Esprit des lois (1777)/L18/C22


CHAPITRE XXII.

D’une loi civile des peuples Germains.


J’expliquerai ici comment ce texte particulier de la loi salique que l’on appelle ordinairement la loi salique, tient aux institutions d’un peuple qui ne cultivoit point les terres, ou du moins qui les cultivoit peu.

La loi salique[1] veut que, lorsqu’un homme laisse des enfans, les mâles succedent à la terre salique au préjudice des filles.

Pour savoir ce que c’étoit que les terres saliques, il faut chercher ce que c’étoit que les propriétés ou l’usage des terres chez les Francs, avant qu’ils fussent sortis de la Germanie.

M. Echard a très bien prouvé que le mot salique vient du mot sala, qui signifie maison ; & qu’ainsi la terre salique étoit la terre de la maison. J’irai plus loin ; & j’examinerai ce que c’étoit que la maison, & la terre de la maison, chez les Germains.

« Ils n’habitent point de villes, dit Tacite[2], & ils ne peuvent souffrir que leurs maisons se touchent les unes les autres ; chacun laisse autour de sa maison un petit terrain ou espace, qui est clos & fermé ». Tacite parloit exactement. Car plusieurs lois des codes[3] barbares ont des dispositions différentes contre ceux qui renversoient cette enceinte, & ceux qui pénétroient dans la maison même.

Nous savons, par Tacite & César, que les terres que les Germains cultivoient ne leur étoient données que pour un an ; après quoi elles redevenoient publiques. Ils n’avoient de patrimoine que la maison, & un morceau de terre dans l’enceinte autour de la maison[4]. C’est ce patrimoine particulier qui appartenoit aux mâles. En effet, pourquoi auroit-il appartenu aux filles ? Elles passoient dans une autre maison.

La terre salique étoit donc cette enceinte qui dépendait de la maison du Germain ; c’étoit la seule propriété qu’il eût. Les Francs, après la conquête, acquirent de nouvelles propriétés, & on continua à les appeler des terres saliques.

Lorsque les Francs vivoient dans la Germaine, leurs biens étoient des esclaves, des troupeaux, des chevaux, des armes, etc. La maison & la petite portion de terre qui y étoit jointe, étoient naturellement données aux enfans mâles qui devoient y habiter. Mais lorsqu’après la conquête, les Francs eurent acquis de grandes terres, on trouva dur que les filles & leurs enfans ne pussent y avoir de part. Il s’introduisit un usage, qui permettoit au pere de rappeler sa fille & les enfans de sa fille. On fit taire la loi ; & il falloit bien que ces sortes de rappels fussent communs, puisqu’on en fit des formules[5].

Parmi toutes ces formules, j’en trouve une singuliere[6]. Un aïeul rappelle ses petits-enfans pour succéder avec ses fils & avec ses filles. Que devenoit donc la loi salique ? Il falloit que, dans ces temps-là même, elle ne fût plus observée ; ou que l’usage continuel de rappeller les filles eût fait regarder leur capacité de succéder comme le cas le plus ordinaire.

La loi salique n’ayant point pour objet une certaine préférence d’un sexe sur un autre, elle avoit encore moins celui d’une perpétuité de famille, de nom, ou de transmission de terre : tout cela n’entroit point dans la tête des Germains. C’étoit une loi purement économique, qui donnoit la maison, & la terre dépendante de la maison, aux mâles qui devoient l’habiter, & à qui par conséquent elle convenoit le mieux.

Il n’y a qu’à transcrire ici le titre des alleus de la loi salique, ce texte si fameux, dont tant de gens ont parlé, & que si peu de gens ont lu.

1.o « Si un homme meurt sans enfans, son pere ou sa mere lui succéderont. 2.o S’il n’a ni pere ni mere, son frere ou sa sœur lui succéderont. 3o. S’il n’a ni frere ni sœur, la sœur de sa mere lui succédera. 4o. Si sa mere n’a point de sœur, la sœur de son pere lui succédera. 5o. Si son pere n’a point de sœur, le plus proche parent par mâle lui succédera. 6o. Aucune portion[7] de la terre salique ne passera aux femelles ; mais elle appartiendra aux mâles, c’est-à-dire que les enfans mâles succéderont à leur pere ».

Il est clair que les cinq premiers articles concernent la succession de celui qui meurt sans enfans ; & le sixieme, la succession de celui qui a des enfans.

