Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XX

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 367-381).
Comment on ne doit pas se servir de la corde.

CHAPITRE XX.

ASCENSION DE LA RUINETTE. — LE CERVIN.


J’avais exécuté, excepté l’ascension du Cervin, toutes les ascensions comprises dans mon programme. Nous tournâmes donc nos pas vers le Cervin, mais, au lieu de revenir par le Val Tournanche, nous allâmes un peu à l’aventure dans l’intention d’escalader, chemin faisant, le sommet de la Ruinette.

Nous passâmes la nuit du 4 juillet à Aoste, sous le toit du brave Tairraz, et, le 5, nous nous rendîmes à Chermontane par le Val d’Ollomont et le Col de la Fenêtre[1]. Nous allâmes coucher aux chalets de Chanrion, un bouge dégoûtant qu’on fera bien d’éviter autant que possible, et, le lendemain, nous les quittions à 3 heures 50 minutes du matin. Après une courte grimpade sur la pente qui les domine et une promenade d’environ 800 mètres sur le glacier de Breney, nous nous dirigeâmes en ligne directe vers la Ruinette dont nous atteignîmes facilement le sommet. Je ne crois pas qu’il existe dans toutes les Alpes une seconde montagne de cette élévation aussi aisée à gravir. On n’a qu’à marcher droit devant soi ; sur presque tout le versant méridional on peut monter partout à l’aise.

Si je me permets de parler aussi légèrement de ce respectable pic, la vue que l’on découvre de son sommet m’inspire la plus sérieuse admiration. C’est un des points les mieux situés pour saisir l’ensemble des Alpes Pennines. On n’aperçoit que des montagnes. L’aspect de ce panorama est solennel, triste peut-être, mais à coup sûr grandiose. Vu de ce belvédère, en avant de la chaîne majestueuse du Mont-Blanc, le Grand Combin paraît plus important que de toute autre sommité. Dans la direction opposée, le Cervin domine tous les pics qui l’environnent. Quoique plus rapprochée, la Dent d’Hérens semble un simple contre-fort de son gigantesque voisin, dont les neiges du Mont-Rose paraissent uniquement destinées à faire ressortir les sombres escarpements. Au sud s’étend la série infinie des Bec et des Becca dominées par les grands pics italiens, tandis qu’au nord le Mont-Pleureur (3706 mètres) rivalise avec le Wildstrubel, qui est plus éloigné.

À 9 heures 15 minutes, nous avions atteint le sommet[2] où nous fîmes une halte d’une heure et demie. Mes fidèles guides m’avertirent alors que Prarayen, où nous devions aller coucher, était encore fort éloigné, et qu’il nous restait deux chaînes élevées à franchir. Il nous fallut donc nous décider à partir, après avoir érigé un énorme cairn avec les blocs de gneiss qui parsèment la cime de la montagne. Nous descendîmes à grands pas les flancs de la Ruinette, et, le glacier de Breney traversé, nous franchîmes un col qui mérite à peine un nom et qu’on peut appeler le col des Portons, à cause des pics voisins. De là nous nous dirigeâmes vers le col d’Ollen par le grand glacier d’Otemma.

La partie de ce glacier que nous avions à traverser était recouverte d’une couche de neige qui dissimulait complétement ses nombreuses et perfides crevasses. Nous marchions prudemment à la file et bien attachés à la corde. Tout à coup Almer tomba dans une crevasse où il s’enfonça jusqu’aux épaules ; je tirai aussitôt la corde, mais la neige céda sous moi et je n’eus que le temps d’étendre les bras pour m’arrêter dans ma chute. Biener tint bon ; toutefois, après l’incident, il nous raconta que son pied s’était aussi enfoncé, de sorte que, pendant un instant, nous nous étions trouvés tous trois dans le gouffre béant de la crevasse. Nous prîmes alors une autre direction, de manière à rencontrer transversalement ces maudites fissures ; puis, quand nous eûmes dépassé la partie centrale du glacier, nous changeâmes une seconde fois de route afin de gagner en droite ligne le sommet du col d’Ollen.

