Espagne, les chefs de parti pendant la guerre civile/04

Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 569-592).



GOMEZ.

L’expédition du général carliste Gomez à travers la Péninsule, dans les derniers mois de 1836, a été sans contredit un des épisodes les plus frappans de la dernière guerre civile espagnole. On s’est généralement étonné de voir reparaître, au milieu de notre siècle, une de ces aventureuses promenades militaires de la guerre de trente ans, qu’on ne devait plus croire possibles de nos jours, et qui ne le sont plus en effet qu’en Espagne. Le souvenir qui en est resté dans tous les esprits a quelque chose de la légende, tant l’imagination publique a été frappée de ce qu’il y a eu d’original et d’imprévu dans cette expédition.

Nous n’espérons pas reproduire ici, dans le récit rapide que nous allons faire de cette odyssée carliste, l’intérêt piquant de curiosité qu’elle a eu tant qu’elle a duré. Il est impossible de ressusciter cette attente générale, ces prévisions toujours excitées et toujours déçues, cette suite non interrompue de surprises, ces incertitudes, ces coups de théâtre soudains, ces exagérations même et ces affirmations contradictoires qui ont occupé et amusé l’Europe pendant six mois entiers. Sûr de succomber dans cette lutte contre des souvenirs encore vivans, nous ne l’essaierons pas. Nous voulons seulement, d’après des documens inédits et authentiques, porter le jour de l’histoire sur quelques faits obscurs et mal connus, et assigner à l’ensemble de cette campagne extraordinaire son caractère réel, qui s’est un peu effacé jusqu’ici dans son éclat romanesque. L’intérêt sérieux qui s’attache à la vérité compensera peut-être ce qui nous manque comme effet dramatique.

Commençons d’abord par constater un fait, c’est que l’expédition de 1836, malgré tout le bruit qu’elle a fait avec raison, n’a pas réussi. Gomez avait un but ; il ne l’a pas atteint. Pendant que l’on admirait le plus dans le monde la promptitude et l’habileté de ses mouvemens, il était vivement blâmé au quartier-général de don Carlos, et à son retour dans les provinces basques, il était arrêté, jeté en prison et traduit devant un conseil de guerre. De même que les momens où les généraux constitutionnels prétendaient le plus l’avoir écrasé étaient ceux où il frappait ses coups les plus hardis et les plus heureux, de même les jours où l’opinion applaudissait le plus à ses succès étaient ceux où il se trouvait en réalité dans les plus grands embarras. Vainqueur quand on le disait fugitif, fugitif quand on le croyait vainqueur, sa situation n’a jamais été fidèlement connue, et l’énigme constante que ses courses donnaient à deviner n’a pas été un des moindres motifs qui ont porté si loin le bruit de son nom.

Entendons-nous, en rétablissant de notre mieux la vraie couleur des faits, porter la moindre atteinte à sa gloire ? Non sans doute. Ce qu’il n’a pas fait, il n’a pas pu le faire, et le procès qui lui a été intenté fut le comble de l’injustice et de l’ingratitude. Ce qu’il a fait au contraire est merveilleux, et a été peut-être plus utile à la cause carliste que n’aurait pu l’être ce qu’il a vainement tenté. S’il n’a rien produit de durable, il a étonné, ce qui est beaucoup parmi les hommes ; avec plus d’habileté de la part de son gouvernement, ce qu’il y a eu de surprenant dans son passage aurait suffi pour amener des résultats considérables. Du reste, nous ne prétendons pas faire honneur aux généraux de la reine de l’avortement de la principale tentative de Gomez ; ces généraux ont mérité tous les reproches qui leur ont été faits, et nous n’essaierons pas de les défendre. Nous ne suivons d’autre parti dans ces récits que celui de la vérité.

Pour mettre un peu d’ordre dans notre narration, et nous retrouver au milieu de ces manœuvres si capricieuses et si compliquées, nous diviserons l’expédition de Gomez en quatre parties bien distinctes : 1o l’excursion dans les Asturies et dans la Galice, avec le retour au point de départ ; 2o l’entrée en Castille et la marche sur L’Andalousie par le centre de l’Espagne jusqu’à la prise de Cordoue ; 3o le voyage en Estramadure, depuis le départ de Cordoue jusqu’au retour sur le Guadalquivir ; 4o la seconde campagne d’Andalousie et le retour d’Algésiras dans les provinces basques.

On sera peut-être étonné d’apprendre que l’expédition n’eut d’autre but à son origine que de soulever les Asturies ; c’est ce qui est pourtant hors de doute. Depuis la mort de Zumalacarreguy, tué devant Bilbao, l’armée carliste de Navarre n’avait tenté aucun effort sérieux pour sortir de ses lignes. L’armée constitutionnelle, sous les ordres du général Cordova, formait un demi-cercle autour des provinces, et semblait près d’étouffer, en se resserrant de plus en plus, le foyer de l’insurrection. Il fut décidé au quartier royal qu’une expédition serait tentée pour opérer une diversion, et porter la guerre sur un autre point de la Péninsule. Les Asturies et la Galice furent désignées pour devenir le théâtre de cette tentative, comme étant à la fois les plus rapprochées de la Navarre, et les plus favorables, par la nature de leur sol et par ce qu’on disait des dispositions de leurs habitans, à l’établissement de la guerre civile. Le chef choisi pour commander l’expédition fut l’ancien ami et compagnon d’armes de Zumalacarreguy, le maréchal-de-camp don Miguel Gomez, justement estimé dans l’armée carliste pour sa bravoure, ses talens militaires et son caractère ferme et loyal.

Gomez avait alors cinquante-deux ans, et comptait trente ans de services honorables. Né à Torre don Gimeno, dans le royaume de Jaen, en Andalousie, d’une famille noble, il était, en 1808, étudiant dans sa quatrième année de lois à l’université de Grenade. Lors de l’invasion de Dupont en Andalousie, il prit les armes, comme volontaire, contre les Français. L’ancienne influence de sa famille dans le pays lui permit de rassembler en peu de temps, autour de lui, une petite troupe, et il devint d’abord sous-lieutenant, puis lieutenant dans les compagnies franches qui se formèrent à Jaen. Fait prisonnier en 1812, il fut conduit en France au dépôt d’Autun, d’où il s’évada un an après pour rentrer en Espagne. En 1815, il se retira avec le grade de capitaine. En 1820, il fut des premiers qui prirent les armes contre l’autorité des cortès, et en faveur du pouvoir absolu. Il servit alors dans le second bataillon de Navarre, dont Zumalacarreguy était commandant, et il devint lui-même commandant de ce bataillon, quand son chef obtint de l’avancement.

Mis en disponibilité en 1832, il se rendit à Madrid, et y retrouva Zumalacarreguy, qui était également en disponibilité. Cette conformité de situation resserra entre eux les liens d’une amitié contractée au milieu des hasards de la guerre. Pendant la maladie de Ferdinand VII, ils virent plusieurs fois don Carlos et lui offrirent leurs bras pour le moment où il en aurait besoin. Aussitôt après la mort du roi, tous deux partirent de Madrid, l’un pour la Navarre, l’autre pour la province de Cuença, dans le but commun de soulever le pays au nom de l’infant. Gomez échoua dans son entreprise, mais Zumalacarreguy réussit dans la sienne, et Gomez alla le rejoindre. Il fut nommé, dès son arrivée au quartier-général, colonel et chef d’état-major ; deux ans après il était maréchal-de-camp, et il avait justifié cet avancement rapide par plusieurs actions d’éclat. Ces précédens le désignaient naturellement pour un commandement aussi important que celui de l’expédition projetée.

Quand tout fut prêt pour cette expédition, une démonstration fut faite, par don Basilio Garda, du côté de Vittoria, pour détourner l’attention de l’armée constitutionnelle. Trompé par ce mouvement, le général en chef Cordova se porta sur le point qui paraissait menacé, et laissa le passage libre du côté d’Orduña.

