avait, comme il y en a toujours eu, des « libres penseurs » qui étaient en même temps des « libres viveurs, » et qui ne manquaient pas de raisons spécieuses pour légitimer leur conduite. Ils restaient, des isolés : la propagande encyclopédique elle-même n’avait pas entamé la grosse masse de la nation. Aujourd’hui, il n’en va plus ainsi. D’abord, les philosophes, ou du moins ceux qui se piquent de penser par eux-mêmes, sont devenus légion ; les systèmes se sont multipliés presque à l’infini. D’autre part, les idées abstraites ne sont plus comme jadis reléguées dans les lointains brouillards du ciel métaphysique : elles sont descendues sur la terre ; par tous les moyens de diffusion dont dispose la civilisation contemporaine, par la tribune, par la littérature, par la presse, elles sont allées atteindre les esprits les plus divers ; souvent, elles sont allées porter le trouble et le doute dans les consciences les moins préparées pour les recevoir : exprimées sans précautions, avec cette virtuosité logique, cette intempérance paradoxale, cette liberté sans frein qui caractérisent l’esprit français dépouillé de son lest héréditaire, elles ont déposé, dans combien d’âmes ! le germe du seul principe qui leur fût commun, le mépris de l’ancienne tradition.

À cette œuvre de destruction souvent involontaire les événemens politiques sont venus à leur tour apporter un puissant appui. Le développement de notre démocratie a permis à de simples notions abstraites de devenir des forces sociales, vivantes et agissantes : les spéculations de nos philosophes ont passé dans les lois nouvelles : c’est au nom des théories, plus ou moins bien comprises, de Taine que Naquet a demandé et obtenu la législation du divorce. Au lieu de se raidir, comme n’eût pas manqué de faire l’Etat de jadis, contre les tendances nouvelles, l’Etat d’aujourd’hui les encourage, et, parfois même, les provoque. Ce n’est point parmi nos professeurs de philosophie, ni surtout parmi nos instituteurs, que la tradition trouvera ses derniers champions. Et ainsi, de proche en proche, tandis que, mal défendue parfois, attaquée de toutes parts, perdant de jour en jour des positions anciennes, la vieille règle des mœurs paraît s’effondrer sous les coups, en face d’elle se dressent mille doctrines nouvelles, sans cohésion entre elles, sans prise directe et vigoureuse sur la majorité des consciences, et qui ne se réconcilient et ne s’unissent que dans leurs négations. Anarchie dans les idées, dans les âmes et dans la conduite, voilà le spectacle que présente à l’observateur impartial une portion notable, — et croissante, — de la société française contemporaine.

Cette « crise actuelle de la morale, » Ferdinand Brunetière n’a pas été le seul, mais il a été l’un des premiers, et l’un des plus obstinés à en dénoncer la douloureuse gravité. Dès 1882, dans l’article sur Renan que nous rappelions tout à l’heure, commentant avec une approbative inquiétude le mot célèbre : « Nous vivons de l’ombre d’une ombre, du parfum d’un vase vide, » il ajoutait :


Vous êtes-vous demandé cependant d’où venait, depuis quelques années, chez tous ceux du moins qui ne bornent pas leurs soucis à l’heure présente, cette préoccupation de l’avenir de la morale ? et ces efforts multipliés, dans le désordre actuel des doctrines philosophiques, pour constituer les lois de la conduite sur des bases nouvelles ? et ces tentatives enfin, pour trouver quelque part un premier anneau où suspendre la chaîne des devoirs ? C’est que l’on sent bien, selon l’expression de M. Renan, que nous ne subsistons que d’un « reste de vertu… » Ce que les préjugés sociaux, dont il n’est peut-être pas un qui n’ait eu sa raison suffisante, ce que les traditions héréditaires, capitalisées en quelque sorte pendant des siècles dans les mêmes familles, ce que « l’étroitesse d’esprit, » puisque M. Renan a prononcé le mot, et ce que j’aimerais mieux appeler, si je n’avais pour du barbarisme, l’intransigeance du devoir, peuvent produire, et de quel secours ils peuvent être à l’humanité, nous le savons, et, à vrai dire, nous nous abritons encore dans l’édifice social qu’ils nous ont élevé. Mais quand cette « largeur d’esprit » qui, comprenant tout, excuse tout, aura triomphé de l’antique étroitesse, quand les traditions héréditaires auront disparu sans retour, et que nous en aurons dissipé le capital, quand enfin nous aurons débarrassé l’homme de tous les préjugés sociaux, il est permis de se demander ce qu’il adviendra de la morale à son tour, et quelles seront les lois qui gouverneront la conduite, ou seulement s’il y aura des lois…