J’ai contracté l’habitude de me servir d’une corde pour traverser les glaciers recouverts de neige ; et je me suis expliqué à cet égard. Un certain nombre de guides, et des meilleurs, ne se soucient pas trop de s’attacher à la corde, surtout le matin de bonne heure, quand la neige est encore ferme. Ils regardent, en effet, la précaution comme inutile. Les ondulations de la surface d’un glacier dénoncent toujours, plus ou moins clairement, l’existence des crevasses. La neige s’affaissant à l’intérieur, les dépressions indiquent leur direction et en partie leur largeur. Un guide expérimenté sait découvrir ces plissements imperceptibles ; il les côtoie, soit sur un bord, soit sur l’autre, et il y tombe rarement. Certains guides, persuadés qu’ils ne seront jamais pris par surprise, refusent donc de se servir de la corde. Michel Croz était de cet avis. Les enfants ou les imbéciles seuls, disait-il, avaient besoin d’être attachés dans la matinée. Je lui dis qu’à cet égard j’étais un enfant par rapport à lui. « Vous savez distinguer ces crevasses cachées et les éviter, mon bon Croz ; moi je ne les vois pas, à moins que vous ne me les montriez, c’est pourquoi ce qui n’est pas un danger pour vous en est un pour moi. » Plus les yeux sont exercés à découvrir ces abîmes cachés, moins la corde est nécessaire pour les éviter ; mais, d’après mon expérience personnelle, si habile que l’on soit, on n’est jamais parfaitement sûr de ne pas se tromper. Aussi, pour le prouver, je raconte ce qui nous était arrivé sur le glacier d’Otemma.

Je me rappelle très-bien ma première traversée du col Saint-Théodule, — le plus facile des grands passages des glaciers supérieurs des Alpes. Nous avions emporté une corde, mais mon guide prétendit qu’elle était absolument inutile, parce qu’il connaissait toutes les crevasses. Nous avions à peine parcouru 400 mètres que la neige manqua sous ses pieds et qu’il disparut englouti jusqu’au cou dans une crevasse. C’était un homme assez gros qui aurait eu de la peine à se tirer seul de ce mauvais pas ; mon aide lui fut donc utile. Une fois sur ses pieds, il s’écria : « Eh bien, je ne me doutais pas qu’il y eût la une crevasse ! » Il ne refusa plus le secours de la corde, et, quand nous continuâmes notre marche, j’avais l’esprit beaucoup plus tranquille. Depuis lors, j’ai peut-être traversé ce col treize fois, et j’ai toujours insisté pour l’emploi de la corde.

Les guides répugnent à l’emploi de la corde sur les glaciers recouverts de neige, parce qu’ils redoutent les moqueries de leurs camarades ; c’est là, peut-être bien leur raison la plus commune. À l’appui de cette vérité, je citerai un second exemple se rapportant au col Saint-Théodule. Arrivé à l’entrée du glacier, je demandai à être attaché. Mon guide, qui jouissait à Zermatt d’une certaine réputation, répondit que personne ne se servait de la corde pour passer ce col. Sans discuter, je lui ordonnai de m’attacher à lui ; il obéit, bien à regret, protestant qu’il serait tourné en ridicule pour le reste de ses jours s’il rencontrait quelque guide de connaissance. À peu de distance, nous aperçûmes un groupe d’individus venant à notre rencontre : « Ah ! s’écria mon guide, voila R… (un guide qu’on prenait d’ordinaire à l’hôtel du Riffel pour faire l’ascension du Mont-Rose) ; désormais, j’en suis sûr, il ne cessera de se moquer de moi ! » Ce guide était suivi d’une file de badauds dont aucun n’était attaché, et sa figure était soigneusement recouverte d’un masque pour la préserver des ampoules. Quand il fut passé, je dis à mon guide : « Si jamais R… se permet envers vous la moindre raillerie, demandez-lui donc pourquoi il prend tant de soin de la peau de son visage, qui en huit jours se renouvellerait fort bien, et si peu de sa vie, qu’il ne peut perdre qu’une fois ? « Cette idée parut toute nouvelle à mon brave guide et depuis il ne refusa jamais de se servir de la corde.

