Escalades dans les Alpes/CHAPITRE VI

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 140-176).

Qu’est-ce que c’est que cela ?

CHAPITRE VI.


le val tournanche. — un passage direct entre le breuil et zermatt (le breuiljoch). — zermatt. — ascension du grand-tournalin, etc.

Je traversai le Canal le 29 juillet 1863, assez embarrassé de deux échelles longues de 3 mètres 60 centimètres chacune, pouvant se réunir comme celles dont se servent les pompiers, et se fermant comme un pied de roi.

Mon bagage me donnait assez l’aspect d’un voleur avec effraction, car j’emportais en outre plusieurs rouleaux de cordes et de nombreux outils d’une apparence fort suspecte, aussi ne l’admit-on pas volontiers en France ; mais, grâce à une judicieuse dépense de quelques francs, la douane le laissa passer plus facilement que je ne l’avais espéré.

Je ne suis pas très-épris de la douane. C’est le purgatoire des voyageurs, où doivent se mêler des esprits d’espèces absolument opposées avant d’être séparés en deux classes, le riche et le pauvre. Les douaniers considèrent les touristes comme leurs ennemis naturels : aussi avec quelle vivacité fondent-ils sur les portemanteaux ! L’un d’eux a découvert quelque chose d’extraordinaire ! Jamais il n’a vu un objet semblable, et il le brandit en l’air sous le nez de son propriétaire, avec une curiosité inquisitoriale. « Mais, qu’est-ce que c’est que cela ? » L’explication n’est qu’à moitié satisfaisante. « Mais ça, ça, qu’est-ce que c’est donc que cela ? » dit-il en s’emparant d’une petite boîte : « De la poudre. — Mais il est défendu de transporter de la poudre sur les chemins de fer de l’État. — Bah ! dit un de ses collègues plus âgé, laisse donc passer les effets de Monsieur. » Et notre compatriote, qui commençait à sentir le rouge lui monter aux joues sous les regards effarés et inquiets de ses compagnons de voyage, est autorisé à partir avec sa brosse à dents à moitié usée, tandis que le douanier déconfit proteste, par un haussement d’épaules caractéristique contre les habitudes excentriques des voyageurs « que leur situation d’insulaires laisse en dehors de la marche des idées continentales. »

Mes tourments sérieux commencèrent à Suse. Les douaniers italiens, plus honnêtes et plus bornés que les Français, refusèrent à la fois de se laisser gagner et de laisser passer mon bagage jusqu’à ce que je leur eusse fourni des explications satisfaisantes. Comme ils restaient incrédules à la démonstration de la vérité, je ne savais plus que dire, quand je fus enfin tiré d’embarras par un de ces braves gens plus intelligent que ses camarades. J’allais à Turin, leur dit-il, pour faire des tours de force dans les rues ; je montais au haut de l’échelle et je m’y balançais ; alors j’allumais ma pipe, je posais l’extrémité de mon bâton dans le godet, et je faisais manœuvrer le bâton autour de ma tête ; la corde devait servir à tenir les spectateurs à distance, et un Anglais qui m’accompagnait était mon directeur. « Monsieur est donc acrobate ? » me demandèrent les camarades de cet excellent homme. « Oui certes ! » répondis-je. « Laissez passer les effets de monsieur l’acrobate ? »

