Esquisse biographique


Esquisse biographique

Notice, par Mme Édouard Claparède-Spir : "Le petite livre, Un précurseur : A. Spir – que j'avais cru devoir publier au lendemain de la guerre en 1920, accompagné d'un portrait et de la belle Préface de Georges Duhamel – ne se trouvant plus en librairie, il n'est guère possible de se procurer les détails biographiques sur le philosophe Spir. C'est pourquoi il m'a paru nécessaire de joindre aux Pensées de mon père reproduites ici, et publiées pour commémorer l'année du Centenaire de sa naissance, cette brève esquisse biographique. Ainsi, se trouvera évoqué non seulement son œuvre, mais aussi sa personnalité, dont le rayonnement sera, sans doute, de quelque réconfort pour ceux qui cherchent encore un idéal, par delà les tristes réalités de l'heure présente". H. C.-S.


C'est au milieu des steppes de l'Ukraine, dans un vaste domaine situé à une dizaine de verstes de la ville d'Elizabethgrad, que naquit African Spir, le 15 novembre 1837. Son père, le Dr Alexandre Spir – qui passait pour quelque peu original et s'était plu à octroyer à ses enfants des prénoms tirés d'un vieux calendrier grec (1) – avait alors environ 65 ans, et sa mère 45. Entré de bonne heure au service de l'État - puisqu'il fut nommé professeur de physique à la Faculté de Médecine de Moscou en 1791 – Alexandre Spir occupa, par la suite, de nombreux postes officiels importants, dont celui de médecin en chef du port de Kherson. Il s'était avec le temps acquis une grande renommée dans le pays, en raison des succès surprenants que lui valurent des méthodes nouvelles, dont il avait expérimenté les bienfaits au cours de sa longue carrière médicale. Or. Ces méthodes étaient diamétralement opposées à celles pratiquées alors par ses confrères, qui maintenaient leurs malades confinés dans des chambres sans air, leur administrant force drogues et saignées. Le Dr Spir, par contre – qui couchait lui-même presque toujours en plein air - prescrivait la cure d'air, l'hydrothérapie, le massage, l'exercice, etc., et se trouva être ainsi le précurseur de méthodes qui, plus tard, se sont, peu à peu, accréditées partout.

Désireux de propager les vérités qu'il lui avait été donné de découvrir, le Dr Spir les exposa dans un livre sensationnel : La Certitude en Médecine, que, grâce à l'appui de personnalité haut placées, la censure autorisa à publier à Saint-Pétersbourg, en 1835. Mais le malheur de ce livre fut ce qui en faisait la valeur même; des idées trop avancées, des principes contredisant les théories officielles. D'où cabale des médecins, qui, craignant tout d'un tel livre pour la pratique de leur art et pour leur réputation, se liguèrent contre lui, et parvinrent à le faire interdire. Ce fut un coup terrible pour le malheureux savant.

Un dernier espoir lui restait encore; pensant qu'en France il aurait des chances de rencontrer plus de compréhension, il entreprit de suite la traduction française de son livre, dont il adressa le manuscrit au Ministre de l'Instruction Publique, à Paris (2). Quelques temps après, il reçut une lettre fort aimable de Guizot, datée du 30 novembre 1836, l'assurant qu'il « ferait examiner comme il le mérite, son important travail ». Mais cette belle promesse n'eut, hélas, pas de suite. Peut-être Guizot craignait-il le courroux des praticiens de son pays. On n'a pas su depuis, ce qu'était devenu ce fameux manuscrit – ne serait-il pas, d'aventure, tombé, un jour, sous les yeux de quelque médecin avisé, qui aura expérimenté pour son compte ces méthodes nouvelles, et leur aura indirectement ouvert la voie ?

On comprend l'amertume du Dr Spir, réduit à l'impossibilité de se faire entendre. « Détruite à jamais a dit plus tard à ce sujet son fils, le philosophe, fut l'espérance de mon père de servir l'humanité. Il y a quelque chose de véritablement révoltant de voir étouffer une telle aspiration... »

La mère d'African Spir était fille du major Poulevich et petite-fille, par sa mère, du peintre grec Logino – venu en Russie sous le règne de Catherine II, auprès de laquelle il fut introduit par Potemkin. Elena Constantinova fut une femme d'élite, d'une rare bonté, très intelligente et belle. De se cinq enfants, les deux premiers moururent en bas âge; son fils aîné, Aristarque – poète et fabuliste de talent, dont un drame historique fut présenté à Moscou – mourut à l'âge de 44 ans, d'une maladie, d'estomac; et sa seule fille, Caritis, qui avait épousé le prince Philippe Jewachoff, fut enlevée accidentellement à la fleur de l'âge. Quand au dernier-né, African = qui était de vingt ans plus jeune qu'Aristarque, et bénéficia, comme cadet, d'une sollicitude maternelle particulière – il se fit très tôt remarquer pour son intelligence précoce et son regard réfléchi (3). On pouvait le voir à 5 ans lisant l'Évangile, assis aux pieds de sa mère. Son enfance fut la période la plus heureuse de sa vie : il s'épanouissait, libre au sein de la nature, dont la contemplation lui procurait une jouissance infinie. « On a souvent prétendu, déclara-t-il plus tard, que les enfants ont une âme poétique; pour ma part, je doute fort que les poètes adultes possèdent une sensibilité poétique égale à celle d'un enfant quelque doué, quand je pense au charme qu'exerça jadis sur moi la nature, pourtant si uniforme, de mon pays natal ».

