Esquisses contemporaines - Eugène-Melchior de Vogüé

Esquisses contemporaines - Eugène-Melchior de Vogüé
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 285-324).
ESQUISSES CONTEMPORAINES

EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ


« ... L’esprit le plus naturellement généralisateur qu’il m’ait été donné de rencontrer Le plus menu fait n’était pour lui qu’un prétexte à s’élancer vers les hauteurs de la synthèse. »
( Souvenirs et Visions, p. 31.)


Un grand style ; une haute et même altière pensée, mais infiniment souple, généreuse et hospitalière ; une faculté d’enthousiasme et de lyrisme même qui survivait à toutes les déceptions de la vie, à toutes les amertumes de l’expérience ; une puissance et une vivacité d’intuition que les « spectacles contemporains » les plus divers ont tour à tour sollicitée ; bref, un penseur qui serait un poète, et un homme d’action qui ne dédaignerait pas d’être un grand écrivain : ce sont là les principaux traits qui ont gravé dans notre mémoire la physionomie d’Eugène-Melchior de Vogüé. Il y a une triste douceur, maintenant, hélas ! qu’il n’est plus, à suivre dans son développement intérieur une personnalité de cet ordre, et à tenter d’en faire le tour.


I

« Au temps de mon enfance, dans la province où j’ai grandi, la bibliothèque de tout bon Vivarois contenait deux livres de fonds : ouvrages obscurs, presque introuvables aujourd’hui, qui furent pour moi les premières, les inépuisables sources de l’enchantement du cerveau, des curiosités passionnées, des visions intérieures. » Ainsi débute un curieux opuscule d’E.-M. de Vogüé, ces Notes sur le Bas-Vivarais, dont l’éloquente dédicace, — « Montibus patriis... exul, » — dit assez l’intime, la profonde signification. Ces deux ouvrages, les Commentaires du soldat du Vivarais, « livre admirable de férocité candide, » et le romantique Album d’Albert du Boys « montraient à l’enfant le seul monde vrai pour lui, un monde merveilleux et conforme à ses rêves. » Quand un critique ami, Armand de Pontmartin, ne nous signalerait pas « la nature poétique et rêveuse » du futur auteur de Jean d’Agrève, il semble qu’à ces lignes, comme à bien d’autres signes, nous aurions pu la deviner. C’est là, à n’en pas douter, le fonds primitif, l’apport individuel et inaliénable. E.-M. de Vogüé est né poète, et il restera toujours tel.

Le poète est « exilé » parmi nous ; il n’est point « déraciné. » Voyez avec quelle joie il retourne à ses « montagnes paternelles, » à son « pauvre vieux berceau, » avec quelle émotion il salue « cette triste source de son sang, » en quels termes il décrit ce sol âpre et « nerveux, » combien il est heureux de noter « l’humeur indépendante qui fut de tout temps le trait caractéristique de cette race, » « race pauvre, modeste, mais solide et ardente comme sa montagne, où le feu couve sous le granit. » La rude Auvergne n’est pas loin, et déjà, un peu plus bas, le Midi commence, la Provence ensoleillée, toute palpitante de chaleur et de clarté. La griserie de ce vibrant soleil a gagné notre écrivain : « Pourquoi essayer, s’écrie-t-il, d’en faire comprendre l’ivresse aux gens du Nord ? Ils n’entendront jamais ce qu’il y a de délicieux et d’éperdu dans la plainte de nos cigales[1]. » Un Daudet n’aurait pas dit mieux : le complexe, ardent et chaud génie de ce coin de terre s’est communiqué à celui de ses enfans qui ne l’a jamais renié.

À cette influence toute générale il en faut joindre une autre, plus particulière et plus intime. On ne descend pas impunément d’une longue lignée militaire et féodale : le geste héréditaire se prolonge dans le petit-fils. Si tout ce qu’a écrit E.-M. de Vogüé, — et jusqu’à ses moindres billets[2], — au grand air, » si son style a « de la race, » si la hauteur, l’indépendance des vues lui était comme naturelle, nul doute qu’il n’en faille rapporter le mérite à sa naissance[3]. Il me revient à ce propos en mémoire une page de Brunetière qui m’a toujours paru bien suggestive : elle lui a été inspirée par le cas de Chateaubriand et de Mme de Staël :


Quand les aristocrates sont intelligens, ils ne le sont pas plus que nous mais ils le sont d’une autre manière, plus libre, en quelque sorte, plus indépendante, et plus dégagée surtout de la tradition. Car, d’abord, ils sont plus ignorans, moins grécaniseurs et moins latiniseurs, moins respectueux d’Aristote et d’Horace, qu’ils considèrent toujours un peu comme des bourgeois de Rome et d’Athènes ; encore moins respectueux de Voltaire, de Marmontel ou de La Harpe, qu’ils ont connus, dont ils ont raillé les ridicules, dont ils estiment peu la personne. Ils ont, d’ailleurs, tout naturellement plus de confiance en eux-mêmes... Encore, et en tout temps, ils se sont piqués, ils se piquent de juger par eux-mêmes, de ne pas aisément soumettre leur façon de penser à l’opinion publique ; et même, assez souvent, nous voyons que, pour s’en distinguer, comme par exemple un Joseph de Maistre, ils exagèrent leur originalité jusqu’au paradoxe, et le paradoxe jusqu’à l’impertinence[4]...


Je ne prétends pas que tous ces traits s’appliquent à l’auteur du Roman russe : niera-t-on que beaucoup d’entre eux s’appliquent à lui ?

Ces prédispositions natives furent entretenues et développées par les livres. Les livres que nous lisons et que nous adoptons dans notre première jeunesse sont l’un des facteurs les plus puissans de notre personnalité morale : ils la manifestent, et, en même temps, ils l’informent. Parmi ceux qui durent contribuer à l’éducation intellectuelle ou littéraire de l’écrivain, je crois en entrevoir quelques-uns qu’il importe de signaler : chez les classiques français, Bossuet, Pascal, peut-être Saint-Simon, trois poètes où l’on a pu justement dénoncer « le romantisme des classiques : » il citera souvent plus tard les deux premiers, et, visiblement, le pénétrant essayiste qui, à Saqqarah, « chez les Pharaons, » médite sur les Pensées[5], s’est mis de longue date « à l’école de Pascal[6]. » A quelle époque peut-on faire remonter le premier contact avec Rousseau ? Je ne sais mais je crois bon de noter cet aveu : « Les années où je relis la Nouvelle Héloïse, je ne puis plus supporter de longtemps la lecture d’un autre roman[7]. » Rousseau n’est point d’ailleurs le seul romantique qui ait enchanté cette imagination juvénile : Hugo était fait pour la séduire. « Les Orientales, déclare quelque part E.-M.de Vogüé, chantent encore dans notre mémoire comme la plus délicieuse musique qui ait grisé nos vingt ans[8]. » Mais les vrais maîtres de sa pensée et de son jeune talent, ce sont les trois poètes gentilshommes dont l’œuvre résume ce qu’il y eut de meilleur et de plus élevé dans le romantisme français, et sur lesquels il devait écrire plus tard de si éloquens et féconds articles : c’est Chateaubriand, « l’aïeul qu’il admire et qu’il aime le plus[9] ; » c’est Lamartine, qui a « façonné son âme » et lui a appris à « nommer ce qui avait été jusqu’alors sans nom[10] ; » et c’est Vigny, « qui fut l’un des compagnons assidus de sa vie[11]. » Joignons à toutes ces influences celle, maintes fois avouée, de Taine[12], celle aussi, moins continue peut-être et plus diluée, de Renan[13], et l’on aura, si je ne m’abuse, les principaux élémens livresques qui ont contribué à former ce beau tempérament d’écrivain.

Et l’on voit peut-être le sens concret et la signification convergente de toutes ces « affinités électives. » Un ardent besoin de haute poésie, d’images éclatantes, de somptueux idéalisme ; un goût passionné d’anticipation impatiente pour l’Orient, le pays par excellence du rêve romantique et de l’histoire ; une personnalité qui s’affirme volontiers du triple droit d’un lyrisme natif, de la naissance et du talent ; une hautaine indépendance à l’endroit de la tradition esthétique ou religieuse et une sympathique curiosité à l’égard de toutes les hardiesses de la pensée ou de l’action : voilà, semble-t-il, les tendances en partie innées, en partie acquises, ou du moins fortifiées par la culture intérieure, qui, avant toute œuvre écrite, ou plutôt imprimée, durent se manifester de bonne heure chez E.-M. de Vogüé au cours de sa pensive et rêveuse jeunesse.

Jeunesse assez triste aussi, partagée entre la lointaine vie de collège et les longues, les monotones journées solitaires du vieux château de Gourdan, — ce Combourg d’un nouveau René, — « perdu au milieu des bois sur le versant des Cévennes : » les événemens de ces années, si décisives toujours pour la formation de l’être intime, ce furent sans doute les lectures, avec les émotions qu’elles suscitaient, « les obscurs désirs » qu’elles provoquaient ; ce furent les fouilles pratiquées dans la vieille bibliothèque ; ce fut, par exemple, la triomphale découverte des Méditations et des Harmonies, un peu plus tard, celle de Raphaël[14]. Et peu à peu, la vocation s’éveillait. Quand à vingt ans, libre enfin, le jeune enthousiaste de Lamartine partait pour l’Italie, il emportait avec lui ses premiers vers, — de « mauvais vers[15], » dira-t-il plus tard, — des odes, des élégies, des sonnets, et le prologue d’une tragédie florentine[16].

La grande tragédie française se préparait alors dans les coulisses de l’histoire. Surpris comme tant d’autres par nos premiers désastres, le poète de vingt-deux ans saisit d’instinct l’arme héréditaire et vint l’offrir à la patrie violée. Son jeune frère sortait de Saint-Cyr ; il s’engage avec lui et va le rejoindre à Rethel. A Reichshoffen, à Patay, deux autres Vogüé succombent sous les balles allemandes. A Sedan, c’est le propre frère du futur écrivain qui tombe à ses côtés ; lui-même blessé, fait prisonnier, est interné à Magdebourg. Dures leçons de l’expérience : aucun de ceux qui les ont reçues à leur entrée dans la vie n’ont jamais pu en détacher leur pensée : il y avait trop loin du rêve caressé à la douloureuse réalité. « .J’arrivais, a écrit un quart de siècle plus tard E.-M. de Vogüé, j’arrivais avec l’espoir d’assister à des spectacles grandioses... J’avais une forte provision de papier dans mon sac, » — tel Chateaubriand partant pour l’armée des princes. — « Ayant toujours et partout rapporté toutes choses à mon métier d’écrivain, depuis que j’ai conscience de moi-même, j’escomptais d’avance les belles notes que j’allais prendre pour le livre à écrire au retour si je revenais. Je n’ai pas crayonné trente lignes, s’il m’en souvient bien, sur ce papier perdu avec le reste[17]. » Je ne crois pas qu’on puisse exagérer l’influence qu’ont eue sur lui les événemens de 1870 : sa sensibilité, son imagination, sa pensée tout entière en ont été ébranlées pour toujours. L’idée de la guerre, du relèvement matériel et moral de la patrie est sans cesse présente à son esprit : elle reparaît à chaque instant dans ses livres, provoquant des comparaisons, des réflexions singulièrement clairvoyantes. Soit qu’il parle de la Débâcle, ou de Marbot, soit qu’il s’adresse « à ceux qui ont vingt ans, » ou aux jeunes élèves du collège Stanislas, et jusque dans Jean d’Agrève[18], le souvenir des « sombres jours » revient sous sa plume avec une obsédante persistance. On peut dire que presque toutes ses idées ultérieures, toute sa philosophie procède de là, de ce grand ébranlement intellectuel et moral. Aucune sensiblerie niaise ou déclamatoire ; mais, au contraire, une sorte de pudeur virile dans l’émotion contenue, et d’autant plus prenante. A Strasbourg, dix ans après la guerre : « Comme j’arrivais sur la plate-forme du clocher d’où l’on contemple le pays, j’entendis une aigre musique de fifres et de tambours ; un régiment de la garnison défilait en bas, tout petit sur le pavé ; mes yeux devinrent mauvais, ils ne purent rien voir alentour[19]. » Et d’autre part, aucune concession aux mensonges épeurés ou aux candides illusions du pacifisme ; mais, au contraire, l’affirmation, la constatation plutôt, discrète et forte tout ensemble, que toute patrie, comme disait déjà Renan, est une création militaire, que l’armée, « c’est l’autel d’airain sur lequel il faut sacrifier beaucoup de superfluités agréables, pour être assuré de garder les biens nécessaires, » et que ces biens sont étrangement fragiles, « lorsqu’on ne bâtit point sur les fondations solides, cimentées par le sang, où une loi mystérieuse a voulu asseoir toute grande existence historique[20]. »

Les épreuves ont ceci de bon qu’elles mûrissent vite ceux qui leur survivent. A son retour en France, E.-M. de Vogüé n’était plus le pur élégiaque, le littérateur désintéressé qu’il avait, j’imagine, commencé d’être. Une préoccupation nouvelle s’imposait à lui, dans ce naufrage des illusions nationales : collaborer à l’œuvre de réparation nécessaire, et, d’un seul vieux et noble mot, servir. Justement, une occasion s’offrait de concilier avec ses ambitions nouvelles sa vieille passion des longs voyages, et « le plus ancien de ses rêves[21], » son désir de connaître enfin ce prestigieux Orient dont tous ses poètes lui parlaient. Son cousin, un passionné d’Orient lui aussi, le marquis de Vogüé, venait d’être nommé ambassadeur à Constantinople : le soldat improvisé se fit diplomate ; il allait pouvoir récrire à sa façon l’Itinéraire de Paris à Jérusalem.

