Esprit des lois (1777)/L16/C10

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CHAPITRE X.

Principe de la morale de l’orient.


Dans le cas de la multiplicité des femmes, plus la famille cesse d’être une, plus les lois doivent réunir à un centre ces parties détachées ; & plus les intérêts sont divers, plus il est bon que les lois les ramenent à un intérêt.

Cela se fait sur-tout par la clôture. Les femmes ne doivent pas seulement être séparées des hommes par la clôture de la maison ; mais elles en doivent encore être séparées dans cette même clôture, en sorte qu’elles y fassent comme une famille particuliere dans la famille. De là dérive pour les femmes toute la pratique de la morale, la pudeur, la chasteté, la retenue, le silence, la paix, la dépendance, le respect, l’amour ; enfin une direction générale de sentimens à la chose du monde la meilleure par sa nature, qui est l’attachement unique à sa famille.

Les femmes ont naturellement à remplir tant de devoirs qui leur sont propres, qu’on ne peut assez les séparer de tout ce qui pourroit leur donner d’autres idées, de tout ce qu’on traite d’amusemens, & de tout ce qu’on appelle des affaires.

On trouve des mœurs plus pures dans les divers états d’orient, à proportion que la clôture des femmes y est plus exacte. Dans les grands états, il y a nécessairement de grands seigneurs. Plus ils ont de grands moyens, plus ils sont en état de tenir les femmes dans une exacte clôture, & de les empêcher de rentrer dans la société. C’est pour cela que, dans les empires du Turc, de Perse, du Mogol, de la Chine & du Japon, les mœurs des femmes sont admirables.

On ne peut pas dire la même chose des Indes, que le nombre infini d’îles, & la situation du terrain, ont divisées en une infinité de petits états, que le grand nombre des causes que je n’ai pas le temps de rapporter ici rendent despotiques.

Là, il n’y a que des misérables qui pillent, & des misérables qui sont pillés. Ceux qu’on appelle des grands, n’ont que de très-petits moyens ; ceux que l’on appelle des gens riches, n’ont guere que leur subsistance. La clôture des femmes n’y peut être aussi exacte, l’on n’y peut pas prendre d’aussi grandes précautions pour les contenir, la corruption de leurs mœurs y est inconcevable.

C’est là qu’on voit jusqu’à quel point les vices du climat, laissés dans une grande liberté, peuvent porter le désordre. C’est là que la nature a une force, & la pudeur une foiblesse qu’on ne peut comprendre. À Patane[1], la lubricité[2] des femmes est si grande, que les hommes sont contraints de se faire de certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. Selon M. Smith[3], les choses ne vont pas mieux dans les petits royaumes de Guinée. Il semble que dans ces pays-là, les deux sexes perdent jusqu’à leurs propres lois.


  1. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. II, partie II, pag. 196.
  2. Aux Maldives, les peres marient leurs filles à dix & onze ans, parce que c’est un grand péché, disent-ils, de leur laisser endurer nécessité d’hommes. Voyages de François Pyrard, chap. xii. À Bantam, si-tôt qu’une fille à treize ou quatorze ans, il faut la marier, si l’on ne veut qu’elle mene une vie débordée. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, pag. 348.
  3. Voyage de Guinée, seconde partie, pag. 192, de la traduction. « Quand les femmes, dit-il, rencontrent un homme, elles le saisissent, & le menacent de le dénoncer à leur mari, s’il les méprise, Elles se glissent dans le lit d’un homme, elles le réveillent ; & s’il les refuse, elle le menacent de se laisser prendre sur le fait. »