Malheureusement ce beau temps de rêve ne devait que trop tôt prendre fin. Selon la coutume des familles nobles, les garçons étaient instruits d’abord dans un lycée, puis, dans une école militaire, en vue de prendre un grade dans l'armée. Aussi, le petit African fut-il impitoyablement arraché à sa vie calme et heureuse pour être mis dans un interna où il se trouva dépaysé au milieu des garçons tapageurs. Vers l'âge de 15 ans, comme Renan et tant d'autres, il traversa une crise religieuse intense, passant des heures à genoux en prière. Conformément à la loi ruse, il avait été baptisé dans la religion gréco-orthodoxe, qui était celle de sa mère, tandis que son père était protestant. Entrer dans un monastère pour y vivre dans le détachement des choses terrestres, d'une vie ure et sainte, tel fut alors son vœu, qui ne devait toutefois pas se réaliser. Car, cédant aux instances de sa mère, il suivit la filière traditionnelle, et entra à l'école navale préparatoire. Là, il continua sa vie austère, ce qui lui valut maintes railleries de ses camarades. Mais, par ailleurs, ceux-ci manifestaient pour lui une sorte de vénération, parce qu'il n'avait jamais encouru de châtiments corporels, ni punitions, et étaient toujours bon et généreux envers chacun.

Une circonstance fortuite devait bientôt orienter son esprit dans une voie nouvelle. Le hasard, en effet, fit tomber entre ses mains, la traduction française, par Tissot, de la Critique de la Raison pure de Kant. Cet ouvrage, qu'il médita longuement, en éveillant son goût et ses aptitudes pour la philosophie, donna à son esprit une empreinte définitive, Il fut avide de se procurer encore d'autres livres de penseurs allemands et français, dont Descartes et voltaire, bien qu'il ne put consacrer à ses chères études que de trop rares instants. La vie de matelot l'absorbait tout entier : grimper le long des cordages, hisser les voiles, tel était alors son rude métier. Plus tard, le philosophe aimait à raconter les impressions qu'il éprouvait lorsque, pour la première fois, il fit vigie de nuit au sommet du grand mât, balloté par la tempête au-dessus de la mer sombre et rugissante.

Promu très jeune officier de marine, il prit part à la défense de Sébastopol, et, coïncidence curieuse, se trouva à Malakoff, à ce même bastion No. 4 où combattit, comme officier d'artillerie, con compatriote Léon Tolstoï. Il fut décoré de cette Croix de Saint-Georges, dont Tolstoï dit un jour que, de tous les honneurs militaires, c'était cette seule petite croix qu'il aurait aimé posséder. En 1857, renonçant à une carrière qui s'annonçait brillante pour lui, mais ne répondait pas à ses aspirations, Spir démissionna du service de la marine, et se consacra entièrement à l'étude.

Son premier acte en prenant possession de ses domaines, qui comprenaient de vastes terres et de nombreux serfs, fut de donner la liberté à ces derniers, et, en plus, à chacun une habitation, un lopin de terre et quelque argent. Ce geste spontané de générosité, accomplit bien avant l'abolition du servage en Russie, ne manqua naturellement pas de déchaîner contre lui les foudres des seigneurs d'alentour, nullement enclins à imiter son exemple. Spir resta toujours pour ses anciens serfs un ami et un conseiller; chacun pouvait venir à lui, sûr de n'être jamais repoussé. Il devait témoigner d'ailleurs durant toute sa vie de ce véritable esprit de désintéressement, d'amour et de charité.

Tant à la campagne que sa maison d'Elisabethgrad, qu’il habitait l'hiver, il mena une vie simple et retirée. Absorbé par les choses de l'esprit, il se tenait à l'écart des mondanités, ne pouvant trouver plaisir aux amusements frivoles des jeunes gens de son âge. Mais dans l'intimité, il se montrait plein d'enjouement et de franche gaieté.

Afin d'entrer en contact avec le monde pensant, le futur philosophe entreprit en 1862 un long voyage en Occident; il visita Berlin, Paris, Londres, Leipzig, Heidelberg; suivit des cours de philosophie, de physique (par Helmhotz), de sciences naturelles, d'anatomie, etc. Revenu dans sa solitude de Russie, après plus de deux ans d'absence, il se remit au travail avec une nouvelle ardeur. On le trouvait généralement plongé dans les livres, ou, la plume à la main, rédigeant quelque manuscrit. Il aimait aussi à traduire des pièces de Shakespeare et de Goethe, dont les œuvres l'enthousiasmaient. Comme rien ne le retenait dans son pays depuis la mort de sa mère – pour laquelle il avait un véritable culte, et dont le souvenir resta gravé, lumineux, dans son esprit et dans son cœur – Spir résolut d'aller s'établir à l'étranger. Après avoir liquidé ses terres pour une somme dérisoire et distribué presque toute sa fortune, il quitta définitivement son pays et alla habiter Leipzig, en 1867.

L'année précédente, il avait déjà publié chez un éditeur de cette ville son premier ouvrage : Die Wahrheit, (La Vérité), sous le pseudonyme de « Prais », anagramme de : A. Spir. Il regretta peu après cette publication prématurée, estimant qu est pensée n'y était pas exposée encore avec tout l'ordre et la clarté désirable. Il fit alors détruire tous les exemplaires de cet ouvrage, et après en avoir refondu complètement le contenu, le publia à nouveau, avec le même titre, mais, cette fois, sous son nom – en 1867. Puis, en 1869, parut La Recherche de la Certitude, dont la Préface renferme certaines déclarations qui méritent tout particulièrement d'être évoquées de nos jours (4).