Ce fut son premier livre, ce « voyage aux pays du passé » qui, daté, sous sa première forme, de novembre et décembre 1872, n’a vu le jour ici même, après les retouches et les remaniemens nécessaires, qu’en 1875. E.-M. de Vogüé y est déjà tout entier, avec sa passion des idées générales, avec son active curiosité, avec son ardeur d’imagination, avec son inquiétude morale. Il n’a manqué à ce livre que d’être suivi de quelques autres d’une tonalité analogue, pour assurer à son auteur la maîtrise incontestée des choses d’Orient parmi les écrivains de sa génération. Venu avant Loti dans ce Stamboul qui leur est si cher à tous deux, il s’est laissé, aux yeux du grand public, distancer par son heureux rival dans l’exploitation littéraire de ce merveilleux domaine oriental. Au fond, le public n’aime bien que l’homme d’un seul livre ; et ce livre, il faut peut-être l’écrire plusieurs fois, pour qu’il consente à en reconnaître et à en adopter l’auteur ; la diversité des aptitudes et des « spécialités » le gêne et le déconcerte ; il immobilise dans une même attitude ceux qu’il admire ; il a décrété, une fois pour toutes, que le poète ne doit avoir qu’une seule corde à sa lyre. J’ai peur que le voyageur-poète de Syrie, Palestine, Mont-Athos, n’ait été la victime de cette très naturelle disposition d’esprit, et que l’on ne méconnaisse, ou même que l’on n’ignore l’originalité et le mérite de ses études orientales. Il y aurait pourtant une intéressante comparaison à instituer entre sa manière propre, et celle des principaux écrivains d’Orient, Volney et Chateaubriand, Lamartine et Loti. C’est Chateaubriand, ce me semble, qu’il rappelle le plus. Loti est plus passif en face de cette nature orientale qu’il reflète avec un charme si insinuant. E.-M. de Vogüé, lui, domine ce monde extérieur qu’il évoque et fait passer sous nos yeux ; ses impressions de voyageur lui servent surtout de thèmes à méditations ; on y sent une pensée plus haute, plus virile, moins entraînée au flot des sensations et des images. Ce qu’il est allé chercher en Orient, c’est « le secret de l’histoire ; » c’est déjà aussi une réponse aux questions de l’heure présente ; c’est une leçon de volonté, d’énergie morale qu’il est allé demander à « ce pays, que tout homme doit venir interroger avant de formuler sa pensée définitive sur les grands problèmes de l’âme ; » et il lui « doit d’entrevoir la vérité divine et de sortir d’ici, malgré tout, fortifié, mûri et consolé[22]. »

Et certes, celui qui parle ainsi n’est pas un homme pour qui le monde intérieur seul existe. Il y a de très belles pages descriptives dans Syrie, Palestine, Mont-Athos : il n’y en a pas de plus belles que celle-ci, que j’emprunte à Vanghéli, la première nouvelle qu’E.-M. de Vogüé ait écrite, sorte de récit symbolique où il a « résumé les souvenirs de six années d’Orient : « 


Nous nous étions attardés à l’étape : la nuit nous prit tout en haut des pentes qui vont s’évasant jusqu’à la plage, une nuit de printemps mélodieuse et tiède tressaillant d’énergies sourdes qu’ignorent celles de nos pays, — une nuit où l’on sentait vivre les choses et les êtres d’une vie si ardente, si enivrée, que la mort et la peine semblaient bannies d’un monde plus heureux. Le petit chemin douteux se perdait dans les méandres des marécages qui continuent le lac ; des myriades de lucioles promenaient des essaims de flammes dans les roseaux, d’où montaient les chansons nocturnes des rainettes et des rossignols. Nous chevauchions au travers des bouquets de platanes, de lauriers et de chênes verts, guidés dans l’ombre par la voix des muletiers ; ces gens simples, gagnés insensiblement par cette majesté, reprenaient en chœur un lent refrain romaïque : nous les suivions, assoupis sur la selle dans un demi-rêve par la fatigue d’une rude journée ; nul cependant n’eut la pensée de se plaindre des heures allongées et de mesurer la descente des étoiles dans un ciel si doux. Il était minuit quand la lune décroissante, apparue sur les hautes crêtes de l’Olympe de Bithynie, nous montra la nappe reposée du lac : la ligne dentelée des remparts de Nicée moirait d’ombre le bleu des eaux[23].

Connaît-on, dans la prose pittoresque du XIXe siècle, beaucoup de pages qui vaillent celle-là ?

Après l’Orient turc, l’Orient africain. Chargé d’une mission diplomatique en Egypte, E.-M. de Vogüé découvrit avec ravissement cette terre enchanteresse où il devait revenir souvent dans la suite, et qui lui inspirera quelques-unes des plus belles descriptions du Maître de la mer. Là, sous la direction de cet admirable Mariette, auquel, ici même, il a rendu un si émouvant et pénétrant hommage, il s’initie à l’égyptologie : au musée de Boulaq, à Saqqarah surtout, il a la révélation, que personne peut-être n’a plus éloquemment traduite, de cet infini du temps dont les découvertes historiques de notre époque nous donnent parfois le frisson. Car c’est toute une société, vieille de sept ou huit mille ans, qui, brusquement, surgit du sol : « pour peu qu’on les interroge avec patience, ces morts parlent, leurs ténèbres s’illuminent, un monde s’ouvre[24]. » D’avoir pénétré ce monde, et d’avoir éprouvé ce frisson, cela donne à l’esprit une hauteur et une largeur tout ensemble, auxquelles, sans cette expérience, il est peut-être difficile d’atteindre. Ce qui est sûr, c’est qu’E.-M. de Vogüé en a recueilli l’entier bénéfice.

Et après l’Orient africain, l’Orient slave. Dans le volume, trop peu connu, à mon gré, qui est intitulé Histoires orientales, et qui date de 1879, il y a une curieuse étude historique qui a pour titre : De Byzance à Moscou, voyages d’un patriarche. Ce voyage, E.-M. de Vogüé l’a fait pour son propre compte. Nommé secrétaire d’ambassade en Russie, il arriva à Saint-Pétersbourg au mois de décembre 1876. Là commencèrent pour lui six années particulièrement fécondes en enseignemens et en révélations de toute sorte. Par des voyages poursuivis en tous sens, par l’étude approfondie de la langue, de la littérature et de l’histoire, par l’observation attentive des mœurs et des caractères, par la pratique des hommes et des choses de son métier, il s’efforça d’entrer aussi profondément que possible dans l’intimité de ce monde russe dont il avait bien pu prendre comme un avant-goût, au cours de ses pérégrinations antérieures, mais qui ne laissait pas de lui être encore fort étranger, comme il l’était alors à tous les Français, quoique M. Anatole Leroy-Beaulieu et Alfred Rambaud eussent déjà écrit ici même sur cette matière[25]. Avec cette rapidité aiguë d’intuition et cette clairvoyance de patriotisme qui ne le quittaient guère, il dut se dire d’assez bonne heure qu’il y avait là non seulement, pour l’écrivain qu’il était, un champ presque vierge à défricher et à exploiter, mais encore qu’en travaillant, par les moyens en son pouvoir, à rapprocher l’un de l’autre deux peuples, ou, pour mieux dire, deux mentalités qui s’ignoraient, à les renseigner l’une sur l’autre, il rendrait à son propre pays un très signalé service[26]. On sait de reste si l’événement lui a donné raison.

Il semble qu’il ait d’abord un peu hésité sur la nature des travaux par lesquels il allait poursuivre son dessein. Soit que sa situation lui ait rendu difficiles d’autres études, soit tout simplement que l’histoire, qu’il a d’ailleurs toujours aimée, l’ait alors plus particulièrement attiré, ce sont des essais historiques qui, deux ou trois ans, vont, — au moins extérieurement, — absorber son activité. Ces études sur divers épisodes de l’histoire de Russie, — les Voyages du Patriarche Jérémie, la Révolte de Pougatchef, le Fils de Pierre le Grand[27], Mazeppa, la Mort de Catherine II, — sont du reste extrêmement remarquables : exactitude de l’information, ingéniosité du sens critique et psychologique, haute liberté des jugemens et des vues, clarté de l’exposition, vivacité entraînante et colorée du style, — il y avait là des qualités de tout premier ordre, et qui auraient pu et dû signaler l’auteur de ces pages à l’attention des historiens de métier. Mais là encore, il aurait fallu redoubler et poursuivre : les « spécialistes » n’adoptent et ne consacrent que ceux qui s’enrégimentent dans leurs rangs sans espoir de reprise ou de retour.

E.-M. de Vogüé n’était pas homme à se laisser enrégimenter quelque part. Au risque de passer pour un dilettante ou un amateur, il continuait silencieusement la vaste enquête qu’il avait entreprise sur le monde et sur l’âme russes, essayant diverses directions, mais sans laisser voir, — peut-être d’ailleurs l’ignorait-il encore lui-même, — sur quel point précis il allait faire porter son principal effort. Cherchait-il encore sa voie ? Ou bien, l’ayant intérieurement trouvée, ajournait-il à dessein le moment de s’y engager publiquement ? Je ne sais ; et les biographes futurs nous renseigneront sans doute là-dessus quelque jour[28]. Ce qui est bien certain, c’est qu’à l’époque où nous sommes parvenus, — octobre 1883, date de l’article sur Tourguénef, — rien ne pouvait faire pressentir qu’E.-M. de Vogüé se tournerait prochainement du côté de la critique littéraire. Il écrivait depuis près de dix ans : des notes de voyage, une nouvelle, des études d’art ou d’archéologie, des essais historiques, tels étaient les genres où s’était tour à tour exercé son jeune et souple talent d’écrivain ; pas un seul article critique dans tout cela, à moins qu’on ne veuille compter deux minces comptes rendus, dont l’un, il est vrai, de deux pages, sur Guerre et Paix[29]. Qui aurait pu, parmi toutes ces tentatives littéraires, deviner ou prévoir l’auteur du Roman russe ?

Cependant, un événement essentiel s’était produit dans la vie de ce dernier : en 1878, il avait épousé une Russe, la sœur du général Annenkoff, qui devait être pour son œuvre, et en particulier pour le Roman russe, la plus discrète et la plus infatigable des collaboratrices, et, en 1882, il s’était fait mettre en disponibilité. « Il est écrivain et diplomate, écrivait-il plus tard d’un de ses confrères. Oh ! le déplorable ménage que celui de ces deux vocations ! C’est une brouille de toutes les minutes, tant que la plus forte des deux n’a pas réclamé le divorce à son profit[30]. » Chez lui, c’est la vocation littéraire qui avait fait prononcer le divorce en sa faveur. Mais le ménage, pour « déplorable » qu’il fût, n’en avait pas moins eu quelques-uns des bons résultats qu’entraîne toute union régulière[31]. Heureux ceux qui n’ont pas mené trop jeunes la vie de l’homme de lettres parisien ! Leur expérience n’est pas limitée à celle du boulevard. « Il n’y a pas que la Bièvre, disait spirituellement Flaubert : le Gange aussi existe. » A vivre plus de dix ans à l’étranger, E.-M. de Vogüé y avait acquis ce qui ne s’apprend pas en France, le sens des relativités nationales[32] ; l’horizon de sa pensée s’était singulièrement élargi ; le point de vue « européen, » ou même « mondial, » lui était devenu comme naturel ; il avait connu d’autres civilisations, pénétré d’autres âmes que les nôtres ; l’Orient, la terre du passé, et peut-être de l’avenir, « . l’Orient, terre des miracles et piédestal des immenses destinées[33], » lui avait été révélé : il en avait sondé les réserves mystiques. Dans la steppe russe, ou sur les routes de la Judée, il avait semé bien des préjugés français, acquis bien des idées nouvelles. De plus, ses fonctions mêmes, en le mêlant à la vie réelle, lui avaient appris tout ce que l’on n’apprend pas dans les livres. Ainsi muni et ainsi averti, que cet écrivain de trente-quatre ans, qui déjà a fait ses preuves, s’attaque à l’un de ces sujets qui permettent à un riche et souple talent de se déployer tout entier et de donner toute sa mesure. Après s’être un peu dispersé, il s’y concentrera ; après avoir un peu déconcerté l’attention publique par la variété de ses dons et la diversité de ses métamorphoses, il la frappera par l’unité intérieure et la vivante originalité de sa pensée ; il prendra rang parmi les maîtres qu’on écoute et qu’on suit. Son livre sera une date dans l’histoire intellectuelle et morale de son temps. Et ce sera le Roman russe.


