Esprit des lois (1777)/L11/C14

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CHAPITRE XIV.

Comment la distribution des trois pouvoirs commença à changer après l’expulsion des Rois.


Quatre choses choquoient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenoient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils & militaires ; on avoit attaché au consulat un pouvoir exorbitant, on faisoit des outrages au peuple, enfin on ne lui laissoit presqu’aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.

I°. Il fit établir, qu’il y auroit des magistratures, où les plébéiens pourroient prétendre ; & il obtint peu à peu qu’il auroit part à toutes, excepté à celle d’entre-roi.

2°. On décomposa le consulat, & on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs[1], à qui on donna la puissance de juger les affaires privées ; on nomma des questeurs[2], pour faire juger les crimes publics ; on établit des édiles, à qui on donna la police ; on fit des trésoriers[3], qui eurent l’administration des deniers publics : enfin, par la création des censeurs, on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui regle les moeurs des citoyens & la police momentanée des divers corps de l’état. Les principales prérogatives qui leur resterent, furent de présider aux grands[4] états du peuple, d’assembler le sénat & de commander les armées.

3°. Les lois sacrées établirent des tribuns, qui pouvoient à tous les instans arrêter les entreprises des patriciens ; & n’empêchoient pas seulement les injures particulieres, mais encore les générales.

Enfin, les plébéiens augmenterent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple Romain étoit divisé de trois manieres, par centuries, par curies & par tribus ; & quand il donnoit son suffrage, il étoit assemblé & formé d’une de ces trois manieres.

Dans la premiere, les patriciens, les principaux, les gens riches, le sénat, ce qui étoit à peu près la même chose, avoient presque toute l’autorité ; dans la seconde, ils en avoient moins ; dans la troisieme, encore moins.

La division par centuries étoit plutôt une division de cens & de moyens, qu’une division de personnes. Tout le peuple étoit partagé en cent quatre-vingt-treize centuries[5], qui avoient chacune une voix. Les patriciens & les principaux formoient les quatre-vingt-dix-huit premieres centuries ; le reste des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingt-quinze autres. Les patriciens étoient donc dans cette division les maîtres des suffrages.

Dans les divisions des curies[6], les patriciens n’avoient pas les mêmes avantages. Ils en avoient pourtant. Il falloit consulter les auspices, dont les patriciens étoient les maîtres ; on n’y pouvoit faire de proposition au peuple, qui n’eût été auparavant portée au sénat, & approuvée par un sénatus-consulte. Mais dans la division par tribus, il n’étoit question ni d’auspices, ni de sénatus-consultes, & les patriciens n’y étoient pas admis.

Or le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu’on avoit coutume de faire par centuries, & à faire par tribus les assemblées qui se faisoient par curies ; ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens.

Ainsi quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l’affaire de Coriolan[7], les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus[8], & non par centuries ; & lorsqu’on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures[9] de tribuns & d’édiles, le peuple obtint qu’il s’assembleroit par curies pour les nommer ; & quand sa puissance fut affermie, il obtint[10] qu’ils seroient nommés dans une assemblée par tribus.


  1. Tite-Live, premiere décade, liv. VI.
  2. Quaestores parricidii ; Pomponius, leg. 2. § 23, ss de orig. juris..
  3. Plutarque, vie de Publicola.
  4. Comitiis centuriatis.
  5. Voyez là-dessus Tite-Live, liv. I ; & Denys d’Halicarnasse, liv. IV & VII.
  6. Denys d’Halicarnasse, liv. IX, p. 598.
  7. Denys d’Halicarnasse, liv. VII.
  8. Contre l’ancien usage, comme on le voit dans Denys d’Halicarnasse, liv. V., p. 320.
  9. Liv. VI, p. 410 & 411.
  10. Liv. IX, p. 605.