Gomez partit d’Amurrio, petit village de la province d’Alava, le 26 juin 1836. La colonne expéditionnaire était forte de cinq bataillons, deux escadrons et deux pièces de montagne, en tout deux mille sept cents fantassins, cent soixante cavaliers et dix artilleurs. C’était bien peu pour ce qu’elle devait faire un jour, mais il ne faut pas oublier qu’elle ne partait que pour visiter deux petites provinces. Le marquis de Bobeda, brigadier, commandait en second l’expédition ; don Jose Maria Arroyo commandait l’infanterie, et don Santiago Villalobos la cavalerie. Un maréchal-de-camp portugais, don Jose Raimundo Peireira, avec un colonel et plusieurs officiers de sa nation, s’étaient joints à cette petite armée, qui emmenait avec elle un intendant, un trésorier royal et un commissaire des guerres.

Le lendemain même de son départ, elle rencontra à Revilla, à dix heures de marche environ d’Amurrio, la réserve de l’armée constitutionnelle, sous les ordres du maréchal-de-camp Tello, qui était accourue pour lui barrer le chemin. Les christinos furent battus dans cette première rencontre, qui ouvrit brillamment la campagne. Au lieu de profiter de ce succès pour pénétrer dans la Castille, comme on s’y attendait, Gomez se jeta vers l’ouest, dans la chaîne de montagnes qui court parallèlement à la mer de Biscaye, et qui sépare les Asturies du royaume de Léon. De son côté, Espartero, qui commandait la troisième division de l’armée constitutionnelle du nord, rassembla au plus vite les troupes disponibles, et se mit à la poursuite des carlistes avec six mille hommes de pied et trois cent cinquante cavaliers ; alors commença cette curieuse chasse qui devait se prolonger jusqu’à l’autre extrémité de la Péninsule, sans qu’aucune des deux armées s’en doutât alors.

Serré de près par Espartero, Gomez fila pendant quelques jours le long des montagnes, menaçant à la fois les Asturies et le royaume de Léon, et trompant à tout moment la poursuite de son ennemi par la promptitude de ses manœuvres. Chaque soir, sa troupe ne s’arrêtait qu’après avoir fait dix ou douze lieues dans la journée par des chemins montueux et difficiles, et quelquefois après avoir passé vingt-quatre heures sans manger. Tout à coup il tourna au nord, descendit rapidement les petites vallées humides et fertiles qui s’étendent des montagnes à la mer, et le 5 juillet, neuf jours après son départ, il entrait à Oviedo, capitale du royaume des Asturies. Cette ville était défendue par le brave Pardiñas, à la tête du régiment provincial de Pontevedra ; l’apparition de Gomez fut si prompte, que la garnison étonnée ne put que se retirer précipitamment, abandonnant ses effets, ses armes et ses munitions. Gomez en fit son profit, pour donner à sa troupe ce qui lui manquait et pour organiser un bataillon des Asturies, fort de trois cent vingt volontaires ; mais il ne put faire davantage, car il ne trouvait que peu de sympathie dans l’esprit général du pays. On s’était trompé au quartier royal sur les dispositions de la province.

La population asturienne est bien loin d’être de nos jours ce qu’elle était aux temps de don Pélage et de la formation des premières monarchies chrétiennes contre les Maures. Des souvenirs belliqueux de leur histoire, les Asturiens n’ont conservé qu’un privilége dont ils sont très fiers, celui d’être tous nobles de naissance. Leurs mœurs sont industrieuses et paisibles. La plupart d’entre eux émigrent de bonne heure et se répandent dans toute l’Espagne, où ils forment, malgré leur noblesse, les deux tiers des domestiques. Ils n’ont rien de l’esprit inquiet et hardi de leurs voisins les Biscayens, et leur respect pour les grands propriétaires de leur pays, qui sont presque tous constitutionnels, les a toujours maintenus dans l’obéissance de la reine Isabelle. Ils n’opposèrent aucune résistance à l’invasion de Gomez, mais ils ne répondirent que faiblement à l’appel qui leur fut fait par ce général au nom de don Carlos. Depuis, la même tentative a été répétée plusieurs fois auprès d’eux, et elle a toujours échoué.

Cependant Espartero arrivait : il fallut partir. Les carlistes ne passèrent que deux jours à Oviedo. Ils en sortirent dans la matinée du 8 juillet ; Espartero y entra le même jour. La tentative de s’établir dans les Asturies n’ayant pas réussi, Gomez se jeta dans la Galice, et marcha presque en ligne droite sur Sant-Iago, capitale de cette province ; il y arriva en dix jours de marche, après avoir passé le Rio-Miño sous les yeux du général Latre, enfermé dans Lugo. La vieille cité de Sant-lago accueillit avec transport le représentant de la monarchie absolue ; peuplée presque tout entière de prêtres, cette ville avait dû long-temps sa richesse à la célébrité de son saint, révéré par la pieuse Espagne. Une imposition particulière, connue sous le nom de voto de Sant-Iago (vœu de saint-Jacques), était perçue dans tout le royaume pour l’entretien de sa cathédrale et de son archevêché, et cette imposition avait été supprimée par les premières cortès réunies après la proclamation de l’Estatuto real. Ce souvenir ne contribua pas peu à la réception qui fut faite à Gomez ; le corps expéditionnaire fit son entrée au bruit de toutes les cloches, et dans la soirée, de brillantes illuminations témoignèrent de la joie publique.

Mais de pareilles manifestations n’ajoutaient rien à la force réelle de l’armée. Cette troupe, déjà si faible à sa sortie des provinces basques, s’était encore affaiblie par la désertion et par les pertes qu’elle avait faites en malades, traînards, tués ou blessés. Le bataillon formé dans les Asturies était resté dans cette province pour y entretenir la guerre ; de leur côté, les prêtres de Sant-Iago se contentaient d’adresser au ciel de ferventes prières pour le succès du roi légitime, et ne fournissaient que peu d’argent et de recrues. Gomez passa à Sant-Iago encore moins de temps qu’à Oviedo ; entré le 18 juillet, il en sortit dans la nuit du 19 au 20, toujours poursuivi l’épée dans les reins par Espartero. Ce moment fut même un des plus critiques pour l’armée expéditionnaire. Les chefs constitutionnels avaient combiné leurs opérations pour la traquer dans ce coin étroit de la Péninsule, et elle avait à la fois autour d’elle le corps d’Espartero renforcé de celui de Pardiñas, la colonne commandée par le général Latre, une autre colonne sous les ordres du marquis de Astariz, un fort détachement qui arrivait de la Corogne, et plus loin, au sud, couvrant les frontières du Portugal, une division portugaise commandée par le baron Fuente Santa-Maria.

Gomez échappa à cette situation difficile à force d’agilité. Pendant que les journaux de Madrid annonçaient qu’il ne pouvait manquer d’être bloqué et détruit, il se portait sur Mondoñedo, vers le nord, par le seul chemin qui fût resté ouvert. Il traversa ainsi la Galice pour la seconde fois, dans toute sa largeur, mais sans réussir davantage à l’insurger. Un seul partisan se présenta, connu sous le nom de l’Evangéliste, el Evangelista ; Gomez lui fit délivrer des armes, des munitions, et distribua dans sa troupe des brevets d’officier. Le reste de la population resta immobile. Les Galiciens sont, comme on sait, les Auvergnats de l’Espagne ; ils émigrent en plus grand nombre encore que les Asturiens, et vont remplir, à Madrid, à Séville, dans les grandes villes, les fonctions de portefaix et de porteurs d’eau. Peu de jeunes gens étaient restés disponibles pour la guerre civile. L’époque où Gomez visitait le pays était d’ailleurs particulièrement défavorable ; c’était le moment où presque toute la population valide de la Galice se répand jusqu’en Andalousie pour y faire la moisson, et laisse ses montagnes presque désertes jusqu’à l’hiver.