Cette répugnance des habitants des montagnes à employer la corde provient donc, suivant moi, de trois causes : les guides de première classe ont la conviction qu’ils ne courent presque aucun danger ; les guides de deuxième classe ont peur du ridicule et veulent singer leurs supérieurs ; les guides de troisième classe sont ignorants ou paresseux. Quant à moi, je proteste contre toutes les raisons qui font négliger une précaution si simple et si efficace. À mon avis, un touriste, qui veut parcourir les glaciers, doit, avant tout, se munir d’une corde suffisamment longue et solide.

L’Alpine Club anglais chargea, en 1864, une commission de lui faire un rapport sur les cordes préférables pour les excursions alpestres ; les deux genres de cordes auxquelles cette commission a donné son approbation sont, sans aucun doute, les meilleures que l’on puisse trouver. L’une est en chanvre de Manille, l’autre en chanvre italien. La première est la plus lourde, elle pèse un peu plus de trente grammes par trente centimètres. La seconde ne pèse que vingt-cinq grammes ; mais je préfère la corde de Manille, parce qu’elle est plus commode à manier. Ces deux cordes peuvent supporter un poids de 85 kilog. tombant d’une hauteur de 3 mètres, ou de 90 kilog. tombant de 2 mètres 50 centimètres de hauteur ; elles ne se rompent que sous un poids mort de deux tonnes. En 1865 nous emportâmes une corde de Manille longue de 60 mètres, mais le grand embarras que nous causa son poids fut bien compensé par la sécurité qu’elle nous donna. Plusieurs fois elle nous rendit plus de services qu’un guide supplémentaire.

Quelques mots maintenant sur l’usage de la corde. Il y a une bonne manière — et plusieurs mauvaises — de s’en servir. Bien souvent j’ai rencontré sur les glaciers des touristes élégants qui se trouvaient là très-évidemment en dehors de leur élément ; un guide les précède nonchalamment, sans s’inquiéter le moins du monde des innocents dont il a la charge. Ils sont attachés pour la forme ; mais assurément ils ne savent pas du tout pourquoi, car ils marchent côte à côte et en désordre, et la corde traîne sur la neige. Si l’un d’eux tombe dans une crevasse, ses compagnons s’écrient tout effarés : « Eh bien, qu’est-ce qui arrive donc à Smith ? » Quelquefois ils tombent tous ensemble. Voila la mauvaise manière de se servir de la corde. C’est l’abus de l’usage. Il est d’une importance capitale que la corde soit tendue entre chaque voyageur. Sans cela aucune sécurité ; au contraire, le danger est plus grand. Si elle est bien tendue, il n’est pas très-difficile de retirer une personne d’une crevasse dont la voûte de neige s’est brisée sous son poids ; mais on peut se trouver dans une situation fort dangereuse si un pareil accident arrive en même temps à deux personnes rapprochées l’une de l’autre ; il n’en reste plus alors que deux ou même qu’une pour les sauver. On ne doit aussi sous aucun prétexte laisser frotter la corde sur la neige, la glace ou les rochers ; car les torons s’useraient et la vie de tous les membres de l’expédition pourrait être en danger. En outre, il est très-désagréable de sentir une corde traîner sur ses talons. Quelque circonstance imprévue empêche-t-elle la corde de rester tendue d’elle-même, les touristes devront l’enrouler autour de leur main[3], pour qu’elle ne gêne pas ceux qui les précèdent. Tout voyageur qui laisse la corde pendiller sur les talons de celui qu’il suit est un maladroit, ou un insouciant ou un égoïste.

Les voyageurs ne doivent être ni trop éloignés ni trop rapprochés l’un de l’autre ; une distance de 3 ou 4 mètres suffit. Si l’on n’est que deux ou trois, 4 ou 5 mètres seront préférables. Une plus grande longueur est inutile et une longueur moindre de 2 mètres 50 centimètres est insuffisante.

On doit avoir soin d’examiner sa corde de temps en temps, pour constater qu’elle est en bon état. Si vous êtes prudent, assurez-vous-en vous-même tous les jours. Dernièrement, j’examinais ma corde de Manille de 2 centimètres à 2 centimètres et j’en ai trouvé les torons presque usés en plusieurs endroits par des frottements accidentels.

