Esprit des lois (1777)/L19/C16
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Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.
Les mœurs & les manieres sont des usages que les lois n’ont point établis, ou n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu établir.
Il y a cette différence entre les lois & les mœurs, que les lois reglent plus les actions du citoyen, & que les mœurs reglent plus les actions de l’homme. Il y a cette différence entre les mœurs & les manieres, que les premieres regardent plus la conduite intérieure, les autres l’extérieure.
Quelquefois, dans un état, ces choses[1] se confondent. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs & les manieres ; & les législateurs de la Chine en firent de même.
Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone & de la Chine confondirent les lois, les mœurs & les manieres : c’est que les mœurs représentent les lois, & les manieres représentent les mœurs.
Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes le respectassent beaucoup ; que chacun sentît à tous les instans qu’il devoit beaucoup aux autres, qu’il n’y avoit point de citoyen qui ne dépendît à quelqu’égard d’un autre citoyen : Ils donnerent donc aux regles de la civilité la plus grande étendue.
Ainsi, chez les peuples Chinois on vit
les gens[2] de village observer entr’eux
des cérémonies comme les gens d’une
condition relevée : moyen très-propre à
inspirer la douceur, à maintenir parmi le
peuple la paix & le bon ordre, & à ôter
tous les vices qui viennent d’un esprit
dur. En effet, s’affranchir des regles
de la civilité, n’est-ce pas chercher le
moyen de mettre ses défauts plus à l’aise ?
La civilité vaut mieux à cet égard que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barriere que les hommes mettent entr’eux pour s’empêcher de se corrompre.
Lycurgue, dont les institutions étoient dures, n’eut point la civilité pour objet lorsqu’il forma les manieres ; il eut en vue cet esprit belliqueux qu’il vouloit donner à son peuple. Des gens toujours corrigeans, ou toujours corrigés, qui instruisoient toujours, & étoient toujours instruits, également simples & rigides, exerçoient plutôt entr’eux des vertus qu’ils n’avoient des égards.