En cette même année, il fit paraître son : Vorschlag an die Freunde einer vernünftigen Lebensführung, projet pour la fondation d'une sorte de coenobium laïque. Souffrant d'être privé de tout lien de famille, de tout ami et compagnon d travail, il avait élaboré en détail le plan d'une communauté libre, destinée à réunir des hommes de position, de profession et de nationalités diverses, ayant un même idéal moral et social, des hommes également désireux de vivre une vie harmonieuse et rationnelle. Comme cette initiative n'a pas rencontrée l'écho voulu, son projet ne put être réalisé alors; il se promettait, toutefois, de renouveler ses tentatives plus tard. Mais peu d'année après, ayant eu l'occasion de faire la connaissance d'une sympathique jeune fille de 23 ans, venue à Leipzig pour ses études musicales, il l'épousa, à Stuttgart, en 1872, et vint habiter cette ville la maison de son beau-père – dessinateur distingué, possédant un atelier de lithographie artistique – ce qui l'obligea à renoncer à toutes les ressources d'une vie universitaire.

L'année suivante marque une étape importante dans l'activité du philosophe. C'est en 1873, en effet que parut la première édition de son œuvre capitale Denken und Wirklichkeit, suivie successivement de Moralität und Religion, de Recht und Unrecht, ainsi que divers écrits d'ordre philosophique, moral et social.

African Spir, après Alexandre Spir, était lui aussi, bien que dans un autre domaine, destiné à révéler au monde des vérités nouvelles. Hélas, le fils devait connaître les souffrances morales du père. Celui-ci avait cru apporter aux hommes le secret de la santé du corps, en leur indiquant les principes d'une vie lus conforme à leur nature physique; celui-là leur apportait le secret, plus précieux encore, du salut de leur âme, en leur révélant le principe fondamental de leur nature morale. Ni l'un ni l'autre ne devait être entendu. Ce qui ajoutait encore à la fatalité dont eut à pâtir le philosophe, c'est qu'il était un étranger, dépourvu de tout diplôme universitaire, et, au surplus, trop discret et réservé pour se mettre personnellement en avant. Aussi, rien d'étonnant qu'en un pays où les titres et les grades jouent un si grand rôle, nul n'ait osé prôner le système philosophique de cet inconnu, ni témoigner ouvertement en faveur de ses idées, dont l'originalité était, pendant, évidente. On ne peut malgré tout s'empêcher de regretter que Spir – pour lequel ni la richesse, ni les honneurs et les distinctions qu'ambitionnaient tant les hommes, n'offraient d'attrait, et qui avait horreur de toute réclame faite autour de son nom – soit allé, dans son extrême modestie, jusqu'à interdire à son éditeur de donner des renseignements biographiques sur lui. Ce qui n'était guère propre à encourager ceux qui pouvaient s'intéresser à ses œuvres et désirer savoir quelque chose sur sa personne.

« Rien n'est plus éloigné d e ma pensée, a t-il écrit à ce propos, que de vouloir m'imposer à la pensée d'autrui. Quiconque a reconnu la vanité de l'individualité n'attachera aucun prix à la gloire. La seule chose qui ait de la valeur, c'est de faire le bien. » Et il estimait agir dans ce but en propageant les doctrines qu'il lui avait été donné de révéler aux hommes, et qu'il considérait comme quelque chose d'impersonnel, d'universel, dont il n'était que le dépositaire. « doctrine qu'on pourra, déclara-t-il, rejeter et condamner, du moins pendant quelque temps encore, mais qu'on ne pourra jamais réfuter. » C'est pourquoi, malgré sa modestie et le peu de cas qu'il faisait de sa personne, Spir s'est montré si confiant dans la valeur de son œuvre, qu'il sentait distincte, et comme au-dessus de son éphémère individualité.

Cette humilité rare, jointe à une foi inébranlable en la part de vérité par lui transmise, se manifeste aussi dans une de ses lettres ultérieures publiées en tête de la Revue de Métaphysique et de Morale de juillet 1919, dans laquelle Spir, s'adressant au professeur Penjon, dit :

« Monsieur et cher ami, déjà auparavant j'ai voulu protester contre le titre de « maître » que vous m'attribuez, mais j'en ai été distrait par d'autres occupations. Je n'ai pas droit à ce titre. La doctrine exposé par moi est la vraie, mais je n'en suis pas l'auteur. Je n'ai été, pour ainsi dire, que le sol où elle a germé et s'est développé d'elle-même avec une lenteur extrême au cours de longues années. Aussi n'y a-t-il jamais eu une telle disproportion entre l'homme et son œuvre que dans mon cas, et ce qui est le plus triste, c'est que l'un doit pâtir de l'incapacité et de la faiblesse de l'autre. Un homme plus capable, en possession de cette doctrine, aurait déjà remué le monde. Je crois donc que le titre d'ami me conviens mieux. ,, »

Après avoir en général joui jusqu'alors d'une bonne santé, Spir contracta, vers 1880, une grave pneumonie suivie d'une rechute, d'où lui resta la malheureuse toux chronique qui devait l'affliger pour le reste de ses jours. Souvent, lorsque les quintes de toux le tenaient éveillé, il écrivait, dans le silence de la nuit, à la lumière d'une bougie, au gré de l'inspiration.