Cette page, que Brunetière a depuis, plusieurs fois récrite, n’est pas d’un pur critique : elle est d’un moraliste, je veux dire d’un homme « qui comprend toute la gravité d’un problème moral, qui en voit toutes les liaisons avec toute l’étendue de la conduite humaine, qui sent la difficulté d’en accorder la solution avec ces principes obscurs et cependant certains sans lesquels il n’y a plus de morale, à ce qu’il semble, ni même de société des hommes. »

Et elle est d’un moraliste social. Ce qui préoccupe Brunetière, manifestement, c’est sans doute la question de savoir ce que l’homme individuel, dans le secret de sa conscience, doit décréter pour le bon aménagement de sa vie intérieure ; mais c’est surtout la manière dont les hommes doivent vivre entre eux. L’homme qu’il a sans cesse devant les yeux, c’est « l’homme réel et vivant, l’homme social, engagé dans les relations de la vie quotidienne, l’homme enfin tel qu’on ne le peut abstraire de la société des autres hommes sans faire évanouir le sujet lui-même de l’observation. » Il y a une belle parole d’un autre moraliste social, de George Eliot, que Brunetière cite quelque part avec admiration, et qui pourrait lui servir de devise : « Nos vies sont tellement liées entre elles qu’il est absolument impossible que les fautes des uns ne retombent pas sur les autres ; même la justice fait ses victimes ; et nous ne pouvons concevoir aucun châtiment qui ne s’étende en ondulations de souffrances imméritées bien au-delà du but qu’il a touché. » Et conformément à cette pensée maîtresse, il demande qu’on ne touche à l’institution sociale « que d’une main prudente, presque timide, avec des précautions pieuses ; » et quand lui-même abordera publiquement des « questions de morale, » d’abord, ce seront des « questions de morale sociale, » comme par exemple cette étude sur la Recherche de la paternité qui, publiée ici même, semblait en annoncer d’autres analogues, lesquelles n’ont pas vu le jour ; et ensuite, il se fera une loi de ne jamais quitter le terrain des faits, de ne jamais perdre de vue la réalité saisissable de l’expérience historique et de l’observation courante, de se, défier toujours des solutions radicales et encore inéprouvées, et, au lieu de déclamer, comme il aurait pu en être tenté aussi bien qu’un autre, contre les « préjugés » vulgaires, il s’efforcera d’en rechercher et d’en montrer l’origine et le fondement dans les nécessités permanentes de la vie morale et sociale. Il y a des méthodes plus brillantes et plus faciles : ce ne sont peut-être pas les plus scrupuleuses et les plus utiles.

Ainsi donc, et dès ses premiers travaux, il y avait en Ferdinand Brunetiére un moraliste très avisé, très anxieux aussi, très libre d’ailleurs et détaché de tout dogmatisme, d’autant plus ouvert et curieux de toutes les manifestations de la vie morale et même religieuse, un moraliste très prudent enfin, très soucieux des droits et des intérêts généraux de la collectivité, très armé contre les revendications intéressées de l’individualisme. Et ce moraliste-là, il n’était pas besoin de fouiller très avant, — ou de le contredire très longtemps, — pour le voir surgir et percer sous le critique littéraire. Mais il n’en est pas moins vrai que, à prendre les choses du dehors, la critique, l’histoire littéraire et l’esthétique absorbent alors le plus clair de son activité. La morale n’y perdait rien, puisque, nous l’avons vu, son œuvre critique était pour lui un moyen, et un moyen très efficace, d’agir sur les idées, et, partant, sur les mœurs : mais enfin, elle n’émergeait pas au premier plan. Nommé en 1880 maître de conférences de littérature française à l’École normale, il allait, quelques années durant, s’enfoncer plus que jamais dans son rôle de critique et d’historien littéraire. L’enseignement va produire en lui son effet naturel : les questions de méthode vont se poser à son esprit avec une insistance croissante ; et du critique de la tradition ne va pas tarder à se dégager le critique évolutionniste.


III

« Je ne vois, — écrivait Scherer en 1884, dans son mémorable article sur la Crise actuelle de la morale, — je ne vois dans la philosophie que l’esthétique à laquelle on n’ait pas encore appliqué la méthode évolutionniste, et il faudra bien que l’esthétique se renouvelle à son tour en cherchant à la même source l’explication des questions sur lesquelles elle s’acharne depuis si longtemps avec de si minces résultats. » Je ne sais si Brunetière a longuement médité ces lignes : on ne saurait, en tout cas, mieux définir l’œuvre critique à laquelle, de 1889 à 1895, et, même, jusqu’à la fin de sa vie, il allait délibérément se consacrer.