De Mondoñedo, Gomez, quittant la Galice, marcha vers le royaume de Léon : c’était la troisième province où il pénétrait. Il la parcourut sans difficulté comme les deux autres, et entra quand il voulut à Léon, capitale de la province. Il y fut reçu avec d’assez grandes marques extérieures d’adhésion, mais le nombre des volontaires qui se joignirent à lui fut encore moins considérable qu’à Oviedo et à Sant-Iago. Le royaume de Léon a fait très anciennement partie de la couronne de Castille ; le souvenir des lois primitives du pays s’y est conservé. Or, c’est par la Castille que le droit de succession des femmes s’est particulièrement introduit dans la monarchie espagnole ; c’est par une femme, Isabelle-la-Catholique, que la couronne de Castille a été réunie à celle d’Aragon. La légitimité d’Isabelle II ne pouvait donc être douteuse aux yeux des vieilles populations castillanes, et c’est, en effet, dans ces fidèles provinces que le trône de la fille de Ferdinand VII a toujours trouvé son plus ferme appui. Gomez traversa presque sans s’arrêter le royaume de Léon, dans la direction de l’ouest à l’est, comme s’il avait eu pour but de rentrer dans les provinces basques.

Il n’est pas douteux, en effet, que telle était alors son intention. Près de deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il était sorti des provinces avec son corps d’armée ; il avait fait, dans cet intervalle, plus de trois cents lieues, il était entré dans trois capitales ; il était parvenu jusqu’à l’extrémité de la Galice, et il en était revenu ; il avait battu l’ennemi à Revilla, et il s’était dérobé à la poursuite incessante de forces supérieures ; il avait fait appel à l’insurrection partout où il s’était présenté, et il avait distribué des armes à qui en avait demandé. Tout porte à croire que son expédition était terminée, et qu’il n’avait plus qu’à rendre compte à ceux qui l’avaient envoyé. Le général Cordova se vanta dans le temps de lui avoir fermé l’entrée des provinces par ses manœuvres ; et à suivre les mouvemens que fit Gomez dans les premiers jours d’août, tantôt essayant d’aborder les provinces par le sud, tantôt se portant rapidement vers le nord jusqu’à Cangas de Onis, et revenant presque en droite ligne sur ses pas, il est évident qu’il cherchait en effet à percer la ligne ennemie pour rentrer à Orduña, et qu’il ne put y réussir.

Ici se termine la première partie et comme le prologue de l’expédition. Elle débute par un échec, mais accompagné de circonstances brillantes : c’est ce caractère qui lui restera. Ses proportions vont d’ailleurs s’accroître. Si Gomez était parvenu alors à rejoindre le quartier-général, son entreprise n’aurait rien eu de bien distinctif, et se serait à peu près confondue avec celles de Sanz, de Negri, de Zaratieguy et des autres généraux de don Carlos qui ont essayé en vain de faire rayonner la guerre civile autour de son centre. Mais ce n’était pas là sa destinée. L’expédition qui avait paru sur le point de finir, était au contraire au moment de commencer véritablement. Un conseil de guerre fut assemblé le 8 août à Pradanos de Ojeda ; tous les officiers de l’armée y assistèrent ; Gomez leur proposa, puisque l’entrée des provinces leur était interdite, de se jeter bravement dans le cœur du royaume, de le parcourir au hasard, et de chercher, s’il le fallait, jusque dans les provinces les plus reculées, les élémens d’insurrection qui lui avaient manqué dans les contrées qu’ils venaient de traverser. La proposition fut acceptée et exécutée sur-le-champ ; il en fut donné avis au quartier royal par un message, mais la division se mit en marche sans attendre l’approbation du roi.

Cordova avait cru saisir et enfermer Gomez entre les colonnes d’Espartero et les siennes, et il ne fit que le forcer à se jeter sur la Castille ; il n’avait pu prévoir cette fuite audacieuse, qui déjouait tous ses projets. C’est du reste ce qui s’est reproduit très souvent dans la suite de l’expédition. Les généraux qui poursuivaient Gomez l’ont mis presque toujours dans la nécessité de tenter, pour leur échapper, ses coups de main les plus inattendus. Ils empêchaient ce qu’il voulait faire ; mais en se portant sur les points menacés par lui, ils lui livraient ailleurs une proie qu’il ne manquait pas de saisir. Nous le verrons encore contraint de prendre des villes et de jeter le désordre dans des provinces entières pour se mettre à l’abri ; commençons par le suivre en Castille, où il était entré en quelque sorte malgré lui, et où il n’avait aucune envie de rester.

Pendant une de ces marches et contre-marches dans les Asturies qui précédèrent le départ de Gomez pour le centre de la Péninsule, Espartero avait atteint à Escaros, dans le val de Ruron, une partie des troupes de l’expédition commandées par Arroyo, et il n’avait pas eu peine à obtenir sur elles un léger avantage. Aussitôt un de ces bulletins emphatiques dont les généraux constitutionnels ont fait un si grand usage dans cette guerre, avait présenté l’engagement d’Escaros comme une victoire complète ; Gomez était, disait-on, entièrement détruit, son bagage enlevé, ses soldats tués, pris ou dispersés. On ne doutait pas à Madrid de ce nouveau triomphe des troupes de la reine, quand un bruit inoui, inconcevable, se répandit comme l’éclair : Gomez avait traversé en silence les plaines stériles et inhabitées de la Vieille-Castille, et il était apparu tout à coup à Palencia, entre Burgos et Valladolid, où le général Ribero avait été surpris et forcé à une retraite précipitée.

La terreur fut grande dans les deux Castilles à cette nouvelle. De Palencia, Gomez pouvait se porter à son gré dans tous les sens ; partout on pouvait craindre de le voir arriver à l’improviste, et de nombreuses alertes l’annoncèrent souvent en effet sur plusieurs points à la fois. Dans l’ignorance où l’on était de ses véritables intentions et de la force réelle de son corps d’armée, on lui prêtait les projets les plus sinistres et les moyens les plus formidables. Quant à lui, au milieu de cet effroi universel qu’il excitait dans un rayon de cinquante lieues, convaincu de l’impossibilité où il était de résister à une attaque, il ne songeait qu’à franchir le plus promptement possible, avec ses trois mille hommes et son convoi attelé de bœufs, ces régions éminemment dévouées à la monarchie nouvelle, pour se rendre dans des provinces plus favorables à Charles V. Dans sa marche rapide et prudente qui contrastait singulièrement avec le bruit lointain qu’elle laissait après elle, il évitait les grandes villes suivait les routes les plus détournées, et se dirigeait à grandes journées vers les confins des royaumes d’Aragon et de Valence, où il espérait faire sa jonction avec les partisans carlistes qui battaient le pays.

Heureusement pour lui, l’Espagne constitutionnelle passait en ce moment par une de ces crises révolutionnaires qui ont été les plus puissans auxiliaires de la cause absolutiste. Les funestes évènemens de la Granja venaient d’avoir lieu. La mère d’Isabelle, doublement insultée comme femme et comme reine, avait été contrainte par la violence d’accepter la constitution de 1812. Le brave général Quesada, pour avoir maintenu l’ordre dans la capitale au milieu des circonstances les plus critiques, avait été assassiné dans une auberge de village par des nationaux. Le plus affreux désordre régnait partout ; les troupes n’obéissaient plus à leurs chefs ; les autorités des provinces étaient déposées ; le gouvernement nouveau, qui n’en était encore qu’à ses premiers jours, n’avait pas eu le temps de faire réaction lui-même à la désorganisation dont il était sorti. Cette situation profita à Gomez, et lui permit de s’avancer sans résistance jusqu’à vingt lieues de Madrid ; elle fit plus encore pour lui, elle lui fit gagner, sans qu’il la cherchât, une victoire éclatante, signalée, qui doubla en un jour sa renommée.

