Esquisses contemporaines - Albert de Mun/01

Esquisses contemporaines - Albert de Mun
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 786-814).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

ALBERT DE MUN

I
L’ŒUVRE ORATOIRE, POLITIQUE ET SOCIALE


« Demeuré soldat, sous son vêtement d’homme de lettres, par la double vertu du souvenir et du sang, il laissait déborder, dans sa passion pour la grandeur nationale, cet idéalisme et cet enthousiasme dont son âme enfermait la source. » (Réponse au discours de réception de M. Henri de Régnier.)


C’était un croisé. Tel nous l’avons connu, dans les derniers mois de sa vie, nous versant le cordial quotidien de sa générosité, de son ardeur, de sa double foi patriotique et religieuse, de son infatigable espérance, tel, au fond, il a été, toujours. D’une guerre à l’autre, il aura été le champion d’une seule et sainte cause. D’abord par l’épée, puis par la parole, et enfin par la plume, il a vécu et il est mort en combattant pour elle.


I

L’hérédité a de ces ironies. Si l’on avait prédit à Claude-Adrien Helvétius, le philosophe matérialiste et philanthrope du XVIIIe siècle, qu’il aurait pour arrière-petit-fils un ardent orateur catholique, on l’eût sans doute quelque peu surpris. L’auteur du livre De l’Esprit avait deux filles. L’une d’elles épousa en 1772 un cadet de Gascogne, le comte de Mun, brillant soldat, qui, maréchal de camp sous Louis XV, fut créé par Louis XVIII lieutenant général de l’armée royale. Les de Mun sont originaires de Bigorre : leur manoir familial est à trois lieues de Tarbes. Famille surtout militaire, dont on peut suivre la trace jusqu’à la fin du XIIe siècle[1]. Un Aster de Mun prit part à la septième croisade : il fut avec saint Louis à Damiette. Un jour, à la Chambre, avec une juste fierté, Albert de Mun a pu se dire « le fils de ceux qui, pendant de longs siècles, avaient trouvé, dans l’honneur de combattre et de verser leur sang pour la France, le fondement de leurs privilèges[2]. » Cette leçon des ancêtres, mieux que personne il a su l’entendre et la mettre en pratique.

Il la retrouvait d’ailleurs, sous une autre forme, au sein du foyer domestique. Conseiller général de Seine-et-Marne sous le Consulat et l’Empire, marquis et pair de France sous la Restauration et le gouvernement de Juillet, son grand-père sut concilier la plus ombrageuse indépendance à l’égard des régimes qui répugnaient à son loyalisme monarchique avec la passion d’être utile à son pays. Et son père, fidèle héritier de cette généreuse attitude, n’eut guère dans sa vie qu’une seule ambition : celle d’être, en toute occasion, et même en présence des Allemands envahisseurs[3], le maire scrupuleux, actif et dévoué de son village de Lumigny. Soldats, administrateurs, hommes politiques, la constante devise des de Mun a été celle qu’exprime si bien le vieux et noble mot : Servir.

Albert de Mun n’a pas connu sa mère, « sa sainte mère, » comme il l’appelle, cette Eugénie de La Ferronnays, dont le Récit d’une sœur nous a fait connaître la touchante destinée, et qui lui a transmis, avec l’exemple d’une admirable vie, toute l’ardeur de son âme religieuse. Elevé, avec son frère aîné Robert, pur une belle-mère qui semble avoir été parfaite, — au témoignage même de la propre sœur de la première marquise de Mun[4], — et qui n’a rien négligé pour entretenir dans le cœur de ses enfans d’adoption la mémoire d’une mère vénérée, il a gardé un tendre et doux souvenir de « ce coin de Brie où il est né » en 1841, de ce vieux château de Lumigny « où se sont écoulées les belles années de son enfance et de sa jeunesse[5]. » S’il faut l’en croire, il n’aurait qu’à moitié profité. des leçons d’un vieux précepteur et de ses maîtres d’un collège libre de Versailles. Avec une modestie charmante, il nous avoue qu’il était peu travailleur, « médiocre écolier, » qu’il fut refusé au baccalauréat ès lettres, et qu’il est « arrivé non sans peine au baccalauréat ès sciences et à l’Ecole militaire[6]. » Et sans doute il était grand liseur, et il avait, malgré tout, conservé quelques vestiges d’une culture littéraire assez sérieuse. Mais ne pourrait-on pas rapporter à cette légèreté juvénile ce qu’il y eut parfois d’un peu hâtif dans les idées qu’il a professées, et, qui sait ? peut-être aussi cette absence d’inquiétude intellectuelle qui caractérise sa physionomie et son œuvre ?

Les circonstances, la tradition familiale, l’exemple de son frère, plus qu’une vocation irrésistible, le firent soldat. « J’étais entré, nous dit-il, dans l’armée comme on y entrait, il y a cinquante ans, dans les familles que les révolutions politiques avaient éloignées des autres carrières, pour y passer quelques années de jeunesse[7]. » Les événemens l’y retinrent plus longtemps. Il devait nous conter en deux volumes les souvenirs de « sa vie militaire, » et il est fâcheux qu’il n’en ait pas trouvé le loisir[8] : nous aurions eu plaisir à mieux connaître ces années de formation et de première maturité où déjà se dessine s’éprouve et s’affirme la future personnalité morale. On n’a pas pendant quinze ans porté l’uniforme, sans en garder un peu le pli dans sa pensée et jusque dans son âme.

À sa sortie de Saint-Cyr, en 1862, Albert de Mun se fit envoyer en Algérie, à ce 3e régiment de chasseurs d’Afrique où avait déjà servi son frère et où il devait « laisser son cœur de vingt ans. » Il partit « plein d’un entrain qu’augmentaient encore l’attrait d’un pays inconnu et l’espérance d’une carrière aventureuse[9]. » L’Algérie l’enchanta et lui laissa des souvenirs qui, a plus d’une reprise, lui remontaient à la mémoire et aux lèvres quand il parlait des questions militaires. « Je me rappelle, s’écriait-il un jour à la Chambre, je me rappelle cette fierté qui saisissait alors les âmes au récit des grandes choses du passé et l’air de tous ces visages quand l’escadron, en marche sur un sentier d’Algérie, s’arrêtait tout à coup devant une pierre, un buisson, marqués par le souvenir d’un combat où le régiment avait donné, pour faire front et présenter le sabre[10]. » » Et dans l’un de ses tout derniers articles, il évoquait encore la vision des brillans combats d’alors[11]. Ses cinq campagnes en terre africaine n’ont pas eu seulement pour résultat, en lui forgeant une âme de soldat, active et disciplinée, de fortifier son expérience des choses de l’armée et de la guerre ; elles lui ont donné le goût et le sens des problèmes de politique coloniale. L’expansion de la France au dehors n’a pas eu de partisan plus résolu, et quand, plus tard, il est intervenu dans les débats parlementaires à propos du Tonkin ou de Madagascar, de la Tunisie ou du Dahomey, ce fut toujours avec une hauteur de pensée et une justesse d’intuition auxquelles ses collègues rendaient volontiers hommage. Comme quelques-uns des plus clairvoyans des Français de son temps, il voyait, surtout depuis nos malheurs, dans notre empire d’outre-mer, « une réserve pour l’avenir[12]. » L’événement allait lui donner pleinement raison.

« Si j’étais royaliste pour ainsi dire d’habitudes, a écrit Albert de Mun, je ne l’étais ni avec beaucoup de ferveur, ni surtout avec beaucoup de réflexion. Je ne sentais pas en moi la i raison d’être d’une fidélité dont je n’avais jamais connu l’objet et qui demeurait passive. Il s’en était fallu de peu, ou pour mieux dire, il n’avait tenu qu’à la désapprobation de mon père, devant laquelle je m’étais incliné, que je n’acceptasse, à ma rentrée d’Afrique, des offres venues de l’entourage impérial, en me faisant présenter aux Tuileries. » Il faut noter dès maintenant cette demi-indifférence politique, contrastant avec une ferveur religieuse qui paraît avoir toujours été très vive. Le jeune officier était ardent, généreux, un peu ambitieux. Un moment même, l’Empire libéral l’ « enthousiasma »[13]. Il n’eût pas fallu beaucoup de choses pour le « rallier » au nouveau régime. Sur ces entrefaites, la guerre éclata.

Il dut l’acclamer, comme tous les officiers d’alors. Cependant, dans la petite cour du quai d’Orsay où, « lieutenant de cavalerie prêt à partir, » il attendait, le 15 juillet 1870, la fin de la séance du Corps législatif, il avait vu sortir les députés, « le front soucieux, inquiets et troublés, doutant de leur œuvre[14]. » Il ne s’expliqua que trop bien plus tard leur attitude.

