Esprit des lois (1777)/L29/C16


CHAPITRE XVI.

Choses à observer dans la composition des lois.


Ceux qui ont un génie assez étendu pour pouvoir donner des lois à leur nation ou à une autre, doivent faire de certaines attentions sur la maniere de les former.

Le style en doit être concis. Les lois des douze tables sont un modele de précision : les enfans les apprenoient par cœur[1]. Les novelles de Justinien sont si diffuses, qu’il fallut les abréger[2].

Le style des lois doit être simple ; l’expression directe s’entend toujours mieux que l’expression réflécie. Il n’y a point de majesté dans les lois du bas empire ; on y fait parler les princes comme des rhéteurs. Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d’ostentation.

Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées. Le cardinal[3] de Richelieu convenoit que l’on pouvoit accuser un ministre devant le roi ; mais il vouloit que l’on fût puni si les choses qu’on prouvoit n’étoient pas considérables : ce qui devoit empêcher tout le monde de dire quelque vérité que ce fût contre lui, puisqu’une chose considérable est entiérement relative, & que ce qui est considérable pour quelqu’un ne l’est pas pour un autre.

La loi d’Honorius punissoit de mort celui qui achetoit comme serf un affranchi, ou qui auroit voulu l’inquiéter[4]. Il ne falloit point se servir d’une expression si vague : l’inquiétude que l’on cause à un homme dépend entiérement du degré de sa sensibilité.

Lorsque la loi doit faire quelque vexation, il faut, autant qu’on le peut, éviter de la faire à prix d’argent. Mille causes changent la valeur de la monnoie ; & avec la même dénomination, on n’a plus la même chose. On fait l’histoire de cet impertinent[5] de Rome, qui donnoit des soufflets à tous ceux qu’il rencontroit, & leur faisoit présenter les vingt-cinq sous de la loi des douze tables.

Lorsque, dans une loi, l’on a bien fixé les idées des choses, il ne faut point revenir à des expressions vagues. Dans l’ordonnance criminelle[6] de Louis XIV, après qu’on a fait l’énumération exacte des cas royaux, on ajoute ces mots : « Et ceux dont de tous temps les juges royaux ont jugé ; » ce qui fait rentrer dans l’arbitraire dont on venoit de sortir.

Charles VII.[7] dit qu’il apprend que des parties font appel, trois, quatre & six mois après le jugement, contre la coutume du royaume en pays coutumier : il ordonne qu’on appellera incontinent, à moins qu’il n’y ait fraude ou dol du procureur[8], ou qu’il n’y ait grande & évidente cause de relever l’appellant. La fin de cette loi détruit le commencement ; & elle le détruisit si bien, que dans la suite on a appellé pendant trente ans[9].

La loi des Lombards[10] ne veut pas qu’une femme qui a pris un habit de religieuse, quoiqu’elle ne soit pas consacrée, puisse se marier : « car, dit-elle, si un époux qui a engagé à lui une femme seulement par un anneau, ne peut pas sans crime en épouser une autre, à plus forte raison l’épouse de Dieu ou de la sainte Vierge… ». Je dis que, dans les lois, il faut raisonner de la réalité à la réalité ; & non pas de la réalité à la figure, ou de la figure à la réalité.

Une loi de Constantin[11] veut que le témoignage seul de l’évêque suffise, sans ouir d’autres témoins. Ce prince prenoit un chemin bien court ; il jugeoit des affaires par les personnes, & des personnes par les dignités.

Les lois ne doivent point être subtiles ; elles sont faites pour des gens de médiocre entendement : elles ne sont point un art de logique, mais la raison simple d’un pere de famille.

Lorsque dans un loi les exceptions, limitations, modifications, ne sont point nécessaires, il vaut beaucoup mieux n’en point mettre ; de pareils détails jettent dans de nouveaux détails.

Il ne faut point faire de changement dans une loi, sans une raison suffisante. Justinien ordonna qu’un mari pourroit être répudié, sans que la femme perdît sa dot, si pendant deux ans il n’avoit pu consommer le mariage[12]. Il changea sa loi, & donna trois ans au pauvre malheureux[13]. Mais, dans un cas pareil, deux ans en valent trois, & trois n’en valent pas plus que deux.

Lorsqu’on fait tant que de rendre raison d’une loi, il faut que cette raison soit digne d’elle. Une loi[14] Romaine décide qu’un aveugle ne peut pas plaider, parce qu’il ne voit par les ornemens de la magistrature. Il faut l’avoir fait exprès, pour donner une si mauvaise raison, quand il s’en présentoit tant de bonnes.

Le jurisconsulte Paul[15] dit que l’enfant naît parfait au septieme mois, & que la raison des nombres de Pythagore semble le prouver. Il est singulier qu’on juge ces choses sur la raison des nombres de Pythagore.

Quelques jurisconsultes François ont dit que, lorsque le roi acquéroit quelque pays, les églises y devenoient sujettes au droit de régale, parce que la couronne du roi est ronde. Je ne discuterai point ici les droits du roi, & si dans ce cas la raison de la loi civile ou ecclésiastique doit céder à la raison de la loi politique : mais je dirai que des droits si respectables doivent être défendus par des maximes graces. Qui a jamais vu fonder sur la figure d’un signe d’une dignité, les droits réels de cette dignité ?