La garde royale et les autres troupes de la garnison de Madrid qui avaient pris part à la révolte de la Granja, n’étaient pas un des moindres embarras du gouvernement insurrectionnel. Ces troupes indisciplinées menaçaient la capitale d’un pillage et commettaient déjà des excès de tout genre. Le général Rodil, qui avait commandé l’armée du nord, fut nommé ministre de la guerre et généralissime de toutes les troupes, avec les pouvoirs les plus étendus. Pour débarrasser Madrid de cette soldatesque qui l’épouvantait, Rodil annonça l’intention de se rendre lui-même à la tête de la garde royale à l’armée du nord, et il donna ordre au brigadier don Narciso Lopez de partir sur-le-champ avec treize cents des plus mutins pour lui servir d’avant-garde. Lopez partit en effet, et se dirigea vers la Navarre ; mais ayant appris en route qu’une partie des troupes de Gomez se trouvait à Jadraque, il marcha étourdiment de ce côté, malgré les représentations du vieux général Manto, qui lui fit dire plusieurs fois de prendre garde à lui. Ivre d’elle-même, sa troupe croyait marcher à une victoire aussi facile que celle de l’émeute ; elle ne rencontra qu’un prompt châtiment.

Arrivé à Matilia, Lopez, croyant attaquer un des détachemens de Gomez, se jeta sur le gros de l’armée expéditionnaire. Ses treize cents hommes furent presque aussitôt entourés et obligés de se rendre jusqu’au dernier, ainsi que leur chef. Parmi eux se trouvait un des sergens de la Granja. Deux cavaliers seulement purent s’échapper et porter la nouvelle de ce désastre. Madrid trembla et crut voir Gomez à ses portes.

Mais cette heureuse rencontre de Jadraque n’avait rien changé aux projets du chef carliste. Plein du juste sentiment de sa faiblesse, il n’avait profité de son succès de hasard que pour continuer plus sûrement sa route vers le haut Aragon, en traçant dans sa marche une ligne diagonale à travers l’Espagne. Espartero, atteint d’une forte attaque de son inflammation de vessie, s’était arrêté très malade a Lerma ; il avait laissé le commandement de sa division à son second, le brigadier Alaix, et celui-ci continuait mollement une poursuite qui devait le mener plus loin qu’il ne croyait. Gomez, toujours poursuivi, mais de loin, longea, pendant plusieurs jours, les frontières du royaume d’Aragon et celles du royaume de Valence, et parvint le 7 septembre à Utiel. C’est là que, sur ses invitations réitérées et probablement sur les ordres de don Carlos provoqués par lui, les chefs valenciens et aragonais devaient venir le rejoindre. Non-seulement il put y arriver sans encombre, mais il put y rester huit jours sans être inquiété. Alaix s’était tranquillement arrêté à Cuença, et quand on lui reprocha son inaction, il répondit que ses troupes manquaient de souliers.

Cependant la jonction s’opérait à Utiel. Le brigadier carliste Quilez arriva le premier avec deux bataillons et quatre escadrons assez bien armés de fusils et de lances, mais sans uniformes. Don José Miralles, autrement appelé el Serrador (le scieur de long), commandant-général de Valence arriva à son tour avec deux bataillons et deux escadrons, mais mal armés et mal équipés. Enfin Cabrera, qui avait alors le grade de brigadier et le titre de commandant-général d’Aragon, arriva le dernier avec vingt cavaliers seulement. D’autres partisans moins importans, comme l’archiprêtre de Moya, vinrent aussi amener des renforts et demander des armes.

On peut évaluer à neuf ou dix mille hommes, dont la moitié environ de troupes régulières, les forces qui se trouvèrent rassemblées à Utiel. L’Espagne constitutionnelle crut qu’il y en avait bien davantage, et s’en alarma à l’excès. À la nouvelle de cette réunion, le ministre de la guerre Rodil sortit précipitamment de Madrid, et, renonçant au commandement de l’armée du nord, qui fut donné à Espartero, se porta sur Guadalaxara avec huit mille hommes pour couvrir la capitale et observer les mouvemens de Gomez. Ce n’était pas le cas de se tant inquiéter. À peine les chefs carlistes étaient-ils réunis, que la discorde se déclara parmi eux. Cabrera surtout souffrait impatiemment une autorité supérieure. Il n’avait consenti qu’avec répugnance à quitter ses montagnes et il n’aspirait qu’à y revenir ; il avait eu soin d’y laisser toutes ses forces pour défendre la forteresse de Cantavieja, qui était alors pour lui ce que fut plus tard Morella. Les premiers mouvemens de l’armée eurent un caractère d’incertitude très marqué, par suite des divisions qui régnaient dans son sein. Cabrera et les autres chefs de partisans voulaient rester dans le pays ; Gomez, au contraire, voulait porter la guerre dans l’Andalousie, sa patrie. Un coup de main fut tenté sur la petite ville fortifiée de Requeña ; mais cette attaque, conduite sans énergie, échoua devant le courage de ses habitans et de sa faible garnison. Cet effort pour établir dans la province de Cuença un centre de résistance n’ayant pas eu de suite, l’avis de Gomez dut prévaloir.

La colonne expéditionnaire se remit donc en marche le 15 septembre, après avoir expédié sur Cantavieja les prisonniers qu’elle traînait à sa suite depuis Jadraque. Cabrera, Quilez et el Serrador partirent avec elle, mais en murmurant.

Beaucoup d’exagérations et d’erreurs ont été répandues à cette époque par les relations passionnées des journaux sur la nature des rapports de Gomez avec les pays qu’il traversait. Il importe de les rectifier, dans l’intérêt de la vérité. Gomez n’était pas, comme on l’a dit, un chef de bandits, c’était un véritable général à la tête d’une division régulière. Partout où il passait, il avait soin de faire rentrer les contributions en retard, et quelquefois il lui arrivait de frapper des impôts extraordinaires ; mais tout cet argent était perçu avec les formes administratives et remis entre les mains des agens du trésor qui suivaient l’armée. Il avait établi parmi ses troupes une discipline sévère ; il avait l’habitude de leur rappeler dans ses ordres du jour que les défenseurs de la religion et du droit devaient se distinguer par une conduite exemplaire. Si des excès ont été quelquefois commis par des pillards qui s’étaient joints à sa colonne, il ne peut en être responsable. Ce qu’on a dit du butin que son armée ramassa a été fort exagéré ; d’ailleurs ce butin a pu être considérable sans qu’il ait jamais cessé d’être légitimé par le droit de la guerre, exercé avec mesure.

Il n’a jamais sévi que contre ceux qui résistaient ; encore s’est-il souvent montré généreux envers des prisonniers qu’il avait forcés de se rendre à discrétion. Il n’a ensanglanté son drapeau par aucune de ces cruautés inutiles que tous les partis ne se permettent que trop souvent en Espagne. Partout il déposait les municipalités, désarmait les gardes nationales, détruisait les moyens de résistance, s’emparait des munitions et des armes qu’il distribuait à ses partisans. Là s’arrêtait son action politique ; point de violences personnelles, point de persécutions. Sa modération n’a pas peu contribué à le brouiller avec les hommes ardens qui l’avaient rejoint à Utiel, et qui concevaient tout autrement la guerre civile. De son côté, il leur fit peut-être trop sentir la distance qu’il y avait, à ses yeux, entre le commandant d’une troupe réglée et des chefs de guérillas.

L’armée se dirigea d’abord sur Albacete, dans le royaume de Murcie ; elle fit ensuite un coude vers le nord et se jeta dans la Manche pour tourner les montagnes escarpées de la Sierra-Morena, qui séparent l’Andalousie du reste de l’Espagne, et les aborder par leur versant oriental. Une rencontre semblable à celle de Jadraque, mais qui tourna cette fois à l’avantage des constitutionnels, eut lieu, pendant cette marche, à Villarobledo. Alaix, dont la colonne était plus faible que celle de Gomez depuis la réunion d’Utiel, ne cherchait qu’à l’observer sans l’attaquer ; de son côté, le chef carliste, voulant, avant tout, arriver avec toutes ses forces en Andalousie, désirait éviter tout engagement. Malgré les dispositions respectives, le hasard fit qu’Alaix se présenta pour entrer à Villarobledo le 19 septembre, pendant que les troupes expéditionnaires traversaient la ville, et il en résulta un combat.