II

A quelque point de vue qu’on se place pour l’étudier, le Roman russe reste un beau livre, et un grand livre. Au bout d’un quart de siècle, nous pouvons aujourd’hui l’affirmer : c’est l’un des livres essentiels de la fin du XIXe siècle. Pour la nouveauté des renseignemens et des directions qu’il ramassait, pour l’abondance et la portée des idées générales qu’il mettait en œuvre, pour l’influence exercée enfin et pour l’éclat du style, il évoque invinciblement deux autres termes illustres de comparaison : l’Histoire de la littérature anglaise et le livre De l’Allemagne. Moins fortement composé peut-être que le livre de Taine, mais plus entièrement neuf, pour nous, Français, et aussi éloquent, aussi brillant de forme, il lui ressemble encore à un double titre : de même que le grand ouvrage de Taine avait, pour de longues années, exprimé le nouvel idéal littéraire, celui du naturalisme contemporain, de même le Roman russe a eu le mérite de formuler le programme d’une littérature hautement idéaliste qui, depuis, a porté ses fleurs et ses fruits ; et, d’autre part, comme la Littérature anglaise, dont il s’inspire d’ailleurs, le livre d’E.-M. de Vogüé est, en son fonds substantiel, une étude de psychologie ethnique. Taine s’en était bien aperçu, et il en avait su beaucoup de gré à l’auteur : « Je vous fais d’abord, lui écrivait-il, mon compliment bien sincère sur le grand morceau où vous faites la psychologie du Russe, d’après son histoire ; à mon avis, c’est le plus fructueux de tous les genres d’histoire, car il expose la formation du caractère, et du caractère dépend presque tout le reste. Cela est tout à fait neuf et fécond[34]. » Et il n’est pas douteux non plus qu’à son heure, le Roman russe ait eu toute l’importance révélatrice de l’admirable livre De l’Allemagne. Comme jadis dans le grand ouvrage de Mme de Staël, c’était tout un monde, nouveau pour nous, de mœurs, d’idées, de sentimens, qui, soudain, nous était ouvert, et où nous avons largement puisé, comme au temps du romantisme. Et encore, ne faut-il pas ajouter qu’E.-M. de Vogüé avait plus d’une supériorité sur sa célèbre devancière ? Son information est plus sûre et plus complète : Mme de Staël connaissait fort peu d’allemand, et elle n’a guère vécu en Allemagne : elle devinait beaucoup plus qu’elle ne savait à proprement parler. Au contraire, les intuitions de l’auteur du Roman russe reposent sur une connaissance approfondie de la langue, de la littérature et de la vie russes, et la longue familiarité que, durant six années de séjour en Russie, et quatre autres années d’études persévérantes[35], il a contractée avec les œuvres de ce lointain génie donne à ses études une justesse et une intimité d’accent, et à ses lecteurs une sécurité qu’il semble bien difficile d’égaler, et, à plus forte raison, de surpasser. Et enfin, si Mme de Staël est, certes, un très grand auteur, elle n’est peut-être pas un grand écrivain : elle n’a pas du moins ce qui constitue essentiellement le grand écrivain, je veux dire un style à soi, une forme qui lui appartienne bien en propre, qui se reconnaisse entre mille autres, et qui s’imprime et se grave à tout jamais dans l’esprit ou dans l’âme du lecteur. Ce don-là, E.-M. de Vogüé l’a au plus haut degré, et c’est ce qu’il faut tout d’abord essayer de mettre en lumière.


Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Avec lui, nous rentrons au cœur de Moscou, dans cette monstrueuse cathédrale de Saint-Basile, découpée et peinte comme une pagode chinoise, bâtie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chrétien...


A la brusquerie de l’attaque, — c’est le début de l’étude sur Dostoïevsky[36], — à l’impétuosité du mouvement, à ce besoin qu’éprouve visiblement l’écrivain, l’idée abstraite à peine énoncée, de la reprendre sous une forme plastique, de la compléter, de la nuancer, et de l’éclairer au moyen d’une image formant symbole, n’avez-vous pas reconnu l’accent, et le ton, et le procédé habituel du poète ?

Relisez maintenant tout l’ouvrage. Rappelez-vous telle page célèbre : la comparaison du style de Tourguénef avec le clair tintement du vieux rouble suspendu au cou d’une petite paysanne de l’Ukraine sur la carafe qu’elle apporte au voyageur altéré ; la poignante et dramatique évocation des scènes qui suivirent la mort et les funérailles de Dostoïevsky ; les toutes dernières lignes : « Voilà ce que j’ai entrevu sous cette terre russe. Pauvre terre pâle ! ses fils diront peut-être que je l’ai peinte trop maussade, que je n’ai pas su respirer son parfum amer... ; » ou encore la conclusion de l’étude sur Tourguénef :


Dans presque tous ses livres, un noble souffle passe, élève et réchauffe le cœur ; c’est peu de chose et c’est beaucoup, ce souffle léger resté d’une ombre, qui nourrira à jamais des milliers d’âmes. Ivan Serguiévitch a disparu comme ces paysans de son pays d’Orel, qui vont semant le grain dans les labours d’automne ; la plaine de blé est immense, le sillon noir fuit à l’infini ; l’homme le remonte, décroît, s’évanouit dans la brume et va s’asseoir, épuisé de fatigue, là-bas derrière les versans ; s’il est trop vieux, si quelque mal le prend cet hiver, on le couchera sous son labour, on l’oubliera. Qu’importe ? Disparais, pauvre homme de peine qui agitais tes bras dans le vide, sur la terre nue. La semence demeure et vit : aux soleils de l’été prochain, le blé va sortir, mûrir, rouler sur la steppe des vagues d’or, et dispenser aux multitudes le bon pain, le pain de force et de courage.


Que nous voilà loin ici de la littérature de manuel, ou même de cette critique de régent de collège qui, pâle, décharnée, exsangue, remplit de son plat bavardage tant de chroniques soi- disant « littéraires ! » Au moins, voilà un critique qui sait écrire, qui connaît et qui prouve par son propre exemple la valeur persuasive et évocatrice du style ! Avoir un style, savoir écrire, c’est, — rien de plus, mais rien de moins, — c’est mettre un peu de son âme dans son verbe ; c’est faire passer dans les mots, c’est, par leur intermédiaire, communiquer à d’autres âmes les émotions qui nous agitent au moment où nous prenons la plume. Telle est la leçon que nous donnent tous les vrais écrivains, fussent-ils critiques ; et telle est celle aussi que nous donne E.-M. de Vogüé. En nous parlant de Pouchkine ou de ce « prodigieux » Tolstoï, de Gogol ou de Tourguéuef, il est au fond parmi ses pairs : écrivain d’une autre espèce sans doute, moins puissant et moins créateur assurément, mais qui pourtant, au milieu d’eux, n’est point dépaysé, et se retrouve comme en famille. Et écrivain qui, comme eux aussi, est poète, si c’est être poète que de ne pouvoir s’empêcher d’imprimer à sa phrase le frémissement de sa sensibilité intime et d’inventer perpétuellement de nouvelles images pour exprimer les « correspondances » qui existent entre le monde matériel et le monde de l’âme.

Les poètes passent pour être généralement de bien médiocres critiques. C’est qu’ils ne daignent pas d’ordinaire utiliser l’instrument incomparable qu’ils ont entre les mains. En quoi consiste en effet, et à quels termes exacts se ramène le problème proprement critique ? Une œuvre étant donnée, que le lecteur est censé ignorer entièrement, il s’agit, en quelques pages, de suppléer de telle sorte à son ignorance, de lui donner de cette œuvre inconnue une idée si juste, si complète, si lumineuse et si adéquate, qu’une lecture intégrale doublée d’une étude approfondie ne saurait lui en fournir une notion plus exacte et plus précise. Cette opération, toujours extrêmement délicate, et qui exige, avec beaucoup d’art et de tact, plus d’esprit de finesse que d’esprit géométrique, devient presque décourageante quand l’œuvre à révéler est une œuvre étrangère, et par conséquent éloignée de nos goûts, de nos habitudes d’esprit : heureux, quand le critique parvient à nous y intéresser, à nous en faire simplement, d’un peu loin, pressentir les beautés ! En ce qui concerne les grands écrivains russes, ces barbares de génie, mais d’un génie si lointain, les difficultés pouvaient paraître insurmontables. Les lecteurs du Roman russe savent avec quelle maîtrise E.-M. de Vogüé en a triomphé. Certes, il avait eu dans son œuvre, ici même, de savans et d’ingénieux précurseurs, et il était le premier à signaler et à recommander les traductions de Mérimée, de Viardot, de Xavier Marmier et de Victor Derély, les beaux travaux de M. Anatole Leroy-Beau lieu, de Rambaud, de M. Courrière et de M. Ernest Dupuy. Mais enfin, personne avant lui n’avait écrit le Roman russe, à savoir le livre qui a définitivement donné droit de cité, non seulement dans la littérature française, mais on peut bien dire dans la littérature européenne, à Gogol, à Tourguénef, à Dostoïevsky, à Tolstoï. Et que dis-je, dans la littérature européenne ! Sait-on en France qu’en Russie même le livre d’E.-M. de Vogüé a été pour ces grands écrivains la consécration définitive, que les Russes, grâce à lui, découvrent dans leurs propres romanciers des finesses, des nuances et des beautés qu’ils n’y avaient point encore aperçues ? Songeons, pour mesurer ce mérite à sa vraie valeur, à ce que, nous autres Français, nous pouvons apprendre des critiques étrangers sur Racine et sur La Fontaine ! Et concluons que le Roman russe n’est pas loin de réaliser le haut et rare idéal qui devrait s’imposer à toute œuvre critique vraiment digne de ce nom.

Comment l’auteur de ce livre mémorable a-t-il réussi à remplir tout son objet ? Il l’a brièvement, et partiellement, indiqué dans sa Préface. D’abord, très préoccupé de montrer, dans les écrivains qu’il étudiait, « l’homme autant que l’œuvre, et, dans les deux, l’expression d’une société, » il s’est volontairement interdit l’emploi d’une méthode d’exposition toute didactique, et, en quelque sorte, rectiligne. « Sans grand souci des règles de la composition littéraire, écrit-il, j’ai dû accueillir tout ce qui servait mon dessein : détails biographiques, souvenirs personnels, digressions sur des points d’histoire et de politique, sans lesquelles tout serait inintelligible dans les évolutions morales d’un pays si caché. Il n’y a peut-être qu’une règle, c’est d’éclairer par tous les moyens l’objet que l’on montre, et de le faire comprendre et toucher sous toutes ses faces[37]. » De plus, et toutes les fois qu’il s’agit de nous faire entendre tel trait de caractère ou telle nuance de beauté peu conforme à nos manières habituelles de voir ou de sentir, il s’ingénie à multiplier les comparaisons, les moyens termes, les rapprochemens, tous les innombrables états intermédiaires que lui suggère sa vaste culture et qui, peu à peu, par degrés insensibles, nous acheminent à l’intelligence plus complète de l’objet à définir. « Mourasof, — dira-t-il, par exemple, d’un héros de Gogol, — Mourasof, c’est M. Madeleine des Misérables, dégonflé du grand souffle épique[38]. » Un long portrait détaillé nous en apprendra moins que cette simple ligne. « Tourguénef, dira-t-il encore, a la grâce et la poésie de Corot ; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau ; Dostoïevski, l’âpreté tragique de Millet[39]. » Nous voilà admirablement préparés à les aborder tous les trois. Mais il faudrait toute une longue étude pour mettre dans une juste lumière l’art prodigieux et le tact infini qu’a déployés E.-M. de Vogüé pour nous conduire comme par la main, à travers des sous-bois familiers, jusqu’aux plus sombres et plus touffus taillis de la forêt russe[40]. Et c’est ici qu’interviennent, pour achever et parfaire son œuvre, ses dons propres de poète. Il n’est pas vrai, comme on le prétend trop souvent, que le véritable esprit critique soit réfractaire à la poésie. Si le vrai critique est celui qui non seulement juge, mais comprend et fait comprendre, il ne saurait lui nuire d’être doublé d’un poète. Pour entrer dans l’intimité d’une âme ou d’une œuvre étrangère, surtout pour y faire entrer les autres, la raison pure et discursive ne suffit pas ; l’âme tout entière doit intervenir, et, notamment, ce qu’il y a de plus profond dans l’âme, ces « puissances invincibles du désir et du rêve » qui seules nous permettent de communier directement avec les grands poètes de tous les temps. On ne dira jamais assez combien est juste le mot du moraliste : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût. » L’imagination, la sensibilité, quand elles veulent bien ne pas s’exercer à vide, et s’appliquer aux fermes données du réel, sont des facultés critiques de tout premier ordre. Pour évoquer aux regards, — ce qui est peut-être l’obligation essentielle du critique, — tel genre particulier de beauté, pour en donner, si je puis dire, la sensation directe et vivante, — la notation sincère d’une émotion personnelle, une fraîche ou éclatante image vont souvent mieux et plus vite à leur but que les analyses les plus consciencieuses ou les plus subtiles. Dans un admirable article sur l’Histoire de la littérature anglaise, ce merveilleux et complet critique qu’était Emile Montégut écrivait : « Pour quiconque a lu les écrivains dont parle M. Taine, il y a dans son livre des métaphores, des images et des comparaisons qui équivalent à des traits de génie. » En bon disciple de Taine, E.-M. de Vogüé mérite pareil éloge. Comment, par exemple, mieux faire entendre, en trois lignes, le croissant « pouvoir du monde extérieur sur l’âme humaine : » « Le classique avait fait de la nature un décor, le romantique en fit une lyre où chantaient toutes ses passions ; nous avons renversé les rôles ; aujourd’hui, c’est l’homme qui est la lyre passive, résonnant au moindre souffle du grand Pan[41] ? » Et quel est le critique qui n’aurait voulu trouver cette phrase sur Tourguénef : « En vérité, je ne lui connais pas de rival pour la sûreté du goût, la tendresse, je ne sais quelle grâce tremblante également répandue sur chaque page, qui fait penser à la rosée du matin[42] ? » ou cette autre sur Dostoïevsky après Crime et Châtiment : « Avec ce livre, le talent avait fini de monter. Il donnera encore de grands coups d’aile, mais en tournant dans un cercle de brouillards, dans un ciel toujours plus trouble, comme une immense chauve-souris au crépuscule[43] ? » Il faudrait plaindre ceux qui ne sentiraient pas tout ce qu’il y a, dans ces poétiques images, de justesse critique, et de vérité concentrée.