Quoique nous n’ayons pas ses souvenirs de la guerre, nous pouvons nous représenter avec une suffisante exactitude l’impression profonde que la grande catastrophe nationale fit sur l’âme d’Albert de Mun. « Elle marqua dans ma vie l’heure décisive[15], » nous a-t-il dit lui-même ; et il ne nous l’eût pas dit que nous l’eussions, croyons-nous, aisément deviné. Il était ardemment patriote, il était gentilhomme, il était soldat : comment l’année terrible n’eût-elle pas mis sa douloureuse empreinte sur lui plus fortement peut-être que sur aucun de ceux qui, dans cette génération infortunée, sont arrivés à la notoriété littéraire ? Aucun d’eux, en tout cas, n’a plus intimement souffert de nos désastres, n’a plus vivement ressenti l’amertume et l’humiliation de la défaite ; aucun ne s’est plus sincèrement, plus passionnément juré de travailler de toute son énergie au relèvement de la patrie ; et aucun n’a mieux tenu son serment, avec une fidélité plus constante, plus active et plus heureuse.

Il faisait partie de l’armée de Metz. Il était, au témoignage de Changarnier, « de ces officiers qu’un chef éclairé doit vite apprécier, estimer et aimer. » Sa bravoure « alerte et intelligente » lui valut la croix de la Légion d’honneur sur le champ de bataille de Gravelotte. Et ce fut à Rezonville, sous les obus, que se noua, dans une symbolique accolade, entre le lieutenant Albert de Mun et le capitaine René de La Tour du Pin, une de ces amitiés dont un avenir prochain devait montrer la force et la fécondité.

Puis ce furent le blocus et la capitulation de la vaillante cité lorraine, et le dur exil sur la terre étrangère. Dans le premier article qu’ait publié Albert de Mun, il a tristement évoqué ce « convoi d’officiers prisonniers de guerre se dirigeant vers l’Allemagne, le front courbé et les larmes dans les yeux : en passant à Nancy, il fallait qu’une garnison prussienne vint les défendre des injures et de la brutalité de la foule[16]. » A Mayence, il retrouva son ami La Tour du Pin, qui se jeta dans ses bras et sut, par la réconfortante vigueur de son accueil, lui rendre « l’espoir viril des prochaines régénérations. » Internés tous deux à Aix-la-Chapelle, ils passèrent là dans une intimité de tous les instans les quatre mois de leur captivité, commentant les douloureuses nouvelles qui leur arrivaient de France, recherchant ensemble les causes profondes de nos malheurs, s’efforçant de trouver un moyen d’y porter un efficace remède. La Tour du Pin revoyait et complétait, en vue d’une publication future, les notes qu’il avait prises pendant le siège de Metz et où il s’interrogeait sur ces graves questions : son nouvel ami s’associait à ce travail. Déjà, ce qui « tentait leurs ambitions, » « ce n’était plus uniquement un espoir de revanche, un relèvement purement militaire, mais une réforme des mœurs et des idées. » Un Jésuite, le Père Eck, qui se montra compatissant à leur infortune, leur fit lire le petit livre d’Emile Keller, l’Encyclique du 8 décembre 1866 et les Principes de 1789 : ces pages où l’auteur, au nom de « la vérité catholique, » dénonçait énergiquement « l’erreur révolutionnaire, » les « remplirent de la plus vive émotion. » En même temps, au foyer d’un futur membre du Centre allemand, le docteur Lingons, ils apprenaient à connaître les doctrines et les héros du mouvement catholique populaire dont Ketteler avait été l’initiateur. C’est dans cette voie, pour eux assez nouvelle, qu’ils étaient résolus à chercher le salut de la patrie.

La paix signée, après un voyage dont il garda toujours l’atroce et humiliant souvenir, Albert de Mun rentrait dans Paris. C’était le 15 mars. Trois jours plus tard, la Commune éclatait.

Attaché, ainsi que son ami La Tour du Pin, au général de Ladmirault, « pendant ces deux horribles mois du printemps de 1871, » Albert de Mun eut à prendre part aux opérations de cette lutte fratricide. La colère, l’indignation, la pitié aussi, mille sentimens, mille pensées diverses agitaient son âme. Les tragiques ou hideux spectacles dont il fut le témoin angoissé, le massacre des otages de la Roquette, les autels profanés, les croix renversées de l’église de Belleville, l’incendie îles Tuileries, les rigueurs d’une répression qui, trop souvent, dépassa le but, tout cela l’amenait à se poser la même question : Qu’avait fait la société légale pour former la conscience populaire ? Et n’avait-elle pas la première manque à son devoir et à son rôle d’éducatrice ? Ayant semé l’indifférence religieuse et morale, n’était-il pas naturel qu’elle récoltât la révolution ?

L’ordre rétabli, le général de Ladmirault, nommé gouverneur de Paris, s’installa au Louvre. Ses officiers d’ordonnance l’y suivirent. Ne séparant pas l’une de l’autre la préoccupation militaire et la préoccupation religieuse et sociale. Albert de Mun travaillait, étudiait, s’informait, cherchait sa voie. Il n’allait pas tarder à la trouver.

Un petit livre, qui n’est pas de lui, mais qu’il avait vu naître, et dont il avait médité toutes les pages, traduit exactement son état d’esprit d’alors. C’est celui que son ami La Tour du Pin avait commencé à Metz et qu’il publia au mois d’août 1871, sous le titre : L’Armée française à Metz[17]. Esprit vigoureux, et même pénétrant, très généreux d’ailleurs, — il l’a bien prouvé pendant la guerre actuelle, — mais un peu abstrait et systématique, trop fermé aux réalités de l’histoire et de la vie, trop porté aussi à vivre- replié sur soi-même et à se nourrir de sa propre substance, assez peu écrivain, René de la Tour du Pin-Chambly a été pour Albert de Mun plus qu’un tendre ami, une sorte de guide intellectuel à la fois très suggestif et peut-être un peu dangereux. Ce « féodal, » cet admirateur de Joseph de Maistre et de Bonald, cet ennemi-né de l’esprit révolutionnaire a parfois un peu trop enrégimenté son ami et son disciple parmi les « prophètes du passé. » Son petit livre de début est un réquisitoire assez violent contre l’armée du second Empire, dont il attribue la décadence à l’invasion des mœurs démocratiques. Si l’armée allemande l’a emporté, selon lui, c’est surtout grâce à sa supériorité morale. Et il conclut : « Nous fonderons des institutions militaires sur le seul amour du devoir ; et nous relèverons ainsi, selon les lois de Dieu, le plus beau royaume qu’il y eut en ce monde. »

Albert de Mun épousait toutes ces idées, et commentait avec enthousiasme le livre de son ami dans un article du Correspondant : « J’ai serré sa main, écrivait-il, sur nos champs de bataille de Metz ; je l’ai rencontré sur la terre d’exil, où son âme fortement trempée réconfortait la mienne ; j’ai traversé avec lui les horreurs de la guerre civile, et partout je l’ai trouvé marchant sans défaillance dans la voie droite du devoir et de l’honneur. Puisse-t-il longtemps encore me montrer le chemin, et puissent, à son exemple, tous les hommes généreux descendre dans l’arène pour soutenir son combat et travailler avec lui à régénérer la patrie[18] ! »

Ainsi donc, toutes ses impressions d’alors et toutes ses « expériences, » toutes les influences qui s’exerçaient sur sa pensée, tout cela aboutissait, chez Albert de Mun, à un même rêve d’action religieuse et patriotique. Mais ce rêve était encore assez vague. En vain il entrait en relations avec Dupanloup, dont le gallicanisme le heurta ; avec Louis Veuillot, qui l’enchanta ; avec Le Play, qui le déçut un peu ; en vain il se nourrissait de Joseph de Maistre et de Bonald, de Balmes et de Donoso Cortès : si ses idées maîtresses, ses tendances générales se dessinaient, se précisaient progressivement, elles manquaient pourtant d’un point d’appui solide, d’un objet fixe et concret. Tout ce lent travail intérieur, de son propre aveu[19], risquait d’aboutir « à une sorte de dilettantisme catholique et social. » Les circonstances en décidèrent autrement.

Un jour du mois de novembre 1871, dans son petit salon démeublé du Louvre, Albert de Mun recevait la visite d’un homme grisonnant, simplement vêtu de noir, d’une ardente et noble physionomie. « Du premier regard, » le nouveau venu « prit possession de son âme. » C’était un Frère de Saint-Vincent de Paul, et il s’appelait Maurice Maignen : c’était le directeur d’un « cercle de jeunes ouvriers » du boulevard Montparnasse. Il parla de son œuvre ; il parla surtout, avec une chaleur d’éloquence contagieuse et dominatrice, du peuple, de ses besoins, de ses souffrances, des terribles responsabilités qu’avait encourues l’ignorante ou dédaigneuse indifférence des riches, des heureux de ce monde. Ces propos correspondaient trop bien aux pensées qui, depuis la guerre, hantaient l’âme généreuse d’Albert de Mun. Il fut conquis par ce zèle d’apôtre. Il promit de se rendre au cercle Montparnasse et d’y prendre la parole. Son avenir était fixé désormais.