Si Gomez avait usé de tous ses avantages pour lutter contre son adversaire, il l’aurait infailliblement battu, car il avait sur lui la double supériorité du nombre et de la position ; mais, ignorant sans doute la véritable force qu’il avait devant lui, il continua à faire filer son corps d’armée le long de la ville, même après avoir été attaqué, et, voulant réduire l’affaire aux proportions d’un engagement d’arrière-garde, il ne fit donner qu’une partie de ses troupes. Son infanterie fit d’abord plier celle d’Alaix, mais la cavalerie de l’armée constitutionnelle, commandée par le brave colonel de hussards don Diego Leon, maintenant lieutenant-général et comte de Belascoain, culbuta la cavalerie carliste ; le désordre se mit alors dans l’infanterie, qui n’eut pas le temps de se replier sur le corps d’armée, et qui fut entourée et obligée de se rendre. Alaix fit 1,300 prisonniers, et s’empara de presque tous les bagages de l’expédition. La revanche de Jadraque était presque complète.

Cette victoire, pour être plus réelle que celle d’Escaros, ne fut pas plus utile. Si le général Rodil, qui venait de sortir de Madrid avec la garde royale, s’était hâté de rejoindre la colonne victorieuse d’Alaix, et que tous deux se fussent portés résolument en avant à la poursuite de Gomez, il est probable que l’armée expéditionnaire aurait été complètement dispersée à la suite de cet échec. Les généraux espagnols ne sont pas si pressés ; Alaix se reposa de sa victoire à Villarobledo ; Rodil, de son côté, s’arrêta à Huete. Cependant Gomez conduisait ses soldats par les interminables plaines de la Manche, franchissait sans obstacle la Sierra-Morena par ce fameux défilé de Despeña-Perros, qu’il est si facile de rendre imprenable, et pénétrait en Andalousie. Tous les fruits qu’on aurait pu attendre de l’affaire de Villarobledo étaient perdus.

On avait espéré encore une fois à Madrid qu’il ne serait plus question de Gomez après sa défaite : l’irritation fut très vive quand on apprit qu’il fallait, au contraire, compter plus que jamais avec lui. Alaix prétendit qu’il avait été arrêté par la nécessité de conduire ses prisonniers à Alicante, et cette raison peut avoir sa valeur ; il annonça en même temps qu’il allait reprendre sa poursuite et la continuer sans relâche. Il se remit en effet en marche ; mais Gomez, qui avait plusieurs jours d’avance sur lui, put traverser à son gré Ubeda, Baesa, Baylen, Andujar, et se présenter le 30 septembre devant Cordoue. Quant à Rodil, il envoyait à Madrid, de son quartier-général de Huete, de très beaux plans de campagne, disant qu’il traçait des parallèles d’un effet sûr, et que Gomez ne pouvait lui échapper. En attendant, il ne bougeait pas, ou s’il s’ébranlait, c’était pour se porter sur divers points de la province de Tolède, plus éloignés encore du théâtre de la guerre.

L’Andalousie est, comme on sait, avec le royaume de Valence, le pays le plus riche et le plus productif de l’Espagne ; c’est de l’Andalousie que le gouvernement de la reine tirait ses plus grandes ressources, et si Gomez avait pu y propager l’insurrection, il aurait rendu le plus éminent service à la cause de don Carlos. La population andalouse, dont le caractère est enthousiaste, mobile et ami du changement, passait pour très attachée aux idées libérales ; l’esprit de l’ancien régime dominait cependant encore sur quelques points, particulièrement dans le royaume de Cordoue. La ville de Cordoue elle-même, quoique des plus grandes et des plus peuplées de la Péninsule, était pleine de cet esprit qui se conserve en général beaucoup plus dans les campagnes que dans les villes. Après avoir été long-temps la capitale du califat arabe de l’Occident, Cordoue était devenue au moyen-âge le siége principal de la croisade chrétienne contre les Maures. Pour avoir pris possession de la riche mosquée transformée en cathédrale, la foi catholique n’avait été que plus vive et plus ardente dans son sein, et partout où les croyances religieuses ont eu un empire exclusif en Espagne, l’opinion absolutiste est la plus forte.

Quand le brigadier Villalobos parut devant une des portes de Cordoue, avec une seule compagnie de chasseurs et un escadron d’avant-garde, une partie des gardes nationaux qui défendait ce point, prit la fuite ; l’autre ouvrit la porte aux cris de vive Charles V ! Villalobos entra dans la ville avec sa troupe ; mais, ignorant la direction des rues, il eut le malheur de passer devant un des bâtimens que les constitutionnels avaient fortifiés, et d’où partit subitement un feu très vif qui jeta le désordre dans ses rangs ; lui-même périt victime de son imprudence. Ce malheur n’empêcha pas la population d’ouvrir toutes les portes à l’armée carliste ; ceux qui voulurent résister se retirèrent dans trois forts, qui furent immédiatement assiégés par la division de Valence. Gomez leur fit d’abord offrir une capitulation honorable ; ils répondirent que les défenseurs d’Isabelle II mourraient plutôt que de céder. Le lendemain, serrés de près par les assiégeans, ils firent dire qu’ils acceptaient les conditions de la veille ; il leur fut répondu que les défenseurs des droits sacrés de la légitimité ne renouvelaient jamais des propositions qui avaient été refusées, et qu’ils eussent à se rendre à discrétion, s’ils ne voulaient pas être passés par les armes. Ils se rendirent en effet au nombre de deux mille huit cents hommes, parmi lesquels deux colonels et huit lieutenans-colonels.

Gomez s’occupa aussitôt d’organiser sa victoire. Il nomma une junte de gouvernement sous la présidence du doyen de la cathédrale, envoya des proclamations dans les environs, donna des armes à des chefs de partisans, créa des bataillons de volontaires, et fit enfin tout ce qui était en lui pour faire de Cordoue le centre d’un mouvement en faveur de don Carlos. Il veilla avec soin à ce qu’aucune exaction n’eût lieu qui pût lui aliéner les habitans. Toutes les personnes et toutes les propriétés furent respectées.

La prise de Cordoue fut suivie du soulèvement des principales villes environnantes. Tout le beau pays connu sous le nom de la Campine, si célèbre par les guerres contre les Maures, brisa la pierre de la constitution et proclama Charles V. La ville de Malaga, qui avait eu aussi sa sanglante émeute à la suite de celle de la Granja, et qui avait établi dans son sein une sorte de gouvernement indépendant, envoya contre les villes de la Campine une colonne de volontaires nationaux commandés par le chef des révolutionnaires du pays, nommé Escalante. Mais les héros des émeutes n’étaient pas décidément heureux contre les soldats de la légitimité. Escalante fut honteusement mis en déroute à Buena par un détachement des troupes de Gomez, et poursuivi l’épée dans les reins jusqu’à quatre lieues du champ de bataille. La terreur qui se répandit à Malaga à la suite de cette affaire fut telle que les membres de la junte, oubliant leurs manifestes patriotiques et leurs sermens de vivre ou de mourir pour la révolution, s’embarquèrent au plus vite pour Gibraltar. Il en arriva de même à Séville : l’audience, ou cour royale, quitta la ville, où l’on s’attendait à tout moment à voir arriver l’ennemi.