A dire vrai, cette idée d’appliquer à la critique et à l’histoire littéraire la méthode évolutive n’était pas nouvelle chez lui ; et il serait facile de montrer qu’en fait, il s’y était toujours secrètement conformé, et même que, dès ses premiers articles, l’expression théorique en venait assez souvent sous sa plume.


Les genres littéraires, — écrivait-il ici même, en 1879, dans un article non recueilli sur Vacquerie, — les genres littéraires ont leur-fortune, et cette fortune est changeante. Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. Ils s’usent à mesure qu’ils enfantent leurs chefs-d’œuvre. Comme des originaux dont on tirerait des copies, et de ces copies à leur tour des copies de copies, les épreuves successives iraient s’affaiblissant, perdant et gâtant chacune quelque trait du modèle, jusqu’à ce qu’enfin la dernière fût précisément ce que l’imitation plate et servile d’un écolier peut être à l’œuvre inspirée d’un maître : ainsi les genres littéraires périssent, et quelque effort que l’on fasse, dès qu’ils ont atteint un certain degré de perfection, ne peuvent plus que déchoir, languir et disparaître.


La doctrine de l’évolution des genres est là en germe, et même déjà plus qu’en germe.

On sait qu’elle consiste essentiellement à assimiler les genres littéraires à de véritables espèces vivantes : comme les espèces de l’histoire naturelle, ils vivent, c’est-à-dire naissent, se développent et meurent ; et il s’agit de savoir suivant quelles lois. Naître et mourir sont d’ailleurs des expressions impropres : rien ne naît, et rien ne meurt, mais tout évolue ; la question à se poser à propos des genres est de rechercher de quoi ils se forment, et en quoi ils se transforment, et comme ils ne sont pas isolés dans l’histoire, qu’ils vivent, ainsi que les espèces, d’une vie non pas seulement individuelle, mais collective, il y a lieu enfin d’étudier les rapports qu’ils entretiennent entre eux, et les lois de la « concurrence vitale » qui régit leur développement respectif.

Telle est, réduite à ses termes les plus généraux, la théorie originale que Ferdinand Brunetière, après l’avoir exposée dans son enseignement à l’Ecole normale, a développée et illustrée dans une série de conférences, puis dans quatre volumes successifs, et dans nombre d’articles. Il a porté dans cette nouvelle campagne cette puissance d’information, cette abondance de preuves, cette virtuosité dialectique et cette intrépidité de conviction qui caractérisaient chacune de ses démarches. Les objections, bien loin de l’ébranler, le fortifiaient dans sa croyance intime, et souvent même, entre ses mains, se retournaient en argumens nouveaux contre l’adversaire. On a prétendu parfois que, sous la poussée des contradictions, il avait, d’assez bonne heure, dû reconnaître qu’il s’était épris d’une doctrine un peu aventureuse, et qu’il s’en était intérieurement très vite détaché. C’est exactement le contraire de la vérité, et, entre tant de preuves qu’on en pourrait fournir, il suffit de se reporter à la courte Préface, de son Histoire de la littérature française classique pour reconnaître que, aux yeux de son inventeur, la théorie de l’évolution des genres n’avait jamais cessé d’être l’expression d’une vérité peut-être provisoire, en tout cas, et en attendant mieux, singulièrement utile et féconde.

Aventureuse d’ailleurs, ou véridique, l’hypothèse était de nature à séduire Brunetière, et il est aisé d’en entrevoir les raisons. D’abord, ainsi que le faisait observer l’auteur d’un livre sur Hæckcl, Léon-A. Dumont, c’est une idée éminemment conservatrice que celle d’évolution : n’est-ce pas la traduction, en termes tout contemporains, du célèbre axiome : Bien ne se perd, rien ne se crée dans la nature ? Elle est même, au fond, toute voisine de l’idée de tradition : car, qu’est-ce que la tradition, sinon l’évolution accomplie, réalisée dans le domaine de l’histoire littéraire ou morale, et dont nous recueillons les résultats ? Le véritable évolutionniste ne risquera jamais de ne pas faire sa large part au passé[8], puisque le présent et l’avenir en sont le prolongement naturel et nécessaire. D’autre part, la doctrine évolutive, étant de date assez récente, et n’ayant pas encore été appliquée à l’esthétique et à l’histoire littéraire, elle avait de quoi scandaliser un certain nombre d’esprits, ce qui n’était point pour déplaire à l’auteur du Roman naturaliste : ses allures volontiers provocantes de théologien quelque peu hétérodoxe d’apparence s’accommodaient fort bien de ce rôle : n’allait-il pas lui permettre d’enlever à ses critiques le droit de le compter parmi les « réactionnaires, » les simples « prophètes du passé ? » Et enfin, à y bien réfléchir, n’était-ce pas à une tentative de cette sorte qu’aboutissait, après Sainte-Beuve et après Taine surtout, pour un esprit généralisateur et systématique, tout l’effort de la critique moderne ? Si Taine, après 1870, avait commencé sa carrière critique, il est en effet infiniment probable qu’au lieu de s’appuyer sur les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, il se fût appuyé sur ceux de Darwin et de Hæckel[9].