C’était la première fois qu’il parlait en public. Il nous a conservé ce premier discours qu’il avait écrit et appris par cœur, « apostrophe émue d’un soldat à des travailleurs chrétiens comme lui. » Dans cette salle longue et basse, sous les yeux de ces ouvriers recueillis et attentifs, il sentit s’établir ce courant mystérieux, magnétique, qui se forme spontanément entre l’orateur-né et ses auditeurs ; il eut là comme la révélation, presque mystique, de sa vocation sociale et de sa vocation oratoire.

Le but était dès lors très clair : il s’agissait de fonder, dans tous les quartiers de Paris, à commencer par les plus populaires, des cercles semblables au cercle Montparnasse. Robert de Mun, La Tour du Pin, quelques autres encore, s’associèrent avec enthousiasme à ce vaste projet. On rédigea une adresse au pape, exprimant « une adhésion absolue aux principes de l’Encyclique Quanta cara et à la condamnation de toutes les erreurs du temps présent. » On lança dans la presse un vibrant Appel aux hommes de bonne volonté ; on y définissait nettement l’objet et les moyens de l’œuvre nouvelle ; l’objet, « c’était une contre-révolution faite au nom du Syllabus ; » le moyen, « c’était l’association catholique[20]. »

Fortement et habilement organisée, soutenue par d’ardentes et actives sympathies, l’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers ne tarda pas à prospérer. Le 7 avril 1872, Albert de Mun prononçait le discours d’inauguration du cercle de Belleville, « sur ce sol fécondé par le sang des martyrs où il avait pensé pour la première fois à l’entreprise de salut dont il célébrait l’un des premiers succès. » Quelques mois après, un second cercle était inauguré à Montmartre ; la même année, deux cercles étaient fondés à Lyon. Partout où on l’appelait, — et sa réputation naissante d’orateur avait vite franchi l’enceinte un peu étroite de ses premiers auditoires, — Albert de Mun se rendait pour-porter la bonne parole. A la suite de ces réunions, des cercles se fondaient sur le modèle des premiers cercles parisiens. Au mois de mai 1873, ils étaient assez nombreux pour que l’Œuvre pût tenir sa première assemblée générale. Deux ans après, au mois de mai 1875, lors de la troisième assemblée générale, l’Œuvre comptait cent trente comités, cent cinquante cercles, dix-huit mille membres, dont quinze mille ouvriers. Le dévouement chrétien, l’activité, l’éloquence avaient produit ces magnifiques résultats.

L’apostolat religieux et social d’Albert de Mun s’était développé comme en marge de son métier militaire, et n’avait nui en rien à ses obligations professionnelles. Nommé, en 1872, capitaine au 9e régiment de dragons, en garnison à Meaux, il permuta, deux ans plus tard, avec le 2e régiment de cuirassiers, qui tenait garnison à Paris. Bien qu’il s’abstint, dans ses discours et conférences, de faire de la politique, ses idées politiques étaient alors assez arrêtées. Après l’Empire, la guerre et la Commune, la restauration monarchique lui paraissait le salut de la France : il était, « par raison comme par éducation, royaliste d’opinion et de désir ; » il l’était aussi par conviction sociale, car il voyait dans le comte de Chambord l’antithèse vivante de cette Révolution, à laquelle il avait déclaré la guerre. Mais l’Assemblée nationale trompa ses espérances, et divers incidens pénibles lui ayant fait craindre pour l’avenir un moindre libéralisme de la part de ses chefs et du gouvernement, d’autre part, diverses ouvertures lui ayant été faites pour l’entrée dans la vie politique, il crut devoir, non sans de longues hésitations, reprendre toute sa liberté, et, à la fin de 1875, il donna sa démission d’officier. Il avait fait, au cours de ces dernières années, son apprentissage oratoire ; la vie publique l’attirail ; il crut qu’à la tribune de la Chambre il travaillerait avec plus d’efficacité au triomphe des idées catholiques et sociales dont il était le champion. Un groupe considérable d’électeurs de l’arrondissement de Pontivy lui ayant offert une candidature pour les élections de 1876, il accepta. Sur un programme strictement catholique, il fut élu. Une nouvelle carrière allait s’ouvrir devant lui.


II

A vrai dire, elle ne s’ouvrit pas sans quelque difficulté. La Constitution que l’Assemblée nationale venait de voter donnait à la majorité de la Chambre le droit, — absurde et odieux, et dont l’après-guerre, espérons-le, nous délivrera, — d’être juge dans sa propre cause, et d’éliminer, sous les plus vains prétextes, les adversaires les plus gênans. On s’empressa d’user de ce droit envers Albert de Mun. Gambetta, tout en se défendant de vouloir « écarter de l’arène politique un champion qui s’annonçait sous de telles couleurs et avec de telles prémices de talent, » et tout en prononçant à son sujet le grand nom de Montalembert, Gambetta fit voter une enquête, dont les conclusions furent, naturellement, adoptées, et l’élection de Pontivy fut invalidée[21]. Ramené une seconde fois à la Chambre par ses électeurs, Albert de Mun fut enfin accepté par ses nouveaux collègues. Mais, après le Seize-Mai et les élections de 1877, on voulut faire payer à l’élu de Pontivy la faute que peut-être il avait commise en acceptant d’être candidat officiel : nouvelle enquête et nouvelle invalidation qui, cette fois, sous la pression administrative, fut ratifiée par le suffrage universel. Réélu en 1881, en 1885, et en 1889, il échoua aux élections de 1893. Un siège s’étant trouvé vacant à Morlaix en 1894, il se présenta, fut élu et resta jusqu’à sa mort député du Finistère. Commencée en 1876, on peut dire que sa vie politique, sauf d’insignifiantes retraites forcées, devait durer trente-huit ans.

Il est assez difficile d’embrasser et d’apprécier avec toute l’ampleur et l’exactitude désirables l’œuvre d’un homme politique contemporain. Sans doute, ses discours nous restent, et nous livrent bien les aspects essentiels et les directions gêné raies de sa pensée. Mais les discours ne sont pas, — et heureusement quelquefois ! — toute l’activité d’un parlementaire : il travaille dans les commissions ; par ses conseils, par ses conversations, par sa correspondance, bref, par son action personnelle, il exerce, a la Chambre et en dehors de la Chambre, une certaine influence. Et cette influence qui, dans certains cas, est considérable, et dont les résultats sont rarement tangibles, nous échappe pour une large part ; elle se confond avec d’autres ; elle se dilue dans l’impersonnel. Il faudrait, pour nous la faire toucher du doigt, un témoin très bien informé de cette activité quotidienne qui se dépense en des besognes collectives et, peu s’en faut, anonymes. Les futurs biographes d’Albert de Mun auront là, sans aucun doute, une veine fort intéressante à exploiter.

Mais, en attendant, la série de ses discours, avec les éclaircissemens qui les accompagnent, suffisent à nous donner une idée, sinon tout à fait complète, du moins assez précise et extrêmement vivante, de son rôle politique et de son œuvre oratoire.

Albert de Mun était né orateur. Je regrette de ne l’avoir jamais entendu à la tribune de la Chambre, car c’est à la tribune qu’il faut juger les orateurs, comme c’est « aux chandelles » qu’il faut apprécier les dramaturges. Le geste, la voix, l’accent, l’attitude extérieure, l’action, en un mot, sont, en matière oratoire, chose plus importante que l’originalité des idées et que la perfection même de la forme. L’orateur est une âme qui se donne, bien plutôt qu’une pensée qui s’exprime. Et c’est pourquoi tant d’orateurs célèbres, — et justement célèbres, — quand la vie n’est plus là pour soutenir leur verbe, semblent vides, boursouflés, et sont proprement illisibles. Il serait souverainement injuste de juger Mirabeau, Thiers ou Gambetta sur leurs discours imprimés : le meilleur s’en est évaporé avec la flamme intérieure et vivante qui les animait et se communiquait à l’auditoire.

Il n’en va pas de même pour les discours d’Albert de Mun. Ils ont pu survivre aux séances parlementaires, aux circonstances diverses qui les ont vus naître ; ils ont pu affronter, sans trop grand dommage, la périlleuse épreuve de l’impression, de la simple lecture visuelle. On écoute encore avec respect, avec attention, avec sympathie cette parole refroidie et encore vibrante. Assurément, les raffinés du style peuvent soulever quelques objections, et peut-être Albert de Mun était-il trop pleinement orateur pour s’attarder aux scrupules du pur écrivain. Mais, à trop appuyer sur cette observation, il y aurait quelque injustice, et même une certaine étroitesse. Les qualités propres de l’écrivain ne sont peut-être pas, toujours et partout, les plus nécessaires, et il en est, sans aucun doute, de plus indispensables à l’orateur. Bon écrivain au demeurant, Albert de Mun possédait à un haut degré ces qualités proprement oratoires, que son action verbale devait souligner et mettre en valeur, mais qui transparaissent encore dans ses discours imprimés.

