Esprit des lois (1777)/L28/C20
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Origine du point-d’honneur.
On trouve des énigmes dans les codes des lois des barbares. La loi[1] des Frisons ne donne qu’un demi-sou de composition à celui qui a reçu des coups de bâton ; & il n’y a si petite blessure pour laquelle elle n’en donne davantage. Par la loi salique, si un ingénu donnoit trois coups de bâton à un ingénu, il payoit trois sous ; s’il avoit fait couler le sang, il étoit puni comme s’il avoit blessé avec le fer, & il payoit quinze sous ; la peine se mesuroit par la grandeur des blessures. La loi des Lombards[2] établit différentes compositions pour un coup, pour deux, pour trois, pour quatre. Aujourd’hui un coup en vaut cent mille.
La constitution de Charlemagne insérée dans la loi[3] des Lombards, veut que ceux à qui elle permet le duel, combattent avec le bâton. Peut-être que ce fut un ménagement pour le clergé ; peut-être que comme on étendoit l’usage des combats, on voulut les rendre moins sanguinaires. Le capitulaire[4] de Louis le débonnaire donne le choix de combattre avec le bâton ou avec les armes. Dans la suite il n’y eut que les serfs qui combattissent avec le bâton[5].
Déjà je vois naître & se former les articles particuliers de notre point-d’honneur. L’accusateur commençoit par déclarer devant le juge, qu’un tel avoit commis une telle action ; & celui-ci répondoit qu’il en avoit menti[6] ; sur cela le juge ordonnoit le duel. La maxime s’établit que, lorsqu’on avoit reçu un démenti, il falloit se battre.
Quand un homme[7] avoit déclaré qu’il combattroit, il ne pouvoit plus s’en départir ; & s’il le faisoit, il étoit condamné à une peine. De là suivit cette regle, que quand un homme s’étoit engagé par sa parole, l’honneur ne lui permettoit plus de la rétracter.
Les gentilshommes[8] se battoient entr’eux à cheval & avec leurs armes, & les villains[9] se battoient à pied & avec le bâton. De là il suivit que le bâton étoit l’instrument des outrages[10], parce qu’un homme qui en avoit été battu, avoit été traité comme un villain.
Il n’y avoit que les villains qui combattissent à visage découvert[11] ; ainsi il n’y avoit qu’eux qui pussent recevoir des coups sur la face. Un soufflet devint une injure, qui devoit être lavée par le sang ; parce qu’un homme qui l’avoit reçu, avoit été traité comme un villain.
Les peuples Germains n’étoient pas moins sensibles que nous au point d’honneur ; ils l’étoient même plus. Ainsi les parens les plus éloignés prenoient une part très-vive aux injures, & tous leurs codes sont fondés là-dessus. La loi des Lombards[12] veut que celui qui, accompagné de ses gens, va battre un homme qui n’est point sur ses gardes, afin de le couvrir de honte & de ridicule, paye la moitié de la composition qu’il auroit due s’il l’avoit tué ; & que[13] si, par le même motif, il le lie, il paye les trois quarts de la même composition.
Disons donc que nos peres étoient extrêmement sensibles aux affronts ; mais que les affronts d’une espece particuliere, de recevoir des coups d’un certain instrument sur une certaine partie du corps, & donnés d’une certaine maniere, ne leur étoient pas encore connus. Tout cela étoit compris dans l’affront d’être battu, & dans ce cas la grandeur des excès faisoit la grandeur des outrages.
- ↑ Additio sapientium Willemari, tit. 5.
- ↑ Liv. I, tit. 6, §. 3.
- ↑ Liv. II, tit. 5, §. 23.
- ↑ Ajouté à la loi salique sur l’an 819.
- ↑ Voyez Beaumanoir, ch. lxiv, page 323.
- ↑ Ibid. page 329.
- ↑ Ibid. ch. iii, pages 25 & 329.
- ↑ Voyez, sur les armes des combattans, Beaumanoir, ch. lxi, p. 308, & ch. lxiv, p. 328.
- ↑ Ibid. ch. lxiv, page 328 : voyez aussi les chartres de Saint-Aubin d’Anjou, rapportées par Galland, page 163.
- ↑ Chez les Romains, les coups de bâton n’étoient point infames. Lege Ictus sustium. De iis qui notantur infamiâ.
- ↑ Ils n’avoient que l’écu & le bâton, Beaumanoir, chap. lxiv, page 328.
- ↑ Liv. I, tit. 6. §. I.
- ↑ Ibid. §. 2.