Venu après Taine, Ferdinand Brunetière ne pouvait manquer de suivre son exemple. Il s’en promettait au reste certains bénéfices qui, pour une nature comme la sienne, n’étaient pas à négliger. En premier lieu, il est certain que, si l’on parvenait à découvrir les vraies lois des genres littéraires, on posséderait un élément important du jugement critique : toutes choses égales d’ailleurs, une œuvre serait plus ou moins parfaite, suivant qu’elle se conformerait plus ou moins fidèlement à la loi du genre auquel elle appartient. De plus, la théorie de l’évolution fournit, à n’en pas douter, un moyen de simplifier et d’animer l’histoire littéraire : elle permet de la « désencombrer » de toutes les œuvres médiocres qui, n’ayant exercé aucune influence, sont restées comme en marge du courant de la vie ; elle y introduit un principe d’unité et de continuité ; elle y fait pénétrer l’air, la clarté et le mouvement. Enfin, au lieu d’absorber, comme le faisait Taine, les hautes individualités dans leurs alentours et leur milieu, de les opprimer sous « les grandes pressions environnantes, » elle leur rend leur rôle et leur action ; elle en fait des « facteurs » essentiels de l’évolution littéraire. Tous ces avantages, il semble bien que Brunetière les ait personnellement retirés de la méthode qu’il avait inaugurée. Un de ses libres disciples, M. Lanson, l’a dit avec une heureuse brièveté : « Il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique. »

Son lourd enseignement à l’Ecole normale, ses multiples conférences de l’Odéon ou de la Sorbonne, sur les Époques du théâtre français, sur Bossuet, sur l’Evolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, lui laissaient encore le loisir de poursuivre son œuvre de critique au jour le jour, et même d’historien littéraire. En pleine possession de sa méthode et de son talent, il s’affirmait et se développait en tous sens. Très attentif à toutes les manifestations de la littérature contemporaine, même aux premiers balbutiemens de la littérature de demain, il ne se contentait pas de juger, il conseillait, il dirigeait les talens nouveaux en quête d’un nouvel idéal d’art ; il s’efforçait de leur révéler à eux-mêmes le vrai sens de leur effort et la légitimité de leurs tendances instinctives : tel est l’objet avoué, par exemple, des articles sur la Réforme du théâtre, sur le Roman de l’avenir, sur le Symbolisme contemporain. En 1889, il joignait à ses précédentes « spécialités, » pour la conserver deux années durant, celle de critique dramatique. Surtout, il se révélait chaque jour davantage professeur et conférencier de tout premier ordre. Écrivain longtemps discuté, — à tort, selon nous, et par ceux qui ont un peu perdu le sens de la forte langue française, — il s’imposa du premier coup comme orateur d’idées. Quelle fut à cet égard sa maîtrise, M. de Vogué l’a dit ici même en des pages qui décourageraient de plus téméraires que nous, et qui sont encore présentes à la mémoire de nos lecteurs. Mais peut-être est-il bon d’insister sur son œuvre et son action comme professeur.

