Esprit et Matière
La Libre PenséeJournal hebdomaire - N°1 à 19 (p. 44-45).

ESPRIT ET MATIÈRE

Il y a bien longtemps que ces deux mots sont employés dans le monde, et, selon toute apparence, on les emploiera toujours. Il sera toujours nécessaire de distinguer la pensée de l’acte, la vie réfléchie de la vie brute, le visible de l’invisible. Mais, dans leur signification actuelle, ces mots expriment encore beaucoup plus que des différences ; ils expriment des oppositions, deux éléments distincts et contraires.

Ainsi les entend le spiritualisme, quand, séparant la matière de l’esprit, il fait celui-ci divin, celle-là périssable. C’est par là qu’il se rattache au miracle et s’apparente aux conceptions religieuses dites révélées. Ne serait-ce pas, en effet, un miracle que l’univers, grand, tout soumis à des lois communes, vivant par l’échange incessant de toutes ses parties, fût composé d’éléments hostiles, infusionnables, différents de nature et par conséquent d’actions ?

Cette conception a de graves conséquences :

Si l’esprit est un principe distinct du reste de l’univers et appartenant à un autre ordre de choses, son intrusion dans le monde est quelque chose d’anormal, et de même que tout corps étranger dans un corps organisé doit y créer la maladie et la lutte, c’est la lutte, en effet, que le brahmanisme, la religion persane et le christianisme constatent, proclament et dont ils sont l’expression terrible et désespérée. Non-seulement inférieure à l’esprit, mais contraire à lui, la matière doit être non-seulement assujettie, mais écrasée. Donc, bien loin de rechercher, pour les suivre, les lois naturelles, il est juste et saint de les contrarier, de comprimer leur essor, d’atténuer, d’abattre, d’affaiblir la vie, de tuer l’humanité enfin pour la sauver.

Puisque le principe de l’esprit n’est pas de ce monde, l’esprit, dédaignant les viles préoccupations terrestres, doit, retournant à sa source, tendre à son véritable objet. Qu’importe des intérêts passagers ? et, quant à la souffrance, elle doit être bénie, puisqu’elle détache de ce lieu d’exil et dénoue le lien matériel. De là, insouci du progrès, même de tout remède, abandon de la terre et permission d’y fleurir à toutes les tyrannies et à toutes les misères. L’hypocrisie saisit de si beaux avantages et ne manque de les exploiter, ni d’en assurer le maintien. Il se trouve alors — car tout principe faux produit d’étranges conséquences — il se trouve que le spiritualisme aboutit à l’exploitation patentée de ces richesses, de ces forces, de ces puissances maudites, — mais seulement par le bon motif et à la plus grande gloire de l’esprit dans ses manifestations d’ordre et de commandement légitime.

Car l’esprit, n’étant pas de ce monde et venant d’en haut n’est pas nécessairement donné à tous par droit de naissance. Il n’est pas humain ; il souffle où il veut. À ceux donc sur lesquels il a soufflé de conduire le reste, vil et matériel troupeau. De là les hiérarchies, l’inégalité, les castes, le sacre et l’onction.

De cette conception de dualité, imprimée dans la pensée humaine, découlera la dualité en toutes choses : dualité du devoir et de l’intérêt, du nécessaire et du juste, équivoques fatales, où la conscience s’agite éperdue et le plus souvent succombe. Dualité du particulier et du général, qui justifiera tant d’oppressions et de violences ; sacrifice incessant de l’être à la théorie ; de la base réelle et tangible du droit au système et à l’abstraction.

Le principe atteignit ses dernières conséquences dans le distinguo des casuistes, et dans les doctrines de Molina. On avait beau faire, il fallait poser sur cette terre, quoi qu’on en eût. Le nécessaire s’opposait au bien. Fâcheuse extrémité ! Mais qu’importe ? L’indépendance de l’esprit pouvait tout sauver ; car, trop supérieur au corps pour participer à ses actes, l’esprit pouvait tout permettre à son gênant compagnon, sans crainte d’en être souillé. C’était logique. Entre deux contraires, la fusion était impossible, l’alibi de l’esprit existait. Mais toute morale du même coup était bannie de ce monde, au profit des régions éthérées. Ce dernier mot du système fut le point qui marqua sa chute. Depuis, la conscience recula et, pour le retenir au bord de l’abîme, saisit ce qu’elle trouva de tangible sous la main. On s’en prit à la nature ; on comprit le besoin d’étudier avant d’affirmer, et au lieu d’inventer, on chercha.