Et d’abord, le mouvement. C’est peut-être là, quand on y songe, non seulement pour toute œuvre oratoire, mais pour toute œuvre littéraire, la qualité suprême. Dès les premières paroles que l’on prononce, s’emparer fortement de l’esprit de son auditeur ou de son lecteur, le maintenir, l’entraîner jusqu’où on veut le conduire, ne pas lui permettre de se reprendre, le saisir dans un engrenage qui ne l’abandonnera qu’au terme, le porter d’un seul élan jusqu’à l’impression finale qu’on désire lui laisser : à ceux qui possèdent ce don nous sommes disposés à tout pardonner. Albert de Mun l’avait : il ne persuadait pas toujours ; on le suivait presque malgré soi ; on était pris, quoi qu’on en eût, par cette conviction ardente, par cette souple dialectique, emporté, soulevé par ce souffle puissant et généreux. A chaque instant, dans ses discours à la Chambre, il craint d’abuser de la patience de ses auditeurs, s’excuse d’être trop long, propose d’abréger son exposition. « Non, non, parlezI » lui crie-t-on de tous côtés. Et ces exclamations spontanées montrent, mieux que tous les commentaires, l’intérêt continu qui s’attachait à cette parole et l’ascendant qu’elle exerçait.

Et quand, chemin faisant, l’orateur « touche à des sujets dont il est impossible de parler sans que le cœur en soit ému, » alors, tout naturellement, le ton s’élève, le mouvement se précipite, l’accent indigné ou pathétique s’impose à l’attention la plus rebelle, à l’indifférence la plus dédaigneuse : « La Révolution, s’écriera-t-il, a ruiné la foi qui soutenait les cœurs, sans rien mettre à la place que l’appât des richesses matérielles et l’ambition sans frein. Et alors ce peuple, désagrégé et découronné de ses vieilles croyances, elle l’a attaché derrière son char, affublé du masque d’une trompeuse souveraineté, se servant de lui pour frayer le chemin du pouvoir à quelques tribuns de passage, et le traînant à des combats sanglans d’où il est sorti épuisé et meurtri[22]. » — Et ailleurs : « Ce que j’aime dans ma patrie, ce n’est pas seulement la terre qui porte mes pas, c’est le clocher à l’ombre duquel je suis né, l’autel où j’ai fait ma première prière, la tombe où reposent ceux que j’ai aimés, et tout cela, c’est la trace que Dieu a laissée du même coup dans mon cœur et sur le sol de mon pays, en sorte que je ne saurais défendre l’un sans l’autre, ma religion et mon foyer[23]. » — Ailleurs encore : « Il y a, messieurs, — nous avons bien le droit d’évoquer ce souvenir, — il y a, sur le plateau d’Amanvillers, une route qui monte à Saint-Privat-la-Montagne : elle s’appelle encore le chemin funèbre de la garde royale. C’est là que l’élite de l’armée allemande est tombée dans un combat de géans ; et si je me laissais aller, combien d’autres souvenirs héroïques se presseraient devant mes yeux, depuis Wissembourg et Reichshoffen jusqu’à cette charge de Sedan dont je ne puis parler, moi, qu’avec des larmes dans les yeux, parce que la moitié du régiment de chasseurs d’Afrique où j’ai fait mes premières armes y a trouvé la mort, cette charge de Sedan qui arrachait au roi de Prusse un cri pareil à celui de Guillaume d’Orange à Nerwinde : « Oh ! les braves gens ! » comme l’autre avait dit : « L’insolente nation[24] ! » Nous étonnerons-nous que ces lignes aient soulevé « sur tous les bancs de la Chambre » une « double salve d’applaudissemens, » et qu’à vingt-quatre ans d’intervalle, une autre Chambre ait pareillement accueilli cette admirable objurgation : « Je supplie la Chambre d’y réfléchir. L’histoire la regarde, celle de demain, cachée dans l’obscurité du présent, celle d’hier, debout dans le deuil du passé. Et celle-là vous crie, avec des mots terribles, de quelle responsabilité se chargent les Assemblées quand, aux heures critiques, au lieu d’exiger toute la vérité, elles obéissent aux sommations d’un pouvoir aveuglé[25]. » Dans tout grand orateur, il y a un poète qui se dissimule, et qui, parfois, « éclate aux esprits : » l’exemple d’Albert de Mun n’est point pour démentir cette loi générale.

« L’éloquence continue ennuie, » a dit Pascal. Celle d’Albert de Mun n’ennuie pas, parce qu’elle n’est pas continue. Rien de plus varié, en effet, par la matière comme par le ton, que cette œuvre oratoire qui remplit plus de sept gros volumes. Questions politiques et questions sociales, questions religieuses et questions militaires, questions pédagogiques et questions économiques, questions coloniales et questions administratives, Albert de Mun ne se laisse rebuter par aucun des problèmes qui s’imposent à l’attention de l’homme politique. Dès qu’un intérêt supérieur, patriotique ou religieux, est en jeu, il croit de son devoir d’intervenir et d’exprimer son opinion avec fermeté. Assurément, toutes ces questions, il ne les a pas étudiées en « spécialiste, » mais en « honnête homme ; » il les a étudiées pourtant. De bonne heure convaincu qu’« aucun discours, écrit ou non, ne peut être vraiment sérieux, s’il n’a été fortement préparé par la lecture et par la méditation[26], » il a pris l’habitude, qu’il ne devait jamais perdre, du travail assidu, consciencieux, acharné, le seul qui compte, le seul qui donne des résultats durables. Et s’il s’est trompé quelquefois, s’il lui est parfois arrivé, comme à tout le monde, de ne point saisir le point vif d’une question, de ne pas l’embrasser sous tous ses aspects, ce n’est point manque d’étude ou de réflexion ; on peut le discuter, on ne peut lui reprocher de parler à la légère. — À cette remarquable variété d’information et de pensée correspond une grande diversité de ton. Certes, le ton demeure toujours élevé : il l’est jusque dans la discussion des statistiques et jusque dans l’invective ; mais il n’est point tendu. Cette éloquence qui s’élève sans effort jusqu’aux plus hauts sommets n’est point dépaysée parmi les coteaux modérés ; elle ne fuit pas l’éclat, mais elle ne dédaigne pas non plus la simplicité, une élégante et noble simplicité ; elle passe avec aisance de l’une à l’autre ; elle sait être spirituelle enfin ; l’esprit de repartie, et l’esprit tout court lui sont chose naturelle et familière. Albert de Mun ne désarmait pas ses adversaires, puisqu’ils votaient régulièrement contre lui, mais il les forçait souvent à sourire, à l’applaudir quelquefois, et à convenir entre eux que son talent oratoire était l’une des parures de la Chambre française.

Que cette souple et forte éloquence n’ait pas eu toute l’efficacité pratique qu’elle pouvait, qu’elle devait même ambitionner, c’est ce qui n’est que trop certain, et d’ailleurs aisément explicable. D’abord, c’est un fait regrettable, mais un fait, que les jeunes démocraties, telles que la nôtre, sont toujours en défiance à l’égard des « aristocraties, » quelles qu’elles soient, mais plus particulièrement peut-être à l’égard des aristocraties de le naissance et du talent. D’autre part, le régime intérieur que, sous l’obsession de la défaite, la France s’était donné, ouvrait trop librement carrière à la satisfaction d’anciennes rancunes, d’intérêts locaux, d’ambitions individuelles, pour que l’équité et.la sérénité fussent la règle générale des relations parlementaires : les querelles de parti, les préoccupations électorales ont souvent oblitéré, chez nos représentans, le sens exact de la justice et de l’indépendance d’esprit ; représentans aigris et ombrageux d’un peuple diminué, ils avaient une mentalité de vaincus ; ils vivaient sur leurs préjugés et n’éprouvaient nul besoin de les modifier.