Ces malheureuses échelles me causèrent des ennuis sans fin. Je passe sous silence les hésitations des propriétaires de l’hôtel de l’Europe (Trombetta), qui ne crurent pas d’abord qu’il était très-prudent d’admettre dans leur respectable maison un étranger porteur d’un bagage si singulier, et j’arrive sans transition à Châtillon, à l’entrée du Val Tournanche. Je dus fréter un mulet pour transporter mes échelles, et, comme elles étaient trop longues pour être mises en travers de son bât, il fallut les placer le long de son échine, un des bouts dépassant sa tête et l’autre sa queue. Un mulet qui monte ou qui descend dans les montagnes se livre constamment à des mouvements fort saccadés ; aussi mes échelles frappèrent-elles plusieurs fois leur porteur assez fortement entre les oreilles et sur les flancs. Cet animal, ne pouvant deviner quelle était l’étrange créature installée sur son clos, se mit naturellement à secouer la tête et à ruer, ce qui lui valut des coups encore plus violents. À la fin il s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes, et il se fût élancé dans un précipice, si les hommes qui m’accompagnaient ne l’eussent rattrapé par la queue. Je mis un terme aux tourments de la pauvre bête en la faisant suivre par un homme qui soutenait l’extrémité des échelles, ce qui l’obligeait à lever et baisser incessamment les bras et à saluer les parties postérieures de l’animal d’une façon qui le réjouissait beaucoup moins que ses camarades.

J’étais donc encore une fois en route pour le Cervin, car, ayant appris au printemps de 1863 la cause de l’insuccès du professeur Tyndall, je savais que le cas n’était pas aussi désespéré qu’il me l’avait paru au premier abord. Mon rival n’était parvenu qu’à l’extrémité septentrionale de « l’Épaule, » le point dont il parle ainsi[1] : « nous étions assis désespérés, car le sommet se montrait à un jet de pierre de nous, semblant toujours nous défier de l’atteindre, » ce point n’était pas la brèche indiquée sur le dessin de la page 78, par la lettre D (et qui est littéralement à un jet de pierre du sommet), mais bien une autre brèche plus formidable, comprise entre l’extrémité septentrionale de « l’Épaule » et la base de la plus haute cime ; il est désigné par la lettre E dans le dessin. Carrel et tous ceux qui m’avaient accompagné connaissaient l’existence de cette dépression et de l’Aiguille qui se dressait entre elle et le pic terminal[2], et nous avions fréquemment discuté les meilleurs moyens de l’escalader. Nous n’étions pas d’accord entre nous sur ce sujet, mais nous pensions tous deux que, une fois arrivés à « l’Épaule, » il serait nécessaire de se porter peu à peu sur la droite ou sur la gauche, pour éviter d’arriver sur la partie supérieure de la brèche. Cependant Tyndall, après avoir atteint « l’Épaule, » fut conduit par ses guides tout le long de la crête de l’arête, et par conséquent, quand ils en eurent atteint l’extrémité septentrionale, ils se trouvèrent, au grand désappointement de tous, excepté des Carrels, en haut de la brèche, au lieu d’être au fond. « L’arête, dit Tyndall, était interrompue sur ce point par une brèche profonde qui la séparait du dernier précipice, et, plus nous en approchions, plus nous désespérions d’atteindre le véritable sommet. » Le professeur ajoute : « La montagne a 4482 mètres de hauteur, et 4440 mètres ont été escaladés. » Il se trompait de beaucoup ; d’après les mesures barométriques, prises par M. Giordano, la brèche n’est pas à moins de 243 mètres au-dessous du sommet. Le guide Walter (dit le Dr Tyndall) déclara qu’il était impossible de monter plus haut, et les Carrels, appelés à donner leur opinion (je copie leur propre récit), répondirent : « Nous ne sommes que vos porteurs, demandez à vos guides. » Bennen, ainsi abandonné à lui-même, « fut à la fin forcé d’accepter sa défaite. » Tyndall avait néanmoins dépassé de près de 120 mètres, sur l’une des parties les plus difficiles de la montagne, la limite atteinte par ses devanciers.

Des différences très-importantes existent entre les récits publiés par le professeur Tyndall[3] et les rapports verbaux des Carrels. À en croire Tyndall, il lui fallut « exciter » les guides ; « ils se prononcèrent nettement contre la possibilité de franchir le dernier précipice ; ils abandonnèrent complétement la partie, » et Bennen dit en réponse à un dernier appel qui lui fut adressé : « Que puis-je faire, monsieur ? aucun d’eux ne me suivrait. » C’était là l’exacte vérité. D’après Jean-Antoine Carrel, au contraire, quand le professeur Tyndall donna l’ordre du retour, lui, Carrel, se serait avancé pour examiner de plus près la partie de la montagne qui restait encore à gravir, car il n’en regardait pas l’ascension comme impossible, mais il fut arrêté par le professeur, et manuellement il dut suivre ses compagnons[4].