La poésie est plus proche parente qu’on ne le pense quelquefois de la philosophie. Œuvre d’un grand écrivain et d’un critique de la grande espèce, le Roman russe est l’œuvre aussi d’un vrai penseur. Quand, à chaque instant, dans le cours de l’ouvrage, nous ne trouverions pas, sur la vie, sur le monde et sur l’homme, nombre de vues ingénieuses ou pénétrantes, qui feraient honneur à un philosophe de profession, nous serions amplement avertis des aptitudes philosophiques de l’auteur par la magistrale préface qu’il a mise en tête de son livre et où il s’est délibérément proposé de « lier quelques idées générales. » Quelles sont ces idées ? II suffira de les rappeler brièvement pour en indiquer la vigueur, l’originalité et l’intérêt.

Aux yeux d’E.-M. de Vogüé, le trait caractéristique de notre temps, c’est, dans tous les ordres de la pensée et de l’action, « la remise du monde aux infiniment petits. » Naissance et débordement de la démocratie dans l’ordre politique et social, avènement du réalisme dans l’ordre philosophique, scientifique et littéraire, ce sont là des faits connexes, nécessaires et universels. Mais en France, sous l’influence de diverses causes : développement du rationalisme sec issu de l’Encyclopédie, « résistances chagrines de l’orthodoxie, » culte du fait et superstition de la science positive, le réalisme était devenu une doctrine étroite, partiale et grossière, uniquement préoccupée de voir et de peindre l’extérieur et le plus bas côté des choses, affranchie de toute intention morale ou religieuse, et s’en glorifiant puérilement. Anémiée par cette fausse notion du réel, et par la pratique qui en résultait, « notre littérature laisse perdre par ses fautes l’empire intellectuel qui était notre patrimoine incontesté. » Comment lui rendre vie, santé et puissance ? Le réalisme russe, qui a gardé les plus précieuses vertus dont nous nous sommes fâcheusement dégagés, peut nous offrir des leçons et des exemples. Inspirons-nous librement de lui, comme nous nous sommes jadis inspirés des Allemands et des Anglais, des Italiens et des Espagnols, et peut-être, si nous la méritons, comme jadis, l’hégémonie spirituelle nous reviendra-t-elle. « L’esprit français est grevé d’un devoir héréditaire, le devoir de tout connaître du monde, pour continuer l’honneur de conduire le monde[44]. »

Telles étaient en substance les hautes et généreuses idées qui formaient le fond du Roman russe. Exprimées dans une langue chaude, et tour à tour éloquente ou imagée, qui en soulignait et en redoublait la portée, elles eurent vite conquis les imaginations et les cœurs. C’était le moment où la pensée française, lasse des excès du naturalisme, commençait à tenter d’autres voies, s’ouvrait à de nouveaux horizons. La virulente campagne de Brunetière contre l’école de Médan commençait à porter ses fruits : parmi les meilleurs disciples de Zola, les uns à petit bruit, comme Edouard Rod, les autres avec plus de fracas, comme M. Paul Margueritte, se détachaient peu à peu du maître et consommaient la banqueroute de la doctrine qu’il avait prêchée. Les premiers romans de Loti et de M. Bourget avaient éveillé des goûts nouveaux et suscité de nouvelles exigences. On regardait du côté de l’étranger. Des idées nouvelles s’infiltraient dans les esprits. En même temps que du naturalisme, on s’affranchissait du culte superstitieux de la science. La préoccupation morale et religieuse semblait renaître dans les âmes. D’autre part, un souci croissant des humbles s’emparait d’un grand nombre de cœurs. Idéalisme, symbolisme, ces mots, dont on avait désappris le sens, devenaient ou redevenaient à la mode. Le Roman russe a donné un corps à toutes ces tendances : en même temps qu’il les exprimait, il leur apportait un encouragement et un aliment, et non pas seulement des théories, mais des exemples. On voulut connaître directement ce réalisme idéaliste dont la vertu rajeunissante nous était si éloquemment vantée. On se jeta avec passion sur les livres russes ; on les traduisit avec une indiscrétion contre laquelle, ici même, E.-M. de Vogüé fut le premier à protester. Les trois volumes de la traduction française de Guerre et Paix qui, jusqu’alors, moisissaient dans les sous-sols d’un grand éditeur parisien, devinrent subitement, après l’article sur Tolstoï, l’un des plus éclatans succès de librairie de la fin du siècle dernier. À ce contact, l’âme française perdit un peu de la sécheresse ironique ou « marmoréenne » que les théoriciens de l’impassibilité lui avaient comme inoculée ; elle s’attendrit ; elle osa ne plus s’interdire la chaleur de l’émotion ou de la pitié. « L’homme sensible, » comme au temps de Rousseau, faillit renaître. Il n’y a que les grands livres pour déterminer dans les esprits des changemens de cette nature : je ne sais si, depuis la Vie de Jésus, par les conséquences littéraires et morales qu’il a entraînées, aucun livre avait aussi fortement agi que le Roman russe sur le mouvement des idées de notre temps.


En analysant et en appréciant le roman russe, on peut dire, sans exagérer, que M. de Vogüé s’ajoute lui-même aux Gogol, aux Tourguénef, aux Tolstoï, aux Dostoïevsky, ne leur rend pas moins de son propre fonds qu’ils ne lui ont prêté, dégage leur pensée des voiles ou des brouillards dont elle aime à s’envelopper, et, en leur faisant leur place dans l’histoire de la pensée contemporaine, y marque avec eux profondément la sienne. M. de Vogüé se montre, dans ce livre, toujours égal à son sujet, souvent supérieur, et ce sujet, pour bien des raisons, était l’un des plus vastes, presque le plus neuf, l’un des plus complexes et des plus difficiles que pût choisir l’ambition d’un critique et d’un historien philosophe[45].

Ces lignes que Brunetière écrivait, au lendemain de la publication, resteront, je crois, sur le Roman russe, le jugement même de la postérité.


III

Le Roman russe n’est pas un livre de pure curiosité désintéressée ; c’est un livre d’action. La cause de l’idéalisme y était prêchée au nom de l’intérêt patriotique. Ce n’était pas seulement la France littéraire, c’était la France politique et sociale qui, dans la pensée de l’écrivain, devait bénéficier de ce rapprochement intellectuel entre les deux peuples ; et c’est en effet ce qui arriva[46], Mais poser ainsi la question, c’était prendre en quelque sorte l’engagement public de ne pas en rester là, de travailler, par tous les moyens en son pouvoir, à cette renaissance idéaliste dont E.-M. de Vogüé se faisait le théoricien et l’apôtre. Et cet engagement, il l’a tenu. Sans renoncer à la littérature d’imagination, — les Histoires d’hiver sont de 1884, le Manteau de Joseph Olénine est de 1889[47], — ni aux notes de voyage, il se fait surtout, et de plus en plus, essayiste. Non qu’il ne se fût déjà révélé sous cet aspect ; mais, nous l’avons dit, jusqu’au Roman russe, il s’était à peu près borné à l’essai historique. Il va désormais assouplir et élargir sa manière, et suivant que tel ouvrage ou telle question du jour attirera son attention, sollicitera sa curiosité, il en donnera son avis librement, dans une série d’essais, articles de journaux ou de revue qui, malheureusement, n’ont pas tous été recueillis en volumes, mais dont l’ensemble constitue l’une des œuvres critiques les plus variées, les plus originales et les plus brillantes de notre temps. A ne prendre que la partie portative de cette œuvre, ces livres aux titres somptueux et piquans, Souvenirs et visions, Spectacles contemporains, Regards historiques et littéraires, Heures d’histoire, on n’aura pas de peine à reconnaître une pensée singulièrement avertie, ouverte et accueillante à tous les problèmes, à toutes les initiatives que notre fièvre contemporaine enfante infatigablement. Et si, de préférence à toute autre, E.-M. de Vogüé, comme son ami Brunetière, a choisi cette forme de l’essai, c’est que, plus que toute autre, elle est celle qui convient aujourd’hui à celui qui veut agir par la plume. Où est-il le temps où, pour soulever des tempêtes, il ne fallait rien moins que des in-folio, comme l’Augustinus par exemple, et où il se trouvait des gens comme Pascal, pour déclarer que l’ouvrage n’était point « si gros » à lire ? Les lecteurs d’à présent, gens pressés, gens affairés, n’ont guère qu’une heure, quelquefois moins, à nous consacrer : le livre même, si modeste et réduit qu’il soit, les épouvante : ils estiment qu’en quelques pages on peut et on doit dire tout ce qu’on a d’important à leur dire : à nous de nous concentrer, de nous ramasser, de frapper juste et fort, au bon endroit, d’asséner d’une main sûre et pourtant légère les vérités essentielles que nous croyons avoir à formuler. Si nous y avons réussi, si, comme une flèche qui frappe le but, et dont le dard reste dans la plaie, l’idée que nous avons lancée s’est implantée dans l’esprit du lecteur, le poursuit et le hante aux heures de rêverie solitaire, notre tâche est remplie, — et nous pourrons recommencer demain. Il nous est arrivé à tous de médire de notre temps, de notre métier de journaliste ou d’essayiste, en songeant au livre durable que nous avons rêvé, commencé peut-être, au livre qui devra « tout dire, » — et que nous n’écrirons sans doute jamais. Soyons francs. Mettons à part, peut-être, les œuvres d’imagination. Les écrits qui ont le plus agi dans ce dernier quart de siècle, ce ne sont pas des « livres, » — le Roman russe lui-même n’est, à le bien prendre, qu’une suite d’essais, — ce sont des articles, des « extraits, » comme on disait très bien jadis : c’est l’article Après une visite au Vatican ; c’est, huit ans plus tôt, l’article que E.-M. de Vogüé, ici même, a publié sous le titre d’Affaires de Rome.

Je viens de le relire, cet admirable article, et qui vaut bien des livres, et j’en ai été peut-être encore plus vivement frappé qu’au premier jour. Avoir très nettement vu, dès ce moment-là, 1887, à un tournant difficile de l’histoire contemporaine, que l’Eglise n’avait rien à gagner à unir trop étroitement sa cause à celle de l’Allemagne bismarckienne, mais qu’au contraire, en se rapprochant de la France et en intervenant généreusement dans les questions sociales, elle risquait, à très brève échéance, de recouvrer tout son ancien prestige ; esquisser à grands traits, mais avec précision, avec franchise et tact tout ensemble, ce qui pouvait être, ce qui allait être bientôt, quinze années durant, le programme et l’œuvre du pontificat de Léon XIII... : c’est le cas de se rappeler que les Latins n’avaient qu’un mot, vates, pour désigner le poète et le prophète : s’il y a, dans la littérature contemporaine, des pages qui méritent d’être appelées prophétiques, assurément, ce sont celles-là. N’ont-elles d’ailleurs été que prophétiques ? N’ont-elles pas, comme la plupart des prophéties, aidé l’histoire du lendemain à se dégager des obscurités, des contingences, des mille virtualités contradictoires qui pèsent lourdement sur elle et l’empêchent parfois d’affleurer au jour ? C’est ce que les futurs explorateurs des archives du Vatican nous diront sans doute à leur heure. Généreux, informé et hardi, comme il l’était, curieux de toutes les démarches de la pensée laïque, courtoisement déférent pour toutes les bonnes volontés et pour toutes les compétences, je serais étonné que Léon XIII eût ignoré ces pages et qu’il ne les eût pas méditées. En tout cas, d’autres les ont lues, qui ont essayé de leur donner raison.

