Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/Conclusion

Félix Alcan (p. 244-252).




CONCLUSION




Il ne sera pas inutile, en concluant, de résumer les principales idées que nous avons développées dans ce travail.

Notre but était de chercher ce que serait une morale sans aucune obligation absolue et sans aucune sanction absolue ; jusqu’où, dans cette voie, la science positive peut-être aller, et où commence le domaine des spéculations métaphysiques ?

Écartant par méthode toute loi antérieure et supérieure aux faits, conséquemment a priori’ et catégorique, nous avons dû partir des faits mêmes pour en tirer une loi, de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité. Or, le fait essentiel et constitutif de notre nature, c’est que nous sommes des êtres vivants, sentants et pensants ; c’est à la vie, sous sa forme à la fois physique et morale, que nous avons dû demander le principe de la conduite.

Il est indispensable que ce principe offre un double caractère, car la vie elle-même se dédouble pour ainsi dire chez l’homme en vie inconsciente et vie consciente. La plupart des moralistes ne voient guère que le domaine de la conscience ; c’est cependant l’inconscient ou le subconscient qui est le vrai fond de l’activité. La conscience, il est vrai, peut réagir à la longue et détruire graduellement, par la clarté de l’analyse, ce que la synthèse obscure de l’hérédité avait accumulé chez les individus ou les peuples. La conscience a une force dissolvante avec laquelle l’école utilitaire et même l’école évolutionniste n’ont pas assez compté. De là la nécessité de rétablir l’harmonie entre la réflexion de la conscience et la spontanéité de l’instinct inconscient : il faut trouver un principe d’action qui soit commun aux deux sphères et qui, conséquemment, en prenant conscience de soi, arrive plutôt à se fortifier qu’à se détruire.

Ce principe, nous croyons l’avoir trouvé dans la vie la plus intensive et la plus extensive possible, sous le rapport physique et mental. La vie, en prenant conscience de soi, de son intensité et de son extension, ne tend pas à se détruire : elle ne fait qu’accroître sa force propre.

Pourtant, il y a aussi, dans le domaine de la vie, des antinomies qui se produisent par la mise en lutte des individualités, par la compétition de tous les êtres pour le bonheur et, parfois, pour l’existence. Dans la nature l’antinomie du struggle for life n’est nulle part résolue : le rêve du moraliste est de la résoudre ou, tout au moins, de la réduire le plus possible. Pour cela, le moraliste est tenté d’invoquer une loi supérieure à la vie même, une loi intelligible, éternelle, supra-naturelle. Cette loi, nous avons renoncé à l’invoquer, au moins comme loi : nous avons replacé le monde intelligible dans le monde des hypothèses, et ce n’est pas d’une hypothèse que peut descendre une loi. De nouveau nous sommes donc obligés d’en appeler à la vie pour régler la vie. Mais alors, c’est une vie plus complète et plus large qui peut régler une vie moins complète et moins large. Telle est en effet la seule règle possible pour une morale exclusivement scientifique.

Le caractère de la vie qui nous a permis d’unir en une certaine mesure, l’égoïsme et l’altruisme, — union qui est la pierre philosophale des moralistes, — c’est ce que nous avons appelé la fécondité morale. Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n’est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie. L’école utilitaire a été forcée de s’arrêter, plus ou moins hésitante, devant cette antithèse perpétuelle du moi et du toi, du mien et du tien, de l’intérêtpersonnel et de notre intérêt général ; mais la nature vivaute ne s’arrête pas à cette division tranchée et logiquement inflexible : la vie individuelle est expansive pour autrui parce qu’elle est féconde, et elle est féconde par cela même qu’elle est la vie. Aupointde vue physique, nous l’avons vu, c’est un besoin individuel que d’engendrer un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de nous-même. La vie, comme le feu, ne se conserve qu’en se communiquant. Et cela est vrai de l’intelligence non moins que du corps ; il est aussi impossible de renfermer l’intelligence en soi que la flamme : elle est faite pour rayonner. Même force d’expansion dans la sensibilité : il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. C’est tout notre être qui est sociable : la vie ne connaît pas les classifications et les divisions absolues des logiciens et des métaphysiciens : elle ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Nous sommes ouverts de toutes parts, de toutes parts envahissants et envahis. Cela tient à la loi fondamentale que la biologie nous a fournie : La vie n’est pas seulement nutrition, elle est production et fécondité. Vivre, c’est dépenser aussi bien qu’acquérir.