On peut laisser à ceux qu’elles concernent le soin d’éclaircir ces contradictions. Tyndall[5], Walter et Bennen ne figureront plus désormais dans ce récit.

Le Val Tournanche est une des plus charmantes vallées des Alpes italiennes ; pour un artiste, c’est un vrai paradis, et, si j’avais plus d’espace à ma disposition, j’aimerais à décrire longuement ses bois de châtaigniers, ses ruisseaux aux eaux limpides et aux doux murmures, ses torrents mugissants, ses belles vallées supérieures dont on ne soupçonne pas l’existence, et enfin ses magnifiques rochers. Le chemin monte avec une pente assez raide, à partir de Châtillon, mais il est bien ombragé, et l’ardeur d’un soleil d’été y est tempérée par la fraîcheur que répand dans l’air l’écume des torrents glacés[6].

Du sentier, on aperçoit en plusieurs endroits, sur la rive droite de la vallée, des arches qui ont été construites à une grande hauteur le long des rochers. Les Guides répètent — d’après je ne sais quelle autorité — que ce sont les restes d’un aqueduc romain. Elles ont bien en effet la hardiesse d’une construction romaine, mais elles n’en ont pas la solidité ordinaire. Ces arches m’ont toujours paru être les débris d’un travail qui n’a pas été achevé, et, si j’en dois croire Jean-Antoine Carrel, il existe encore beaucoup d’autres arches qui offrent toutes le même aspect et qu’on n’aperçoit pas du sentier. On peut se demander si celles que l’on voit près du village d’Antey sont romaines ; plusieurs sont en plein cintre, tandis que d’autres ont un cintre brisé, presque ogival. Le dessin ci-joint représente une de ces dernières qui peut appartenir au quatorzième siècle, et même à une époque postérieure ; c’est une arche en maçonnerie grossière dont le cintre est brisé et dont les voussoirs sont fort communs. Ces arches méritent l’attention des archéologues, mais il est assez difficile de s’en approcher.

Nous remontâmes la vallée en flânant, et tous les habitants du Breuil étaient endormis quand nous y arrivâmes. Le halo qui entourait la lune nous annonçait un temps pluvieux, aussi ne fûmes-nous pas désappointés en nous réveillant le lendemain (1er août), car la pluie tombait à torrents. Quand les nuages s’éclaircirent un moment, nous vîmes qu’une neige fraîche et très-épaisse couvrait toutes les montagnes au-dessus de 2750 mètres. J. A. Carrel était tout prêt à partir avec moi (je m’étais décidé à offrir une nouvelle chance à ce hardi montagnard), et il n’eut pas besoin de me dire que le Cervin allait être inabordable pendant plusieurs jours après cet ouragan de neige, même si le temps se levait. Notre première journée de courses fut donc employée à l’escalade d’un sommet voisin, les Cimes Blanches, montagne en décomposition bien connue pour le beau panorama que l’on y découvre. Nous ne vîmes, hélas ! qu’une bien faible partie de ce panorama, car des masses confuses de nuages épais arrêtaient nos regards dans toutes les directions, excepté au sud, et, de ce côté, la vue était interceptée par un pic plus élevé que les Cimes Blanches, le Grand Tournalin[7]. En revanche nous primes un plaisir bien innocent à regarder les gambades folâtres d’un troupeau de chèvres qui devinrent bientôt nos amies quand nous leur eûmes donné quelques poignées de sel. Cette liaison, si prompte et trop vive, nous causa d’assez graves ennuis pendant la descente. « Carrel, » dis-je en entendant siffler à mes oreilles une quantité de pierres qu’elles faisaient tomber sur nous, « il faut absolument mettre fin à cette dangereuse conduite. — Diable ! grommela-t-il, c’est bon à dire, mais comment feriez-vous ? » Je lui répondis que j’allais essayer. Je m’assis en effet, et, après avoir versé un peu d’eau-de-vie dans le creux de ma main, j’attirai la chèvre la plus rapprochée en lui faisant les signes d’amitié les plus trompeurs C’était celle qui avait avalé avec gloutonnerie le papier dans lequel le sel avait été apporté, une bête d’un caractère très-entreprenant ; s’avançant donc bravement, elle lécha avec avidité toute l’eau-de-vie. Je n’oublierai pas facilement sa surprise. Elle s’arrêta court, toussa et me regarda d’un air qui signifiait clairement : « Oh le traître ! » puis elle cracha et s’enfuit à toutes jambes, s’arrêtant de temps à autre pour tousser et cracher. Grâce à ma ruse, nous cessâmes d’être inquiétés par ces chèvres.