Ces préjugés, il faut reconnaître qu’Albert de Mun, bien loin de leur consentir quelques sacrifices, les heurtait avec un beau courage. Il ne perdait aucune occasion de crier : « La Révolution, voilà l’ennemi ! » et la formule devait sonner étrangement à l’oreille de ceux qui ne cessaient de se recommander de la tradition révolutionnaire. Etait-elle bien prudente, et surtout était-elle équitable ? Singulièrement mêlée de bien et de mal, et, en cela, assez semblable à la Réforme, la Révolution française n’est pas un de ces événemens que l’on puisse juger « en bloc. » La solidarité de fait qui relie les uns aux autres les épisodes successifs du drame révolutionnaire ne s’impose en aucune manière aux hommes d’aujourd’hui qui veulent l’apprécier en historiens ou en philosophes, ou qui veulent en tirer des principes d’action. Et cela est si vrai que les crimes de la Terreur, même parmi les politiciens, ne rencontrent pas beaucoup d’apologistes ; on les excuse, on les explique, on ne les glorifie pas ; on se défend bien de vouloir les renouveler. Et de même, y a-t-il, parmi les « réactionnaires, » beaucoup de gens disposés à admettre que tout était mauvais, radicalement mauvais, dans l’œuvre de la Constituante, de la Législative, ou même de la Convention ? Il suit de là qu’à déclarer bruyamment la guerre à la Révolution, on risque, — et surtout dans nos assemblées politiques contemporaines, — de paraître condamner « en bloc » et sans nuances toute une série de faits désormais acquis à l’histoire, et dont les conséquences, quoi qu’on fasse, conditionnent désormais toute action durable ; on s’expose, de gaité de cœur, à l’impopularité, à une impopularité inutile ; on s’aliène peut-être des sympathies toutes prêtes ; on compromet, on laisse envelopper dans une commune défaveur bien des idées justes, bien des initiatives heureuses ; et, au total, on renfonce dans leurs préjugés hostiles des adversaires que peut-être aurait-on pu, sinon convertir, du moins éclairer et ébranler.

C’est ce qui est arrivé à Albert de Mun Et comme s’il se plaisait à accumuler les difficultés, sa foi « contre-révolutionnaire » avait d’autant moins de chances d’agréer aux majorités parlementaires de la troisième République, qu’elle s’est longtemps accompagnée et fortifiée d’une agissante foi monarchique. Au mois de novembre 1878, défendant à la Chambre son élection et son programme politique, religieux et social, il s’écriait : « La Révolution n’est ni un acte, ni un fait ; elle est une doctrine sociale, une doctrine politique qui prétend fonder la société sur la volonté de l’homme, au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu, et qui met la souveraineté de la raison humaine à la place de la loi divine… Voilà le mal, et il ne sera guéri que par un retour aux principes contraires : c’est là, dans ce grand travail de réforme sociale, qu’est la contre-Révolution, et voilà l’idée, voilà la cause que nous servons dans l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers. » À cette occasion, le comte de Chambord écrivait à l’orateur pour lui adresser ses félicitations, et, lui parlant de ses « chers ouvriers, » il ajoutait : « Qu’ils sachent bien que, moi, je les aime trop pour les flatter, et, pour tout dire en un mot, répétez-leur bien sans cesse qu’il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître pour que j’y puisse régner en roi. » La phrase fit fortune ; elle « ravissait » Albert de Mun et ses amis : le comte de Chambord, auquel il avait été présenté l’année précédente, lui « apparaissait non seulement comme le représentant de l’hérédité royale, mais comme l’expression vivante et couronnée de la contre-Révolution ; » « tout son cœur de catholique et de patriote lui appartenait[27]. » Et assurément, rien de plus légitime que cet ensemble de sentimens, d’idées et d’aspirations. Seulement, il aurait fallu que ses collègues de la Chambre, — j’entends ceux de la majorité, — fussent de véritables saints pour ne point penser et dire que toute son œuvre d’homme public était inspirée par une arrière-pensée de restauration monarchique. Et dans une Chambre issue du suffrage universel comme nous le pratiquons, on devine la portée pratique d’une insinuation ou d’une conviction de cette nature : on peut dire que toute l’action politique et sociale d’Albert de Mun en a été comme paralysée.

La conséquence était d’autant plus fâcheuse qu’en réalité sa pensée était beaucoup moins absolue, beaucoup moins intransigeante qu’elle ne semblait l’être. « Contre-révolutionnaire, » il l’était sans doute, ou du moins il croyait l’être ; mais il protestait avec indignation, — et avec raison, — quand on voulait l’enrôler parmi les hommes d’ancien régime. « Nous ne voulons ni l’Ancien Régime, ni la Révolution, » disait-il un jour. « Qui donc pourrait songer à rétablir tout un ensemble de privilèges qui avaient eu leur raison d’être, et que le temps, dans sa marche, a détruits pour jamais ? Qui donc, surtout parmi les chrétiens, pourrait souhaiter de voir renaître les abus qui peu à peu avaient pénétré la société des deux derniers siècles, et qui l’ont conduite au naufrage où elle a péri[28] ? » Et un autre jour, à propos de la Révolution :

Ni l’ambition, ni le crime, ni l’emportement des passions, ni même la fausseté des doctrines ne suffisent à expliquer un mouvement qui a rempli tout un siècle, ébranlé toutes les nations de l’Europe ; qui, après cent ans écoulés, les tient encore en suspens, et qui s’est si puissamment emparé des générations nouvelles, que ceux-là même qui veulent lutter contre lui sont condamnés sans cesse à se dépouiller, comme d’une tunique de Nessus, des principes qu’ils en ont reçus, et qui ont pénétré leur sang. Non, il y a autre chose dans la Révolution. Si elle a pu naître, c’est qu’il y avait dans la vieille société une corruption qui appelait nécessairement une réforme profonde. Il faut le dire bien haut, c’est notre force, et ce doit être notre honneur de ne pas nous attarder dans les regrets stériles, mais de nous présenter au peuple qui nous entend du dehors, et que nous voulons entraîner, non comme les hommes de la décadence et du passé, mais comme les hommes du réveil et de l’avenir[29].


On ne saurait mieux dire ; et des déclarations de ce genre, que l’on pourrait multiplier, et qui représentent la vraie pensée d’Albert de M un, auraient dû désarmer des adversaires sincères ou perspicaces. Mais quoi ! il avait parlé de « contre-Révolution ! » « Contre-Révolution » devint le « tarte à la crème » de la majorité parlementaire. Le grand orateur catholique a été la victime d’un vocable trop flamboyant.

Pareillement, et il ne s’en cachait pas, il était royaliste. Mais il avait, nous l’avons vu, commencé par l’être avec quelque tiédeur, et il ne devait pas l’être toujours. Quand, en 1892, dans son encyclique du 20 février aux catholiques français, Léon XIII leur prescrivit en termes pressans d’accepter le gouvernement établi, Albert de Mun s’empressa de déférer à ce sage conseil ; il sacrifia résolument ses opinions, ses préférences personnelles : il le fit avec beaucoup de dignité et de délicatesse, sachant bien « tout ce que portent avec eux de difficultés et de peines les temps de transition, » mais il le fit « sans arrière-pensée[30]. » Comme l’on pouvait s’y attendre, les républicains ne lui surent pas le moindre gré d’un « ralliement, » que lui reprochèrent les royalistes. Les hommes sont ainsi faits : ils n’admettent pas que l’on change, s’ils ont intérêt à vous accabler sous le poids d’idées que vous ne partagez plus ! Et pourtant, même à l’époque où les convictions monarchiques d’Albert de Mun demeuraient entières, il n’était pas malaisé de voir qu’elles n’étaient pas inébranlables, qu’elles n’avaient point toute la solidité de ses convictions religieuses et de ses convictions sociales. En 1881, dans un discours royaliste, il disait déjà : « Je sais très bien, et tous les catholiques savent avec moi que, si la soumission à la loi divine est la condition essentielle qui s’impose à tous les gouvernemens humains, Jésus-Christ n’a pas cependant dicté aux nations chrétiennes la forme de leur constitution politique, et que c’est là une question libre au-dessus de laquelle l’Église demeure immuable dans sa constitution divine[31]. » Et plus tard, en 1883, à propos des discussions relatives aux princes des anciennes familles régnantes : « Ah ! si vous aviez fait, s’écriait-il, une République assez large, assez grande pour que tout le monde y pût trouver une place, pour que tous les intérêts y fussent sauvegardés, tous les droits garantis ; si vous aviez travaillé sans relâche à faire de bonnes lois, à adopter de grandes mesures pour améliorer le sort des enfans du peuple ; si vous aviez offert le spectacle d’un parti fort, bien uni, gouvernant avec suite et capable d’autorité, vous auriez pu peut-être, je ne dis pas ébranler nos convictions, ni décourager nos espérances, mais rendre nos efforts plus stériles… » Et quelques années plus tard, en 1886, dans des circonstances analogues, il faisait un pas de plus : « Oui, c’était là, déclarait-il, une ambition qui pouvait vous tenter. Les circonstances vous avaient admirablement servis ; vous pouviez rêver de donner à ce pays tant de prospérité à l’intérieur et tant de prestige à l’extérieur, que le patriotisme séduit se courbât devant votre œuvre : alors, les partis étaient vaincus, ils n’avaient plus de raison d’être, et la défaite des opinions eût trouvé sa consolation dans la grandeur de la patrie[32]. »

Il n’est pas nécessaire de presser beaucoup ces paroles pour y deviner à la fois un regret et un rêve, — le rêve généreux d’une France plus unie, d’un régime plus libéral et plus hospitalier. Au fond, Albert de Mun était fait pour cette République large, accueillante et respectueuse du passé dont il n’a cessé, une fois « rallié, » de souhaiter et de préparer l’avènement ; il l’eût honorée par son talent, par son éloquence, par son ardeur d’action positive ; il lui eût rendu les plus signalés services ; il n’aurait pas eu ce rôle un peu ingrat, et tout négatif, et dont il a certainement souffert, d’être le plus brillant orateur de l’opposition parlementaire.