Pensant qu'en Suisse le climat serait plus propice à la consolidation de sa santé Spir décida, en 1880, d'un commun accord avec sa femme, d'aller se fixer sur les bords du Léman. Comme ses modestes ressources – sur lesquelles il fallait encore prélever tous les frais de ses livres – l'obligeaient à réduire se dépenses au minimum, il dut, au moment de déménager, sacrifier une grande partie de sa bibliothèque, se séparer de beaucoup de ses livres annotés de sa main, qui étaient pour lui des amis.

Installé à Lausanne, à la Route d'Echallens, il y vécut en solitaire, sans contact avec le dehors. Si les circonstances l'avaient mis en rapport avec des hommes tels qu’Alexandre Hersen et Serétan, qui résidaient dans la même ville, il eut, certes, été heureux de pouvoir s'entretenir et discuter avec eux (5).

De sa paisible demeure située sur les hauteurs, il aimait à contempler le beau paysage qu'offrent le lac et les montagnes, et le comparait en pensée aux steppes si peu variées qui avaient tan t impressionnées son enfance.

Artiste dans l'âme, il avait le sens esthétique très développé. L'art était pour lui une jouissance suprême, surtout la musique. Si la lecture et la méditation furent, à côté de sa plume, sa seule occupation, la musique resta son unique distraction, et sa consolation dans son triste isolement. Lorsque sa femme lui jouait au piano un adagio d e Beethoven, son être semblait comme transporté dans un monde supra-terrestre dont la musique reflétait en quelque sorte la suprême beauté.

A côté de son travail intellectuel intense, Spir goûta la vie de famille calme et sereine; mais, parfois, à c foyer, où jamais ne régnait la discorde, on le voyait comme abîmé en pensées qui l’étreignaient douloureusement : peut-être méditait-il alors le mot d'Amiel : « Être méconnu, c'est la coupe d'amertume et la croix de la vie; c'est la plus cruelle épreuve réservée aux hommes qui se dévouent... » Ou bien encore, quand des soupirs s'échappaient de sa poitrine, songeait-il aux maux et aux souffrances dont est rempli le monde, à l'aveuglement des hommes, à la perversité et à l'égoïsme qui les portent si peu vers la recherche du bien, et la réalisation d'une vie meilleure...

C'est durant son séjour à Lausanne, que Spir prépara, et publia, de 1884 à 1885, l'édition définitive de ses Gesammelte Schriften en quatre volumes (6), dont les deux premiers contiennes=nt l'exposé théorique de son système, les deux autres, la philosophie pratique qui en découle logiquement. Après cette publication, il pouvait nourrir le légitime espoir que ses doctrines – présentes sous une forme aussi complète – parviennent enfin à s'imposer à l'attention de ses contemporains. Jusque-là, le destin lui semblait s'être impitoyablement acharné contre lui.

Tout le tragique de son existence se révèle dans ces quelques lignes, début d'une « Préface », qu'il avait écrite, pendant la grave maladie qui avait faillit l'emporter, en prévision d'une édition posthume de ses œuvres allemandes :

« J'espère que ma mort brisera l'étrange sort qui semble jeté sur tout ce qui émanait de moi; les choses les plus évidentes, venant de moi, restaient sans écho chez les autres, les plus indubitables leur paraissaient fausses ou douteuses, les plus essentielles, sans valeur. Ainsi, il advint que la doctrine basée sur la constatation de faits d'une certitude immédiate, doctrine capable de promouvoir dans le monde la plus grande et la plus bienfaisante évolution spirituelle, n'a rencontré ni appui, ni compréhension... »

Comme dans sa retraite lointaine ne lui parvenait que fort rarement, par son éditeur de Leipzig, quelque bref compte-rendu de ses livres, dénotant, en général, un examen superficiel des théories qui avaient fait de sa part l'objet de si longues et minutieuses recherches, Spir pouvait supposer que sa philosophie n'avait guère suscité d'intérêt en Allemagne. Il se tourna alors vers la France, pensant y trouver plus de compréhension pour ses idées. Et il se mit à rédiger en français Esquisses de Philosophie critique, afin de rendre sa pensée accessible au public français, qu'il estimait particulièrement qualifié pour le comprendre, puisqu'il n'avait fait en somme que renouveler « la tentative de Descartes, de remettre tout en question, et de ne reconnaître comme vrai, que ce qui se présenterait avec le caractère d'une certitude absolue ». Toutefois, cette publication n'y trouva pas d'emblée – et peut-être pour les mêmes raisons qu'en Allemagne – l'écho que leur auteur avait escompté. Croyant alors que cette première série d'Esquisses, parue en 1887 chez Alcan (7), tait suffisante pour permettre une connaissance plus approfondie de son système, il les compléta par les Nouvelles Esquisses de Philosophie critique, qu'il ne devait plus avoir la satisfaction de voir paraître de on vivant. Ces dernières, dont M. Xavier Léon, directeur de la Revue de Métaphysique et de Morale, discerna d'emblée la valeur et l'originalité, furent publiées par lui, dans cette revue, de 1895 à 1896. Dans la suite, elles ont été réunies en un volume dû aux soins de M. A. Penjon, professeur à l'Université de Lille, qui s'est fait, après la mort de Spir, le propagateur zélé de ses idées en France (8). On ne saurait mettre en doute que la publication de ces Nouvelles Esquisses n'ait été très remarquée dans les milieux philosophiques français, et qu'elles n'aient exercé une réelle influence sur maint représentant de la jeune École d'alors. De multiples témoignages en font foi (9).