Je n’ai parlé jusqu’à présent de l’emploi de la corde que sur les plateaux des glaciers couverts de neige, pour prévenir des chutes dans des crevasses cachées. On s’en sert également sur les rochers et sur les pentes, surtout dans les passages glissants, et il est aussi très-important, dans ces occasions, de la tenir tendue et de conserver entre les voyageurs une distance raisonnable. Il est beaucoup moins aisé de la tenir tendue sur les pentes que sur les plateaux ; sur les rochers d’un accès difficile, c’est même tout à fait impossible, à moins de ne jamais marcher deux en même temps.

Sur les rochers faciles à gravir, on n’a pas de motifs plausibles

Comment on doit tenir la corde sur les glaciers.


pour employer la corde ; s’en servir sans nécessité ce serait en quelque sorte provoquer la négligence. Il est au contraire très-avantageux d’être tous attachés à la corde sur les rochers d’un accès difficile ou sur les pentes de neige (souvent appelées à tort pentes de glace), pourvu que la corde soit maniée avec intelligence ; mais cette précaution est au contraire presque inutile sur les pentes de glace comme celle du col Dolent ou sur des pentes où la glace est mêlée à de petits fragments de rochers détachés, comme dans la partie supérieure de la pointe des Écrins. Dans de semblables passages, le faux pas d’une seule personne pourrait entraîner la perte de tous les membres de l’expédition[4]. Je ne soutiens pas qu’il ne faille jamais se servir de la corde sur des pentes semblables ; on se sent plus confiant lorsqu’on est attaché à ses compagnons et le pied n’en est que plus ferme. Quant à savoir si l’on a tort ou raison de se placer dans de pareilles situations, c’est une autre question. Est-on capable de se tenir solidement sur un escalier taillé dans une pente de glace, on ne doit pas s’abstenir de le monter ou de le descendre ; en est-on incapable, il ne faut pas entreprendre les courses qui le rendent nécessaire.

Inutile d’en dire plus long sur ce sujet. Un seul jour passé dans les montagnes fera mieux comprendre la valeur d’une bonne corde, et les nombreux usages auxquels elle peut servir que tout ce qui a été écrit sur cette matière ; toutefois, pour savoir en tirer parti, une longue expérience est indispensable.

Du col d’Ollen nous gagnâmes, par la Combe du même nom, les chalets de Prarayen, où nous passâmes la nuit du 6 sous le toit de notre vieille connaissance le riche berger. Le 7, nous traversâmes le col de Va Cornère pour nous rendre au Breuil. Toutes mes pensées étaient tendues vers le Cervin, et mes guides n’ignoraient pas combien je désirais qu’ils m’accompagnassent dans cette expédition. Mais cette montagne leur inspirait une profonde aversion ; ils m’exprimèrent à plusieurs reprises leur conviction que toute nouvelle tentative d’ascension échouerait à coup sûr. « Tout ce que vous voudrez, excepté le Cervin ! cher monsieur, disait Almer ; j’irai n’importe où, excepté au Cervin ! » Il ne s’inquiétait ni de la difficulté, ni du danger, et ne redoutait certes aucune fatigue. Il m’offrait d’aller n’importe où ; mais il me suppliait de renoncer au Cervin. Les deux guides m’en parlaient avec une entière sincérité. Persuadés que cette ascension était impossible, ils souhaitaient, autant pour leur réputation que par intérêt pour moi, de ne pas s’engager dans une entreprise qui, suivant eux, ne pouvait aboutir qu’à une perte sèche de temps et d’argent.

Je les envoyai directement au Breuil, et je descendis à Val Tournanche pour y chercher Jean-Antoine Carrel. Il était absent. Les gens du village me dirent qu’il était parti le 6 avec trois de ses camarades, afin de tenter l’ascension du Cervin pour leur propre compte, en suivant l’ancien chemin. Ils n’auront pas beau temps, pensai-je en regardant les nuages qui enveloppaient les montagnes. Je remontai donc au Breuil, comptant bien les y trouver. Je ne m’étais pas trompé. À mi-chemin, j’aperçus un groupe d’hommes rassemblés autour d’un chalet, de l’autre côté de la vallée ; je traversai aussitôt le torrent dont on m’avait parlé, c’était en effet l’expédition. Elle se composait de Jean-Antoine et de César, avec C. E. Gorret et J. J. Maquignaz. Le temps qui s’était, disaient-ils, tout à fait gâté, leur avait à peine permis d’atteindre le glacier du Lion, et les avait forcés à battre en retraite.