Il s’en faut d’ailleurs que ce rôle ait été aussi stérile qu’il a dû le croire quelquefois, aux heures de découragement que, comme tout le monde, il a pu connaître. Il a rarement agi, il est vrai, sur l’esprit, — ou tout au moins sur les votes, — de ses collègues de la majorité. Mais la Chambre n’est pas toute la France, et ses protestations, ses appels à l’équité, à la tolérance, ont eu, comme toutes les paroles sincères, le retentissement lointain qu’elles méritaient. Si ses contemporains sont trop souvent restés sourds à sa voix, il s’est fait entendre, par la presse et par le livre, des jeunes générations qui, impatientes du joug que d’étroits préjugés faisaient peser sur elles, aspiraient à voir régner dans la vie publique cet esprit nouveau dont on leur avait tant parlé, et auquel on obéissait si peu. Les jeunes gens de la guerre lui doivent une partie de leurs dispositions morales. Il n’a pas eu la plus mauvaise part.


III

Il y a pourtant toute une partie de son œuvre dont il put, de son vivant même, non seulement entrevoir, mais recueillir les résultats positifs : c’est celle qui relève de son activité sociale. Dans cet ordre d’idées, son peu de goût pour la Révolution l’a fort bien servi. Il faut bien le reconnaître en effet. Si, même en matière sociale, l’action révolutionnaire est loin d’être tout entière mauvaise et non avenue, la Révolution a eu cependant le très grand tort, sous prétexte d’ « affranchir » « l’homme et le citoyen, » de le laisser sans défense tantôt contre ses propres instincts, et tantôt contre les instincts d’autrui. La liberté est un bien beau mot, — en théorie ; mais si, en fait, elle est tout simplement la liberté de mourir de faim ou la liberté d’imposer un salaire de famine, est-elle vraiment chose si respectable ? Or c’est bien en ces termes que la question se pose : toute l’histoire économique du XIXe siècle est là pour en témoigner. Libérer l’individu de toute contrainte sociale, c’est donner imprudemment une prime à l’égoïsme, c’est supprimer ce qui est un frein pour la force, une protection pour la faiblesse ; c’est encourager l’une à la dureté et l’autre à la révolte. Et cela, d’autant plus infailliblement qu’en faisant la guerre au christianisme, on a ruiné, ou tout au moins affaibli dans les âmes la seule puissance peut-être qui fût capable de les adoucir.

Voilà ce que de très bonne heure, à la lumière de sa foi religieuse et des enseignemens de la Commune, Albert de Mun a vu admirablement. A une époque où l’on ne se préoccupait guère, surtout dans les milieux politiques, de la question sociale, déjà posée partout, il en a compris toute l’urgente gravité. Et pour la résoudre dans un esprit de stricte justice et de haute charité, il a conçu et préconisé deux moyens essentiels : l’association catholique et la législation sociale.

Convaincu « qu’il ne saurait exister de paix sociale réelle en dehors du christianisme[33], » il a vu dans les cercles catholiques d’ouvriers, qui ont été, disait-il un jour, « la grande affaire de sa vie[34], » la meilleure manière de préparer cette paix sociale, objet de ses lointains efforts. Dans une page qu’il écrivait en 1876, au moment où il allait entrer à la Chambre, il formulait ainsi le programme et l’esprit de l’œuvre :


Opposer à la Déclaration des Droits de l’homme, qui a servi de base à la Révolution, la proclamation des Droits de Dieu qui doit être le fondement de la Contre-Révolution, et dont l’ignorance ou l’oubli est la véritable cause du mal qui conduit la société moderne à sa ruine ; rechercher, dans une obéissance absolue aux principes de l’Église catholique et de l’infaillible enseignement du Souverain Pontife, toutes les conséquences qui découlent naturellement, dans l’ordre social, du plein exercice de ce droit de Dieu sur les sociétés ; propager par un public et infatigable apostolat la doctrine ainsi établie ; former des hommes déterminés à l’adopter comme règle de leur vie publique aussi bien que de leur vie privée, et à en montrer l’application dans l’Œuvre elle-même par le dévouement de la classe dirigeante à la classe populaire ; travailler sans relâche à faire pénétrer dans les mœurs ces principes et ces doctrines, et à créer une force organisée capable de les faire triompher, afin qu’ils puissent trouver leur expression dans les lois et dans les institutions de la nation : tels doivent être l’esprit et le but de notre Association, pour qu’elle réponde au programme qu’elle s’est elle-même tracé dès son origine, quand elle a, par l’Appel aux hommes de bonne volonté, du 25 décembre 1871, hautement déclaré la guerre à la Révolution[35].


En relisant cette déclaration trente-deux ans plus tard, Albert de Mun pouvait se rendre ce témoignage qu’elle « exprimait l’effort de toute sa vie » et qu’il « y était demeuré fidèle depuis trente-sept ans. »

La fondation des cercles catholiques d’ouvriers répondait à une double intention : une intention religieuse et morale, et une intention sociale.

En groupant des ouvriers chrétiens, en les mêlant à des représentans d’autres classes, on se proposait d’abord de les arracher aux dangers de la rue et du cabaret, de leur fournir des compagnies agréables et des distractions saines, et, en même temps, de leur permettre d’acquérir une culture religieuse plus variée et plus profonde ; on rêvait en un mot d’en faire des chrétiens énergiques et instruits.

D’autre part, on souhaitait que ces mêmes ouvriers fussent amenés à débattre entre eux, — et avec leurs patrons, — leurs intérêts professionnels, à rédiger en quelque sorte d’un commun accord le code de leurs droits et de leurs devoirs respectifs. Et comme, en ces matières qui soulèvent inévitablement les plus hautes et les plus délicates questions morales, certains principes généraux sont nécessaires, on estimait que de la théologie catholique exactement connue et scrupuleusement méditée, il se dégage un corps de doctrine qui peut aider à résoudre les divers problèmes posés par le régime actuel du travail. Ce corps de doctrine, il s’agissait de l’élaborer, puis de le divulguer, et enfin de le faire passer dans la pratique. Une revue mensuelle, l’Association catholique, fondée en 1876, eut pour objet de rassembler et, au besoin, de provoquer les recherches individuelles, les études générales et particulières. De multiples conférences, des congrès, des réunions internationales, — à Fribourg d’abord, en attendant les Semaines sociales, — favorisaient les échanges de vues et la propagande doctrinale. Peu à peu, un ensemble de théories se constituait ; dans les milieux catholiques actifs et intelligens un nouvel état d’esprit se répandait ; et même les milieux populaires qui n’étaient point spécialement chrétiens commençaient à soupçonner que l’Eglise n’était pas la grande force de « réaction » qu’on leur avait si souvent représentée.

Tout ce mouvement de pensée et d’action dont Albert de Mun n’était assurément pas l’unique, mais dont il restait le principal et le plus éloquent ouvrier, devait aboutir, grâce à l’initiative hardie d’un grand et généreux Pape, à un acte officiel dont on ne saurait s’exagérer l’importance historique, à cette Encyclique Rerum novarum qui a été, au moment de sa publication, et qui demeure, après un quart de siècle écoulé, la charte du « catholicisme social[36]. » Si l’on veut connaître l’esprit et les tendances, et les articles essentiels du programme dont Albert de Mun s’est fait l’infatigable apôtre, c’est à ce document révélateur qu’il faut avant tout recourir.