Lorsqu’un homme mouroit sans enfans, la loi vouloit qu’un des deux sexes n’eût de préférence sur l’autre que dans de certains cas. Dans les deux premiers degrés de succession, les avantages des mâles & des femelles étoient les mêmes ; dans le troisieme & le quatrieme, les femmes avoient la préférence ; & les mâles l’avoient dans le cinquieme.

Je trouve les semences de ces bizarreries dans Tacite. « Les enfans[8] des sœurs, dit-il, sont chéris de leur oncle comme de leur propre pere. Il y a des gens qui regardent ce lien comme plus étroit & même plus saint ; ils le préferent, quand ils reçoivent des otages ». C’est pour cela que nos premiers historiens[9] nous parlent tant de l’amour des rois Francs pour leur sœur & pour les enfans de leur sœur. Que si les enfans des sœurs étoient regardés dans la maison comme les enfans même, il étoit naturel que les enfans regardassent leur tante comme leur propre mere.

La sœur de la mere étoit préférée à la sœur du pere ; cela s’explique par d’autres textes de la loi salique : Lorsqu’une femme étoit veuve[10], elle tomboit sous la tutelle des parens de son mari ; la loi préféroit pour cette tutelle les parens par femmes aux parens par mâles. En effet, une femme qui entroit dans une famille, s’unissant avec les personnes de son sexe, elle étoit plus liée avec les parens par femmes, qu’avec les parens par mâle. De plus, quand un[11] homme en avoit tué un autre, & qu’il n’avoit pas de quoi satisfaire à la peine pécuniaire qu’il avoit encourue, la loi lui permettoit de céder ses biens, & les parens devoient suppléer à ce qui manquoit. Après le pere, la mere & le frere, c’étoit la sœur de la mere qui payoit, comme si ce lien avoit quelque chose de plus tendre : or la parente, qui donne les charges, devoit de même donner les avantages.

La loi salique vouloit qu’après la sœur du pere, le plus proche parent par mâle eût la succession : mais s’il étoit parent au-delà du cinquieme degré, il ne succédoit pas. Ainsi une femme au cinquieme degré auroit succédé au préjudice d’un mâle du sixieme : & cela se voit dans la loi[12] des Francs Ripuaires, fidelle interprete de la loi salique dans le titre des alleus, où elle suit pas à pas le même titre de la loi salique.

Si le pere laissoit des enfans, la loi salique vouloit que les filles fussent exclues de la succession à la terre salique, & qu’elle appartînt aux enfans mâles.

Il me sera aisé de prouver que la loi salique n’exclut pas indistinctement les filles de la terre salique, mais dans le cas seulement où des freres les excluroient. Cela se voit dans la loi salique même, qui, après avoir dit que les femmes ne posséderoient rien de la terre salique, mais seulement les mâles, s’interprete & se restreint elle-même : « c’est-à-dire, dit-elle, que le fils succédera à l’hérédité du pere ».

2.o Le texte de la loi salique est éclairci par la loi des Francs Ripuaires, qui a aussi un titre[13] des alleus très-conforme à celui de la loi salique.

3.o Les lois de ces peuples barbares, tous originaires de la Germanie, s’interpretent les unes les autres, d’autant plus qu’elles ont toutes à peu près le même esprit. La loi des Saxons[14] veut que le pere & la mere laissent leur hérédité à leur fils, & non pas à leur fille ; mais que s’il n’y a que des filles, elles ayent toute l’hérédité.

4.o Nous avons deux anciennes formules[15] qui posent le cas où, suivant la loi salique, les filles sont exclues par les mâles ; c’est lorsqu’elles concourent avec leur frere.

5.o Une autre formule[16] prouve que la fille succédoit au préjudice du petit-fils ; elle n’étoit donc exclue que par le fils.

6.o Si les filles, par la loi salique, avoient été généralement exclues de la succession des terres, il seroit impossible d’expliquer les histoires, les formules & les chartres, qui parlent continuellement des terres & des biens des femmes dans la premiere race.

On a eu tort de dire[17] que les terres saliques étoient des fiefs. 1.o Ce titre est intitulé des alleus. 2.o Dans les commencemens, les fiefs n’étoient point héréditaires. 3.o Si les terres saliques avoient été des fiefs, comment Marculfe auroit-il traité d’impie la coutume qui excluoit les femmes d’y succéder, puisque les mâles même ne succédoient pas aux fiefs ? 4.o Les chartres que l’on cite pour prouver que les terres saliques étoient des fiefs, prouvent seulement qu’elles étoient des terres franches. 5.o Les fiefs ne furent établis qu’après la conquête ; & les usages saliques existoient avant que les Francs partissent de la Germanie. 6.o Ce ne fut point la loi salique qui, en bornant la succession des femmes, forma l’établissement des fiefs ; mais ce fut l’établissement des fiefs qui mit des limites à la succession des femmes & aux dispositions de la loi salique.