J’expliquai la situation à Carrel, et je lui proposai de m’accompagner avec César et un autre guide. Nous traverserions le col de Saint-Théodule au clair de lune, dans la nuit du 9, et le 10 nous irions dresser la tente aussi haut que possible sur le versant oriental. Mais il ne se souciait pas d’abandonner l’ancienne route, et il me pressa de l’essayer encore une fois. Je lui promis de le faire dans le cas où la nouvelle ne serait pas praticable. Il se montra satisfait, et accepta ma proposition. Je remontai alors jusqu’au Breuil, où je congédiai, à mon grand regret, Almer et Biener, car je n’ai jamais rencontré de guides plus fidèles et plus complaisants. Le lendemain, ils retournèrent à Zermatt[5].

La journée du 8 fut absorbée par les préparatifs ; le temps était orageux, de sombres vapeurs et des nuages chargés de pluie nous dérobaient la vue du Cervin. Un jeune homme, qui arriva de Val Tournanche dans la soirée, nous raconta qu’il s’y trouvait un Anglais fort malade. C’était une occasion d’accomplir mon vœu (V. chap. V).

Le dimanche matin, 9, je descendis la vallée pour aller visiter ce malade. Je rencontrai en chemin un touriste étranger, suivi d’un mulet et de plusieurs porteurs chargés de bagages. Parmi ces hommes, étaient Jean-Antoine et César, qui portaient des baromètres. « Hé ! hé ! leur dis-je, que faites-vous donc là ? » L’étranger, me répondirent-ils, était arrivé au moment de leur départ, et ils donnaient un coup de main à ses porteurs. « Bien, bien, repris-je, allez au Breuil, vous m’y attendrez ; nous partirons à minuit, comme c’est convenu. » Mais Jean-Antoine répondit qu’il ne pourrait m’accompagner que jusqu’au mardi 11, parce qu’il s’était engagé pour un voyage dans la vallée d’Aoste, « avec une famille de distinction. » — « Et César ? » — « Et César aussi. » — « Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? » — « Parce que ce n’était pas décidé, répondit-il. J’étais retenu depuis longtemps, mais le jour n’était pas fixé. Vendredi soir, quand je suis retourné à Val Tournanche, après vous avoir quitté, j’ai trouvé une lettre qui m’indiquait le jour où je devais me tenir prêt. » Je n’avais rien à répondre ; mais l’idée d’être abandonné était singulièrement irritante. Ils continuèrent à remonter la vallée, et moi à la descendre.

Le voyageur malade me déclara qu’il se sentait mieux ; cependant, une syncope fut le résultat de l’effort qu’il fit pour me le dire. Un médicament lui était absolument nécessaire ; je descendis au plus vite à Châtillon pour le chercher. Le temps était affreux, et la pluie tombait à torrents quand je revins à Val Tournanche, assez tard dans la soirée. Quelqu’un passa près de moi sous le porche de l’église. « Qui vive ? » m’écriai-je. « Jean-Antoine, » répondit-on. « Je vous croyais au Breuil ! » — « Non, monsieur, quand l’orage a éclaté, j’ai bien vu que nous ne pourrions pas partir ce soir, et je suis venu passer la nuit ici. » — « Ha ! ha ! Carrel ! repris-je, voilà qui est désagréable. Si la journée de demain n’est pas belle, il nous sera impossible de rien faire ensemble. Comptant sur vous, j’ai renvoyé mes guides, et vous m’abandonnez pour accompagner une société de dames. Ce n’est pas là une occupation digne d’un guide comme vous (il sourit à ces mots, et je crus bonnement qu’il était flatté du compliment) ; ne pouvez-vous vous faire remplacer pour cette promenade ? » — « Non, monsieur ; j’en suis désolé, mais j’ai donné ma parole. J’aurais été très-content de vous accompagner, mais je ne puis pas rompre cet engagement. » Tout en causant, nous étions arrivés à la porte de l’auberge. « Allons, dis-je, ce n’est pas votre faute. Venez, ainsi que César, nous allons boire un verre de vin ensemble. » Tous deux acceptèrent, et, quand minuit sonna, nous causions encore dans l’auberge de Val Tournanche de nos anciennes aventures de voyage.