D’autres, il est vrai, « y virent un rêve chimérique, » et d’autres enfin, paraît-il, « des personnes pieuses s’en affligèrent. » Je me représente sans trop de peine les scrupules timorés de ces dernières. Le publiciste des Affaires de Rome les avait pourtant prévenues qu’il apportait à l’étude de la question « une indépendance absolue, une pensée dérobée à toute discipline de paroisse ou de parti[48]. » Et elles avaient pu lire dans la Préface du Roman russe quelques lignes assez dures sur les fautes commises au cours des deux derniers siècles, par les défenseurs épeurés d’une orthodoxie trop étroite, toujours en état d’hostilité armée contre les tentatives qui manifestent la vitalité profonde et la puissance d’évolution de la doctrine qu’ils professent :


Les orthodoxies, — déclarait l’écrivain, — aperçoivent rarement toute la force et la souplesse du principe qu’elles gardent ; soucieuses de conserver intact le dépôt qui leur a été transmis, elles s’effrayent quand la vie intérieure du principe agit pour transformer le monde suivant un plan qui leur échappe... Le signe le plus manifeste de la vérité d’une doctrine, c’est le don de s’accommoder à tous les développemens de l’humanité, sans cesser d’être elle-même ; ne serait-ce pas qu’elle les contenait tous en germe ? L’incomparable puissance des religions leur vient de ce don ; quand l’orthodoxie le méconnaît, elle déprécie sa propre raison d’être[49]...


« L’incomparable puissance des religions, » c’était là le fait essentiel qu’E.-M. de Vogüé avait observé durant toutes ses pérégrinations à travers le monde, en Orient notamment et en Russie. Les leçons d’idéalisme moral et religieux que les romanciers russes, pensait-il, pourraient donner à notre littérature nationale, il les leur avait demandées, lui tout le premier. « Et nous, disait-il à la fin de son étude sur Tolstoï, — ces lignes n’ont point passé dans le livre, — et nous, comment échapperons-nous au nihilisme, au pessimisme, ces phénomènes si peu français, qui ont envahi depuis quinze ans notre littérature et éclatent aux yeux les moins exercés ?... Finirons-nous par le mysticisme ? Il est à croire que notre tempérament national nous en préservera ; il est permis d’espérer qu’une idée religieuse, terme nécessaire de la progression, viendra consoler ces jeunes talens qui nient et souffrent avec tant d’amertume, ou en susciter d’autres, si ceux-là ont sombré. » Mais cette idée religieuse, il avait trop étudié dans le passé et dans le présent les œuvres du génie français, il était bien trop historien, pour concevoir qu’elle put se constituer en dehors des données traditionnelles. Il acceptait donc sans difficulté la vieille foi héréditaire. Même il constatait que « toutes les transformations de notre temps conspirent pour l’Eglise, » que le double mouvement démocratique et cosmopolite qui caractérise nos sociétés modernes est pour ainsi dire en harmonie préétablie avec le principe même du catholicisme. « Ainsi, concluait-il, dans toutes les directions où s’emploient les énergies de l’Eglise, on constate une évolution formelle de cette institution permanente, en rapport avec l’évolution des idées et des faits dans le monde contemporain[50]. » Et il s’applaudissait de cette évolution : bien loin de faire effort pour la retarder, il eût été plutôt tenté de la précipiter. Très frappé des exemples que lui offrait l’Eglise d’Amérique, il rêvait d’un « catholicisme élargi » qui se fût assimilé dans ses parties légitimes et saines toute la culture moderne et qui se fût pleinement adapté à toutes les conditions de la vie des sociétés contemporaines. Il le voyait reconquérant le monde anglo-saxon et le monde slave, passant les mers, civilisant et baptisant les innombrables peuplades des nouveaux continens découverts, unique pouvoir spirituel des temps nouveaux, seule doctrine ayant survécu à la ruine de toutes les autres doctrines, et seule capable de fournir à l’humanité renouvelée l’abri moral dont elle aura toujours besoin. Et il saluait, dans le pape Léon XIII, « le plus grand homme de ce temps, » le plus généreux ouvrier de cette œuvre d’avenir...

Cette philosophie religieuse, dont il est à tout le moins difficile de contester la noblesse, c’est celle qu’on retrouve au fond de la suite d’essais qu’E.-M. de Vogüé a publiée en 1889 sous le titre, peut-être trop modeste, de Remarques sur l’Exposition du Centenaire. Ce livre, qui n’a pas eu tout le succès qu’il méritait, est l’un des plus significatifs qu’ait signés l’auteur du Roman russe. Une grande Exposition, c’est l’inventaire de l’humanité dressé par elle-même au point précis de civilisation où elle est parvenue. Il n’est pas de « spectacle contemporain » plus complet et plus instructif pour l’observateur philosophe. Il a en main toutes les données nécessaires pour porter sur sa propre espèce le jugement d’ensemble qu’elle semble solliciter de lui. C’est ce qu’E.-M. de Vogüé a fort bien compris : ses Remarques sur l’Exposition sont son « examen de conscience philosophique, » la « somme » de sa pensée à cette date sur le monde et sur l’homme. Dans ce « journal d’un étudiant, » il manifeste une fois de plus une variété de culture et une active curiosité d’esprit dont on ne trouvera pas beaucoup d’exemples. Tout l’attire et tout le retient, tout l’intéresse ou l’amuse dans cette immense foire aux idées et aux faits : découvertes industrielles ou géographiques, sciences ou arts, études sociales ou économiques, politique ou littérature, histoire ou ethnographie, il s’informe de tout, et sur toutes choses il émet des réflexions ingénieuses ou piquantes, discutables ou paradoxales parfois, souvent profondes. Jamais peut-être un homme n’a fait de meilleure foi un effort plus libre, plus soutenu et plus heureux pour comprendre tout son temps, pour en accepter toutes les tendances, pour le juger avec plus d’optimisme. Cet optimisme ne va-t-il pas jusqu’à poétiser la Tour Eiffel ? Je n’ai garde de le lui reprocher ! En pareille matière, l’optimisme, même excessif, implique plus de générosité, plus d’ouverture d’intelligence et de chaleur de cœur que l’ironie dénigrante. Il faut aimer son siècle pour agir sur lui. « Car c’est un très grand siècle, — écrivait déjà l’essayiste des Affaires de Rome, — n’en déplaise à tous les cœurs qu’il a froissés dans de chères habitudes ; bien aveugles ceux qui le quitteront sans être fiers d’y avoir vécu ! » Les Remarques sur l’Exposition sont, à bien des égards, le commentaire et la justification de ces lignes.

Cet optimisme s’étend jusqu’à l’ordre politique et social. E.-M. de Vogüé n’a aucun goût pour « la séculaire et lamentable procession des émigrés à l’intérieur : » « notre chère France nouvelle » ne lui est pas moins chère que « notre chère France royale : » il accepte sans maugréer, et même avec un certain entrain, les conséquences de fait de l’œuvre révolutionnaire ; la formule républicaine ne le gêne en aucune façon ; l’avènement de la démocratie lui paraît chose non seulement logique et inéluctable, mais heureuse ; il se contente, sur ce chapitre, d’exprimer le vœu si sage de Littré et de Stuart Mill : « c’est qu’en démocratie il importe de reconstituer, non une aristocratie fermée, ce qui est impossible, mais une aristocratie ouverte, et de lui emprunter tous les correctifs qu’exige la domination démocratique. » Enfin il ne peut partager la défiance que le suffrage universel inspire à tant de gens, y compris « ses serviteurs les plus empressés : » « J’ai moins mauvaise opinion, déclare-t-il, de l’épouvantait, à la condition qu’on n’y recherche pas un ressort régulier de gouvernement, mais une sorte de régulateur mystique des autres ressorts, au sens de l’adage : Vox populi, vox Dei. »

Est-ce à dire que tout soit bon et parfait dans ce monde moderne, tel que nous la fait la Révolution d’une part et le développement scientifique d’autre part ? Bien naïf ou bien aveugle qui voudrait le prétendre. Certes, la science est une grande et noble chose, et pour en célébrer les conquêtes, pour en définir la méthode et l’esprit, l’auteur des Remarques a plus d’une fois trouvé des paroles dont les savans de métier, nous le savons, ont vivement goûté la fine et souvent divinatrice justesse. Mais la science a ses limites ; ses pouvoirs expirent au seuil du monde moral. Là commence un nouveau domaine, un « ordre » nouveau au frontispice duquel il faudrait écrire : Que nul n’entre ici, s’il n’est que géomètre. Il serait puéril de le nier, « si le développement de la science est indéfini, le secours qu’elle dispense pour la conduite de la vie est limité .[51]. » Il y a plus : à qui voudrait suivre jusqu’au bout et transporter dans l’ordre humain, où elles n’ont que faire, les indications fournies par la science positive, les notions les plus élémentaires de la vie morale deviendraient bien vite étrangères ; la science, comme la nature qu’elle interprète, suggère l’immoralité. « Qu’on relise les articles du symbole scientifique ; ils semblent inventés pour servir de préambule au code du despotisme et de la violence ; ils peuvent justifier toutes les férocités de l’égoïsme, tous les caprices de la force heureuse. » Si donc nous voulons que notre civilisation contemporaine, fondée en grande partie sur les données de la science, ne retourne pas, comme elle n’y a déjà que trop de pente, à la barbarie primitive, il nous faut lui donner un correctif extérieur et supérieur à elle-même, et, de toute nécessité, recourir à un principe moral. « Ce principe moral,... qui peut seul donner un fondement solide à la notion du devoir, on le chercherait en vain dans tout le monde des idées rationnelles ; l’humanité ne l’a jamais ressaisi que dans le fort où il réside, dans le sentiment religieux[52]. » Et ainsi, en dépit des malentendus actuels qui séparent les partisans exclusifs de la « science » des partisans exclusifs de la « religion, » voici que, de proche en proche, nous sommes ramenés à l’idée d’une réconciliation future et souhaitable et possible entre le christianisme et la science. Et l’on sait en quels termes d’une haute poésie symbolique et d’une rare éloquence E.-M. de Vogüé a conté la vision qu’un soir de juin 1889 il crut avoir au sommet de la Tour, à la suite d’un imaginaire et douloureux dialogue entre les « vieilles tours abandonnées » de Notre-Dame et leur orgueilleuse rivale d’aujourd’hui :


En m’arrêtant au premier palier, je reportai encore une fois mes regards sur le sommet. Les deux bras lumineux s’étaient relevés dans l’espace, ils continuaient leurs évolutions. Pendant une minute, sur le ciel noir dont ils semblaient toucher les bornes, il me sembla qu’ils traçaient une croix éblouissante, gigantesque labarum. Le signe de pitié et de prière était dressé sur la tour par cette lumière neuve, par la force immatérielle qui devient là-haut de la clarté. Durant cette minute, la tour fut achevée ; le piédestal avait reçu son couronnement naturel.


Ecrire ces lignes l’année même où M. Paul Bourget publiait le Disciple, — ce livre dont nous essaierons de dire prochainement la profonde signification historique, — et Edouard Rod, le Sens de la vie, où l’on applaudissait au Salon les Bretonnes au Pardon, de M. Dagnan-Bouveret, où l’Angélus de Millet, dans une vente, « soulevait des transports d’enthousiasme, » c’était faire noblement écho aux préoccupations contemporaines, et celui qui les avait écrites avait le droit de « se sentir en communion avec toutes les fibres françaises[53]. »

Il l’était si bien, et on le sentait si vivement autour de lui, que l’autorité lui venait de toutes parts. Le retentissant succès du Roman russe lui avait ouvert à quarante ans l’Académie française ; la jeunesse, à laquelle il adressait, le 1er janvier 1890, un émouvant appel[54], l’acclamait, le saluait comme un maître ; les étudians de l’Université de Paris le choisissaient pour présider un de leurs banquets, et, en présence d’un Jules Ferry, il osait leur parler de l’au-delà et de la grâce : « Nous ne diminuerons pas, disait-il, la valeur de nos méthodes scientifiques en constatant ce fait d’expérience, qu’elles ne peuvent rien pour la découverte d’une vérité sans le bonheur de l’intuition. Ici, ajoutait-il, j’aimerais me servir d’un vieux mot et dire : sans le secours d’une grâce[55]... » Et il se faisait applaudir. C’était le moment où l’on ne rêvait que d’union politique et sociale, d’action morale, de réconciliation religieuse, de « néo-christianisme » enfin. C’était le moment où les cigognes annonciatrices d’une ère nouvelle et porteuses du vert rameau d’olivier, frôlaient les tours de Notre-Dame, en attendant que l’une d’elles allât s’abattre dans les fiers bureaux de l’Action. Illusions sans doute, qu’E.-M. de Vogüé a partagées avec beaucoup d’autres, mais illusions généreuses, et qui valent bien celles dont on s’est bercé depuis.