Gomez paraissait enfin près d’atteindre le but qu’il avait en vain cherché jusque-là. Lui-même parcourut les villes de la Campine, et partout, à Lucena, à Baena, à Cabra, à Priego, à Montilla, il fut reçu comme un sauveur. Il put croire un moment qu’il lui serait possible de s’établir dans le pays et de s’y maintenir, mais cette illusion ne devait pas durer long-temps. Un formidable orage se formait contre lui et ne tarda pas à éclater. Alaix avait enfin passé la Sierra-Morena et s’était établi avec toutes ses forces à Jaen ; Quiroga, capitaine-général de Grenade, réunissait d’autres forces à Castro del Rio ; Espinosa, capitaine-général de Séville, s’était avancé jusqu’à Carmona avec quatre mille hommes ; Butron, gouverneur de Cadix, accourait de son côté, et des troupes étaient dirigées sur l’Andalousie du fond de l’Estramadure ; Rodil lui-même s’était décidé à se mettre en mouvement et occupait tous les passages de la Sierra-Morena. De toutes parts, les gardes nationales mobilisées recevaient l’ordre de marcher, et les populations constitutionnelles se levaient en masse contre les factieux. À mesure que le bruit de ces préparatifs se répandait, l’enthousiasme des villes soulevées diminuait à vue d’œil et fut bientôt réduit à rien. Il devint évident qu’il serait impossible de tenir long-temps dans Cordoue, ville de cinquante mille ames, qui n’était défendue que par de vieilles murailles mauresques. Pour comble d’embarras, les chefs valenciens et aragonais, Cabrera surtout et el Serrador, demandaient à grands cris à rentrer dans leur pays, disant qu’il n’y avait rien à faire en Andalousie, et que l’ennemi détruisait pendant ce temps les établissemens qu’ils avaient formés dans d’autres provinces.

Nous voici parvenus au terme de la seconde période de l’expédition. Cette période a été la plus importante ; elle a duré deux mois comme la première, et n’a pas mieux réussi en ce sens que Gomez ne parvint pas plus à son but en Andalousie que dans les Asturies, mais elle a eu beaucoup plus d’éclat et de retentissement. Gomez y décrivit un immense arc de cercle d’un bout de la Péninsule à l’autre, et attira sur lui l’attention du monde entier.

Une course en Estramadure forme à elle seule la troisième partie ; ce n’est en quelque sorte qu’un épisode, mais plein de hardiesse et d’intérêt. Quand on crut toutes les mesures bien prises pour entourer Gomez, Alaix marcha sur Cordoue à la tête de forces supérieures dans la nuit du 13 au 14 octobre. Gomez l’évacua la même nuit, et, pendant qu’on se flattait de l’espoir de lui fermer toutes les issues il remonta comme un trait vers le nord, repassa la Sierra-Morena sur un point où il n’était pas attendu, descendit les contreforts de cette chaîne, tomba à l’improviste sur Almaden qu’il prit en passant, continua sa route sur Guadalupe, Truxillo et Caceres, et quand il fut arrivé à la hauteur du Tage, il redescendit de Caceres sur Cordoue par une ligne parallèle à celle qu’il avait suivie en allant, et se retrouva au bord du Guadalquivir, le 10 novembre, après avoir, en moins d’un mois traversé deux fois l’Estramadure dans toute sa longueur.

L’Estramadure avait de tout temps affecté le plus vif libéralisme, et ses gardes nationales avaient plusieurs fois menacé de marcher sur Madrid, si le gouvernement ne répondait pas à l’exaltation de leur patriotisme. La brusque arrivée des carlistes fit tomber les fumées de l’orgueil révolutionnaire ; ces terribles gardes nationales disparurent devant Gomez, qui les désarma partout. Une confusion inexprimable se répandit sur son passage et gagna de proche en proche toute la province ; mais le plus important des évènemens qui signalèrent cette promenade de deux cents lieues fut la prise d’Almaden. Almaden est une ville située au pied de la Sierra-Morena, et renommée par ses mines de mercure, qui sont une des plus grandes richesses de l’Espagne. Elle était défendue par le brigadier don Jorge Flinter, chef de la division active d’Estramadure, et par un autre brigadier, don Manuel de la Fuente, gouverneur de la place. Dès l’arrivée des carlistes, le 24 octobre, ces deux généraux se renfermèrent dans deux forts ; mais ils ne purent tenir long-temps, et furent obligés de se rendre. Dix-sept cents hommes furent faits prisonniers avec eux. Cette prise eut autant d’éclat que celle de Cordoue. Gomez montra dans sa victoire un caractère honorable et généreux ; on lui proposa de combler, en se retirant, les mines d’Almaden, qui rapportaient au gouvernement de la reine vingt-cinq millions de réaux par an ; il refusa, disant que ce trésor appartenait à l’Espagne et non à son gouvernement.

Qu’était-ce cependant que ce voyage extraordinaire qui avait tout bouleversé en Estramadure ? C’était pour Gomez un moyen de se dérober à la poursuite acharnée des forces qui le cernaient en Andalousie, et sans doute aussi une nouvelle tentative qui échoua comme les autres. Quand il se fut bien convaincu de l’impossibilité de créer un centre de résistance à Cordoue, il dut songer à d’autres manœuvres, et voici celle qui se présenta naturellement à son esprit. Une seconde expédition, commandée par don Pablo Sanz, venait de sortir des provinces basques. Il put croire que cette expédition tiendrait en échec vers le nord une portion notable des troupes constitutionnelles, et qu’il lui serait possible, pendant ce temps, de s’établir en Estramadure. Peut-être même avait-il pensé, si Sanz s’avançait vers Madrid, à combiner avec lui un système d’opérations contre la capitale. C’est du moins ainsi que les généraux constitutionnels interprétèrent son mouvement, car ils réunirent tous leurs efforts pour l’empêcher de passer le Tage ; il est certain aussi qu’il fit un jour une démonstration comme pour se porter sur ce fleuve, et qu’il revint immédiatement sur ses pas, en présence des forces supérieures qui lui fermaient le passage.

Ce plan, s’il a réellement existé, fut déjoué par le peu de succès de l’expédition de Sanz. Ce chef s’obstina, sans doute sur les ordres de don Carlos, à tenter dans la Galice et dans les Asturies ce que Gomez n’avait pu y faire. Ce second effort échoua encore plus complètement que le premier. Sanz n’était pas homme à réussir où Gomez avait été impuissant. On disait dans les Asturies que Gomez faisait des carlistes et Sanz des patriotes ; Gomez hacia carlistas y Sanz patriotas. Battu à Salas de los Infantes, Sanz abandonna la partie. Gomez, déçu dans ses espérances, fut obligé de se replier en Estramadure ; il y donna des armes à de nombreux partisans, mais il ne put s’y établir lui-même ; il fut ramené, quoi qu’il en eût, en Andalousie, d’où il comptait bien pourtant ne pas revenir.

Le seul avantage qu’il retira de son mouvement sur Truxillo, ce fut de se séparer de Cabrera. N’ayant pas pu passer pour se rendre dans son pays par les royaumes de Jaen et de Grenade, qui étaient occupés par l’ennemi, le chef aragonais avait suivi Gomez en Estramadure. Un dernier conseil de guerre avait été tenu à Truxillo ; Cabrera y demanda que le corps expéditionnaire marchât tout entier au secours de sa place d’armes de Cantavieja, assiégée par San-Miguel. Sur le refus de Gomez, il était parti seul avec ses cavaliers, et s’était dirigé sur le haut Aragon en traversant le centre de l’Espagne. Il trouva, en arrivant, ses craintes réalisées, sa ville prise, ses troupes dispersées, et les prisonniers de Jadraque délivrés. Il voulut alors se jeter dans les provinces basques, mais il fut surpris par Iribarren au moment de passer l’Èbre, et son escorte fut détruite. Lui-même eut la plus grande peine à s’échapper, et fut obligé de rester quelque temps caché chez un vieux prêtre qui l’accueillit fugitif et blessé. Ces désastres accrurent nécessairement son irritation contre Gomez, qu’il se croyait en droit d’en accuser, et c’est de cette époque que datèrent sans doute les premiers rapports qu’il adressa au quartier royal contre ce chef, et qui provoquèrent plus tard la procédure dirigée contre lui.

Pendant que Cabrera se plaignait ainsi de Gomez, l’Espagne constitutionnelle se plaignait encore plus de ses généraux, et avec plus de raison.