La neige continua à tomber pendant la nuit, aussi notre ascension du Cervin fut-elle retardée indéfiniment. Comme il n’y avait rien à entreprendre au Breuil, je me décidai à faire le tour du Cervin et je commençai par découvrir un passage entre le Breuil et Zermatt[8], pour remplacer l’éternel col Saint-Théodule. En jetant un simple coup d’œil sur la carte, ou constate que ce dernier passage fait un détour considérable vers l’est et s’éloigne de la véritable direction qu’il devrait suivre. Dans mon opinion, il était possible de découvrir une route plus courte, abrégeant tout à la fois le temps et la distance, et nous partîmes le 3 août pour réaliser mon idée. Nous suivîmes pendant quelque temps le chemin du col Saint-Théodule ; mais, le quittant à l’endroit où il incline vers l’est, nous montâmes en ligne droite à la moraine du glacier du Cervin. Nous continuâmes à marcher droit devant nous en gravissant le centre de ce glacier jusqu’au pied d’une grande aiguille rocheuse qui forme une saillie très-proéminente en dehors de l’arête (Furggen-Grat) qui relie le Cervin au pic Saint-Théodule. Le glacier était rattaché, dans sa partie supérieure, à ce petit pic par un couloir de neige très-raide ; mais nous pûmes continuer à monter en ligne directe et nous franchîmes le col à son point le plus bas, un peu sur la droite (c’est-à-dire à l’est) du Théodulhorn. Le versant nord offrait une pente de neige correspondante à celle qui existait sur le versant sud. Une demi-heure nous suffit pour en atteindre la base. Nous nous dirigeâmes alors sur le plateau, presque plat, du glacier de Furggen, marchant en ligne droite sur le Hörnli, d’où nous descendîmes à Zermatt par un des chemins ordinaires. Ce col a été honoré par les ingénieurs suisses du nom de Breuiljoch. Plus élevé de quelques mètres que le col Saint-Théodule, il mérite d’être recommandé aux touristes auxquels ce dernier passage est familier, car on y découvre d’aussi belles vues et il est accessible en tout temps. Cependant il ne sera jamais aussi fréquenté que le col Saint-Théodule, parce que, à certaines époques de l’année, on doit employer la hache à tailler des pas dans la pente de neige qui en forme le sommet. Nous mîmes six heures et un quart pour aller du Breuil à Zermatt, c’est-à-dire une heure de plus que par le col Saint-Théodule, bien que la distance effective soit plus courte.