Il devait d'ailleurs se confirmer plus tard, que même de son vivant, Spir a été beaucoup moins ignoré que les apparences ne le laissaient supposer. En divers pays, en effet, des hommes de marque s'adonnaient déjà alors à l'étude de ses œuvres, notamment de Denken und Wirklichkeit; des hommes tels que Max Müller, le grand orientaliste d'Oxford; Hans Vaihinger, qui devint le fondateur de la philosophie de « Als ob »; G. Heymans, le futur psychologue de Groningue, Bahnsen, Rahnsen, F. Jodl, Williams James, Renouvier, Paul Janet, etc. Il peut sembler étonnant que Nietzsche se soit, lui aussi, intéressé à Spir, et cela à tel point, que lorsque le professeur Eucken arriva à Bâles, pour lui succéder dans sa chaire d'Université, Nietzsche lui demanda, paraît-il, de suite avec empressement s'il savait quelque chose sur la personnalité de Spir ? Il semble du moins qu'il ait réussi à se procurer certains renseignements sur les antécédents de ce dernier, puisque son ami Overbeck, professeur de théologie à l'Université de Bâles, raconta que, dans leurs entretiens intimes, Nietzsche parlait parfois du philosophe Spir, « un ancien officer de marine ». Il est, en tout cas, de fait que Nietzsche a longuement étudié Denken und Wirklichkeit (10). Et on se s'étonne plus tant qu'il ait pu se sentir attiré vers Spir, cet autre grand méconnu, quand on a lu le Nietzsche solitaire, où sa personnalité se révèle sous un jour tout nouveau (11).

Avec le temps, les doctrines de Spir se sont tout de même répandues davantage dans le monde : d'importants travaux leur ont été consacrés; elles ont fait l'objet de diverses thèses de doctorat, en Allemagne, en Italie, en France, et certains professeurs les ont choisies comme sujet de leurs cours universitaires (12).

Cependant, dans son propre pays, African Spir était resté presque totalement ignoré. Il n'avait, du reste, plus guère de relations avec la Russie – pour laquelle il garda, néanmoins, un profond attachement particulièrement pour sa terre natale, l'Ukraine, dont il aimait, parfois, à chanter en petit-russien les mélodies si caractéristiques. S'il n'a jamais rien écrit dans sa langue maternelle, c'est parce qu'il pensait qu'on ne pourrait rien publier de lui en Russie.

Quelques années après la mort de son modeste compatriote, au nom obscur, African Spir, l'illustre comte Léon Tolstoï, de neuf ans plus âgé que lui, eut connaissance de ses œuvres allemandes, dont la lecture l'impressionna profondément. C'est ce que prouve, à l'évidence, certaines pages de son Journal Intime – publié par Paul Birukoff en 1917; et aussi la belle lettre (13) qu'il adressa alors à la fille du philosophe, ainsi que maints autres témoignages directs et indirects. Tolstoï était navré de n'avoir pas connu l'auteur de Denken und Wirklichkeit, avec lequel il eut tant aimé pouvoir discuter. On peut même se demander si, mis antérieurement en rapports personnels avec Spir, il n'en serait pas venu à réviser certaines de ses théories. Voulant faire connaître Spir dans sa patrie, Tolstoï multiplia les démarches en vue de trouver un éditeur pour la traduction russe – faite par N. Bracker – ds Esquisses de Philosophie critique. Il réussit à la faire paraître à Moscou, en 1901, mais renonça, au dernier moment, à y joindre une « Introduction » de crainte que son nom ne portât préjudice à la diffusion de ce livre.

Comme il n'avait plus de proches parents en Russie, ni aucune perspective de retourner jamais dans ces régions lointaines, et que, d'autres part, il fut d'emblée séduit par les institutions libérales et démocratiques de la Suisse, Spir voulut acquérir la nationalité suisse pour lui et les siens. Les démarches furent longues et fastidieuses, car, étant de la noblesse du gouvernement de Kherson, il lui fallait tout d'abord solliciter des hautes instances russes, relevant du tsar, l'autorisation de renoncer à sa qualité de sujet russe, et pour cela, adresser en termes protocolaires, une requête personnelle à « Sa majesté l'Empereur de toutes les Russies », en y mentionnant ses anciens grades et fonctions – ce qui devait certes lui coûter. Du côté suisse, par contre, les choses s’arrangèrent sans peine. Il avait même déjà reçu un préavis officiel favorable à son admission comme citoyen de la Commune de Belmont, lorsque tout fut suspendu, par suite de son départ de Lausanne.

Entre temps, Spir avait, en effet, pour différentes raisons (14), décidé de s'installer définitivement à Genève, avec sa femme et sa fille. Là, dans un modeste petit appartement de la Place de la Synagogue, il continua sa vie en solitaire, privé de tout commerce intellectuel, n'ayant personne avec qui échanger ses idées – comme si le sort cruel ne voulût pas que, de son vivant, il goutât jamais la joie de se sentir entouré d’amitié et de compréhension. Et lui, de son côté, qui s'intéressait à tout ce qui embrasse la connaissance humaine : science, arts, histoire, économie politique, littérature, etc., et qui, par ses innombrables lectures et sa prodigieuse mémoire, était d'une érudition vraiment extraordinaire, combien n'aurait-il pas pu ceux qui l'eussent fréquenté. Ses journées s'écoulèrent toujours uniformes, invariablement consacrées au travail, ininterrompues seulement par une ou deux petites promenades quotidiennes quand le temps le permettait.

