Esprit des lois (1777)/L12/C28


CHAPITRE XXVIII.

Des égards que les monarques doivent à leurs sujets.


Il faut qu’ils soient extrêmement retenus sur la raillerie. Elle flatte lorsqu’elle est modérée, parce qu’elle donne les moyens d’entrer dans la familiarité ; mais une raillerie piquante leur est bien moins permise qu’au dernier de leurs sujets, parce qu’ils sont les seuls qui blessent toujours mortellement.

Encore moins doivent-ils faire à un de leurs sujets une insulte marquée : ils sont établis pour pardonner, pour punir, jamais pour insulter.

Lorsqu’ils insultent leurs sujets, ils les traitent bien plus cruellement que ne traite les siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces derniers insultent, ils humilient & ne déshonorent point ; mais pour eux, ils humilient & déshonorent.

Tel est le préjugé des Asiatiques, qu’ils regardent un affront fait par le prince, comme l’effet d’une bonté paternelle ; & telle est notre maniere de penser, que nous joignons au cruel sentiment de l’affront, le désespoir de ne pouvoir nous en laver jamais.

Ils doivent être charmés d’avoir des sujets à qui l’honneur est plus cher que la vie, & n’est pas moins un motif de fidélité que de courage.

On peut se souvenir des malheurs arrivés aux princes pour avoir insulté leurs sujets ; des vengeances de Chéréas, de l’eunuque Narsès, & du comte Julien ; enfin de la duchesse de Montpensier, qui outrée contre Henri III, qui avoit révélé quelqu’un de ses défauts secrets, le troubla pendant toute sa vie.