Le mauvais temps ayant continué pendant la journée du 10, je retournai au Breuil. Les deux Carrels flânaient de nouveau autour du chalet dont j’ai parlé plus haut, et je leur fis mes adieux. Le malade de Val Tournanche se traîna tout doucement jusqu’au Breuil ; il allait beaucoup mieux, mais ce fut la seule arrivée. La tempête qui régnait encore empêcha la foule du dimanche de traverser le col de Saint-Théodule[6]. L’auberge était donc très-solitaire. J’allai me coucher de bonne heure. Le lendemain matin, le malade me réveilla en me demandant si « je savais les nouvelles ? » — « Non ; quelles nouvelles ? » — « Comment, dit-il, vous l’ignorez ? Une grande troupe de guides est partie ce matin pour tenter l’ascension du Cervin, ils ont même emmené un mulet chargé de provisions. »

Je courus devant la porte, et, avec l’aide du télescope, je distinguai parfaitement l’expédition sur les pentes inférieures de la montagne. Favre, l’aubergiste, était à mon côté. — « Que signifie tout cela ? » lui demandai-je, « quel est le chef de ces guides ? » — « Carrel. » — « Comment ! Jean-Antoine ? » — « Mais oui, Jean-Antoine. » — « Et César est-il avec lui ? » — « Certainement. » Je compris sur-le-champ que j’avais été joué et qu’on s’était moqué de moi ; peu à peu j’appris que toute l’affaire était préparée de longue main. L’excursion du 6 n’avait été qu’une reconnaissance préliminaire. Le mulet que j’avais rencontré transportait des provisions et des ustensiles pour l’attaque de la montagne ; la prétendue « famille de distinction » se composait de M. F. Giordano, qui venait d’envoyer cette troupe de guides reconnaître et préparer le chemin qu’il devrait suivre pour atteindre le sommet ; quand tout serait disposé, il ferait tranquillement l’ascension avec M. Sella[7] !

J’étais très-mortifié. Mes plans étaient renversés. Évidemment, les Italiens avaient habilement pris l’avance sur moi, le rusé Favre lui-même riait de ma déconvenue, parce que son auberge n’eût pas bénéficié, si j’avais réussi, de la route que je me proposais d’ouvrir par le versant oriental de la montagne. Que faire ? Retiré dans ma chambre, je me calmai d’abord en fumant un cigare, puis je me remis à examiner mes plans, pour voir s’il n’était pas possible de déjouer l’intrigue des Italiens. « Ils ont emmené un mulet chargé de provisions de bouche. Premier point en ma faveur, car il leur faudra bien deux ou trois jours pour les consommer ; tant qu’il leur en restera, ils n’entreprendront rien de sérieux. À présent, quel temps fait-il ? » J’allai à la fenêtre ; la montagne était complétement cachée dans les nuages. « Second point en ma faveur. Ils ont pour tâche de préparer le chemin à son Excellence. En admettant qu’ils s’y mettent sérieusement, la corvée sera un peu longue. » D’après mes calculs, il ne leur était pas possible de faire l’ascension du Cervin et de revenir au Breuil en moins de sept jours. Je me sentis plus calme. Après tout, le complot de ces rusés coquins pouvait encore être déjoué. J’avais tout le temps d’aller à Zermatt, de tenter l’ascension par le versant oriental, et, si je le trouvais inaccessible, de revenir au Breuil avant le retour des guides ; bref, comme l’accès de la montagne ne pouvait m’être fermé, il me restait la chance de partir en même temps que ces messieurs, et d’atteindre la cime avant eux.

Il fallait donc tout d’abord se rendre à Zermatt. C’était plus facile à dire qu’à faire. Les sept guides partis pour la montagne étaient les meilleurs guides de toute la vallée, et il ne se trouvait au Breuil aucun des guides muletiers ordinaires. Il me fallait au moins deux hommes pour porter mon bagage, et je ne pus pas même trouver un porteur. Je courus partout, j’envoyai dans toutes les directions ; ce fut en vain. L’un était avec Carrel, l’autre était malade, un troisième était à Châtillon, ainsi de suite. Je ne pus même décider le petit bossu Meynet à m’accompagner ; il était à la période la plus importante d’une grande fabrication de fromages. Je me vis donc dans la position d’un général sans armée ; mes plans de campagne étaient superbes, mais je n’avais personne pour les exécuter. Cela ne m’inquiétait pas beaucoup. Tant que le temps ne permettait pas le passage du col de Saint-Théodule, aucun individu ne pouvait monter sur le Cervin ; dès que le temps redeviendrait beau, il arriverait des guides par le col Saint-Théodule.