Il y aurait lieu de le faire longuement dans une étude détaillée sur Ferdinand Brunetière. Car son œuvre se fût-elle bornée à son enseignement oral à l’Ecole normale, elle compterait encore dans l’histoire de la littérature d’aujourd’hui. Elle compterait autant que, dans un autre ordre, celle d’un homme qui n’a, pour ainsi dire, rien écrit, et qui pourtant a mis sa marque, directement et indirectement, sur tant d’esprits contemporains, qu’il a sa place fortement marquée dans l’histoire de la philosophie de notre temps : je veux parler de celui que Henan lui-même appelait « notre penseur éminent, M. Lachelier, l’inventeur du mouvement tournant philosophique le plus surprenant des temps modernes depuis Kant. » L’enseignement à l’Ecole normale, — à l’ancienne Ecole normale, — était pour un maître puissant et complet, comme l’était Brunetière, un moyen d’action incomparable. Former chaque année et discipliner un groupe de jeunes esprits actifs, indépendans, ou se croyant tels, et qui, à leur tour, en formeront d’autres, les munir d’idées générales, de méthodes de travail, de directions intellectuelles, c’était là pour lui une œuvre extrêmement séduisante et à très longue portée : il s’y donna avec une conscience, une activité, une fougue, dont ceux mêmes qui lui résistaient ont gardé le vivant souvenir. Tant de labeur dépensé pour les autres ne fut d’ailleurs point perdu pour lui-même. Il n’est que d’enseigner pour apprendre : Brunetière apprit donc beaucoup en préparant ses cours d’Ecole normale : les articles et les livres sortis de cet enseignement sont là pour en témoigner. En même temps que son information s’étendait, sa méthode se précisait, opérait sur de plus vastes ensembles, acquérait à la fois plus de rigueur et plus d’ampleur ; son esprit s’assouplissait pour atteindre d’autres esprits, parfois exigeans et toujours difficiles ; son talent d’exposition oratoire se fortifiait, s’élargissait, déployait toute la fécondité de ses ressources. Enfin, au contact de ses divers auditoires, il prenait pleinement conscience de sa rare puissance de persuasion : nos livres, quelques échos lointains qu’ils éveillent, ne nous donnent jamais, comme la parole publique, la sensation directe, immédiate, de la prise que nous pouvons avoir sur les âmes. Orateur né comme il l’était, Ferdinand Brunetière ne pouvait pas ne pas sentir que, avec quelque sérieux qu’il traitât la critique et l’histoire littéraire, son éloquence, son succès, son action enfin dépassaient la pure littérature. J’imagine que, parfois, le mot célèbre de Pascal à Fermât sur la géométrie qui « n’est qu’un métier, » et qui « est bonne pour faire l’essai, mais non l’emploi de notre force, » devait lui traverser l’esprit, et qu’il ne pouvait manquer d’en faire l’application à la critique. La pensée d’un autre rôle à jouer devait lui être trop naturelle, pour que, de temps à autre, il ne l’accueillit pas avec faveur. Quand on a un tempérament d’apôtre, il est difficile de passer sa vie à prêcher la doctrine de l’évolution des genres.


Pourquoi ne le dirions-nous pas ? — s’écriait-il, tout au début de sa carrière. — Les hommes tels que M. Renan, dans la situation qu’il occupe, avec l’influence qu’il exerce, dans toute la maturité de l’intelligence et dans tout l’éclat du talent, ont un peu charge d’âmes. Ils ne vivent plus, ni ne pensent, ni ne parlent pour eux seulement, mais pour tous ceux qui les écoutent, et qui les lisent, et dont ils sont les guides. Car la jeunesse est toujours la même ; le talent lui suffit ; c’est son honneur d’y être toujours prise…

Ce n’était point là le langage d’un pur « littérateur ; » c’était déjà celui d’un homme. d’action, d’un homme que les questions littéraires ou historiques pourront bien « divertir » un temps, mais qui n’y trouvera pas toujours, — si tant est qu’il l’y ait jamais trouvé, — « l’apaisement de son inquiétude. »

« Il n’y aura jamais, — écrivait-il huit ans plus tard, en 1890, — il n’y aura jamais dans la langue française de plus éloquente invective que les Provinciales ; de plus beau livre que les fragmens mutilés des Pensées ; et de plus grand écrivain, que l’on doive plus assidûment relire, plus passionnément aimer, et plus profondément respecter que Pascal. » À cette école, et à celle aussi de Bossuet, qu’il étudiait beaucoup vers le même temps, il apprenait, — ou réapprenait, — diverses choses qu’il définissait plus tard[10] en ces termes : l’horreur du dilettantisme ; l’art d’aller au point vif des questions ; et la distinction des différens ordres de vérités. Ce n’était point d’ailleurs qu’il fût disposé à accepter leurs conclusions à tous deux. Il le laissait clairement entendre dans un article, également daté de 1890, et l’un des plus suggestifs à tous égards qu’il ait écrits, sur Vinet :


Est-il bien nécessaire d’être « chrétien « pour penser comme lui ? Ses préoccupations, qui sont pour lui la conséquence de son christianisme, ne pourraient-elles pas s’en détacher peut-être ? Et indépendamment de toute idée religieuse, ne peut-on pas croire que, de tous les problèmes, le plus important et le plus tragique pour nous, c’est encore celui de notre destinée ? Je le crois, pour ma part ; et qu’il l’est d’autant plus que nous sommes plus libres et plus dégagés de toute espèce de confession… Moins nous sommes « chrétiens, » plus ces questions ont donc d’intérêt et d’importance pour nous. Bien loin d’en diminuer la grandeur, on l’augmenterait plutôt en les laïcisant