Après avoir posé cette loi générale de la vie physique et psychique, nous avons recherché comment on peut en faire sortir une sorte d’équivalent de l’obligation. Qu’est-ce, en somme, que l’obligation, pour qui n’admet pas d’impératif absolu ni de loi transcendante ? — Une certaine forme d’impulsion. En fait, analysez « l’obligation morale, » le « devoir, » la « loi morale » : ce qui leur donne le caractère actif, c’est l’impulsion qui en est inséparable, c’est la force demandant à s’exercer. Eh bien, c’est cette force impulsive qui nous a paru le premier équivalent naturel du devoir supra-naturel. Les utilitaires sont trop absorbés encore par des considération ? de finalité : ils sont tout entiers au but, qui est pour eux l’utilité, réductible elle-même au plaisir. Ils sont hédonistes, c’est-à-dire qu’ils font des plaisirs, sous une forme égoïste ou sympathique, le grand ressort de la vie mentale. Nous, au contraire, nous nous plaçons au point de vue de la causalité efficiente et non de la finalité ; nous constatons en nous une cause qui agit même avant l’attrait du plaisir comme but : cette cause, c’est la vie tendant par sa nature même à s’accroître et à se répandre, trouvant ainsi le plaisir comme conséquence, mais ne le prenant pas nécessairement pour fin. L’être vivant n’est pas purement et simplement un calculateur à la Bentham, un financier faisant sur son grand livre la balance des profits et des pertes : vivre, ce n’est pas calculer, c’est agir. Il y a dans l’être vivant une accumulation de force, une réserve d’activité qui se dépense non pour le plaisir de se dépenser, mais parce qu’il faut qu’elle se dépense : une cause ne peut pas ne pas produire ses effets, même sans considération de fin.

Nous sommes ainsi arrivé à notre formule fondamentale : le devoir n’est qu’une expression détachée du pouvoir qui tend à passer nécessairement à l’acte. Nous ne désignons par devoir que le pouvoir dépassant la réalité, devenant par rapport à elle un idéal, devenant ce qu’il doit être, parce qu’il est ce qui peut être, parce qu’il est le germe de l’avenir débordant déjà le présent. Point de principe surnaturel dans notre morale ; c’est de la vie même et de la force inhérente à la vie que tout dérive : la vie se fait sa loi elle-même par son aspiration à se développer sans cesse ; elle se fait son obligation à agir par sa puissance d’agir.

Nous l’avons montré, au lieu de dire : je dois, donc je puis, il est plus vrai de dire : Je puis, donc je dois. De là l’existence d’un certain devoir impersonnel créé par le pouvoir même d’agir. Tel est le premier équivalent naturel du devoir mystique et transcendant.

Le second équivalent, nous l’avons trouvé dans la théorie des idées-forces soutenue par un philosophe contemporain : l’idée même de l’action supérieure, comme celle de toute action, est une force tendant à la réaliser. L’idée est même déjà la réalisation commencée de l’action supérieure ; l’obligation n’est, à ce point de vue, que le sentiment de la profonde identité qui existe entre la pensée et l’action ; c’est par cela même le sentiment de l’unité de l’être, de l’unité de la vie. Celui qui ne conforme pas son action à sa plus haute pensée est en lutte avec lui-même, divisé intérieurement. Sur ce point encore l’hédonisme est dépassé ; il ne s’agit pas de calculer des plaisirs, de faire de la comptabilité et de la finalité : il s’agit d’être et de vivre, de se sentir être, de se sentir vivre, d’agir comme on est et comme on vit, de ne pas être une sorte de mensonge en action, mais une vérité en action.

Un troisième équivalent du devoir est emprunté à la sensibilité, non plus, comme les précédents, à l’intelligence et à l’activité. C’est la fusion croissante des sensibilités et le caractère toujours plus sociable des plaisirs élevés, d’où résulte une sorte de devoir ou de nécessité supérieure qui nous pousse encore naturellement et rationnellement vers autrui. En vertu de l’évolution, nos plaisirs s’élargissent et deviennent de plus en plus impersonnels ; nous ne pouvons jouir dans notre moi comme dans une île fermée : notre milieu, auquel nous nous adaptons mieux chaque jour, c’est la société humaine, et nous ne pouvons pas plus être heureux en dehors de ce milieu que respirer hors de l’air. Le bonheur purement égoïste de certains épicuriens est une chimère, une abstraction, une impossibilité : les vrais plaisirs humains sont tous plus ou moins sociaux. L’égoïsme pur, avons-nous dit, au lieu d’être une réelle affirmation de soi, est une mutilation de soi.

Ainsi, en notre activité, en notre intelligence, en notre sensibilité, il y a une pression qui s’exerce dans le sens altruiste, il y a une force d’expansion aussi puissante que celle qui agit dans les astres : et c’est cette force d’expansion devenue consciente de son pouvoir qui se donne à elle-même le nom de devoir.

