Esprit des lois (1777)/L13/C14


CHAPITRE XIV.

Que la nature des tributs est relative au gouvernement.


L’impôt par tête est plus naturel à la servitude ; l’impôt sur les marchandises est plus naturel à la liberté, parce qu’il se rapporte d’une maniere moins directe à la personne.

Il est naturel au gouvernement despotique, que le prince ne donne point d’argent à sa milice ou aux gens de sa cour, mais qu’il leur distribue des terres, & par conséquent qu’on y leve peu de tributs. Que si le prince donne de l’argent, le tribut le plus naturel qu’il puisse lever est un tribut par tête. Ce tribut ne peut être que très-modique : car, comme on n’y peut pas faire diverses classes considérables, à cause des abus qui en résulteroient, vu l’injustice & la violence du gouvernement, il faut nécessairement se régler sur le taux de ce que peuvent payer les plus miserables.

Le tribut naturel au gouvernement modéré, est l’impôt sur les marchandises. Cet impôt étant réellement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance, est un prêt que le marchand a déjà fait à l’acheteur : ainsi il faut regarder le négociant, & comme le débiteur général de l’état, & comme le créancier de tous les particuliers. Il avance à l’état le droit que l’acheteur lui payera quelque jour ; & il a payé, pour l’acheteur, le droit qu’il a payé pour la marchandise. On sent donc que plus le gouvernement est modéré, que plus l’esprit de liberté regne, que plus les fortunes ont de sureté, plus il est facile au marchand d’avancer à l’état, & de prêter au particulier des droits considérables. En Angleterre, un marchand prête réellement à l’état cinquante ou soixante livres sterling à chaque tonneau de vin qu’il reçoit. Quel est le marchand qui oseroit faire une chose de cette espece dans un pays gouverné comme la Turquie ? & quand il l’oseroit faire, comment le pourroit-il, avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?