Esprit des lois (1777)/L19/C14

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CHAPITRE XIV.

Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs & les manieres d’une nation.


Nous avons dit que les lois étoient des institutions particulieres & précises du législateur, & les mœurs & les manieres des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsque l’on veut changer les mœurs & les manieres, il ne faut pas les changer par les lois ; cela paroîtroit trop tyrannique : il vaut mieux les changer par d’autres mœurs & d’autres manieres.

Ainsi, lorsqu’un prince veut faire de grands changemens dans sa nation, il faut qu’il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, & qu’il change par les manieres ce qui est établi par les manieres : & c’est une très-mauvaise politique, de changer par les lois ce qui doit être changé par les manieres.

La loi qui obligeoit les Moscovites à se faire couper la barbe & les habits, & la violence de Pierre I, qui faisoit tailler jusqu’aux genoux les longues robes de ceux qui entroient dans les villes, étoient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes, ce sont les peines : il y en a pour faire changer les manieres, ce sont les exemples.

La facilité & la promptitude avec laquelle cette nation s’est policée, a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d’elle ; & que ces peuples n’étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violens qu’il employa étoient inutiles ; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changemens. Les femmes étoient renfermées, & en quelques façons esclaves ; il les appella à la cour, il les fit habiller à l’Allemande, il leur envoyoit des étoffes. Ce sexe goûta d’abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité & ses passions, & la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors étoient étrangeres au climat, & y avoient été apportées par le mélange des nations & par les conquêtes. Pierre I, donnant les mœurs & les manieres de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendoit pas lui-même. L’empire du climat est le premier de tous les empires. Il n’avoit donc pas besoin de lois pour changer les mœurs & les manieres de sa nation ; il lui eût suffi d’inspirer d’autres mœurs & d’autres manieres.

En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment ; c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessite est tyrannique. La loi n’est pas un pur acte de puissance ; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas son ressort.