Quand d’ailleurs elles n’auraient pas eu d’autre résultat, on ne saurait nier qu’elles n’aient eu d’heureuses conséquences littéraires. La générosité ne crée pas le talent, mais elle l’élargît, elle l’élève et elle l’alimente ; l’idéalisme n’est pas un mauvais maître de beauté. Jamais le talent d’E.-M. de Vogüé n’a eu plus de souplesse, de force et d’éclat tout à la fois que dans ces dix années qui vont du Roman russe à l’entrée dans la vie politique ; jamais il n’a revêtu d’une forme plus originale, plus brillante et plus simple, en dépit de quelques métaphores un peu hardies, et, çà et là, de quelque préciosité, une plus grande diversité de sujets, de questions et d’idées. Il touche à tout, il s’intéresse à tout, il est ouvert à tout. Il excelle à tirer d’un gros livre toute la substance vivante, à en composer, en quelques pages, des portraits d’histoire remarquables de couleur et de relief : voyez son étonnant article sur la Chronique de Bernal Diaz, ou encore ses articles sur Talleyrand ou sur Hyde de Neuville. Les problèmes coloniaux le passionnent, et il les traite à la rencontre, — voyez ses études sur les Indes-Noires ou sur l’Exploration du commandant Monteil, — avec une précision d’information technique, une lucidité d’exposition, un réalisme même qui feraient honneur à un spécialiste. S’il aborde la critique littéraire ou morale, c’est pour nous donner sur les écrivains qu’il a bien pratiqués, un Lamartine, un Chateaubriand, un Vigny, de curieuses et perçantes études d’âmes : Chateaubriand, en particulier, cette « âme de désir » qui avait tant de rapports avec la sienne, a été pénétré et deviné par lui « de poète à poète. » Qu’on relise aussi ses articles sur la Débâcle de Zola, ou Après M. Renan, et qu’on dise s’il est possible d’apprécier avec plus d’intelligence, de mesure et d’élévation deux œuvres toutes contemporaines. Et enfin, devant l’Été de Puvis de Chavannes, ou auprès du lit de mort de Taine, l’émotion qu’a ressentie l’écrivain a été si forte, qu’il en a été comme soulevé au-dessus de lui-même, et que les pages qu’il a écrites sous cette impression, par la profondeur et l’intimité d’accent qu’elles trahissent, resteront comme un admirable exemple de ce que peut la critique, alliée à la poésie, pour comprendre, jusque dans leurs derniers replis, une œuvre ou une âme étrangères, et pour les faire comprendre à d’autres[56].

Une idée circule, toujours la même, à travers ces essais dont elle inspire la méthode générale et dont elle détermine le commun esprit. Et cette idée, qui remonte en droite ligne jusqu’à Pascal, c’est que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; » c’est que « tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. » Oui, la raison analytique et discursive ne va au fond jamais bien loin dans la recherche de la vérité ; elle dissocie ce qui est uni ; elle mutile ce qui est organisé ; elle dissèque ce qui est vivant ; elle se joue à la surface de l’être ; elle n’atteint que des formes mortes. Tout ce qui est art, beauté, âme, délicatesse, vie morale ou sociale échappe entièrement à ses prises. La vie ne se révèle qu’à la vie, l’âme ne se manifeste qu’à l’âme. Pour pénétrer dans ce domaine réservé, il faut avoir recours à la faculté vivante par excellence, à l’intuition. « Les syllogismes et les théorèmes de la raison mécanique ne forcent plus notre conviction ; une raison de dessous, tout intuitive, nous crie que les opérations de notre intellect sont ruinées sans relâche par un principe supérieur[57]. » Et encore : « Tout me crie que nous faisons fausse route, avec notre rage analytique, avec notre confiance dans le document de détail, avec notre prétention d’expliquer la vie par des dissections d’amphithéâtre[58]. » S’il est vrai que « le besoin urgent des esprits » soit un « besoin de synthèse et de reconstruction, » il ne faut pas craindre de « rétrograder sur la pente » où, depuis un demi-siècle, nous nous sommes trop laissé entraîner : « Si nous continuons à désagréger le peu de terrain solide qui nous porte encore, si nous ne reconstruisons pas, notre dissolution intellectuelle et sociale nous rendra bientôt impropres aux œuvres de vie[59] , » — Ainsi se complète et se couronne la doctrine que nous avons vue s’esquisser sous ses divers aspects, littéraires, sociaux, religieux, dans les autres œuvres d’E.-M. de Vogüé : pour ne pas se présenter sous forme trop abstraite et systématique, elle n’en est pas moins cohérente et précise ; elle est en rapports étroits avec les tendances qui, depuis une trentaine d’années, de Ravaisson à M. Lachelier, à M. Boutroux et à M. Bergson, se sont fait jour dans la pensée française contemporaine, et on la définirait assez bien : une philosophie de l’intuition.


IV

Cette philosophie qui faisait si large crédit, en matière politique et sociale, aux façons de penser et de sentir d’aujourd’hui, impliquait à l’égard du dilettantisme intellectuel une si profonde hostilité, qu’elle pouvait aisément se présenter comme une naturelle introduction à la vie publique. On ne fut donc pas trop surpris quand, en 1893, on vit entrer E.-M. de Vogüé au Palais-Bourbon comme député de l’Ardèche. Il y fut accueilli comme l’on sait. Il avait trop bien auguré de Caliban. Caliban n’aime guère que ceux qui le flattent et qui le dupent, et la supériorité de la naissance et de la pensée lui cause un certain malaise et une invincible défiance. Dans une démocratie comme la nôtre, un écrivain comme l’auteur du Roman russe est fait pour inspirer l’action, non point pour y prendre part. Noble erreur qu’il a cruellement expiée. De cette fâcheuse expérience il n’a guère emporté qu’une grande désillusion et un peu d’amertume. Je me trompe : il en a rapporté les impressions et les images d’où sont sortis les Morts qui parlent.

Car, entre temps, comme pour fuir le monde réel qu’il devait, décidément, trouver trop vulgaire, et sans d’ailleurs renoncer à sa vocation d’essayiste, il s’était improvisé romancier. Chose curieuse : le roman est si bien devenu, comme jadis la tragédie, le genre par excellence de nos sociétés modernes que tous ceux qui ont quelque imagination et quelque style ont voulu s’y exercer : les deux plus mémorables exemples de cette tendance générale sont Renan et Taine ; et si Patrice et Etienne Mayran avaient été achevés, je ne suis pas sûr que les deux œuvres n’eussent pas tenu, dans l’histoire du genre, une place aussi importante que Dominique, cet autre roman d’un romancier accidentel. Pour E.-M. de Vogüé, on peut s’étonner qu’il ait débuté si tard, et qu’il ait attendu presque la cinquantaine pour donner sa première œuvre romanesque. La riche imagination que manifestent ses moindres écrits et qui, à chaque instant, dépasse la réalité concrète qu’il veut étudier et qu’il prétend décrire, il semble qu’elle dût frémir d’impatience de se sentir astreinte à la discipline des idées abstraites, asservie à l’observation minutieuse des faits, et qu’elle dût brûler de s’affranchir, de s’échapper, de créer en toute liberté des formes et des âmes vivantes. Que si d’ailleurs, par doctrine ou par instinct, l’écrivain était soucieux de ne pas perdre de vue le réel, l’exemple du roman russe était là pour lui prouver que cette conception était parfaitement conciliable avec les droits de l’imagination la plus puissante. N’est-elle pas de lui cette très belle formule qui définit si bien la tâche du romancier moderne : « Le réaliste est celui qui fait exact et voit juste, mais qui voit pourtant à sa façon, en dessous et au-dessus de la chose regardée[60] ? » En vertu de cette timidité un peu fière qu’on a notée si justement en lui, se réservait-il, hésitait-il à joindre l’exemple au précepte ? Ou bien encore ne se sentait-il pas l’imagination proprement romanesque, la vocation impérieuse qui pousse un Balzac, un Maupassant à entasser récits sur récits, à inventer sans trêve de nouvelles figures ? Ce qui est sûr, c’est que ce ne fut qu’au bout de vingt années de vie littéraire qu’il se décida à écrire et à publier son premier vrai roman. Mais auparavant, il s’était « fait la main » par plusieurs nouvelles ou courts récits qui presque tous, chose à observer, mettent en œuvre des faits vrais, comme s’il avait quelque peine à quitter le terrain solide de la réalité, à construire en pleine fantaisie.

C’est qu’à vrai dire la fantaisie pure n’était guère son fait ; et il semble qu’ici nous touchions au caractère particulier, original de son imagination. Il y a un mot de M. Maurice Barrès sur Taine, que j’aime à citer, parce qu’il m’a toujours semblé la justesse même : « L’imagination philosophique, le don de rendre émouvantes les idées, de dramatiser les abstractions, voilà. le trait essentiel qu’il faut souligner, et souligner encore chez M. Taine[61]. » Ce mot de l’auteur des Déracinés, je l’appliquerais bien volontiers à E.-M. de Vogüé, avec une variante, cependant : plus encore que philosophique, je crois qu’il avait l’imagination symbolique. De là, chez lui, ce besoin presque tyrannique de traduire perpétuellement une idée abstraite par une image ; de là cet instinct qui le poussait à voir dans le plus humble fait une signification générale imprévue ; de là enfin cette habitude presque constante de terminer, et, en quelque sorte, de couronner chacune de ses études, portrait historique, essai critique, exposition doctrinale par une vision concrète qui en résume le sens et, en même temps, ouvre à l’imagination toutes grandes les portes du rêve. Voyez, par un exemple, pris entre beaucoup d’autres, comme le symbole naît spontanément dans son esprit. Dans un petit port de Thessalie où il attend plusieurs jours qu’un bateau vienne le prendre, un cafetier de Salonique qu’il a emmené avec lui fait depuis une semaine l’office de vigie, guettant le premier vapeur qui paraîtra à l’horizon. Le fidèle Christo lui remet en mémoire « le poétique début de l’Orestie : »


Un esclave, placé en sentinelle sur la terrasse du palais d’Agamemnon à Argos, épie le retour de la flotte, attardée aux rivages troyens : oisif et plaintif, il use ses yeux depuis de longues années à interroger les flots vides : aucune voile n’apparaît. — Qui de nous, en lisant cette page, ne s’est pas retrouvé dans cet homme ? — Esclaves de nos rêves, nous usons nos yeux sur l’horizon de la vie, comme la sentinelle argienne sur celui de la mer, à attendre on ne sait quoi... Sans doute ces vaisseaux que nous avons lancés à vingt ans, chargés à couler bas de chimères et d’espérances, vers les rives inconnues : flotte trompeuse, qui sombre en haute mer aux premiers coups du vent d’automne, qu’on attend toujours, et qui ne revient jamais[62] !


On se rappelle l’admirable page de Taine sur la Niobé de Florence. Entre ces deux belles évocations symboliques, je ne veux pas avoir la cruauté de choisir.

Un pareil genre d’imagination peut faire un grand poète lyrique ou un grand historien philosophe ; je doute qu’il puisse faire un très grand romancier. Car, d’une part, l’écrivain doué de l’imagination symbolique est parfaitement capable de voir et de rendre les faits directement observés, les sentimens d’ordre intime, ou encore les caractères, les situations, les personnages réels ; et, d’autre part, il est éminemment apte à exprimer des idées générales, à brosser de larges fresques synthétiques. Mais l’imagination romanesque est tout autre chose : elle consiste essentiellement à inventer des événemens et des figures qui, tout fictifs qu’ils soient, ont l’air vrais, et donnent l’illusion de la réalité. Le vrai romancier est presque le contraire d’un lyrique et d’un historien, et il n’a que faire de vues d’ensemble : il en serait peut-être gêné ! On ne saurait tout avoir en ce monde ; et la poésie lyrique, l’histoire ou la philosophie sont d’assez grandes Muses pour ne point jalouser l’art du conteur.