Le mardi 11, en effet, on signala vers le milieu du jour l’approche d’une troupe assez nombreuse de touristes, arrivant de Zermatt ; un jeune Anglais, vif et agile, la précédait avec l’un des fils du vieux Pierre Taugwalder[8]. Je courus aussitôt vers ce gentleman pour lui demander s’il pourrait me céder Taugwalder. Il me répondit qu’il ne le pouvait pas, parce qu’il devait retourner à Zermatt le lendemain matin, mais que le jeune guide, n’ayant rien à porter, pourrait très-bien prendre mon bagage. La conversation s’engagea entre nous. Je lui contai mon histoire, et j’appris que ce jeune Anglais était lord Francis Douglas, dont le dernier exploit, l’ascension du Gabelhorn, avait excité mon étonnement et mon admiration. Il m’apportait d’excellentes nouvelles. Peu de jours auparavant, le vieux Pierre était monté jusqu’au delà du Hörnli ; à son retour, il avait dit que l’ascension du Cervin paraissait possible de ce côté. Almer avait quitté Zermatt ; on ignorait où il était ; je me mis donc en quête du vieux Pierre. Lord Francis Douglas exprima un très-vif désir de tenter l’ascension du Cervin, et il fut bientôt convenu qu’il ferait partie de l’expédition.

Favre, ne pouvant retarder plus longtemps notre départ, nous prêta un de ses guides. Nous franchîmes, le mercredi matin 12 juillet, le col de Saint-Théodule ; après avoir contourné la base du glacier supérieur de Saint-Théodule, nous traversâmes le glacier de Furggen ; les tentes, les couvertures, les cordes, etc., furent déposées dans la petite chapelle du Schwarzsee[9]. Nous étions tous quatre lourdement chargés, car il avait fallu emporter tout mon bagage du Breuil ; nous avions, entre autres objets, environ 180 mètres de cordes de trois espèces différentes, savoir : 60 mètres de la corde de Manille, 65 mètres d’une corde plus grosse et plus forte, et plus de 60 mètres d’une corde plus légère et plus faible que celle de Manille, mais dont je m’étais autrefois beaucoup servi.

Arrivés à Zermatt, nous engageâmes le vieux Pierre, en l’autorisant à choisir un autre guide. En arrivant à l’hôtel du Mont-Rose, qui aperçûmes-nous tout d’abord, assis tranquillement sur le petit mur devant la porte ? Mon ancien guide chef, Michel Croz. Je m’imaginai qu’il était venu à Zermatt avec M. B. ; mais j’appris bientôt que ce gentleman, arrivé malade à Chamonix, en était reparti de suite pour l’Angleterre. Dès qu’il avait été libre, Croz avait été engagé par le Rév. Charles Hudson ; tous deux étaient arrivés à Zermatt dans le même but que nous : pour tenter l’ascension du Cervin !

Lord Francis Douglas et moi nous dînâmes au Mont-Rose ; à peine avions-nous achevé notre repas, que M. Hudson entra avec un de ses amis dans la salle à manger. Ils venaient d’examiner le Cervin, et quelques oisifs, assis dans la salle, leur demandèrent ce qu’ils comptaient faire. La réponse de M. Hudson confirma le récit de Croz ; il devait partir le lendemain, en même temps que nous. Sortis de la salle pour nous consulter, nous tombâmes d’accord qu’il serait vraiment fâcheux de voir deux expéditions indépendantes tenter en même temps la même ascension. Nous allâmes donc inviter M. Hudson à se joindre à nous ; il voulut bien accepter notre proposition. Cependant, avant d’admettre dans notre expédition son ami M. Hadow, je crus devoir m’informer des courses qu’il avait faites dans les Alpes ; M. Hudson me répondit, autant qu’il m’en souvient : « M. Hadow a fait l’ascension du Mont-Blanc en moins de temps que la plupart des autres ascensionnistes. » Puis il me cita plusieurs autres excursions qui m’étaient absolument inconnues, et conclut en disant : « Dans mon opinion, il est tout à fait en état de nous accompagner. » M. Hadow fut donc admis sans plus ample examen, et nous nous occupâmes des guides. D’après l’avis d’Hudson, Croz et le vieux Pierre suffisaient parfaitement. Consultés à cet égard, ils n’élevèrent aucune objection.