D’après les notes manuscrites de feu J. D. Forbes, la dépression, maintenant appelée le Breuiljoch, était autrefois le passage ordinaire entre le Val Tournanche et Zermatt ; des changements survenus dans les glaciers[9] lui firent préférer le col Saint-Théodule. M. Forbes n’indique pas l’autorité sur laquelle il s’appuye. Il se base, je le suppose, sur une tradition locale, mais je lui accorde toute confiance ; car, suivant toute probabilité, les pentes de neige escarpées dont j’ai parlé plus haut n’existaient pas avant que les glaciers se fussent retirés sur une si grande étendue ; à cette époque, les glaciers, conduisant vraisemblablement jusqu’au sommet par des pentes douces, rendaient les communications faciles entre les deux vallées. Si les glaciers continuent à diminuer aussi rapidement qu’ils diminuent actuellement[10], il ne serait pas impossible que le col Saint-Théodule lui-même, le plus facile et le plus fréquenté de tous les passages des hautes Alpes, devint assez difficile d’ici à quelques années ; et, dans ce cas, la prospérité de Zermatt en souffrirait probablement beaucoup[11].

Je me promenai encore avec Carrel dans l’après-midi, et nous allâmes tout d’abord visiter un endroit cher aux touristes, situé près du glacier de Gorner (ou pour parler plus exactement, le glacier de Boden). C’est une petite prairie verte, parsemée d’euphrasia officinalis, les délices de nombreux essaims d’abeilles qui récoltent sur ces fleurs le miel servi plus tard à la table d’hôte.

À notre droite, le torrent qui s’échappe du glacier se précipitait avec fracas dans la vallée à travers une gorge sauvage aux versants escarpés d’un abord peu facile, car le gazon qui en garnit le sommet était très-glissant et les rochers avaient été partout arrondis et polis par le glacier qui s’étendait autrefois bien au delà de ses limites actuelles. Cette gorge paraît avoir été creusée surtout par le torrent postérieurement à la retraite du glacier. Non-seulement, en effet, ses parois portent les traces visibles du passage de l’eau, mais, dans les rocs arrondis qui forment leur extrémité supérieure à une hauteur de 21 ou 25 mètres au-dessus du niveau actuel du torrent, on remarque quelques-unes de ces concavités bizarres que les torrents rapides sont seuls capables de produire dans la pierre.

Un petit-pont, d’aspect fragile, est suspendu au-dessus du torrent juste au-dessus de son entrée dans la gorge ; de ce pont on aperçoit, dans les rochers inférieurs, des concavités semblables à celles des rochers supérieurs. Le torrent descend avec rapidité, non pas partout cependant. Dans quelques endroits, l’eau se heurte à des angles saillants du rocher qui la rejettent en arrière ; elle reste alors un moment stationnaire, puis tourbillonne sur elle-même : ailleurs des obstacles la lancent incessamment en jets puissants contre les voûtes des rochers qui surplombent ; quelquefois ces jets frappent non-seulement le dessous des rochers, mais encore leurs contours anguleux, de telle sorte qu’ils minent aussi des surfaces qui ne s’opposent

Rochers usés par les eaux dans la gorge située au-dessus du glacier de Gorner.


pas à la direction générale du courant. Dans toutes ces diverses circonstances il se produit des concavités. Les angles aigus se trouvent arrondis, il est vrai, et sont plus ou moins convexes, mais la prédominance des formes concaves empêche de les remarquer.

La cause et l’effet s’aident mutuellement ici. Les inégalités du lit du torrent et de ses parois l’obligent à tourbillonner, et les tourbillons creusent les concavités. Plus ces dernières deviennent profondes, plus l’eau est agitée. La destruction des rochers suit une progression continue ; car plus la surface exposée est considérable, plus les alternatives de chaleur et de froid y causent de ravages.

Sous la forme solide, c’est-à-dire à l’état de glace, l’eau ne peut pas creuser dans les rochers des concavités semblables ni exercer une notion quelconque sur des surfaces qui ne sont pas

Stries produites par le frottement des glaciers à Grindelwald.


opposées à la direction du courant. Sa nature se trouve changée ; elle opère d’une manière différente et laisse des traces faciles à distinguer de celles que produit l’action des torrents.

