Esprit des lois (1777)/L26/C6

◄  Livre XXVI
Chapitre V
Livre XXVI Livre XXVI
Chapitre VII
  ►

CHAPITRE VI.

Que l’ordre des successions dépend des principes du droit politique ou civil, & non pas des principes du droit naturel.


La loi Voconienne ne permettoit point d’instituer une femme héritiere, pas même sa fille unique. Il n’y eut jamais, dit S. Augustin[1], une loi injuste. Une formule de[2] Marculfe traite d’impie la coutume qui prive les filles de la succession de leur peres. Justinien[3] appelle barbare le droit de succéder des mâles, au préjudice des filles. Ces idées sont venues de ce que l’on a regardé le droit que les enfans ont de succéder à leurs peres, comme une conséquence de la loi naturelle ; ce qui n’est pas.

La loi naturelle ordonne aux peres de nourrir leurs enfans, mais elle n’oblige pas de les faire héritiers. Le partage des biens, les lois sur ce partage, les successions après la mort de celui qui a eu ce partage ; tout cela ne peut avoir été réglé que par la société, & par conséquent par des lois politiques ou civiles.

Il est vrai que l’ordre politique ou civil demande souvent que les enfans succedent aux peres, mais il ne l’exige par toujours.

Les lois de nos fiefs ont pu avoir des raisons pour que l’aîné des mâles, ou les plus proches parens par mâles, eussent tout, & que les filles n’eussent rien : & les lois des Lombards[4] ont pu en avoir pour que les sœurs, les enfans naturels, les autres parens, & à leur défaut le fisc, concourussent avec les filles.

Il fut réglé dans quelques dynasties de la Chine, que les freres de l’empereur lui succéderoient, & que ses enfans ne lui succéderoient pas. Si l’on vouloit que le prince eût une certaine expérience, si l’on craignoit les minorités, s’il falloit prévenir que des eunuques ne plaçassent successivement des enfans sur le trône, on put très-bien établir un pareil ordre de succession : & quand quelques[5] écrivains ont traité ces freres d’usurpateurs, ils ont jugé sur des idées prises des lois de ce pays-ci.

Selon la coutume de Numidie[6] Delsace frere de Géla, succéda au royaume, non pas Massinisse son fils. Et encore aujourd’hui[7], chez les Arabes de Barbarie, où chaque village a un chef, on choisit, selon cette anciennes coutume, l’oncle, ou quelqu’autre parent, pour succéder.

Il y a des monarchies purement électives ; & dès qu’il est clair que l’ordre des successions doit dériver des lois politiques ou civiles, c’est à elles à décider dans quel cas la raison veut que cette succession soit déférée aux enfans, & dans quel cas il faut la donner à d’autres.

Dans les pays où la polygamie est établie, le prince a beaucoup d’enfans ; le nombre en est plus grand dans des pays que dans d’autres. Il y a des[8] états où l’entretien des enfans du roi seroit impossible au peuple ; on a pu y établir que les enfans du roi ne lui succéderoient pas, mais ceux de sa sœur.

Un nombre prodigieux d’enfans exposeroit l’état à d’affreuses guerres civiles. L’ordre de succession qui donne la couronne aux enfans de la sœur, dont le nombre n’est pas plus grand que ne le seroit celui des enfans d’un prince qui n’auroit qu’une seule femme, prévient ces inconvéniens.

Il y a des nations chez lesquelles des raisons d’état ou quelque maxime de religion ont demandé qu’une certaine famille fût toujours régnante : telle est aux Indes[9] la jalousie de sa caste, & la crainte de n’en point descendre : on y a pensé que, pour avoir toujours des princes du sang royal, il falloit prendre les enfans de la sœur aînée du roi.

Maxime générale : nourrir ses enfans, est une obligation du droit naturel ; leur donner sa succession, est une obligation du droit civil ou politique. De là dérivent les différentes dispositions sur les bâtards dans les différens pays du monde ; elles suivent les lois civiles ou politiques de chaque pays.


  1. De civitate Dei, liv. III.
  2. Liv. II, chap. xii.
  3. Novelle 21.
  4. Liv. II, tit. 14, §. 6, 7 & 8.
  5. Le P. du Halde, sur la seconde dynastie.
  6. Tite-Live, décade 3, liv. IX.
  7. Voy. Les voyages de M. Schaw, tome 1, p. 401.
  8. Voyez le recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tome IV, part. I, pag. 114 ; & M. Smith, voyage de Guinde, part. 2. pag. 150, sur le royaume de Julda.
  9. Voyez les lett. edif. quatorzieme recueil ; & les voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tome III, part. 2. pag. 644.