« Les hommes des classes inférieures, déclarait l’Encyclique, sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritée. » Cette situation est la conséquence de l’individualisme révolutionnaire : « le dernier siècle a détruit, sans-rien leur substituer, les anciennes corporations, qui étaient pour eux une protection. » La justice sociale exige donc que cet état de choses soit modifié, qu’un remède soit apporté aux maux déchaînés par la concurrence sans contrôle et sans frein, et qu’à cette poussière d’individus dont se composent les sociétés modernes on substitue des organismes sociaux normalement constitués et sagement équilibrés. Il n’est pas juste, — et donc il n’est pas chrétien, — que la grande majorité des travailleurs ait à peine de quoi vivre, tandis qu’ « une fraction, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources. » Les travailleurs ont non seulement le droit, mais le devoir de fonder des associations professionnelles, qui seront non pas de simples [37] sociétés de secours mutuels, mais des organes de défense et de revendication. Comme l’a dit Albert de Mun dans son discours de Saint-Etienne, en 1892, il s’agit « de déterminer, dans chaque profession industrielle ou*agricole, le taux du juste salaire, de garantir des indemnités aux victimes d’accidens, de maladies ou de chômages, de créer une caisse de retraite pour la vieillesse, de prévenir les conflits par l’établissement des conseils permanens d’arbitrage, d’organiser corporativement l’assistance contre la misère, enfin de constituer entre les mains des travailleurs une certaine propriété collective à côté de la propriété individuelle, et sans lui porter atteinte. »

Comme l’on pouvait s’y attendre, les adversaires politiques d’Albert de Mun crièrent au socialisme. « Eh non ! disait Léon XIII, ce n’est pas du socialisme, c’est du christianisme. » Il se souvenait du temps où, simple évêque de Pérouse, il dénonçait déjà avec vigueur, au nom de l’idéal chrétien, les « inhumanités » du régime économique issu de cette Révolution, dont Emile Montégut, ici même, dans un article célèbre, proclamait « la banqueroute, » et que Renan, de son côté, qualifiait d’ « expérience avortée. » « Elle ne laisse debout, écrivait ce dernier, qu’un géant, l’Etat, et des milliers de nains… Elle crée une nation où la richesse seule a du prix… Son code de lois semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire. » Un tel accord d’esprits si différens suffirait à prouver qu’en matière sociale tout au moins, l’œuvre révolutionnaire est extrêmement discutable, et qu’il y a lieu de la rectifier.

Pour cela, il ne pouvait suffire de répandre les études et les idées de réforme sociale, de multiplier même les cercles ou associations. Une action de ce genre était certes excellente, mais elle risquait d’être éternellement platonique, ou tout au moins de ne produire tous ses résultats qu’à trop longue échéance. L’antique adage : Quid leges sine moribus ? peut se retourner, et dans l’ordre économique ou social, la contre-partie n’en est pas moins juste ; Quid mores sine legibus ? Qu’est-ce qu’une association à laquelle la loi ne reconnaît pas certains privilèges ? Et même, — car c’est ainsi que la question parfois se pose, — qu’est-ce qu’une association dont la loi n’admet pas l’existence ? S’il est bon de réformer les mœurs et les idées, c’est la législation surtout qu’il faut pratiquement atteindre. Par la logique même de son apostolat, Albert de Mun devait entrer au Palais-Bourbon.

L’œuvre proprement sociale à laquelle il y travailla pendant près de quarante ans, si elle a parfois encore été compromise par les préjugés politiques qu’il rencontrait autour de lui, et qu’il ne ménageait pas toujours, n’en reste pas moins considérable et originale. On peut dire que, dans l’ensemble des bonnes lois sociales de la troisième République, il a eu une large part de collaboration et d’initiative. Même quand on n’acceptait pas sur-le-champ ses idées ou ses propositions, elles faisaient leur chemin dans les esprits et provoquaient, à la longue, d’excellentes mesures[38]. Par la générosité et la hardiesse de son attitude, il piquait au jeu ceux qui se seraient volontiers laissé enlizer dans les ornières d’une politique de partisans, mais qui, d’autre part, eussent été honteux de se laisser « dépasser » par un collègue « conservateur. » Et s’il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait, tout ce qu’il avait raison de souhaiter, il n’est pas niable que, sans lui, d’heureuses « réalisations » sociales ne se fussent point opérées.

Car il ne s’est point contenté, à mesure que l’ordre du jour de la Chambre ou les événemens extérieurs posaient diverses questions qui lui tenaient au cœur, de prononcer des discours, de formuler les solutions qui lui paraissaient les plus équitables ; il provoquait des discussions et des recherches, déposait des projets de loi, prenait des initiatives. Dès 1884, par exemple, dans une interpellation sur la politique économique du gouvernement, il portait le premier à la tribune l’idée d’une législation internationale du travail ; il rappelait à ce sujet les inutiles ouvertures faites par la Suisse en 1881 ; et il s’écriait : « Je voudrais que la France se donnât la gloire de les reprendre, il y a là une mission capable de tenter, d’enflammer son cœur et son génie. Elle a porté, dans l’histoire des siècles, un renom de générosité et de chevalerie dont le souvenir est cher à tous ses enfans, quelle que soit la manière dont ils envisagent son passé. Depuis ses origines, son nom s’est lié avec celui des petits et des faibles… Messieurs, les circonstances ont changé, mais la cause est restée la même ; il y a toujours des petits et des faibles. Je supplie la patrie française de rester fidèle à ses traditions[39]… » Ce noble langage ne fut pas écouté. Or, qu’arriva-t-il ? Au commencement de 1889, le gouvernement suisse invita tous les gouvernemens européens à prendre part à une conférence qui aurait pour objet d’arrêter les bases d’une législation internationale du travail dans les fabriques. La France accepta cette fois de s’y faire représenter. Mais Guillaume II confisqua la proposition du gouvernement fédéral, et la conférence eut lieu non pas à Berne, mais à Berlin. Si l’on avait suivi l’inspiration d’Albert de Mun, la conférence aurait eu lieu à Paris ; elle eût, vraisemblablement, abouti à des résultats pratiques ; et la France et la Suisse n’auraient pas, une fois de plus, travaillé pour le roi de Prusse[40].

Et ce n’est pas la seule idée sage et féconde qu’Albert de Mun ait lancée et dont il ait poursuivi l’exécution. Dès l’ouverture de la session de 1889, il déposait une série de propositions de lois relatives à la réglementation du travail industriel, à la protection de la petite propriété rurale par la constitution facultative d’un petit domaine insaisissable, et à diverses autres questions économiques et sociales. De plus, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, il intervenait activement dans toutes les discussions législatives concernant la situation des travailleurs. Il appuyait, quels qu’en fussent les auteurs, les projets de loi qui lui paraissaient réaliser fût-ce le plus mince progrès social ; par ses observations, par ses amendemens, il s’efforçait d’améliorer ou de corriger des lois imparfaites ; et il n’y réussissait pas toujours ; mais quelquefois pourtant, il parvenait à faire adopter son avis. Lois sur les syndicats professionnels, sur la responsabilité des accidens dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, sur l’organisation des caisses de secours et de retraite des ouvriers mineurs, sur le travail des enfans, des filles mineures et des femmes dans les établissemens industriels, discussions sur le minimum de salaire, sur l’arbitrage entre patrons et ouvriers, que sais-je encore ! Il n’est aucune de ces lois, aucune de ces discussions qui n’ait provoqué des interventions, des discours, de suggestives observations d’Albert de Mun. Pour mieux servir la cause à laquelle il s’était voué, il s’était peu à peu transformé en statisticien, en sociologue, en économiste ; il avait peu à peu, dans ces difficiles problèmes, acquis une expérience, une compétence, une autorité, auxquelles ses adversaires politiques eux-mêmes rendaient hommage. Quand, vers la fin de sa vie, il jetait un regard en arrière, il aurait pu se vanter d’avoir mis la main à toutes les réformes, à toutes les mesures législatives qui, depuis quarante ans, ont progressivement amélioré la condition des travailleurs français.

Sa foi et son patriotisme étaient également intéressés a cette œuvre d’apostolat social. Aller au peuple, prendre en main ses intérêts matériels et moraux tout ensemble, soulager et comprendre ses misères, satisfaire sa soif de justice, c’était là pour lui presque le devoir chrétien par excellence ; il ne concevait pas le christianisme sans ses applications pratiques, et peu d’hommes ont plus profondément médité et pris plus constamment pour devise le Misereor super turbam. Et, d’autre part, il souhaitait passionnément que son pays donnât au monde le grand exemple de la pacification sociale : il voulait une France plus unie, parce qu’il voulait une France plus forte, plus respectée et plus chrétienne. Un jour, à la Chambre, dans une de ces trop rares séances où, à propos d’une loi sur le travail des enfans et des femmes, il eut la joie émue de se trouver d’accord avec des radicaux et des socialistes, il laissa là-dessus échapper toute sa pensée[41] :


Pour moi, disait-il, je n’apporte dans ces débats ni la science d’un économiste, ni l’expérience d’un homme du métier : je n’y entre, vous me permettrez de le dire, — votre bienveillance m’a habitué à penser tout haut devant vous, — je n’y entre que pour accomplir ce que je regarde comme mon devoir de chrétien… J’y entre parce que j’entends au fond de mon âme comme un appel incessant, comme une voix pressante, qui m’oblige à tourner vers les déshérités de la vie toutes les leçons, tous les principes, toutes les espérances de ma foi.