Après ce que nous venons de dire, on ne croiroit pas que la succession perpétuelle des mâles à la couronne de France put venir de la loi salique. Il est pourtant indubitable qu’elle en vient. Je le prouve par les divers codes des peuples barbares. La loi salique[18] & la loi des Bourguignons[19] ne donnerent point aux filles le droit de succéder à la terre avec leurs freres ; elles ne succéderent pas non plus à la couronne. La loi des Wisigoths[20] au contraire admit les filles[21] à succéder aux terres avec leurs freres ; les femmes furrent capables de succéder à la couronne. Chez ces peuples, la disposition de la loi civile força[22] la loi politique.

Ce ne fut pas le seul cas où la loi politique chez les Francs céda à la loi civile. Par la disposition de la loi salique, tous les freres succédoient également à la terre ; & c’étoit aussi la disposition de la loi des Bourguignons. Aussi, dans la monarchie des Francs & dans celle des Bourguignons, tous les freres succéderent-ils à la couronne, à quelques violences, meurtres & usurpations près, chez les Bourguignons.


  1. Tit. 62.
  2. Nullas Germanorum populis urbes habitari sotis notum est, ne pati quidem inter se junctas sedes ; colunt discreti, ut nemus placuit. Vicos locant, non in nostrum morem connexis & cohærentibus ædificiis : suam quisque domum spatio circumdat. De morib. Germ.
  3. La loi des Allemands, ch. X ; & la loi des Bavarois, tit. 10. §. 1 & 2.
  4. Cette enceinte s’appelle curtis dans les chartres.
  5. Voyez Marculfe, liv. II. form. 10 & 12 ; l’appendice de Marculfe, form. 49 ; & les formules anciennes, appellées de Sirmond, form. 22.
  6. Form. 55, dans le recueil de Lindembroch.
  7. De terrâ verò salicâ in mulierem nulla portis hæreditatis transit, sed hoc virilis sexus acquirit, hoc est filii in ipsâ hæreditate succedunt. Tit. 62. §. 6.
  8. Sororum filiis idem apud avunculum quam apud patrem honor. Quidam sanctiorem arctioremque hunc nexum sanguinis arbitrantur, & in accipiendis obsidibus magis exigunt, tanquàm ii & animum firmiùs & donum latius teneant. De morib. Germ.
  9. Voyez dans Grégoire de Tours, liv. VIII. ch. XVIII & XX ; liv. IX. ch. XVI & XX, les fureurs de Gontran sur les mêmes traitemens faits à Ingunde sa niece par Leuvigilde : & comme Childebert, son frere, fit la guerre pour la venger.
  10. Loi salique, tit. 47.
  11. Ibid. tit. 61. §. 1.
  12. Et deinceps usque ad quintum genuculum qui proximus fuerit in hæreditatem succedat. Tit. 56. § 6.
  13. Tit. 56.
  14. Tit. 7. §. 1. Pater aut mater defuncti, filio non filiæ hæreditatem relinquant. §. 4. Qui defunctus, non filios, sed filias reliquerit, ad eas omnis hæreditas pertineat.
  15. Dans Marculfe, liv. II. form. 12 ; & dans l’appendice de Marculfe, form. 49.
  16. Dans le recueil de Lindembroch, form. 55.
  17. Du Cange, Pithou, etc.
  18. Tit. 62.
  19. Tit. i. §. 3. tit. 14. §. 1. & tit. 51.
  20. Liv. IV. tit. 2. §. 1.
  21. Les nations Germaines dit Tacite, avoient des usages communs ; elles en avoient aussi de particuliers.
  22. La couronne, chez les Ostrogoths, passa deux fois par les femmes aux mâles ; l’une par Amalasunthe, dans la personne d’Athalarie ; & l’autre, par Amalafrede, dans la personne de Théodat. Ce n’est pas que, chez eux, les femmes ne pussent régner par elles-mêmes : Amalasunthe, après la mort d’Athalarie, régna, & régna même après l’élection de Théodat & concurremment avec lui. Voyez les lettres d’Amalasunthe & de Théodat, dans Cassiodore, liv. X.