La colère publique se porta principalement sur Rodil. Ce général, investi de pouvoirs presque illimités par le nouveau gouvernement, avait annoncé qu’il exterminerait en peu de temps toutes les bandes qui désolaient la Péninsule. On a vu comment il avait tenu parole ; il n’avait rien prévu, rien empêché ; l’entrée de Gomez en Andalousie, son irruption en Estramadure, l’avaient pris au dépourvu. À la tête de toutes les forces militaires de l’Espagne, il avait laissé prendre Cordoue et menacer Séville ; il était à quelques lieues d’Almaden, quand cette ville avait été investie, et il ne l’avait pas secourue. À Truxillo, à Caceres, il lui aurait été facile de joindre et d’écraser Gomez ; il ne l’avait pas essayé. Il s’obstinait à rester dans son cabinet à tracer des parallèles ; sa foi dans ses plans stratégiques, toujours démentis par les évènemens, était telle qu’il se plaignait un jour dans un de ses rapports de la malicieuse lenteur de Gomez, qui dérangeait sans doute une de ses plus savantes combinaisons. Les journaux de Madrid ne tarissaient pas en accusations et en plaisanteries contre lui. Un, entre autres, fit remarquer fort judicieusement que la propriété des parallèles étant de ne jamais se rencontrer, il n’était pas étonnant que le ministre de la guerre, avec ses lignes, ne rencontrât jamais Gomez.

Un décret royal, en date du 15 novembre, retira à Rodil le ministère de la guerre et tous les pouvoirs qui lui avaient été confiés. Rodil remit le commandement de sa division au général Ribero, et se retira dans l’obscurité, fort heureux de sauver sa tête, qui avait été demandée par les plus ardens. Ribero partit aussitôt pour l’Andalousie avec ses huit mille hommes.

Quant à Alaix, il était entré à Cordoue par une porte pendant que Gomez en sortait par une autre, et il s’était, comme d’ordinaire, arrêté dans cette ville, au lieu de suivre l’ennemi. Plus tard, il avait recommencé à tenir la campagne, mais marchant en quelque sorte au hasard, et ne sachant où trouver Gomez. Pendant plusieurs jours, on fut à Madrid sans aucune nouvelle de sa division. De son côté, il se plaignait hautement qu’on ne lui envoyât ni munitions, ni rations, ni souliers, et ses troupes profitaient du dénuement où on les laissait pour rançonner sans pitié les pays qu’elles traversaient. On en était venu, dans les villes les plus constitutionnelles d’Andalousie, à préférer voir arriver la bande de Gomez plutôt que celle d’Alaix. À Cordoue, le général avait donné l’exemple en dépouillant les églises de leurs trésors (que Gomez avait respectés), sous prétexte que, si les carlistes revenaient, ils pourraient s’en emparer. Les soldats se croyaient tout permis après de pareils abus, et ils ne se montraient nullement pressés de finir une guerre où ils étaient libres de piller à leur gré, comme les compagnies franches du moyen-âge.

Alaix ne fut pas immédiatement rappelé comme Rodil mais on sentit la nécessité de lui adjoindre un homme plus résolu avec des troupes moins démoralisées. On fit venir de Medina-Celi le brigadier don Ramon-Maria Narvaez, qui commandait une des divisions de l’armée du nord, et on lui ordonna de marcher aussi contre Gomez avec sa division.

Voilà donc trois généraux, Alaix, Ribera et Narvaez, qui manœuvraient à la fois contre un seul homme. Gomez leur tint tête quelque temps, mais il vit bientôt qu’il devait finir par succomber. Narvaez surtout ne lui laissait pas de relâche. Poursuivie à outrance, l’armée expéditionnaire repassa le Guadalquivir le 10 novembre, et rentra dans le royaume de Cordoue. C’est ici la dernière partie de l’expédition et la moins heureuse. Gomez était loin d’avoir les mêmes espérances que lors de sa première entrée en Andalousie. Ce général, qui répandait au loin la terreur, ne savait plus réellement comment s’y prendre pour tenir tête à ses adversaires. La terre allait bientôt lui manquer, car il était arrivé jusqu’au bout de l’Espagne, et il avait parcouru successivement toutes ses provinces, sans pouvoir planter sa tente nulle part. Il ne pouvait plus rien espérer de l’Andalousie ; les mœurs y sont trop molles, le sol trop riche, le climat trop délicieux, pour que la guerre civile y puisse avoir de grandes chances de durée. Embarrassé de ses prisonniers, il avait été obligé de les mettre en liberté. Ce qu’il pouvait désormais espérer de mieux, c’était de ramener ses troupes intactes à don Carlos, et de sauver le lourd butin qui gênait tous ses mouvemens.

Voici quel était l’aspect de l’armée expéditionnaire quand elle revint en Andalousie après son excursion en Estramadure On voyait d’abord défiler en bon ordre, musique en tête, environ quatre mille hommes d’infanterie, régulièrement habillés et équipés. Ces robustes soldats ne paraissaient pas fatigués malgré les marches presque miraculeuses qu’ils avaient faites. Après eux venaient huit cents hommes de cavalerie, coiffés du berret bleu et portant le manteau blanc, avec des pantalons bleus ou rouges, et montés sur des chevaux éprouvés. Gomez lui-même suivait à cheval, entouré d’un nombreux état-major ; son air était vif et résolu ; les femmes qui le regardaient passer remarquaient qu’il avait très-bonne mine et qu’il était buen mozo, bel homme, ce qui n’est pas sans importance en Espagne, même pour avoir des succès militaires. À la suite de ces troupes régulières et parfaitement disciplinées, marchaient pêle-mêle environ deux mille hommes mal armés et mal vêtus, appartenant aux diverses provinces que Gomez avait traversées. On y voyait des Castillans au manteau sale et rapiécé, au regard sévère et grave, des Navarrais gigantesques avec leur veste courte et leur berret écarlate, des Valenciens légers et rieurs avec leur tunique grecque semblable à la fustanelle des Albanais, et leur manteau bariolé de mille couleurs transversales jeté négligemment sur l’épaule droite ; des Andaloux avec leur veste ou smarra de peau d’agneau, leurs culottes de peau de daim, leurs guêtres richement ornées, leur chapeau pointu, et l’indispensable cigarette à la bouche. Des vivandières, appartenant aussi à toutes les populations de la Péninsule, allaient et venaient au milieu de cette foule bigarrée, tumultueuse, que l’attrait du pillage avait beaucoup plus attirée que l’amour de la légitimité, et que Gomez avait eu plusieurs fois besoin de châtier.

Deux pierriers montés sur des mulets composaient l’artillerie. Quant au matériel, il suivait aussi sur de longues files de mulets chargés à l’espagnole, c’est-à-dire portant des paquets attachés au corps par des cordes de sparterie. De grandes galères, chars à quatre roues excessivement larges, évasés et couverts par des cerceaux qui supportent une estera ou natte de jonc, ployaient sous le poids des armes, des meubles, des outres de vin, des matelas, des tapis, des mille objets variés qui composaient le butin de l’expédition. D’autres chars transportaient les blessés et les malades. Tout cet immense convoi encombrait les routes, défilait avec lenteur et se prolongeait à une grande distance à la suite de la colonne en marche. Il est inconcevable que les généraux constitutionnels n’aient pas atteint plus souvent une division qui traînait après elle un pareil bagage, et qui a eu souvent à traverser des défilés où elle devait former une ligne de plusieurs lieues de longueur.