Ce sont généralement les formes plus ou moins convexes qui résultent de l’action des glaciers. En dernier lieu, tous les angles et toutes les courbes sont effacés, ce qui produit de grandes surfaces planes. Rarement on trouve des exemples d’une érosion aussi parfaite, excepté dans des localités qui ont été soumises à un frottement beaucoup plus énergique que celui dont les Alpes peuvent offrir l’exemple.

En général, l’opinion du respectable géologue Studer est indubitablement vraie[12]. Non-seulement les bosses de rochers appelées, dans le langage populaire, les roches moutonnées, permettent de suivre en détail les divers effets produits par des glaciers qui n’existent plus, mais la répétition incessante de ces formes convexes fournit le moyen de les constater en masse sur une chaîne de montagnes ou sur une contrée entière à une distance de 25 kilomètres.

Il ne sera pas sans intérêt d’étudier pendant quelques instants l’action des glaciers sur les roches moutonnées, mais, avant tout, il nous faut reculer jusqu’à l’époque où elles n’existaient pas encore.

§ 1. Si jamais la surface de la terre fut aussi unie que si elle eût été soumise à l’action d’un tour, ce ne fut pas, à moins que la géologie ne soit un mensonge, à l’époque où les grands glaciers, dont il reste actuellement de si pauvres débris dans les Alpes, commencèrent à descendre des montagnes sur les basses terres de la Suisse et sur la plaine du Piémont. À moins que les raisonnements géologiques ne soient des erreurs ou des piéges, bien des siècles s’étaient écoulés avant que ce phénomène se produisit. Les rochers avaient été réduits en poussière, et leurs parcelles avaient reformé d’autres rochers. La foudre avait frappé les pics, la gelée avait fendu leurs arêtes, des avalanches avaient sillonné leurs pentes, des tremblements de terre avaient entr’ouvert le sol, les torrents en avaient transporté au loin tous les débris, élargi les fentes, entaillé les pentes, creusé les fissures pendant une période de temps indéfini. Ce n’était donc pas un nouveau monde, un globe sorti du moule, que celui sur lequel les glaciers commencèrent leur travail. Les intempéries de l’atmosphère avaient fait à la terre de profondes blessures ; elle était couverte d’un nombre considérable de collines et de vallées, d’escarpements et de précipices, d’aspérités et de dépressions, qu’avaient formés la chaleur et le froid, et dont les eaux avaient augmenté les énormes proportions. Le monde était incalculablement vieux lorsque cette période glaciaire moderne commença ses opérations, et, bien qu’elle ait duré un nombre considérable de siècles, les glaciers ne purent faire disparaître les effets de forces plus anciennes et plus puissantes. Les roches moutonnées doivent certainement leurs formes particulières au frottement de la glace, mais elles existaient déjà telles qu’elles sont aujourd’hui avant la création des glaciers. La glace en a seulement poli les aspérités, sans exercer pour ainsi dire aucune action sur leurs parties creuses. Un effort d’imagination est donc nécessaire pour se représenter l’état des roches moutonnées antérieurement à la période glaciaire, mais nous pouvons affirmer avec certitude que leurs formes ressemblaient à celles qu’elles nous présentent encore aujourd’hui malgré l’action de la glace sur leurs surfaces polies.

§ 2. La glace d’un glacier est plastique et la pression peut lui faire prendre presque toutes les formes que l’on désire lui donner. Aussi, si un glacier pouvait rester parfaitement stationnaire, il se moulerait par son propre poids sur la surface qui le supporterait. Mais les glaciers ont un mouvement propre, et, par conséquent, leurs parties inférieures ne prennent jamais complétement la forme des couches de rochers sur lesquelles elles reposent. Le mouvement d’un glacier s’oppose à la pression qu’exerce le poids de la glace, et la glace est poussée au delà des dépressions qu’elle rencontre avant de pouvoir se mouler sur elles. Par exemple, la figure 1 du dessin ci-joint représente une section d’une partie de la couche inférieure d’un glacier commençant à agir par le frottement sur les rochers préalablement soumis aux intempéries de l’atmosphère qui le supportent. G G indiquent le glacier et la flèche la direction dans laquelle le glacier se meut. La glace, après avoir dépassé les éminences A, B, C, ne remplit pas complétement les creux D, E, F.