Depuis la toux chronique qui lui était restée de son ancienne maladie, il ne fréquenta plus ni concerts ni conférences, pour ne pas risquer d'incommoder ses voisins – d'où, pour lui, une vie d'isolement et de quasi réclusion dont il devait beaucoup souffrir, mais qu'il supporta sans jamais se plaindre, as plus d'ailleurs que de ses autres épreuves et souffrances. Si la radio avait existé déjà en ce temps, combien sa vie n'eût-elle pas été transformée ! Heureusement que sa femme – aussi bonne musicienne que ménagère avisée et économe – put, du moins, lui procurer les pures jouissance de son art, en lui jouant ses morceaux préférés. Quant à sa fille, qu'il chérissait, et dont la tendre affection était, dans sa vie monotone, comme un rayon de soleil, il l'éduqua avec un réel sens pédagogique, et, surtout, aussi, par son exemple.

Elle était bien jeune encore, lorsque son père commença à lui lire, de sa voix chaude et vibrante, les belles pages de Platon, par lesquelles il croyait, sans doute, pouvoir éveiller un peu de cet enthousiasme pour les choses de l'esprit, qu'il devait tant souhaiter voir se développer chez elle.

C'est à Genève que Spir rédigea ses Nouvelles Esquisses de philosophie critique, qu'il dut, à son grand regret, renoncer à publier, faute de moyens. Dès lors, il cessa presque complètement d'écrire. Cependant, il rédigea encore quelques articles, dont un : De la distinction du Bien et du Mal, et un autre : De l'immortalité – qui faisait alors plus particulièrement l'objet de ses réflexions. Et il les réunit sous le titre : Deux questions vitales, en une petite brochure qui parut, sans nom d'auteur, chez Stapelmohr, à Genève, en janvier 1890, peu de temps avant sa mort (15). Il voulut ainsi, probablement, tenter une dernière chance de faire entendre sa voix – cette voix qui, de son vivant, devait, hélas, lui sembler toujours être une voix dans le désert.

Dans son grand amour de l'humanité, le philosophe, doué d'une étonnante faculté d'intuition, était souvent hanté par de sombres visions d'avenir que sa sensibilité lui faisait apparaître avec une saisissante précision. Il a pressenti avec une rare clairvoyance les conséquences si funestes pour l’humanité d’un état de choses dont il n'a cessé de dénoncer les causes et les effets. Vers la fin de sa vie, il déclara un jour avec tristesse, en s'adressant aux siens : « Moi, je ne serai plus là, mais vous vous verrez s'abattre sur l'Europe la plus effroyable guerre que le monde ait jamais connue... Oui, ajouta-t-il, elle viendra fatalement, si les hommes ne s'avisent pas à temps de la nécessité d'une nouvelle orientation des esprits ». Prophéties émouvantes, qui ne se sont que trop réalisées...

Une fois le délai de séjour réglementaire écoulé, Spir commença, à Genève, de nouvelles démarches – très simplifiées cette fois – pour l'obtention de la bourgeoisie de cette ville. Mais les formalités, de chancelleries et autres, traînèrent tellement en longueur, que lorsque parvint enfin à l'adresse d'African Spir l'acte lui conférant le titre de citoyen de Genève, la mort venait de l'enlever.

Ainsi donc, même cette dernière joie, qui lui restait encore en perspective, devait lui être refusée.

La personnalité morale de Spir a suivi une évolution ascendante dès sa jeunesse, tendant sans cesse plus vers le perfectionnement intérieur; de là, chez lui, un niveau moral qu'il n'a été donné qu'à peu d'hommes de pouvoir atteindre. Comme la pratique était chez lui inséparable de la théorie, sa vie était toujours conforme à ses préceptes; il vivait ce qu'il enseignait, et était d'une sincérité absolue. Toutefois, s'il prêcha et pratiqua la maîtrise de soi, il n'alla jamais jusqu'à préconier l'ascétisme; selon lu, c'est contraire à la saine raison que de s’imposer artificiellement des privations excessives, préjudiciables non seulement au corps, mais aussi à l'esprit. La noblesse de son être moral se traduisait par toute sa personne : elle rayonnait de ses yeux profonds, de son beau front, souvent penché dans l'attitude familière de la méditation. Il y avait à la fois de la délicatesse et de la distinction dans ses manières en même temps qu'une grande simplicité.

Malgré sa santé fragile, le philosophe solitaire aurait probablement pu – grâce aux règles d’extrêmes prudence et de sobriété qu'il observait rigoureusement – vivre encore bien des années, s'il avait été à l'abri de l'épidémie d'influenza qui sévissait alors à Genève. Sa femme, puis sa fille, s'alitèrent d'abord, au début de janvier 1809. Il prodigua à toutes deux des soins touchants, mais compris d'emblée qu'il n'échapperait pas à la contagion, et que cela allait en être fait de lui; car il se savait, dans son état précaire, à la merci de la moindre complication. Peu de temps après, il fut, en effet, gagné à son tour par la fièvre, qui marqua le commencement de la longue et pénible maladie dont il ne devait plus se relever. Les journées, puis les semaines s'écoulèrent lentement; son pauvre corps dépérissait, miné par la fièvre, épuisé par les accès de toux et les insomnies. Toutes les fonctions de l'organisme semblèrent peu à peu suspendues, hormis celles du cerveau. Calme et lucide, le malade regardait sa vie s'éteindre; il vit se consumer la fragile enveloppe de son être, et aurait voulu analyser les phases de cette destruction matérielle qui, par degré, poursuivait son œuvre. À diverses reprises, il désira écrire, mais se sentait trop faible. Pendant des heures, il restait immobile, les paupières closes, et son beau visage d'une pâleur extrême, creusé par la souffrance, conservait la même expression de sérénité.