Si le paysan ivre de Luther, sous cette impulsion nouvelle, pencha de l’autre côté, c’est le procédé peut-être inévitable. La logique humaine, dans sa marche actuelle et simple, telle qu’un javelot aigu, traverse l’espace tout droit sans se soucier des courbes éternelles. L’idéal ayant fourvoyé le monde, fut traité en ennemi. On ne renonça point à l’affirmation ; mais on la pratiqua en sens contraire. Le monde extraterrestre où le spiritualisme avait voulu laisser la vie humaine, fut complétement fermé. On refusa, non-seulement tout droit de cité, ce qui était juste, mais tout droit d’existence à l’invisible et à l’inconnu. On affirma la négation et tout ce qui n’était ni tangible ni saisissable fut immolé. Massacre plus doux à coup sûr que ceux de l’inquisition ; mais qui n’en froissa pas moins bien des espérances. — En prononçant la dissolution complète de l’être, pouvait-on dire, vous aussi préjugez ce que vous ne savez pas. Le scalpel est-il instrument à tout saisir ? Pensez-vous égaler la vie, si énergiquement individuelle de l’être organisé, à un simple assemblage de parties diverses ? Si de tout ce qui est rien ne se perd, mais seulement se transforme, comment ce qu’il y a de plus puissant et de plus indivisible dans la vie ne résisterait-il pas à la destruction ? Car ici diviser c’est détruire. Vous croyez aux corps simples, aux molécules primitives, qui vous dit que le moi n’en est point une ? Dans ces mystères où nous sommes plongés, n’êtes-vous pas obligés d’admettre l’invisible et l’insaisi ? N’est-ce pas d’inconnu que vit la science dans son incessant progrès ? En refusant à l’homme l’espace sans limites, en frappant sur ce désir de perpétuité qui est le plus vif et le plus incontestable de son être, vous décapitez ses forces, son audace et ses espoirs. Vous le poussez à céder plus facilement aux alanguissements du déclin, aux affaissements de la vie, à se rapetisser à la mesure de l’espace que vous lui laissez. N’est-ce pas ébranler sa foi dans la vertu que lui défendre de croire à l’invisible ? Et après tout, si c’était la vérité, soit ; mais rien ne le prouve. Nous voulons bien n’affirmer sans preuve aucune espérance ; mais n’affirmez pas sans preuve le désespoir.

L’étude n’a pas de parti ; elle cherche des solutions dans l’étude de l’être et se demande pourquoi tant de querelles, pour l’un ou l’autre principe ? Mais s’il n’y en avait qu’un ?

Être, n’est-ce pas se manifester ? Comment comprendre l’être en dehors de quelque chose, autrement dit matière, si cela ne vous déplaît trop ? Raffinez l’esprit tant qu’il vous plaira, s’il n’est pas quelque chose il ne sera rien. N’est-ce pas vous, ô spiritualistes, qui auriez inventé le néant ? Eh quoi, parce que l’esprit serait quelque chose de tangible en soi, il serait impur. Au nom de quoi, rejeter ce qui est ?

C’est en acceptant sur ce point l’erreur spiritualiste que les matérialistes rejettent l’esprit comme lumière. L’esprit est ; puisqu’il est, il est matière, et par conséquent éternel.

Rien ne peut exister sans forme ; on ne conçoit rien qui n’ait pour point de départ et pour but l’objet. Les identités les plus transcendantes conservent dans l’abstrait des êtres ou des portions d’êtres. Les rêves sont des images ou des lambeaux de réalités ; les mathématiques s’adressent à l’espace et aux quantités. Les sentiments les plus subtils sont des états de l’être, sur lequel ils impriment leur forme ou apparence. Toutes les idéalités ont leurs représentations dans la nature ; une idée confuse est le pressentiment d’objets mal vus, que le travail de la pensée va mettre en relief. Tout le langage n’est-il pas la révélation des analogies du visible et de l’invisible ? Douleur aiguë, cri perçant, pensée haute, esprit étroit. Donc il se mesure. — Et ceci n’est point recherche de rhétorique, mais application spontanée du sens humain qui dans toutes les langues recevait, à travers leurs différences de densité, l’identité des manifestations de la vie. Partout et en tout, nous retrouvons les propriétés de ce qu’on appelle la matière identiques à celles de ce qu’on appelle l’esprit. Celui-ci n’a point d’autres éléments et dans ses créations les plus bizarres ne fait que reproduire les traits, épars ou assemblés des réalités. Corps et cœur, fait et pensée, acte et rêve, tout est matière.

Et tout est esprit. Vous le savez, poëtes, qui dans tous les traits de la nature, recueillez des expressions, qui respirez l’âme universelle. Chaque être est une signification, la réalisation d’une idée. L’un est humble et l’autre superbe. Celle-là semble sourire et provoque la tendresse ; celle-ci représente l’innocence ; d’autres la férocité, la tristesse, le deuil. Ici la grandeur et la majesté ont forme visible ; là, c’est l’horrible ou l’abject. Mais dans cet être immense où tout vit, laideurs et beautés, sublimités et bassesses, rien d’immuable ; pas de sentences fatales ; mais sous l’influence de la volonté réfléchie, transformations et progrès. Le travail purifie la terre et la renouvelle. Avec les créations odieuses qu’ils enfantaient, l’immonde et le stagnant s’éloignent. Ici encore le bien et le mal sont en lutte sur la terre ; mais c’est sur la terre que le bien triomphe, grâce à l’union féconde de l’idéal et de la réalité.

Quant à nos efforts pour percer le commencement et la fin des choses, s’ils restent vains, du moins, les ténèbres qui vous les cachent peuvent sans cesse être reculés. Cela pourtant ne satisfait pas tous les esprits. L’homme n’est point patient, et l’inquiétude qui fait sa grandeur fait aussi sa faiblesse. On s’est jusqu’ici tant nourri de certitudes achevées qu’à n’en plus avoir l’esprit se croit vide. Le doute a pourtant plus d’espace et de perspectives que n’ont des certitudes nécessairement limitées. Le doute est la foi de nos temps. C’est l’adoration du Dieu Inconnu, et l’abjuration des idoles. Il n’exclut pas le culte. Car nous avons un milieu où croire et agir d’une façon nette et précise, celui de la justice, et peut-être bien est-ce assez pour le moment.

André Léo.