Espagne, poésie/En passant à Vergara

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Espagne, poésie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 27 (p. 972-974).

EN PASSANT À VERGARA.
No vaya usted a ver eso que lé dara gana de vomitar.

Nous avions avec nous une jeune Espagnole
À l’allure hardie, à la toilette folle,
Au grand front éclatant comme un marbre poli,
Où la réflexion n’a jamais fait un pli,
Encadré de cheveux qui venaient en désordre
Sur un col satiné nonchalamment se tordre ;
Des sourcils de velours avec de grands yeux noirs,
Renvoyant des éclairs comme un piége à miroirs ;
Un rire éblouissant, épanoui, sonore,
Belle fleur de gaîté qu’un seul mot fait éclore ;
Des dents de jeune loup, pures comme du lait,

Dont l’émail insolent sans trêve étincelait ;
Une taille cambrée en cavale andalouse,
Des pieds mignons à rendre une reine jalouse ;
Et puis sur tout cela je ne sais quoi de fou,
Des mouvemens d’oiseau dans les poses du cou,
De petits airs penchés, des tournures de hanches,
De certaines façons de porter ses mains blanches,
Comme dans les tableaux où le vieux Zurbaran
Sous le nom d’une sainte, en habit castillan,
Représente une dame avec des pandelocques,
Des plumes, du clinquant et des modes baroques.

Or pendant que j’errais dans la vaste fonda,
Attendant qu’on servît la olla podrida,
Et que je regardais, ardent à tout connaître,
La cage du grillon pendue à la fenêtre,
Un mort passa, — partant pour le royaume noir ;
Et comme je voulais descendre pour le voir,
(Car sur le front des morts le rêveur cherche à lire
Ce terrible secret qu’aucun d’eux n’a pu dire)
L’Espagnole, posant ses doigts blancs sur mon bras,
Me retint et me dit : Oh ! ne descendez pas,
Cela vous donnerait, à coup sûr, la nausée !
Elle jeta ces mots vaguement, sans pensée,
De cet air de dégoût mêlé d’un peu d’effroi
Qu’on aurait en parlant d’un reptile au corps froid.

Ce spectacle, effrayant pour le héros lui-même,
Qui fait pâlir encor le front du chartreux blême,
Après vingt ans de jeûne et d’angoisses passés,
Un crâne sous la main, entre des murs glacés,
La mort n’a donc pour toi ni leçon ni tristesse ;
Et parce que tu bois le vin de ta jeunesse,
Que tes cheveux sont noirs et tes regards ardens,
Qu’il n’est pas une tache aux perles de tes dents,
Tu crois vivre toujours, sans qu’à ton front splendide
Le temps avec son ongle ose écrire une ride ?
Et tu méprises fort, dans ton éclat vermeil,
Le cadavre au teint vert qui dort le grand sommeil !
Et pourtant ce débris fut le temple d’une ame ;

Ce néant a vécu ; cette lampe sans flamme
Que la bouche inconnue a soufflé en passant,
Naguère eut le rayon qui t’éclaire à présent.
Sans doute ; mais pourquoi plonger dans ces mystères ?
Laissons rêver les morts dans leurs lits solitaires,
En conversation avec le ver impur !
À nous la vie, à nous le soleil et l’azur,
À nous tout ce qui chante, à nous tout ce qui brille,
Les courses de taureaux dans Madrid ou Séville,
Les pesans picadors et les légers chulos,
Les mules secouant leurs grappes de grelots,
Les chevaux éventrés et le taureau qui râle,
Fondant, l’épée au cou, sur le matador pâle !
À nous la castagnette, à nous le pandero,
La cachucha lascive et le gai bolero,
Le jeu de l’éventail, le soir, aux promenades,
Et sous le balcon d’or les molles sérénades !
Les vivans sont charmans, et les morts sont affreux,
Oui ; — mais le ver un jour rongera ton œil creux,
Et comme un fruit gâté, superbe créature,
Ton beau corps ne sera que cendre et pourriture,
Et le mort outragé, se levant à demi,
Dira, le regard lourd d’avoir long-temps dormi :
« Dédaigneuse ! à ton tour tu donnes la nausée ;
Ta figure est déjà bleue et décomposée,
Tes parfums sont changés en fétides odeurs,
Et tu n’es qu’un ramas d’effroyables laideurs ! »