Lorsqu'il sentit la mort déjà l’effleurer, il dit aux siens d'une vois résigné : « Il est doux de mourir quand on a accomplit sa tâche, ici-bas ». Et son regard, où se reflétait une bonté infinie, resta fixé sur les deux êtres chers qu'il allait quitter. Mais une larme brilla au coin de sa paupière, lorsque dans un dernier sourire, il leur dit un dernier adieu. Peu après, la paralysie commença à l'envahir. Pendant que se poursuivait la lutte tragique entre la vie et la mort, le pauvre malade, en possession de toute sa connaissance, chercha en vain à se faire comprendre. Il ne pouvait plus que balbutier, lorsque soudain, rassemblant son énergie en un suprême effort, il parvint à articuler distinctement les mots : Fiat Lux ! Désormais sa bouche resta muette, mais ses yeux parlaient encore...

Puis, vint la longue et terrible agonie, jusqu'à ce qu'enfin, le soir du 26 mars 1890, African Spir fut délivré d ses souffrances.

Sa dépouille mortelle fut – comme il n'y avait pas encore de crématoire à Genève – inhumée sans pompe ni cérémonie au cimetière de St-Georges, où, sur sa tombe, une simple pierre blanche en forme de livre ouvert, porte gravés ces mots de l'Évangile :

La lumière lui dans les ténèbres, Mais les ténèbres ne l'ont point reçue.

Hélène Claparède-Spir


1. Ayant amèrement regretté que son père lui ait imposé le prénom d' « African », qui pouvait, pensait-il, paraître quelque peu bizarre, parce qu'inusité, le penseur signa toujours ses lettres et ses livres : A. Spir; de sorte que son prénom ne figura jamais nulle part, de son vivant, sauf dans les lettres officielles.

2. A cette traduction, destinée au public français, le Dr. Spir avait joint une Introduction : « Au Lecteur », se terminant par cs mots : « Portez-vous bien, et je vous garantis la santé, si vous voulez suivre les avis simples et faciles que je vous donne avec tant d'abnégation et de désintéressement. Je suis moi-même médecin, et porte ce titre depuis plus de quarante ans; mais homme, avant d'être médecin, je préfère l'humanité à la médecine. Ayant découvert la vérité fortuitement, et par hasard, je croirais pêcher contre la conscience et l'humanité, si j'en dérobais la connaissance et la laissait dans l'oubli ».

3. Tout petit, déjà, il se faisait remarquer par certains traits particuliers; ainsi, il manifesta pour les bijoux une aversion instinctive, notamment pour les boucles d'oreilles; et si la personne qui le prenait dans ses bras portait un tel ornement auriculaire, le bébé se mettait à pleurer et n'avait de cesse qu'elle ne les eût enlevées. Cette aversion pour les bijoux et le clinquant persista toute sa vie – Il considérait ce genre d'ornements comme une survivance des peuples primitifs – à l’exception des bijoux d'art, tels, par exemple, les beaux camées.

Autre particularité qu'il accusa dès son enfance : il ne pouvait souffrir qu'on fasse un compliment ou une remarque flatteuse sur son physique, cela avait, paraît-il infailliblement pour effet de le fâcher.

4. Dans la préface de ce livre : Forschung nach der Gewissheit, préface datée de décembre 1868, Spir dit notamment : « ...Le développement, voire l'existence même, de la civilisation moderne, dépendront vraisemblablement du fait que l'on aura reconnu les postulats de la vérité, de la certitude, et qu'on aura agit en conséquence dans le domaine pratique. Tout ce qui repose sur une base contradictoire est fatalement destiné à disparaître... Les bases de la vie morale et sociales sont devenues caduques. La fragilité et l'état contradictoire de ces bases se révèlent par là même qu'elles ne peuvent s'affirmer à la longue. Dès lors qu'est-ce qui pourrait encore sauver la civilisation actuelle du sort que subirent les civilisations antérieures, sinon la Certitude, la Vérité ? Seule la vérité ne se contredit jamais, elle est inébranlable et immuable. Ce n'est que sur elle qu'on pourra édifier quelque chose de durable. Voilà pourquoi je déclare qu'il faut travailler dès à présent à la recherche de la certitude, que c'est la chose la plus nécessaire qui soit ».

5. Il est regrettable, aussi, que Spir n'ait pas eu connaissance du long article que le professeur Astié, de l'Université de Lausanne, avait consacré, en 1877, à Denken und Wirklichkeit, dans la Revue de Théologie et de Philosophie, et qui a été le tout premier compte rendu paru sur cet ouvrage. Malheureusement le nom de l'auteur s'y trouve défiguré, changé en « Spitz ».

6. Dans l'Avant-Propos qui accompagne le dernier de ces volumes, Spir s'exprime comme suit : « … J'ai consacré de longues années de ma vie à la recherche de quelques points essentiels concernant le domaine de la connaissance; points d'une importance décisive pour toute la vie spirituelle. En cela je n'ai poursuivi d'autre but que celui d'établir des données exactes, et toute tendance préconçue m'est restée étrangère.