Et quelques mois après, dans un article capital sur la Philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme, il précisait, il livrait toute sa pensée d’alors. Il y défendait éloquemment la doctrine contre les objections qu’on lui avait adressées ; il montrait que, bien loin d’entraîner les conséquences décourageantes et immorales que l’on prétendait parfois, elle était au contraire génératrice d’énergie et de charité. Ses conclusions étaient significatives : « Ce qu’il y avait de plus élevé, disait-il, mais surtout de plus difficile à faire admettre aux hommes dans la morale du bouddhisme ou du christianisme, la gloire de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation est de l’avoir proprement et véritablement laïcisé… L’enseignement que les grandes religions pessimistes avaient dérivé, pour ainsi dire, de la révélation ; et à l’origine duquel, en mettant le miracle ou le mythe, elles avaient donc aussi mis l’obligation de croire, l’abdication du sens propre, l’acte de foi, Schopenhauer l’a tiré du seul spectacle de la vie. » Et, mêlant cette fois la question religieuse à la question morale, il ajoutait :


Les religions pourront donc passer, en tant que leurs mystères, sans lesquels elles ne sont que des philosophies, prétendront s’imposer à la raison, désormais et pour toujours émancipée par la science. Elles ne passeront point, on tant qu’elles sont quelque chose de plus et d’autre que la science ; en tant qu’elles touchent à dos problèmes qui, pour ne pas pouvoir être mis en équations, n’en sont pas moins réels ni moins graves ; en tant qu’elles répondent à d’autres besoins, plus universels, plus profonds, — et plus noble peut-être, — que celui de connaître.

Ne le voyons-nous pas bien depuis quelques années ?… De là cette renaissance de l’idéalisme. De là ce besoin de croire [on a reconnu au passage les titres mêmes de deux futurs « discours de combat, »], qui se manifeste quelquefois d’une étrange manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins sincère. de là cet effort que l’on fait un peu dans tous les sens et dans toutes les directions : ceux-ci pour démontrer » la vertu morale du christianisme, » et que les morceaux en sont bons : ceux-là, dont on a tort de rire, pour acclimater parmi nous je ne sais quel bouddhisme ; d’autres encore pour établir sur des bases nouvelles les vérités qui chancellent sur les fondemens qu’on leur donnait jadis ; et tous ensemble, si l’on y veut bien regarder d’assez près, pour sauver de la religion ce qu’ils sentent bien qu’on ne pourrait en laisser périr sans laisser l’homme retourner à l’animalité. Le pessimisme en général, et la philosophie de Schopenhauer en particulier, nous en offrent les moyens. Croyons fermement avec lui que la vie est mauvaise… Croyons que l’homme est mauvais… Et croyons que la mort, dont on nous a fait si longtemps un épouvantail, est vraiment, au contraire, une libératrice ; ce qui nous permettra de la regarder fixement, de vaincre ce que la peur que nous en avons mêlé de lâcheté dans tous nos actes, et de la braver au besoin. Croyons-le, parce que tout cela est aisé à croire ; croyons-le, parce que tout cela est bon à pratiquer ; et croyons-le enfin, parce que tout cela est maintenant court, simple, et facile à prouver.


Ces paroles sont assez claires. A l’époque où nous sommes parvenus, Ferdinand Brunetière croit avoir trouvé la solution du problème dont la hantise le poursuit depuis si longtemps ; et l’ayant trouvée, il se hasarde à sortir de sa réserve antérieure, et à divulguer les « vérités » qu’il croit avoir découvertes. Très respectueux, certes, de la religion, de toutes les religions, car il sait « tout ce qu’elles ont inspiré d’efforts, de sacrifices et de dévouemens, » très hostile aussi à toutes les mesures, ouvertes ou sournoises, de persécution irréligieuse, — son article de 1886 sur la France juive, de M. Drumont, est très net à cet égard, — il est convaincu que les diverses religions positives sont des formes périmées et dépassées de la pensée ou de l’activité humaines ; mais il estime d’autre part que la science et la philosophie en ont laïcisé les parties durables et nécessaires, à savoir la morale. En un mot, il croit fermement à la possibilité de fonder une morale, une vraie morale, dont les prescriptions, assez peu différentes, semble-t-il, de celles de la morale chrétienne, s’imposeront, non seulement à l’homme individuel, mais à l’homme social, et de la fonder sur tout autre chose que sur l’idée religieuse.


J’ai cru, — écrivait-il plus tard à l’un de ses critiques, — j’ai cru, comment dirai-je ?… à l’idée du Congrès des religions ! Oui, j’ai cru un moment, et dix ans avant Chicago, que de la totalisation, si je puis ainsi dire, et de la compensation des religions les unes par les autres, on pourrait dégager une religion, ou une morale quasi laïques et indépendantes, non pas précisément de toute philosophie de la vie, mais de toute confession particulière. Et j’avais trente-cinq ans quand cela m’arriva. Et je l’ai cru six ou sept ans… (10 septembre 1898).