Voilà le trésor de spontanéité naturelle qui est la vie, et qui crée en même temps la richesse morale. Mais, nous l’avons vu, la réflexion peut se trouver en antithèse avec la spontanéité naturelle, elle peut travailler à restreindre tout ensemble le pouvoir et le devoir de sociabilité, lorsque la force d’expansion vers autrui se trouve par hasard en opposition avec la force de gravitation sur soi. La lutte pour la vie a beau être diminuée par le progrès de l’évolution, elle reparaît dans certaines circonstances, qui sont encore fréquentes de nos jours. Sans loi impérative, comment entraîner alors l’individu à un désintéressement définitif, parfois au sacrifice de soi ?

Outre ces mobiles que nous avons précédemment examinés et qui agissent constamment dans les circonstances normales, nous en avons trouvé d’autres que nous avons appelés l’amour du risque physique et l’amour du risque moral. L’homme est un être ami de la spéculation, non seulement en théorie, mais en pratique. Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son action ne cessent pour cela. À la loi catégorique peut se substituer sans danger une pure hypothèse spéculative ; de même, à la foi dogmatique se substitue une pure espérance et à l’affirmation l’action. L’hypothèse spéculative est un risque de la pensée ; l’action conforme à cette hypothèse est un risque de la volonté ; l’être supérieur, c’est celui qui entreprend et risque le plus, soit par sa pensée, soit par ses actes. Cette supériorité vient de ce qu’il a un plus grand trésor de force intérieure, il a plus de pouvoir ; par cela même, il a un devoir supérieur.

Le sacrifice même de la vie peut être encore, dans certains cas, une expansion de la vie, devenue assez intense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre à terre. Il y a des heures, nous l’avons vu, où il est possible de dire à la fois : je vis, j’ai vécu. Si certaines agonies physiques et morales durent des années, et si l’on peut pour ainsi dire mourir à soi-même pendant toute une existence, l’inverse est aussi vrai, et l’on peut concentrer une vie dans un moment d’amour et de sacrifice.

Enfin, de même que la vie se fait son obligation d’agir par sa puissance même d’agir, elle se fait aussi sa sanction par son action même, car en agissant elle jouit de soi, en agissant moins elle jouit moins, en agissant davantage elle jouit davantage. Même en se donnant, la vie se retrouve, même en mourant elle a conscience de sa plénitude, qui reparaîtra ailleurs indestructible sous d’autres formes, puisque dans le monde rien ne se perd.

En somme, c’est la puissance de la vie et l’action qui peuvent seules résoudre, sinon entièrement, du moins en partie, les problèmes que se pose la pensée abstraite. Le sceptique, en morale comme en métaphysique, croit qu’il se trompe, lui et tous les autres, que l’humanité se trompera toujours, que le prétendu progrès est un piétinement sur place ; il a tort. Il ne voit pas que nos pères nous ont épargné les erreurs mêmes où ils sont tombés et que nous épargnerons les nôtres à nos descendants ; il ne voit pas qu’il y a d’ailleurs, dans toutes les erreurs, de la vérité, et que cette petite part de vérité va peu à peu s’accroissant et s’affermissant. D’un autre côté, celui qui a la foi dogmatique croit qu’il possède, à l’exception de tous les autres, la vérité entière, définie et impérative : il a tort. Il ne voit pas qu’il y a des erreurs mêlées à toute vérité, qu’il n’y a encore rien dans la pensée de l’homme d’assez parfait pour être définitif. Le premier croit que l’humanité n’avance pas, le second qu’elle est arrivée ; il y a un milieu entre ces deux hypothèses : il faut se dire que l’humanité est en marche et marcher soi-même. Le travail, comme on l’a dit, vaut la prière ; il vaut mieux que la prière, ou plutôt il est la vraie prière, la vraie providence humaine : agissons au lieu de prier. N’ayons espoir qu’en nous-mêmes et dans les autres hommes, comptons sur nous. L’espérance, comme la providence, voit parfois devant elle (providere). La différence entre la providence surnaturelle et l’espérance naturelle, c’est que l’une prétend modifier immédiatement la nature par des moyens surnaturels comme elle, l’autre ne modifie d’abord que nous-mêmes ; c’est une force qui ne nous est pas supérieure, mais intérieure : c’est nous qu’elle porte en avant. Reste à savoir si nous allons seuls, si le monde nous suit, si la pensée pourra jamais entraîner la nature ; — avançons toujours. Nous sommes comme sur le Léviathan dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes ; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu’elles se seront créé à elles-mêmes. Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt il n’y en a jamais eu, il est à faire : c’est une grande tâche, et c’est notre tâche.





FIN.