La seconde marche de Gomez en Andalousie ne fut qu’une fuite continuelle ; il chercha d’abord un asile dans le pays montueux et pittoresque qu’on appelle la Serrania de Ronda. Il était extraordinaire qu’il n’y eût pas pensé plus tôt pour en faire le siége du soulèvement qu’il méditait, mais il était alors trop tard. La Serrania de Ronda était la contrée de l’Andalousie la mieux disposée par la nature pour devenir une seconde Navarre. Des défilés étroits, des montagnes escarpées y enferment des vallées d’une fertilité presque fabuleuse, et où se presse une population innombrable. Toute la partie virile de cette population fait le métier pénible et dangerereux de contrebandier, et rien ne dispose mieux que cette existence de ruses, de fatigues et de luttes à la vie de guérillero. Il n’est pas rare de rencontrer dans la Serrania des convois de cent mulets portant des marchandises introduites en fraude et conduites par quarante ou cinquante montagnards armés d’escopettes. Donnez à ces hommes un drapeau et un cri de guerre, vous avez des compagnies franches toutes faites.

Gomez arriva à Ronda le 16 novembre. Il y distribua en une seule journée deux mille fusils à des volontaires. Il repartit le 17, et marcha vers la mer, toujours talonné par l’ennemi et entouré de plus de quarante mille hommes en armes. Le 21, l’armée expéditionnaire défilait devant Gibraltar ; la garnison et la population entière sortirent pour voir passer ces soldats, qui étaient encore, trois mois auparavant, dans les Asturies, et qui se trouvaient alors à l’autre extrémité de la Péninsule, en face de l’Afrique. Arrivé à Algésiras, Gomez y fréta un navire pour sauver au moins ce qu’il pourrait ; les membres de la junte carliste de Cordoue y furent embarqués, et avec eux une partie de l’argent qui avait été perçu par l’expédition pour le trésor royal. Mais les croiseurs anglais s’emparèrent du bâtiment dès qu’il fut en mer ; les prisonniers et l’argent, qui ne s’élevait pas au-delà de 25,000 piastres (125,000 fr.), furent mis à la disposition du gouvernement espagnol.

Cependant Gomez, acculé à la mer, n’avait plus d’autre alternative que de périr ou de passer au travers des troupes nombreuses qui le cernaient dans la pointe de terre qui porte Gibraltar. Il l’essaya avec sa résolution ordinaire, mais cette fois sans un complet succès. Il passa, mais en se faisant battre ; il n’avait pu éviter d’être rejoint par Narvaez près d’Arcos de la Frontera. Quand il vit qu’un engagement était nécessaire, il prit position avec une partie de ses troupes sur un plateau très élevé nommé Majaceite, du nom d’une ferme située au pied de l’éminence, pendant que le reste de l’armée marchait avec les bagages dans la direction du nord, et passait la rivière de Majaceite sur des ponts construits à la hâte. Le plateau fut enlevé à la baïonnette par Narvaez le 25 novembre, et les forces qui l’occupaient obligées de se replier dans le plus grand désordre. C’était la première fois qu’un général constitutionnel atteignait réellement Gomez. Le succès de Narvaez fut célébré à Madrid avec de grands transports de joie. Les divisions de Ribero et d’Alaix étaient, la première à deux lieues, la seconde à trois lieues du champ de bataille. Elles ne firent aucun effort pour prendre part au combat. Narvaez campa sur les hauteurs de Majaceite ; puis, comme ses troupes étaient fatiguées des marches forcées qu’elles avaient faites pour se rendre de Castille en Andalousie, il prit, en vertu d’un ordre royal dont il était porteur, le commandement de la division d’Alaix, et se remit avec elle à la poursuite de Gomez.

Le général carliste, heureux d’avoir franchi, même au prix d’une défaite, le cercle qui l’enserrait, se dirigeait vers la Sierra-Morena, aussi vite que le lui permettait son convoi. La portion de ses troupes qui avait été battue à Arcos ne s’était ralliée qu’avec peine, et la confusion s’était mise dans son arrière-garde. Narvaez, informé qu’à Lucena, à Cabra, les soldats de Gomez se couchaient par terre, excédés de fatigue et refusant de marcher, voulut mettre la plus grande activité dans sa poursuite. Mais la division qu’il avait retirée à Alaix n’était pas habituée à tant d’énergie ; elle se révolta à Cabra contre son nouveau chef. Alaix, qui suivait à peu de distance, en reprit le commandement. Comme pour prouver qu’il était capable à son tour de promptitude, et pour racheter le temps que la révolte avait fait perdre, il fit marcher ses troupes toute la nuit, et rejoignit à Alcaudète Gomez, qui fuyait toujours. Il lui prit la plus grande partie de ses caisses et de ses munitions. Les soldats vainqueurs se partagèrent ce riche butin. Si, au lieu de s’arrêter à piller, ils avaient poursuivi leur avantage, il est probable que Gomez aurait fini par succomber ; l’indiscipline des troupes et la mollesse du chef le sauvèrent de ce pressant danger.

Cette rencontre d’Alcaudète fut la dernière. La division d’Alaix n’étant plus excitée par l’appât du gain, puisqu’elle s’était emparée de l’argent à Alcaudète, laissa Gomez s’en retourner sans chercher à le joindre, et se contenta de le suivre de loin. Parti d’Algésiras le 3 novembre, Gomez rentra le 19 décembre à Orduña, après avoir, en vingt-six jours, traversé l’Espagne tout entière, du sud au nord, dans une longueur de près de deux cent cinquante, lieues. À son arrivée dans les provinces basques, il n’avait pas avec lui plus de seize cents hommes, et il avait perdu presque tout le riche bagage dont on avait raconté tant de merveilles.

On sait quelle réception lui fut faite au quartier-général. Il y fut traité en criminel d’état, mis au secret, et privé même de toute communication avec sa famille. Ce dénouement d’une si brillante expédition parut avec raison, en Europe, aussi étonnant que l’avait été l’expédition elle-même.

C’était le moment où, par un vertige qui serait inexplicable si l’on ne connaissait les tristes intrigues qui s’agitent partout auprès d’un roi absolu, — la petite cour de Navarre semblait prendre à tâche de persécuter ses plus fidèles serviteurs. Gomez fut accusé de n’avoir pas fait ce qui était nécessaire pour asseoir la guerre dans une des provinces qu’il avait parcourues : nous avons vu jusqu’à quel point il l’avait pu. En revanche il avait promené le drapeau de don Carlos des montagnes des Asturies au détroit de Gibraltar, il avait tenu en échec pendant plusieurs mois toutes les forces militaires de l’Espagne constitutionnelle, il avait désarmé plus de cent mille hommes de gardes nationales, et il avait mis partout la désorganisation, dans un trajet qui n’avait pas eu moins de huit cent lieues d’Espagne, c’est-à-dire environ douze cents lieues de France. De pareils services méritaient, dans tous les cas, qu’on en tint un peu plus de compte.

Gomez pouvait d’ailleurs répondre qu’il avait prévu le premier la mauvaise issue de son expédition, et qu’il avait indiqué les moyens de la prévenir. En effet, de tous les points principaux de la ligne qu’il avait suivie, de Jadraque, d’Utiel, de Lucena, de Caceres, il avait envoyé des messages au ministre de la guerre de don Carlos, pour le prier de faire connaître au roi l’impossibilité où il était de généraliser l’insurrection quelque part, si l’on ne venait pas à son secours. Dans chacune de ces dépêches, après avoir énuméré les forces qui le poursuivaient et qui ne lui permettaient pas de s’arrêter, il demandait qu’un corps d’armée, fort d’au moins six mille hommes, sortît des provinces et se portât directement sur Madrid. Cette diversion eût été d’un succès à peu près infaillible ; on ne la tenta pas. Gomez put croire un moment, lors de l’expédition de Sanz, que ses conseils avaient été suivis, mais il ne tarda pas à voir qu’il n’en était rien.

Tel qu’il a été, ce voyage du corps expéditionnaire carliste a prouvé que ce qui dominait en Espagne, c’était l’indifférence politique et la dissolution sociale. Voilà son résultat le plus évident. Ni les carlistes, ni les christinos n’ont été assez forts, les uns pour donner la victoire à Gomez, les autres pour l’arrêter dès ses premiers pas. De part et d’autre, on n’a réussi et échoué qu’à demi ; c’est la conclusion inévitable de tout ce qui passe en Espagne depuis long-temps.


****