Davila[16] dit que Charles IX fut déclaré majeur au Parlement de Rouen à quatorze ans commencés, parce que les lois veulent qu’on compte le temps du moment au moment, lorsqu’il s’agit de la restitution & de l’administration des biens du pupile : au lieu qu’elle regarde l’année commencée comme une années complette, lorsqu’il s’agit d’acquérir des honneurs. Je n’ai garde de censurer une disposition qui ne paroît pas avoir eu jusqu’ici d’inconvénient ; je dirai seulement que la raison alléguée par le chancelier de l’Hôpital n’étoit pas la vraie : il s’en faut bien que le gouvernement des peuples ne soit qu’un honneur.

En fait de présomption, celle de la loi vaut mieux que celle de l’homme. La loi Françoise regarde[17] comme frauduleux tous les actes faits par un marchand dans les dix jours qui ont précédé sa banqueroute : c’est la présomption de la loi. La loi Romaine infligeoit des peines au mari qui gardoit sa femme après l’adultere, à moins qu’il n’y fût déterminé par la crainte de l’événement d’un procès, ou par la négligence de sa propre honte ; & c’est la présomption de l’homme. Il falloit que le juge présumât les motifs de la conduite du mari, & qu’il se déterminât sur une maniere de penser très-obscure. Lorsque le juge présume, les jugemens deviennent arbitraires ; lorsque la loi présume, elle donne au juge une regle fixe.

La loi de Platon[18], comme j’ai dit, vouloit qu’on punît celui qui se tueroit, non pas pour éviter l’ignominie, mais par foiblesse. Cette loi étoit vicieuse, en ce que, dans le seul cas où l’on ne pouvoit pas tirer du criminel l’aveu du motif qui l’avoit fait agir, elle vouloit que le juge se déterminât sur ces motifs.

Comme les lois inutiles affoiblissent les lois nécessaires, celles qu’on peut éluder affoiblissent la législation. Une loi doit avoir son effet, & il ne faut pas permettre d’y déroger par une convention particuliere.

La loi Falcidie ordonnoit, chez les Romains, que l’héritier eût toujours la quatrieme partie de l’hérédité : une autre loi[19] permit au testateur de défendre à l’héritier de retenir cette quatrieme partie : c’est se jouer des lois. La loi Falcidie devenoit inutile : car, si le testateur vouloit favoriser son héritier ; celui-ci n’avoit pas besoin de la loi Falcidie ; & s’il ne vouloit pas le favoriser, il lui défendoit de se servir de la loi Falcidie.

Il faut prendre garde que les lois soient conçues de maniere qu’elles ne choquent point la nature des choses. Dans la proscription du prince d’Orange, Philippe II promet à celui qui le tuera de donner à lui ou à ses héritiers, vingt-cinq mille écus & la noblesse ; & cela en parole de roi, & comme serviteur de Dieu. La noblesse promise pour une telle action ! une telle action ordonnée en qualité de serviteur de Dieu ! Tout cela renverse également les idées de l’honneur, celles de la morale, & celles de la religion.

Il est rare qu’il faille défendre une chose qui n’est pas mauvaise, sous prétexte de quelque perfection qu’on imagine.

Il faut dans les lois une certaine candeur. Faites pour punir la méchanceté des hommes, elles doivent avoir elles-mêmes la plus grande innocence. On peut voir dans la loi des Wisigoths[20] cette requête ridicule, par laquelle on fit obliger les Juifs à manger toutes les choses apprêtées avec du cochon, pourvu qu’ils ne mangeassent point du cochon même. C’étoit une grande cruauté : on les soumettoit à une loi contraire à la leur ; on ne leur laissoit garder de la leur que ce qui pouvoit être un signe pour les reconnoître.


  1. Ut carmen necessarium. Cicéron, de legibus, liv. II.
  2. C’est l’ouvrage d’Irnerius.
  3. Testament politique.
  4. Aut quâlibet manumissione donatum inquietare voluerit. Appendice au code Théodosien, dans le premier tome des œuvres du P. Sirmond, p. 737.
  5. Aulugelle liv. XX, chap. i.
  6. On trouve, dans le procès-verbal de cette ordonnance, les motifs que l’on eut pour cela.
  7. Dans son ordonnance de Montel-lès-Tours, l’an 1453.
  8. On pouvoit punir le procureur, sans qu’il fût nécessaire de troubler l’ordre public.
  9. L’ordonnance de 1667 a fait des réglemens là-dessus.
  10. Liv. II. tit. 37.
  11. Dans l’appendice du P. Sismond au code Théodosien, tome I.
  12. Leg. I. cod. de repudiis.
  13. Voyez l’authentique sed hodiè, au code de repudiis.
  14. Leg. I, ff. de postulando.
  15. Dans les sentences, liv. IV, tit. 9.
  16. Della guerra civile di Francia, pag. 96.
  17. Elle est du mois de novembre, 1702.
  18. Liv. IX des Lois.
  19. C’est l’authentique, sed cùm testator.
  20. Liv. XII, tit. 2. §. 16.