Souvent, bien souvent, j’ai pensé, — oh ! je sais bien que vous allez sourire, — j’ai pensé qu’au fond des revendications de la foule et dans ce rêve de justice qui hante, comme la poursuite d’un idéal, l’esprit des travailleurs, il y avait une inconsciente aspiration vers le christianisme oublié. (Mouvemens divers.)

Et, chrétien, je salue comme des jours heureux ceux où de tels sentimens nous rapprochent, parce qu’ils préparent, dans ma conviction, le seul terrain où nos discordes puissent s’apaiser. Ils sont rares, messieurs, ils sont trop rares les jours où nous pouvons un moment oublier nos luttes politiques, pour unir dans une même pensée nos cœurs et nos votes. Quand il s’agit de la patrie, quand le nom de la France est en jeu avec son honneur et sa dignité, personne n’hésite alors ; et chacun sort d’ici fortifié par le sentiment du devoir accompli, par la satisfaction d’un patriotisme supérieur à tous les partis. (Vifs applaudissemens.)

Messieurs, c’est quelque chose de semblable qu’une grande loi sociale ; c’est aussi la patrie qui est en cause, c’est quelque chose où s’agitent la vie, la sécurité de ses enfans, l’honneur, le nom, les destinées, la grandeur de leurs foyers, la dignité de leurs familles.

Je vous conjure, messieurs, de vous unir sur ce terrain, en face du peuple qui vous attend et vous écoute.


Je me garderai bien de commenter cette superbe page, d’une si simple et si émouvante éloquence. Elle peint l’homme et elle éclaire son œuvre. Deux années auparavant, à Liège, au congrès des œuvres sociales, après un vibrant discours qu’avait prononcé Albert de Mun, dans l’émotion générale, un auditeur enthousiasmé se leva pour remercier et féliciter l’orateur : « Il est, s’écriait-il, le cœur noble qui sait se dévouer, il est le chevalier et, je le répète, le Pierre l’Ermite des temps modernes. » Il nous plaît aujourd’hui, plus que jamais, de rappeler ce mot d’un évêque de diocèse allemand sur ce grand Français.


VICTOR GIRAUD.

  1. M. le comte de Mun : origine, antiquité de sa famille, par l’abbé Cazauran, Paris, Palmé, 1876, in-8. — Cf. comte d’Haussonville, Réponse au Discours de réception d’Albert de Mun.
  2. Comte Albert de Mun, Discours, t. III, p. 464, 465 ; Paris, de Gigord.
  3. Un château en Seine-et-Marne en 1870, par le marquis de Mun. Paris, Dentu, 1875.
  4. La marquise de Mun, par Mme Augustus Craven, née La Ferronnays, 1 vol. in-8, Paris, Didier, 1817.
  5. La Guerre de 1914, p. 266 ; — Ma vocation sociale, p. 17.
  6. Ma vocation sociale, p. 55.
  7. Id., p. 39.
  8. Il en a pourtant esquissé quelques chapitres, au hasard des circonstances, dans les trois derniers volumes des Combats d’hier et d’aujourd’hui, et il semble (t. V, p. 200) qu’il ait commencé la rédaction de ses souvenirs d’Algérie.
  9. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. IV, p. 169 ; — Discours, t. I, p. 222.
  10. Discours, t. III, p. 470. — Cf. encore Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. II, p. 241-267.
  11. La Guerre de 1914, p. 162.
  12. Discours, t. III, p. 202.
  13. Ma vocation sociale, p. 52-54.
  14. La Guerre de 1914, p. 19.
  15. Ma vocation sociale, p. 6-7.
  16. Correspondant du 27 août 1871 (non recueilli en volume).
  17. L’Armée française à Metz, par le comte de la Tour du Pin-Chambly, de l’état-major du 4e corps, 1 vol. pet. in-16 ; Paris, Amyot.
  18. Correspondant du 25 août 1871 (non recueilli en volume).
  19. Ma vocation sociale, p. 56.
  20. Ma vocation sociale, p. 289 ; — Discours, tome I, Questions sociales. p. 11.
  21. Dans un fort beau et très équitable portrait qu’il a tracé de Gambetta (Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. IV, p. 188), Albert de Mun a rappelé avec un bien savoureux mélange de fierté, d’esprit, et presque de gratitude, ce lointain souvenir : « Gambetta avait, disait-il, le charme de l’accueil et le secret des mots encourageans. J’en ai fait l’expérience : il ordonna mon invalidation avec des paroles d’une grâce infinie. »
  22. Discours, t. Il, p. 186-187.
  23. Id., ibid., p. 143-144.
  24. Discours, t. III, p. 463. Voici comment-un témoin oculaire, M. Henri Welschinger, nous dépeint l’effet produit sur la Chambre par cette superbe page : « Il dit cela, la dextre haute, l’œil humide, la voix hachée de sanglots, avec un tel geste, un tel accent, une telle flamme, comme s’il chargeait encore l’ennemi à la tête de ses cavaliers, que l’Assemblée tout entière, — je l’ai vu, — de l’extrême droite à l’extrême gauche, entraînée, subjuguée, frémissante, se leva et se dressa somme un seul homme, et pendant cinq minutes, l’interrompit par des applaudissemens, des acclamations et des bravos répétés. » Et le même écrivain nous trace d’Albert de Mun orateur le portrait suivant : « A peine monté à la tribune, il apparaissait fait pour commander, pour dominer. Sa tête fine et franche, son front mâle, ses yeux ardens, sa bouche arquée, son menton impérieux, son geste noble et franc, sa taille haute et fière, son accent précis, clair, martelé, sonore, tout chez lui impressionnait, charmait, séduisait. » (Journal des Débats, du 10 octobre 1916).
  25. Pour la Patrie, p. 189.
  26. Ma vocation sociale, p. 257. Voyez toute la page où Albert de Mua nous donne quelques brèves indications sur sa méthode oratoire.
  27. Ma vocation sociale, p. 202 211.
  28. Discours, t. II, p. 288, 289.
  29. Discours, tome 1, p. 498-499.
  30. Discours et écrits divers, t. V, p. 181.
  31. Discours, t. II, p. 400-401.
  32. Discours, t. III, p. 24 et 418. — En 1913, à propos de l’élection de M. Poincaré à la présidence de la République, Albert de Mun reprenait ces nobles paroles et les adressait au nouveau Président (L’Heure décisive, p. 123, 124). — Cf. encore, Discours, tome I, p. 525-527, le très beau développement sur ce qu’aurait pu être 1789.
  33. Discours, t. IV, p. 53.
  34. Discours, t. II, p. 284.
  35. Ma vocation sociale, p. 285.
  36. Voyez sur tout ceci le beau livre de Léon Grégoire (M. Georges Goyau) sur le Pape, les Catholiques et la Question sociale, Perrin, 3e édition, 1899. — Cf. dans les Discours d’Albert de Mun, t. I, p. 592-593, la superbe page, si vivante et si émue, où le grand orateur évoque le souvenir de Léon XIII recevant au Vatican, dans la salle ducale, une députation des ouvriers de France, et les assurant de la protection de l’Église : « Le Pape parut, entouré de sa cour, dans sa soutane blanche, un peu voûté, mais se redressant bientôt avec majesté, pâle, presque diaphane, frappant comme une apparition ; il se fit un silence profond, et l’instant d’après troublé seulement par le bruit de ma propre voix, lisant avec l’émotion que vous devinez l’adresse où nous présentions au Pape la députation des travailleurs de France, pour lui demander de prendre en main leur cause et la défense de leurs intérêts ; puis Léon XIII se leva, et, debout sur les degrés du trône, le regard brillant, la physionomie comme inspirée, le bras dessinant, avec une étonnante énergie, des gestes superbement expressifs, il prononça en français, avec un peu d’accent, mais d’un ton parfaitement distinct, ce discours que vous avez publié, où, revendiquant pour l’Église catholique le titre glorieux de protectrice des ouvriers, il définissait avec une incomparable hauteur le rôle et le devoir des gouvernemens, des maîtres et des ouvriers dans le grand débat qui agite le monde du travail. »
  37. Discours, tome V, p. 270-271.
  38. Voyez Discours, t. VII (p. 354-355, 370), la page où Albert de Mun revendique justement pour ses amis et pour lui, l’honneur d’avoir « préparé et conçu » toutes les parties viables et utiles de l’œuvre sociale de M. Millerand. Et cf. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. II, p. 281-282.
  39. Discours, t. III, p. 123-124.
  40. Vous verrez que l’Empereur allemand saura bien invoquer ce « précédent, » quand, pour sauver sa dynastie condamnée par le président Wilson, il feindra de vouloir « démocratiser » son Empire. Ne vient-il pas, dans la réponse de son chancelier, M. Michaelis, à la note pontificale, arguer de ses platoniques déclarations pacifiques d’autrefois, pour essayer d’établir qu’il n’a pas voulu la guerre actuelle ?
  41. Discours, tome IV, p. 80-81.