S’explique-t-on maintenant tout à la fois les mérites et les manques des romans d’E.-M. de Vogüé ? Œuvres fort intéressantes, certes, qu’il serait à tout jamais regrettable qui n’eussent pas été écrites, et qui, à tous égards, valent infiniment mieux que nombre de romans « réussis ; » mais œuvres dont on peut se demander si ce sont vraiment des « romans, » et si les parties proprement romanesques n’en sont pas les moins personnelles et, peut-être, les moins durables. Question d’ailleurs assez oiseuse. Que la « tension oratoire, » — ou plutôt lyrique, — du style puisse surprendre les lecteurs habituels de romans, il est possible : mais cette forme éclatante et chaude, où l’esprit même et l’ironie ont je ne sais quelle ardeur secrète, cette forme n’en est pas moins admirable, et suffirait, à elle toute seule, à mettre hors de pair les récits qu’elle a revêtus. Ceux qui composeront plus tard des Pages choisies d’E.-M. de Vogüé pourront y puiser à pleines mains. Le style n’est assurément pas tout, mais c’est quelque chose, même dans le roman, qu’un beau style ! Ici, d’ailleurs, le style recouvre un fond singulièrement riche. L’intrigue pourrait être plus ingénieuse et plus subtilement conduite ? Tel personnage n’est pas très vivant ? Peut-être ! Mais voyez, dans ces romans, comme tout ce qui est « chose vue, » observation directe ou ressouvenir, à peine transposé, de la réalité, — paysages, caractères, psychologie individuelle ou collective, scènes de la vie moderne, — comme tout cela est pris sur le vif, décrit avec vigueur, gravé d’un trait robuste et sûr ! Et surtout, que d’idées dans ces livres un peu hautains, peu faits, j’imagine, pour plaire à la foule ; que de pressentimens de toute sorte, que de visions anticipées de l’avenir, et dont quelques-unes déjà sont réalisées, — par exemple, l’avènement du socialisme au pouvoir, dans les Morts qui parlent, — que de matières à réflexions pour tous ceux qui aiment à philosopher sur l’homme et sur la vie ! Si l’art de conter est un grand don, l’art de penser en est un autre : je sais des esprits assez pervertis pour préférer Kant à Balzac lui-même.

Nous sommes sans doute trop près des œuvres pour discerner très nettement si, dans l’histoire des trois genres romanesques où l’écrivain s’est successivement essayé, — roman passionnel, roman politique et social, roman « mondial, » — ses livres marqueront une date essentielle, laisseront une trace longtemps reconnaissable. J’inclinerais, pour ma part, à penser, et peut-être parce que le roman sort plus directement de la réalité vécue et toute prochaine, que le chef-d’œuvre J’E.-M. de Vogüé romancier est encore les Morts qui parlent : cette peinture satirique des mœurs parlementaires restera, je crois, comme un témoignage non pas peut-être absolument impartial, mais singulièrement pénétrant, sur notre temps. Jean d’Agrève est « un beau poème de rêve et de passion[63] ; » mais l’influence de Chateaubriand, et celle aussi de d’Annunzio s’y manifestent un peu trop peut-être : le romancier n’y est pas encore pleinement maître de son instrument, et l’on dirait qu’il veut déverser dans son œuvre tout le romantisme dont il est comme imprégné. Quant au Maître de la mer, les personnages de premier plan tournent peut-être un peu trop vite au symbole, et l’intrigue qui les met aux prises et les promène à travers le monde n’est pas dénuée de quelque artifice. Mais en revanche, que de splendides descriptions, quelle intelligence des grandes questions qui font et feront de plus en plus la vie économique et morale des sociétés modernes ! Fils d’une Anglaise, ce poète avait un sens tout anglo-saxon des affaires ; cet idéaliste fervent avait dans le tour d’esprit plus de réalisme qu’on ne l’a bien voulu dire.

La vie politique et l’œuvre romanesque avaient un peu raréfié, mais non point suspendu sa production d’essayiste. « Pour qui sait regarder, disait-il à des collégiens, tout est matière à s’émerveiller, tout est source à réflexion[64]. » Ce mot aurait pu être sa devise. Il savait regarder, et, quelque spectacle que lui offrissent la vie ou les livres, il était toujours prêt à s’émerveiller de tout. Sa souplesse, son ouverture d’esprit étaient admirables ; elles allaient croissant avec les années. Il passait d’une étude sur la Civilisation et les grands fleuves historiques à une autre sur Catherine Sforza, sur Pasteur, sur Rudyard Kipling, ou sur Gorky. Il écrivait sur la Renaissance latine et sur D’Annunzio un retentissant article qui fut, pour l’écrivain italien, ce qu’avait été pour le grand romancier russe l’article sur Tolstoï ; il en écrivait un autre, non moins divinateur, sur Robinson Crusoé. Et peu à peu, ces articles, qu’il n’a pas toujours pris la peine de recueillir, allaient composer ces volumes qui s’intitulent Histoire et Poésie, Devant le siècle, Pages d’histoire, Sous l’horizon. Mais c’est surtout quand un homme qu’il avait beaucoup aimé venait de disparaître, — Taine, Ferdinand de Lesseps, Gaston Paris, Heredia, Puvis de Chavannes, Brunetière, — qu’il trouvait, pour faire connaître l’homme et pour juger l’œuvre en quelques pages, les mots émus, profonds, révélateurs, qui deviennent inséparables de la personnalité à laquelle ils s’appliquent. Les plus belles oraisons funèbres laïques de ce temps ont été composées par E.-M. de Vogüé, et le dernier article de journal qu’il ait écrit était, comme il convenait à un écrivain qui avait été soldat, pour glorifier la mémoire de Ceux de Bir-Taouil, et pour célébrer la vertu de leur sacrifice.


Certes, — y disait-il, — l’action de guerre qui fauche en pleine vigueur de pareils hommes, dans des conditions aussi atroces, est en soi une chose navrante, révoltante pour la raison superficielle, et dont on voudrait éviter le retour à tout prix. C’est pourtant ce scandale de la raison qui resserrait entre les cœurs, à l’église, dans cette foule d’inconnus, un lien nécessaire et plus fort que tous les autres. D’instinct, chacun sentait dans l’assistance que ces morts sacrifiés nous sont plus utiles que des milliers de vivans, parce qu’ils maintiennent l’idéal national, parce qu’ils rachètent, parce qu’ils sauvent notre face devant le monde, un peu plus sûrement que les bons acteurs et les grands couturiers[65].


Un quart de siècle plus tôt, il écrivait déjà ici même :


Cette loi qui commande aux empires de servir les destinées générales au prix de leur propre existence, c’est la même qui contraint le ver à mourir en tissant son fil de sa substance, l’artiste à produire en donnant sa vie à son rêve ; c’est la loi en vertu de laquelle tout agent de l’œuvre éternelle, insecte, homme ou nation, crée par le sacrifice... Création par le sacrifice, c’est tout l’ordre et le secret de Dieu[66].


Car sa philosophie n’avait point varié avec les années. Elle était toujours en son fonds une protestation du cœur, de l’instinct traditionnel et vivant contre les abus de « la raison sèche et contente d’elle-même, » de « la raison raisonnante, » que le mystère importune et scandalise. Si, sur quelques points de détail, il était devenu plus sceptique, notamment en ce qui concerne la confiance que lui inspirait jadis notre régime démocratique, la faute en était à l’expérience personnelle qu’il avait faite de ce régime, plus peut-être qu’à lui-même. Au reste, grâce à la faculté qu’il possédait de penser toujours par ensembles, de construire dans l’avenir, il se reprenait vite à l’espoir. Les hauts et fermes penseurs sont rarement des pessimistes : les misères, les contingences individuelles vont se perdre dans les vastes courans d’idées ou de faits dont ils aiment à deviner le sens et à suivre les mouvemens. D’autre part, il aimait trop la France pour jamais désespérer d’elle : il savait par l’histoire quelles infinies ressources de vitalité profonde il y a dans ce peuple dont la vie parlementaire est si loin d’être la vie tout entière ! Et il se rassurait, et il revenait à son labeur d’écrivain. Car il aimait son métier d’homme de lettres, « noble et cher métier quand même, disait-il, digne travail qui donne le pain, l’indépendance, la communication utile avec nos semblables[67]. » Et jusqu’au bout il travailla.

Vers la fin cependant, il se détachait visiblement des travaux de longue haleine : il avait commencé, il laissait inachevé ce roman de Claire qu’il avait annoncé ; le grand article de Revue, qui longtemps avait été sa forme préférée, semblait moins lui sourire ; les articles de journaux, où il était plus inégal, lui suffisaient. Il lui restait pourtant plus d’un livre à écrire. Poète et historien, penseur et philosophe politique, peintre d’autant plus vivant et véridique qu’il avait mieux vu, de ses propres yeux, ce qu’il racontait, que n’écrivait-il, me suis-je dit souvent, ses Mémoires d’outre-tombe ! Ce petit-fils de René aurait trouvé là le meilleur emploi, et le plus complet, de tous ses talens, de toute sa pensée, de toute son expérience de la vie et des hommes...

« Gaston Paris, Heredia, Sorel, Brunetière... La hache du noir bûcheron m’environne, » s’écriait-il, il y a peu de temps encore, en pleine Académie. La hache du noir bûcheron la atteint à son tour... Et ainsi, ils s’en vont tous, avant l’heure, et l’un après l’autre, tous ceux qui ont été nos maîtres à penser et à écrire, tous ceux qui ont agrandi notre imagination, affiné notre sensibilité, formé notre intelligence, tous ceux qui nous ont appris à regarder le monde et à le juger. Et bientôt, nous serons seuls, découronnés de toutes nos vraies gloires, isolés, privés de nos meilleurs guides, coupés de toutes nos communications vivantes avec le passé, semblables à ces orphelins qui sentent brusquement retomber sur leurs seules épaules tout le poids et toute la responsabilité de la vie...

Heureusement, leur œuvre nous reste, et, par leur œuvre, leur présence réelle nous redevient vivante, leur personnalité morale reprend forme à nos yeux, leur pensée s’anime et reparaît plus agissante.

Embrassons-la donc d’un dernier regard, cette mobile et noble figure qui vient de sombrer sous l’horizon. Avant tout, et j’y reviens inlassablement, c’était un poète qu’Eugène-Melchior de Vogüé. Il l’était par le style, où l’on sentait passer, sous l’éclat vibrant des images, le frémissement d’une sensibilité fière et ardente, ouverte à tous les souffles du large. Il l’était par le tour de son imagination qui, si fermement qu’elle s’appliquât à la réalité, la dépassait, la débordait en tous sens. Il l’était par le mouvement même de son esprit qui, par delà les apparences fugitives, était toujours en quête des causes immuables et profondes. Il l’était enfin par sa vision pathétique du monde qui, toujours impatiente des plates explications rationnelles, ne trouvait à se satisfaire que dans l’intuition des grandes lois mystérieuses qui président à nos éphémères destinées. Il y a un mot de lui qui le peint tout entier : « La première condition, dit-il quelque part[68], la première condition de la beauté dans l’art, dans la poésie, dans la vie, est de manifester un symbole, une évocation du tout derrière la partie, de l’invisible derrière le visible. » Mot de poète, s’il en fut, et de poète invinciblement idéaliste. C’est par cette disposition qu’il a profondément agi sur les esprits de notre temps. Il savait bien que c’était là le secret de sa force. « Quel que soit son déguisement, déclarait-il, tout grand écrivain qui s’empare des hommes est nécessairement un idéaliste[69]. » En littérature, en art, dans les questions politiques, religieuses ou sociales, dans tous les ordres d’études qu’il a successivement abordés, il est venu rappeler, selon le mot célèbre, que « l’homme ne vit pas seulement de pain, » estimant avec raison qu’à « l’âme éparse de la France » on ne saurait faire entendre une plus opportune leçon. Et comme il mettait dans sa prédication une ardeur de générosité singulière, et comme, étant poète, il avait lui aussi « le secret des mots puissans, » sa voix a été par plus d’un entendue et comprise. La croisade où s’engagea ce descendant des anciens preux n’aura pas été inutile...

Sur le petit lit de camp où il reposait, nous l’avons revu une dernière fois le rare écrivain, le poète inspiré qui si souvent, de son verbe somptueux, nous avait versé chaleur et lumière. Comme si elle n’avait pas osé le regarder en face, la mort l’avait pris traîtreusement, elle l’avait lâchement poignardé par derrière. Mais en le quittant, elle avait répandu sur toute sa personne une noblesse sereine, une majesté extraordinaire. Ces yeux qui s’étaient remplis de tant d’images et de visions diverses, qui avaient projeté tant de regards émerveillés sur. le monde, s’étaient clos sur des pensées de paix. Sur la poitrine, la médaille militaire, la seule décoration qu’il portât et dont il fût fier, rappelait la grave idée qui, toujours présente, avait dominé sa vie. Les deux mains s’étaient rejointes pour atteindre le crucifix, terme lointain de son long effort vers les vérités éternelles. On songeait aux ancêtres qui l’attendaient, couchés sur leur tombe de pierre, sûrs d’avance qu’après une vie tout entière passée dans la mêlée des idées, il reviendrait dormir son dernier sommeil à leurs côtés. Avec des armes toutes modernes, il avait combattu le bon combat qu’ont livré ses pères. Comme eux il s’était croisé, comme eux il avait chevauché sur les routes de Palestine, et, comme eux, il avait rapporté d’Orient les hautes leçons d’idéalisme moral et religieux qui ont fait si longtemps prospère la patrie de saint Louis et de Jeanne d’Arc.