Si d'une part, il est déjà peu vraisemblable qu'une investigation aussi minutieuse, concentrée sur un nombre de points aussi restreint, n'ait pas abouti à un résultat notable, un coup d'oeil jeté sur les premiers volumes de cette collection suffiront à montrer, d'autre part, que les résultats fournis par moi, ont atteint le plus haut degré de précision possible. Je me suis sans cesse efforcé d'aller au fond des choses, de définir les problèmes d'une manière rigoureuse, et de fournir la preuve de tout ce que j'avance. Mais comme je ne possède ni titres, ni recommandation, le public croit que mes doctrines ne méritent pas de retenir l'attention; aussi n'a-t-on jusqu'ici jamais encore cru devoir les soumettre à une discussion publique sérieuse et approfondie. Cependant, tout homme doué de raison sait combien est précieuse la moindre parcelle de vérité, en ce qui concerne les premiers principes de la connaissance – le sort même de l'humanité dépendra du fait que l'on parviendra ou non à discerner la véritable nature des hommes et des choses. Négliger, ne serait-ce que la plus infime chance d gain sous ce rapport, est donc un lourd péché contre l'humanité qui a tant à souffrir du manque de connaissance vraie et profonde ».

7. Récemment, en 1930, une nouvelle édition d ces Esquisse de Philosophie critique – épuisée depuis longtemps déjà – a paru chez Alcan, sur l'instigation du Président de la « Société française de Philosophie », avec une introduction de M. Léon Brunschwicg, professeur à la Sorbonne, qui y rend un bel hommage à la mémoire de Spir.

8. C'est à M. Penion, qu'est due la traduction française de Pensée et réalité : Essai d'une réforme de la philosophie critique – gros volume, publié dans les « Travaux et Mémoires » des Facultés de Lille, en 1896, aujourd'hui épuisé. Il est seulement regrettable que le traducteur qui a assumé cet énorme travail, n'ait pas toujours rendu la pensée de l'auteur en termes équivalents au texte original.

9. Spir aurait aussi beaucoup aimé voir publié un de ses livres en Angleterre, le pays des deux philosophes, Stuart Mill et David Hume, qu'il appréciait tout particulièrement, et qui sont toujours restés ses auteurs préférés, « à cause, disait-il, de leur clarté et de leur parfaite bonne foi ».

10. Bien des pages de l'exemplaire, de cet ouvrage, que possédait Nietzsche (2e édit., 1877), montrent encore la trace des nombreuses notes marginales qu'il y avait faites, ainsi que la marque des textes soulignés par lui au crayon. Malheureusement, les notes furent presque entièrement rognées par le relieur, lorsque après la mort de l'auteur de Zarathoustra, sa sœur fit revêtir de belles couvertures tous les livres auxquels il tenait particulièrement, pour en orner les rayons de la bibliothèque du Nietzche-Archiv.

11. Dans ce petit volume, paru au début de 1914, l'auteur, Mme Foerster-Nietzsche, donne en effet des détails inédits sur la vie et le caractère de Nietzsche. Elle y relate, non seulement combien celui-ci souffrait de se sentir solitaire et méconnu, mais aussi combien il déplorait « l'abus révoltant » qu'on a fait de son Surhomme, dont on a « volontairement ou involontairement faussé le sens », au point qu'il en était « épouvanté ». Dans une lettre inédite, datée de 1884, il déclara : « Je frémis à la pensée que des hommes qui n'en ont pas mandat, et ne sont absolument pas qualifiés, se réclament un jour de mon autorité. Mais, c'est le tourment de tout grand maître de l'humanité, de savoir que selon les circonstances et les événements, il peut être en bénédiction pour l'humanité, ou, lui devenir fatal ». (Der einsame Nietzsche, p. 273. - V. aussi à ce sujet l'article : « Nietzsche et Spir », paru dans Les Nouvelles Littéraires, Paris, 27 janv. 1930.)

12. Dans sa dissertation sur le Dualisme de Spir, présenté à la Sorbonne en janvier 1914, M. G. Huan a dit que la doctrine de ce philosophe, « bien que peu mentionnée, exerça sur ses contemporains une action évidente et profonde; mais ceux-là même qui subirent le plus fortement son influence ne crurent as tenus d'en faire publiquement l'aveu ».

13. Un fac-similé de cette lettre est joint à l'article : « Une journée chez Léon Tolstoï », que Mme Claparède-Spir publia dans la revue Le Monde Nouveau (Paris, août 1928), lors du Centenaire de Tolstoï.

14. Une des principales raisons de ce changement de résidence, c'est qu'il craignait de ne plus trouver à la longue à Lausanne les réserves de livres dont il avait besoin. Car il employait la plus grand partie de son temps à la lecture. Comme il ne pouvait, à cause de sa toux, aller lire sur place, on devait lui apporter une fois par semaine un gros stock de livres – choisis d'après les catalogues de la Bibliothèque publique, dans les domaines les plus divers. Il était donc très important pour lui de s'assurer pour l'avenir des réserves de livres suffisantes; il désirait, aussi, avoir à sa portée les grandes revues françaises, allemandes et anglaises, afin de se sentir davantage en contact avec le monde pensant, et de pouvoir suivre, à distance, le mouvement des idées. Peut-être espérait-il, aussi, avoir à Genève quelques chances d'entrer en relation avec les milieux intellectuels, de se trouver moins isolé.

15. Sur la couverture, jaune clair, de cette petite brochure anonyme, l'auteur avait inscrit comme épigraphe ces mots de Lessing : « Il viendra sûrement, le temps d'un nouvel Évangile éternel qui nous est promis dans les livres mêmes du Nouveau Testament ».