Mais son siège n’était pas si bien fait qu’il ne regardât pas visiblement encore, et avec une curiosité passionnée, du côté de la religion. Il reprochait par exemple à M. Lavisse, dans sa Vue générale de l’histoire politique de l’Europe, « de n’avoir pas fait la place assez large à l’histoire religieuse ; » il louait avec une vivacité singulière le livre de Léon Grégoire sur le Pape, les Catholiques et la Question sociale. C’était d’ailleurs le temps où « un grand et bienfaisant pape » prononçait, en matière politique et sociale, des paroles libératrices ; où l’Encyclique Rerum novarum faisait naître dans toute la jeunesse d’ardens enthousiasmes et de fécondes espérances ; où un homme, dont on a pu dire qu’ « il a été toute sa vie obsédé par le problème religieux, » Eugène Spuller, osait parler d’ « esprit nouveau ; » où les passions politiques se calmaient ; où une « République athénienne » semblait devoir se lever en France… Comment Ferdinand Brunetière aurait-il été insensible à ce mouvement qui emportait alors tant de nobles esprits et séduisait tant d’âmes généreuses ?

Mais les convictions lentement formées ne s’usent pas en un jour ; « il y faut du temps ; il y faut de la réflexion ; » il y faut surtout l’épreuve de la vie et l’expérience des hommes. L’idée d’une laïcisation possible et souhaitable de la morale lui tenait trop au cœur, pour qu’il y renonçât sans coup férir. En février 1892, à propos du livre de M. Rébelliau sur Bossuet historien du protestantisme, il écrivait ici même : « Bossuet a-t-il vu ce qu’aujourd’hui même encore beaucoup de protestans ne voient pas ou ne veulent pas voir, qu’à travers toutes ces variations, s’il y avait comme un dessein plus secret dont la Réforme ne se fût jamais écartée, c’était celui d’émanciper du joug théologique, et, comme nous dirions, de laïciser non seulement la pensée, mais surtout la morale ?… Cette idée qu’une religion n’est pas nécessairement une morale, et que même elle en peut être le contraire, on la trouve déjà formée chez quelques contemporains de Bossuet… Mais je doute qu’elle soit entrée dans l’esprit de Bossuet… Il ne pouvait voir dans l’entreprise de séparer la religion d’avec la morale, que libertinage et qu’immoralité. Là serait le point faible de l’Histoire des Variations. » Quelques mois plus tard, à la fin d’un curieux article, un peu âpre d’accent, sur la Critique de Bayle, il disait : « Dans le temps où nous vivons, si rien ne serait plus urgent que de défendre l’institution sociale contre les assauts, ou plutôt contre les cheminemens de l’individualisme ; si d’ailleurs il est vrai que la doctrine de l’évolution ait laïcisé le dogme du péché originel ; et s’il importe enfin, pour deux ou trois raisons très fortes, que la morale achève de s’affranchir des religions positives… » Enfin, en juillet 1894, avec quelque témérité peut-être, dans un discours de distribution des prix, il posait publiquement la grave question de la croyance. Il y combattait avec sa vigueur habituelle le dilettantisme et l’individualisme. « Si vous cherchez, disait-il, les causes du désordre moral dont nous souffrons depuis plus d’un siècle, c’est là que vous le trouverez, dans cette apothéose de l’individu ; et si votre fortune veut un jour que vous en triomphiez, je vous le signale, voilà l’ennemi ! » Et pour vaincre cet ennemi séculaire, il se demandait que faire, et que croire :


Mais que croirez-vous ? Car enfin, ni nous ne croyons comme nous le voulons, ni nous ne croyons ce que nous voulons, mais seulement ce que nous pouvons ! Je réponds que c’est ce qui n’est pas prouvé : que notre foi ne soit pas dans notre dépendance ; et, peut-être sommes-nous les maîtres de notre croyance dans la mesure exacte où nous le sommes de notre volonté. Ainsi du moins l’ont pensé un Pascal ou un Kant. Mais si nous n’avions pas le courage de les suivre, qui donc a décidé qu’en cessant d’exprimer l’adhésion du fidèle aux enseignemens de la religion, les mots de croyance et de foi, comme une écorce creuse, se videraient brusquement de toute espèce de sens et de vertu ? Ce qu’à Dieu ne plaise !… Contentons-nous donc, en ce cas, des certitudes que nous donne l’histoire… Puisqu’il n’en faut pas plus pour nous révéler en nous autre chose que nous-mêmes, il n’en faut pas plus pour nous arracher au culte de nous-mêmes : et hæc est victoria, quæ vincit mundum, fides nostra. La véritable foi, celle qui vaincra l’égoisme et qui nous communiquera la fièvre généreuse de l’action, c’est la foi de l’individu dans les destinées de l’espèce : et, quoi que les sceptiques en disent, n’est-il pas vrai que le passé nous est ici garant de l’avenir ?