VICTOR GIRAUD.

  1. Notes sur le Bas-Vivarais, p. 5-6, 8-9, 28-29, 85, 105, 51-52.
  2. J’espère bien qu’on recueillera quelque jour sa très abondante Correspondance : ce ne serait pas la moins belle de ses œuvres.
  3. Sur les origines de la famille, voyez la réponse de Heredia au discours de réception académique de M. le marquis de Vogüé.
  4. Évolution de la critique, p. 172.
  5. Histoires orientales, p. 11 -12.
  6. Sous l’horizon, p. 27, article sur le Pascal de M. Boutroux.
  7. Histoire et Poésie, p. 175.
  8. Le Fils de Pierre le Grand, etc., p. 211.
  9. Livre du centenaire du Journal des Débats, p. 13.
  10. Revues d’histoire, p. 42.
  11. Regards historiques et littéraires, p. 311. — Cf. le Rappel des Ombres.
  12. Voyez dans l’Enquête sur l’œuvre de Taine, publié par la Revue Blanche du 1er août 1894, la lettre d’E.-M. de Vogüé ; et dans la Revue du 1er avril 1894 son article, non recueilli en volume, sur le Dernier livre de Taine, p. 689.
  13. « Réaction tardive (contre Renan] pour beaucoup d’entre nous ; nos efforts pour nous reprendre seront peut-être vains. Nous avons tous dormi de délicieux sommeils à l’ombre du mancenillier. » (Heures d’histoire, p. 305.) — « Nous tous dont l’esprit a été formé en partie par ces deux hommes (Taine et Renan], nous ne faisons qu’appliquer leurs leçons. » (La ligue démocratique des Écoles, Revue des Deux Mondes du 1er mai 1893, p. 221). L’article n’a pas été recueilli en volume.
  14. Heures d’histoire, p. 42-43.
  15. Syrie, Palestine, Mont-Athos, p. XII.
  16. Edmond Rousse, Réponse au discours de réception d’E.-M. de Vogüé.
  17. Devant le siècle, p. 246-247 ; — Heures d’histoire, p. 322.
  18. « En avant ! Vorwärts ! Je me le rappelle, ce cri rauque des soldats allemands qui emmenaient quelques-uns des nôtres, après la sortie malheureuse du fort d’Issy : ils harcelaient de cet aiguillon les prisonniers qu’ils poussaient à leur bivouac. » (Jean d’Agrève, 7e édition, p. 252-253.)
  19. Regards historicités et littéraires, p. 38.
  20. Pages d’histoire, p. 36, 38.
  21. Syrie, Palestine, Mont-Athos, p. 4.
  22. Syrie, etc., p. IX, 250, 236.
  23. Histoires orientales, p. 58-59.
  24. Chez les Pharaons (15 janvier 1877), Histoires orientales, p. 13. — Le premier article que l’écrivain se proposait de donner à la Revue, si la mort le lui avait permis, était une étude sur l’état actuel des études égyptiennes. — Voyez, dans le Figaro du 6 mars 1908, son article sur le Scarabée de Karnak.
  25. Les belles études de M. Anatole Leroy-Beaulieu sur l’Empire des Tsars et les Russes ont commencé à paraître dans la Revue à partir de 1873. E.-M. de Vogüé déclarait « qu’il faut faire dans le mouvement de notre génération une place hors de pair à l’auteur de cette œuvre capitale. » (Regards historiques, p. 85.)
  26. Les rapports que le jeune secrétaire d’ambassade adressait à ses chefs sur l’état des questions russes sont demeurés célèbres au quai d’Orsay.
  27. Dans une lettre à son frère publiée récemment, Brunetière disait des articles sur le Fils de Pierre le Grand : « C’est un des très solides et très jolis travaux historiques que j’aie lus depuis longtemps. »
  28. Une lettre, publiée depuis que ces lignes sont écrites, semble donner plutôt raison à la seconde hypothèse. L’idée de faire connaître aux lecteurs français les grands écrivains russes a été suggérée par une Russe, « femme extraordinaire, universelle, » la comtesse Alexis Tolstoï. « Je repoussai d’abord cette idée, comme une chimère insensée, avouait plus tard l’écrivain... Je m’enhardis peu à peu à une tâche dont le succès me paraissait le préliminaire indispensable de tout effort politique sérieux. »
  29. Dans la Revue du-15 juin 1879 : il annonçait d’ailleurs, dans ce compte rendu, l’intention de revenir quelque jour en détail sur Tolstoï. L’autre, sur les Lettres du Bosphore, par M. C. de Moüy, a paru dans la Revue du 15 août 1879.
  30. Regards historiques et littéraires, p. 40.
  31. C’est ce dont il a publiquement convenu lui-même. Il écrivait, à propos de l’auteur des Lettres du Bosphore (Revue des Deux Mondes du 15 août 1879) : « Il (M. de Moüy) a connu cette lutte irritante entre le devoir professionnel qui dit : « Mystère ! » et le tempérament de l’écrivain qui crie : « Raconte ! » Lutte saine et bienfaisante, au surplus, qui affine le jugement et aiguise le style. »
  32. On sait que le bruit public, pour nous, c’est le bruit de Paris. Pourtant, en dehors de ce lieu sonore, la terre est bien grande, les esprits des hommes sont bien divers, parfois bien puissans et influens sur les destinées du monde. » (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 18S4, article sur Tolstoï.) En recueillant son article en volume, l’écrivain a supprimé ce passage.
  33. Discours prononcé au nom de l’Institut pour l’inauguration du monument de Ferdinand de Lesseps à Port-Saïd le 17 novembre 1899, p. 9.
  34. Correspondance de Taine, t. IV, p. 217.
  35. On nous dira sans doute un jour, avec plus de détails que je n’en puis donner ici, de quel labeur prodigieux et de quelle « réussite » peut-être unique est sorti le Roman russe : lectures incessamment reprises et longuement poursuivies dans le texte original, et sans l’aide d’un dictionnaire, de l’œuvre intégrale des grands écrivains russes ; commentaires oraux ; traductions faites en commun et remaniées sans relâche, — jamais peut-être l’assimilation d’un génie étranger par un autre esprit, et, si je puis dire, la transposition ou la transfusion d’une âme dans une autre âme ne s’est opérée avec autant de conscience, de méthode et de succès.
  36. La phrase : « Voici venir le Scythe, le vrai Scythe qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles » figurait d’abord dans les premières pages, — en grande partie retranchées depuis, — de l’article de la Revue sur Tolstoï (15 juillet 1884). En remaniant ses articles pour en composer son livre, avec ce sûr instinct qu’ont tous les vrais écrivains, E.-M. de Vogüé a vu là le début presque nécessaire d’un chapitre, et, comme la phrase pouvait s’appliquer aussi bien, et presque mieux encore, à Dostoïevsky qu’à Tolstoï, il l’a transportée tout au début de l’étude sur Dostoïevsky. — Je note ici, une fois pour toutes, en attendant l’ « édition critique » du Roman russe qu’on ne manquera pas de nous donner quelque jour, que les articles de la Revue, en passant dans le livre, ont été très profondément remaniés. Les articles de la Revue sont, comme il convient, des articles, des morceaux isolés, se suffisant chacun à eux-mêmes, rattachés à des préoccupations d’actualité ; dans le livre, ils sont devenus de véritables chapitres, les parties indissolubles d’un tout.
  37. Le Roman russe, 7e édition, p. X.
  38. Id., p. 122.
  39. Le Roman russe, p. 204.
  40. Il n’est pas jusqu’à l’ordre dans lequel les études qui devaient composer le Roman russe se sont succédé dans la Revue qui ne soit à cet égard fort significatif. Non pas que je veuille infirmer le témoignage direct de l’écrivain : « C’est par lui, disait-il de Gogol, c’est par lui qu’il eût fallu commencer, si j’avais pris ces études dans leur ordre naturel de succession. Malgré moi et sans calcul, je les ai prises dans l’ordre de justice ; j’ai couru tout d’abord au plus pressé de l’inconnu, au plus vif de mon plaisir ; j’ai recommandé à mes lecteurs les romanciers qui m’avaient le plus séduit et qui représentent le génie de leur pays dans son entier épanouissement. » (Revue du 15 novembre 1885, p. 241-242.) En ce cas, son instinct l’a bien servi : Tourguénef, Tolstoï, Dostoïevsky, Gogol, il a commencé par celui qui nous était le plus familier, étant déjà presque nôtre, et le plus accessible, et, de proche en proche, il est arrivé jusqu’à ceux qui étaient le plus loin de nous. Et c’est aussi pour nous acclimater à Tolstoï, qu’il a, dans la Revue du 15 août 1882, publié une traduction de Trois morts, en tête de laquelle il annonçait une étude ultérieure sur le grand écrivain russe.
  41. Le Roman russe, p. 93.
  42. Id., ibid., p. 192.
  43. Id., ibid., p. 255.
  44. Le Roman russe, p. 204.
  45. Revue des Deux Mondes du 1er juin 1886 (Bulletin bibliographique).
  46. Voyez les Discours prononcés par MM. E.-M. de Vogüé, Tatischeff, etc., au banquet franco-russe du 26 octobre 1893 ; Paris, A. Colin, 1893.
  47. Ces deux morceaux publiés d’abord séparément, le premier à la librairie Calmann-Lévy, le second à la librairie Conquet, ont été réunis, à partir de 1893, dans le volume intitulé Cœurs russes (Armand Colin éditeur) : ce sont, sous forme de récits et nouvelles, de bien curieuses études de psychologie russe.
  48. Spectacles contemporains, p. 1, 6.
  49. Le Roman russe, p. XXII.
  50. Le Vatican, par MM. Georges Goyau, A. Pératé et P. Fabre ; Épilogue, par E.-M. de Vogue ; Firmin-Didot, 1893, édition in-4, p. 766.
  51. La Ligue démocratique des Écoles, dans la Revue du 1er mai 1893, p. 222. — En rapprocher le très beau Préambule du livre intitulé : Un Siècle, mouvement du monde de 1800 à 1900. Paris, H. Oudin, 1901.
  52. Remarques, p. 259, 260.
  53. Remarques, p. 238.
  54. A ceux qui ont vingt ans, Préface des Regards historiques et littéraires.
  55. L’Université de Paris, mai 1890, p. 82. — Jules Ferry, ce même soir, prononçait un discours poliment contradictoire, où il déclarait : « La solution du problème que j’appellerai le problème du bonheur, n’est pas dans la foi ; plus nous allons et plus nous avons besoin d’une foi démontrable..., » et où il faut relever cette perle : « Il y a longtemps que ce commode oreiller dont parle Montaigne, l’oreiller de la foi, sur lequel des générations entières, des siècles entiers s’étaient endormis, ne nous suffit plus... »
  56. A propos de cet article sur l’Eté, Puvis de Chavannes écrivait un jour à M. André Michel : « Pour l’artiste, le plus doux, le meilleur de la renommée tient moins à son œuvre toute d’instinct qu’à la divination de certaines âmes qui la dégagent pour ainsi dire et dotent magnifiquement sa mémoire d’une œuvre accomplie. » (André Michel, Puvis de Chavannes, Journal des Débats du 26 octobre 1898.)
  57. Regards historiques et littéraires, p. 125.
  58. Heures d’histoire, p. 111.
  59. Id., p. 71.
  60. Remarques sur l’Exposition du Centenaire, p. 147.
  61. Maurice Barrès, l’Influence de M. Taine, dans le Journal du 6 mars 1893.
  62. Histoires orientales, p. 208.
  63. Le mot est d’E.-M. de Vogüé, et précisément dans Jean d’Agrève, où il est appliqué à un poème de Shelley.
  64. Discours prononcé à la distribution des prix du Collège Stanislas, en 1892.
  65. Ceux de Bir-Taouil, Figaro du 26 février 1910.
  66. L’Annexion de Merv à la Russie, dans la Revue du 1er mars 1884, p. 200. — L’article n’a pas été recueilli en volume ; mais la conclusion, d’où ces lignes sont tirées, a été rapportée à la fin des Lettres d’Asie (Spectacles contemporains, p. 222-223).
  67. Le Rappel des Ombres, p. 224.
  68. Le Rappel des Ombres, p. 215.
  69. Les livres russes en France, dans la Revue du 15 décembre 1886, p. S26.