España/Départ
Pour les autres éditions de ce texte, voir Départ (Gautier).
DÉPART
vant d’abandonner à tout jamais ce globe
Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,
Et de faire à mon tour au pays inconnu
Ce voyage dont nul n’est encor revenu,
J’ai voulu visiter les cités et les hommes,
Et connaître l’aspect de ce monde où nous sommes.
Depuis mes jeunes ans d’un grand désir épris,
J’étouffais à l’étroit dans ce vaste Paris ;
Une voix me parlait et me disait : — « C’est l’heure ;
Va, déracine-toi du seuil de ta demeure.
L’arbre pris par le pied, le minéral pesant,
Sont jaloux de l’oiseau, sont jaloux du passant ;
Et puisque Dieu t’a fait de nature mobile,
Qu’il t’a donné la vie, et le sang et la bile,
Pourquoi donc végéter et te cristalliser
À regarder les jours sous ton arche passer ?
Il est au monde, il est des spectacles sublimes,
Des royaumes qu’on voit en gravissant les cimes,
De noirs Escurials, mystérieux granits,
Et de bleus océans, visibles infinis.
Donc, sans t’en rapporter à son image ronde,
Par toi-même connais la figure du monde. »
Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait,
Et le désir ému dans mon cœur palpitait.
Comme au jour du départ on voit parmi les nues
Tournoyer et crier une troupe de grues,
Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ;
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand’peine,
Et, des hôtes pensifs qui hantent l’âme humaine,
Il ne s’asseyait plus à mon triste foyer
Que l’ennui, ce fâcheux qu’on ne peut renvoyer !
L’amour aux longs tourments, aux plaisirs éphémères,
L’art et la fantaisie aux fertiles chimères,
L’entretien des amis et les chers compagnons
Intimes dont souvent on ignore les noms,
La famille sincère où l’âme se repose,
Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose ;
Et sur l’âpre rocher où descend le vautour
Je me rongeais le foie en attendant le jour.
Je sentais le désir d’être absent de moi-même ;
Loin de ceux que je hais et loin de ceux que j’aime,
Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau,
Je voulais écouter mon cœur et mon cerveau,
Et savoir, fatigué de stériles études,
Quels baumes contenait l’urne des solitudes,
Quels mots balbutiait, avec ses bruits confus,
Dans la rumeur des flots et des arbres touffus,
La nature, ce livre où la plume divine
Écrit le grand secret que nul œil ne devine !
Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet,
Comme un manteau trop vieux que l’on quitte à regret,
Cette lente moitié de la nature humaine,
L’habitude au pied sûr qui toujours y ramène,
Les pâles visions, compagnes de mes nuits,
Mes travaux, mes amours et tous mes chers ennuis.
La poitrine oppressée et les yeux tout humides,
Avant d’être emporté par les chevaux rapides,
J’ai retourné la tête à l’angle du chemin,
Et j’ai vu, me faisant des signes de la main,
Comme un groupe plaintif d’amantes délaissées,
Sur la porte debout ma vie et mes pensées.
Hélas ! que vais-je faire et que vais-je chercher ?
L’horizon charme l’œil : à quoi bon le toucher ?
Pourquoi d’un pied réel fouler les blondes grèves
Et les rivages d’or de l’univers des rêves ?
Poète, tu sais bien que la réalité
A besoin, pour couvrir sa triste nudité,
Du manteau que lui file à son rouet d’ivoire
L’imagination, menteuse qu’il faut croire ;
Que tout homme en son cœur porte son Chanaan
Et son Eldorado par delà l’Océan.
N’as-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles,
De rêves gonflés d’air et d’espoirs ridicules ?
Plongeur, n’as-tu pas vu sous l’eau du lac d’azur
Les reptiles grouiller dans le limon impur ?
L’objet le plus hideux, que le lointain estompe,
Prend une belle forme où le regard se trompe.
Le mont chauve et pelé doit à l’éloignement
Les changeantes couleurs de son beau vêtement ;
Approchez, ce n’est plus que rocs noirs et difformes,
Escarpements abrupts, entassements énormes,
Sapins échevelés, broussailles aux poils roux,
Gouffres vertigineux et torrents en courroux.
Je le sais, je le sais. Déception amère !
Hélas ! j’ai trop souvent pris au vol ma chimère !
Je connais quels replis terminent ces beaux corps,
Et la sirène peut m’étaler ses trésors :
À travers sa beauté je vois, sous les eaux noires,
Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires.
Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui,
Chercher sous d’autres cieux mon rêve épanoui ;
Je ne crois pas trouver devant moi, toutes faites,
Au coin des carrefours, les strophes des poètes,
Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains
Les fleurs de l’idéal aux chardons des chemins.
Mais je suis curieux d’essayer de l’absence,
Et de voir ce que peut cette sourde puissance ;
Je veux savoir quel temps, sans être enseveli,
Je flotterai sur l’eau qui ne garde aucun pli,
Et dans combien de jours, comme un peu de fumée,
Des cœurs éteints s’envole une mémoire aimée.
Le voyage est un maître aux préceptes amers :
Il vous montre l’oubli dans les cœurs les plus chers,
Et vous prouve — ô misère et tristesse suprême ! —
Qu’ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même !
Pauvre atome perdu, point dans l’immensité,
Vous apprenez ainsi votre inutilité.
Votre départ n’a rien dérangé dans le monde,
Déjà votre sillon s’est refermé sur l’onde.
Oublié par les uns, aux autres inconnu,
Dans des lieux où jamais votre nom n’est venu,
Parmi des yeux distraits et des visages mornes,
Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes.
Par l’absence à la mort vous vous accoutumez.
Cependant l’araignée à vos volets fermés
Suspend sa toile ronde, et la maison déserte
Semble n’avoir plus d’âme et pleurer votre perte,
Et le chien qui s’ennuie et voudrait vous revoir
Au détour du chemin va hurler chaque soir.