Et il concluait en ces termes :


Croyons donc ce que nous pouvons, mais croyons quelque chose, puisque nous savons, puisque vous voyez qu’il n’en faut pas davantage pour agir. À défaut d’une autre croyance, faisons-nous une foi de ce besoin d’action qui est la loi même de l’humanité, puisque, à vrai dire, l’inaction et la mort ne sont au fond qu’une même chose. N’en obscurcissons pas l’évidence d’une métaphysique inutile… et je ne sais, après cela, si, comme on vous le promettait et comme je le souhaiterais, je ne sais


Si le siècle qui vient verra de grandes choses,


mais nous n’aurons du moins démérité ni de nos maîtres, ni de la France, ni de l’humanité.


Est-ce que je me trompe ? Il me semble sentir, dans ces dernières paroles, je ne sais quel accent de lassitude et de découragement. Cette foi un peu vague dans les destinées de l’espèce que l’orateur nous propose, il a l’air lui-même de n’être pas très sûr qu’elle suffise véritablement. Trois mois après, il partait pour Rome. Un homme nouveau commençait, — et la littérature même n’allait rien y perdre.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voir à ce sujet le très instructif Catalogue de la Bibliothèque de feu M. Ferdinand Brunetière (Paris, Emile Paul, in-8). Ces 12 000 volumes, qu’on est en train de vendre en ce moment, ne sont pas des livres simplement feuilletés ; ce sont des livres lus et, souvent même, annotés.
  2. « Au début de ma vie littéraire, je n’ai peut-être obéi qu’à un mouvement de mauvaise humeur, en attaquant ces nombreuses écoles dont les adeptes avaient la rage de se mettre toujours en scène, et de ne parler de rien, de ne s’intéresser à rien qu’à propos d’eux et de leur personne. Mais ma mauvaise humeur, en ce cas, m’avait bien inspiré, j’ai su depuis le reconnaître, et ce n’était pas en moi, mais hors de moi, qu’elle avait ses raisons et ses causes. Dilettantisme, Individualisme, Internationalisme, j’ai vu depuis que tout cela se tenait, et que les conséquences n’en étaient pas seulement littéraires, et que l’influence dissolvante en menaçait jusqu’aux plus chères et aux plus nécessaires des idées dont la France avait vécu jusqu’alors… » (Allocution du 15 février 1900, Bossuet et Brunetière, Besançon, Boscane, 1900, p. 35-36.)
  3. Comte d’Haussonville, Réponse au discours de réception de M. Brunetière (A l’Académie française et autour de l’Académie, Paris, Hachette, 1907, p. 10).
  4. Le Roman naturaliste était arrivé en 1905 à la 9e édition. La 1re édition est de 1882 : le livre a été refondu à deux reprises, en 1891 et 1896.
  5. Cette très belle conférence n’a, malheureusement, pas été recueillie en volume, mais elle a été publiée par la Revue Bleue du 30 janvier 1886.
  6. Lettre inédite du 16 septembre 1898.
  7. La Crise morale des temps nouveaux est le titre d’un livre récent et excellent qui, publié par M. Paul Bureau, au mois de mai 1907 (Paris, Blond), vient d’arriver à la 10e édition, et qui prouve, par son succès même, que la crise est aujourd’hui plus actuelle que jamais, et qu’elle n’est pas près d’être achevée.
  8. « Pour rompre avec le passé, il faudrait rompre avec la dernière goutte du sang de nos veines. » Cette belle formule d’un philosophe évolutionniste et d’un Anglais, Herbert Spencer, ne pouvait naître que dans le pays de la tradition par excellence.
  9. On trouve dans un article que Taine n’a pas recueilli en volume, sur le Ménandre de Guillaume Guizot (Revue de l’instruction publique du 10 mai 1885), une phrase qui nous offre, sinon la formule même, tout au moins la justification psychologique de la théorie de l’évolution des genres : « Les genres de l’art sont définis par la diversité des facultés qui le produisent et des besoins qu’il satisfait. »
  10. Ce que l’on apprend à l’école de Bossuet, conférence faite en 1900 à Besançon dans la brochure citée plus haut, Bossuet et Brunetière.