Esprit des lois (1777)/L16/C16

CHAPITRE XVI.

De la répudiation & du divorce chez les Romains.


Romulus permit au mari de répudier sa femme, si elle avoit commis un adultere, préparé du poison, ou falsifié les clefs. Il ne donna point aux femmes le droit de répudier leur mari. Plutarque[1] appelle cette loi, une loi très-dure.

Comme la loi d’Athenes[2] donnoit à la femme, aussi-bien qu’au mari, la faculté de répudier ; & que l’on voit que les femmes obtinrent ce droit chez les premiers Romains nonobstant la loi de Romulus ; il est clair que cette institution fut une de celles que les députés de Rome rapporterent d’Athenes, & qu’elle fut mise dans les lois des douze tables.

Cicéron[3] dit que les causes de répudiation venoient de la loi des douze tables. On ne peut donc pas douter que cette loi n’eût augmenté le nombre des causes de répudiation établies par Romulus.

La faculté du divorce fut encore une disposition, ou du moins une conséquence de la loi des douze tables. Car, dès le moment que la femme ou le mari avoit séparément le droit de répudier, à plus forte raison pouvoient-ils se quitter de concert, & par une volonté mutuelle.

La loi ne demandoit point qu’on donnât des causes pour le divorce[4]. C’est que, par la nature de la chose, il faut des causes pour la répudiation, & qu’il n’en faut point pour le divorce ; parce que là où la loi établit des causes qui peuvent rompre le mariage, l’incompatibilité mutuelle est la plus forte de toutes.

Denys d’Halicarnasse[5], Valere-Maxime[6], & Aulugelle[7], rapportent un fait qui ne me paroît pas vraisemblable : ils disent que, quoiqu’on eût à Rome la faculté de répudier sa femme, on eut tant de respect pour les auspices, que personne, pendant cinq cents vingt ans[8], n’usa de ce droit jusqu’à Carvilius Ruga, qui répudia la sienne pour cause de stérilité. Mais il suffit de connoître la nature de l’esprit humain, pour sentir quel prodige ce seroit, que la loi donnant à tout un peuple un droit pareil, personne n’en usât. Coriolan partant pour son exil, conseilla[9] à sa femme de se marier à un homme plus heureux que lui. Nous venons de voir que la loi des douze tables, & les mœurs des Romains, étendirent beaucoup la loi de Romulus. Pourquoi ces extensions, si on n’avoit jamais fait usage de la faculté de répudier ? De plus, si les citoyens eurent un tel respect pour les auspices, qu’ils ne répudierent jamais, pourquoi les législateurs de Rome en eurent-ils moins ? Comment la loi corrompit-elle sans cesse les mœurs ?

En rapprochant deux passages de Plutarque, on verra disparoître le merveilleux du fait en question. La loi royale[10] permettoit au mari de répudier dans les trois cas dont nous avons parlé. « Et elle vouloit, dit Plutarque[11], que celui qui répudiroit dans d’autres cas, fût obligé de donner la moitié de ses biens à sa femme, & que l’autre moitié fût consacrée à Cerès ». On pouvoit donc répudier dans tous les cas, en se soumettant à la peine. Personne ne le fit devant Carvilius Ruga[12] ; « qui, comme dit encore Plutarque[13], répudia sa femme pour cause de stérilité, deux cents trente ans après Romulus » : c’est-à-dire, qu’il la répudia soixante & onze ans avant la loi des douze tables, qui étendit le pouvoir de répudier, & les causes de répudiation.

Les auteurs que j’ai cités, disent que Carvilius Ruga aimoit sa femme ; mais qu’à cause de sa stérilité, les censeurs lui firent faire serment qu’il la répudieroit, afin qu’il pût donner des enfans à la république ; & que cela le rendit odieux au peuple. Il faut connoître le génie du peuple Romain, pour découvrir la vraie cause de la haine qu’il conçut pour Carvilius. Ce n’est point parce que Carvilius répudia la femme, qu’il tomba dans la disgrace du peuple : c’est une chose dont le peuple ne s’embarrassoit pas. Mais Carvilius avoit fait un serment aux censeurs, qu’attendu la stérilité de sa femme, il la répudieroit pour donner des enfans à la république. C’étoit un joug que le peuple voyoit que les censeurs alloient mettre sur lui. Je ferai voir dans la suite[14] de cet ouvrage les répugnances qu’il eut toujours pour les réglemens pareils. Mais d’où peut venir une telle contradiction entre ces auteurs ? Le voici : Plutarque a examiné un fait, & les autres ont raconté une merveille.


  1. Vie de Romulus.
  2. C’étoit une loi de Solon.
  3. Mimam res suas sibi habere jussit, ex duodecim tabulis caussam addidit, Philip. II.
  4. Justinien changea cela, novel. 117, ch. x.
  5. Liv. II.
  6. Liv. II. chap. iv.
  7. Liv. IV. chap. iii.
  8. Selon Denys d’Halicarnasse & Valere-Maxime ; & 523, selon Aulugelle. Aussi ne mettent-ils pas les mêmes consuls.
  9. Voyez le discours de Véturie, dans Denys, d’Halicarnasse, liv. VIII.
  10. Plutarque, vie de Romulus.
  11. Plutarque, vie de Romulus.
  12. Effectivement, la cause de stérilité n’est point portée par la loi de Romulus. Il y a apparence qu’il ne fut point sujet à la confiscation, puisqu’il suivoit l’ordre des censeurs.
  13. Dans la comparaison de Thésée & de Romulus.
  14. Au liv. XXIII. chap. xxi.