Esprit des lois (1777)/L22/C17


CHAPITRE XVII.

Des dettes publiques.


Quelques gens ont cru qu’il étoit bon qu’un état dût à lui-même : ils ont pensé que cela multiplioit les richesses, en augmentant la circulation.

Je crois qu’on a confondu un papier circulant qui représente la monnoie, ou un papier circulant qui est le signe des profits qu’une compagnie a faits ou fera sur le commerce, avec un papier qui représente une dette. Les deux premiers sont très-avantageux à l’état : le dernier ne peut l’être ; & tout ce qu’on peut en attendre, c’est qu’il soit un bon gage pour les particuliers de la dette de la nation, c’est-à-dire, qu’il en procure le payement. Mais voici les inconvéniens qui en résultent.

1°. Si les étrangers possedent beaucoup de papiers qui représentent une dette, ils tirent tous les ans de la nation une somme considérable pour les intérêts.

2°. Dans une nation ainsi perpétuellement débitrice, le change doit être très-bas.

3°. L’impôt levé pour le payement des intérêts de la dette, fait tort aux manufactures, en rendant la main de l’ouvrier plus chere.

4°. On ôte les revenus véritables de l’état à ceux qui ont de l’activité & de l’industrie, pour les transporter aux gens oisifs ; c’est-à-dire, qu’on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, & des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent.

Voilà les inconvéniens ; je n’en connois point les avantages. Dix personnes ont chacune mille écus de revenu en fonds de terre ou en industrie ; cela fait pour la nation, à cinq pour cent, un capital de deux cents mille écus. Si ces dix personnes emploient la moitié de leur revenu, c’est-à-dire cinq mille écus, pour payer les intérêts de cent mille écus qu’elles ont empruntés à d’autres, cela ne fait encore pour l’état que deux cents mille écus : c’est, dans le langage des algébristes, 200000 écus - 100000 écus + 100000 écus = 200000 écus.

Ce qui peut jeter dans l’erreur, c’est qu’un papier qui représente la dette d’une nation, est un signe de richesse ; car il n’y a qu’un état riche qui puisse soutenir un tel papier sans tomber dans la décadence : que s’il n’y tombe pas, il faut que l’état ait de grandes richesses d’ailleurs. On dit qu’il n’y a point de mal, parce qu’il y a des ressources contre ce mal ; & on dit que le mal est un bien, parce que les ressources surpassent le mal.