Ainsi, Croz et moi redevînmes une fois de plus compagnons de route. M’étant jeté sur mon lit pour tâcher de dormir un peu, je repassai dans mon esprit l’étrange série de hasards qui nous avaient d’abord séparés, et qui maintenant nous réunissaient. Je pensais au malentendu qui lui avait fait accepter l’engagement de M. B. ; à sa répugnance instinctive pour le versant oriental ; à son insistance pour reporter tout l’emploi de notre temps et de nos forces sur la chaîne du Mont-Blanc ; à la retraite d’Almer et de Biener ; à la désertion de Carrel ; puis à l’arrivée de lord Francis Douglas, et enfin à notre rencontre fortuite à Zermatt. Tout en songeant à ces circonstances singulières, je ne pouvais m’empêcher de me demander : « Eh bien ! qu’en arrivera-t-il ? » Hélas ! quel récit différent j’aurais eu à faire si un seul des anneaux de cette chaîne fatale de circonstances imprévues se fût rompu !



  1. Voir, pour ces routes, la carte du Mont-Blanc au Cervin.
  2. Après la traversée du glacier de Breney, nous nous élevâmes sur des débris, puis, par des rochers assez escarpés, jusqu’au glacier qui entoure au sud la base du pic ; nous nous portâmes alors à gauche (c’est-à-dire à l’ouest) et nous gagnâmes le bord du glacier ; de là, nous primes l’arête qui descend vers le sud-ouest, et nous la suivîmes jusqu’au sommet.
  3. Ainsi, par exemple, quand le guide chef soupçonne la présence d’une crevasse, et sonde le terrain pour s’en assurer, comme le montre la gravure ci-jointe, il perd d’ordinaire une distance d’au moins un demi-pas. Celui qui le suit, doit alors enrouler la corde autour de sa main pour le tirer de suite si le guide chef vient à tomber.
  4. Quand plusieurs personnes descendent de tels passages, il est bien évident que celui qui ferme la marche ne doit espérer aucun aide de la corde, et n’a par conséquent pas besoin d’être attaché. Aussi, place-t-on d’ordinaire à l’arrière-garde le guide le plus fort et le plus habile. Il n’est pas moins évident, d’un autre côté, que la corde est une précaution parfaitement inutile, s’il est vrai qu’un faux pas puisse entraîner la perte de toute une expédition. Selon moi, la meilleure méthode est celle que nous avons suivie pour descendre du col Dolent ; elle consiste à ne laisser avancer qu’un seul individu à la fois, jusqu’à ce qu’il ait atteint un endroit sûr. Alors il se détache, la corde est retirée et chacun le rejoint à son tour. Le dernier, qui occupe la position la plus difficile, doit être le plus sûr de lui ; il n’est pas exposé à être entraîné par une glissade de ses camarades, et ceux-ci retirent la corde à mesure qu’il descend ; de cette façon, sa situation est moins périlleuse que s’il ne devait compter que sur lui-même.
  5. Nous avions gravi plus de 30 000 mètres et descendu 28 400 mètres pendant les 18 journées précédentes (j’en excepte les dimanches et les autres jours de chômage).
  6. Les touristes se réunissent d’ordinaire le dimanche à Zermatt, et le lundi ils passent en foule le col de Saint-Théodule.
  7. Le ministre italien, pour lequel M. Giordano avait combiné cette expédition.
  8. Je désigne toujours le père Pierre Taugwalder, sous le nom du vieux Pierre, pour le distinguer de son fils, le jeune Pierre. En 1863, le père avait environ quarante-cinq ans.
  9. Voir la carte du Mont-Rose.