Ces faits peuvent être observés sur les côtés des glaciers les plus considérables et particulièrement en divers endroits sur le côté nord du glacier de Gorner. À de certaines places, comme au point marqué D dans la figure 1, on peut s’avancer sous le glacier, voir la glace recouvrant les creux des rochers ainsi

Fig. 1.
Fig. 2.
Fig. 3.
Fig. 4.
Fig. 5.


qu’un pont, et constater non-seulement qu’elle se meut, mais qu’elle se moule partiellement aux rochers dans les aspérités de leurs éminences.

§ 3. Il est donc évident que quand un glacier passe sur un terrain semblable à celui que représente la figure 1 il se trouve supporté par un certain nombre de parties saillantes, et qu’il en franchit, comme des ponts, les parties creuses. Les parties du rocher que la glace touche, supportant tout le poids et tout le frottement du glacier, sont seules enlevées ou polies, tandis que les parties creuses restent intactes.

§ 4. Mais, tandis que le mouvement du glacier le pousse par dessus les dépressions, le poids de la glace le fait descendre dans ces dépressions, et la glace vient frapper la seconde éminence plus bas que la première. Ainsi, après avoir dépassé le creux D, la glace frappe l’éminence B à un degré inférieur à celui qu’elle a atteint contre l’éminence A (fig. 1).

§ 5. L’effet immédiat est le suivant : les plus petites aspérités du rocher sont atteintes et surtout celles qui se trouvent opposées à la direction du mouvement du glacier ; elles sont écrasées, et les fragments qui en étaient déjà détachés sont balayés ou emportés ; en tout cas elles disparaissent (fig. 2).

§ 6. En conséquence le glacier est supporté par une plus grande surface, et son action s’exerce sur une plus vaste étendue. En outre l’épaisseur de la matière enlevée diminue constamment, bien que la force qui agit continue d’être la même.

§ 7. Le frottement incessant de la glace ou des matières étrangères qu’elle renferme finit à la longue par abaisser le niveau des éminences du rocher ; mais les surfaces des fractures ou des dépressions du rocher qui ne sont pas opposées à la direction du mouvement du glacier ne subissent aucune altération si elles sont perpendiculaires ou à peu près perpendiculaires a la direction du mouvement ; elles continuent d’exister (quoique en diminuant de plus en plus) jusqu’à ce que le lit entier du glacier (c’est-à-dire la surface des rochers) ait été réduit sur une grande étendue presque à l’état de surface plane.

Les rochers arrondis par l’action des glaciers (voir les figures 2 et 3) s’appellent des roches moutonnées et les surfaces intactes des roches moutonnées (voir les points d, f, dans les figures 2 et 3) s’appellent des lee-sides (mot à mot côtés sous le vent). Les lee-sides fournissent souvent d’utiles indications sur les directions qu’ont suivies les glaciers qui n’existent plus.

§ 8. Si les glaciers continuent d’agir sur les roches moutonnées, les effets qu’ils produisent ne sont qu’une extension de ceux qui ont été décrits au paragraphe 7. Les points les plus élevés des rochers sont de plus en plus polis, tandis que les côtés des dépressions échappent entièrement ou en partie à l’action de la glace selon qu’ils sont ou ne sont pas opposés à la direction du mouvement du glacier. Les éminences sont entièrement enlevées dans un certain laps de temps, et leurs positions, de même que celles des dépressions, ne sont plus indiquées que par des convexités ou concavités à peine visibles (figure 4). Ces dernières peuvent à la fin disparaître et de vastes superficies de rochers se trouver réduites à l’état de surfaces planes.

De telles surfaces sont communes au Groënland dans le voisinage immédiat ou au-dessous des glaciers actuels. Je propose de les appeler roches nivelées pour les distinguer des roches moutonnées[13].

§ 9. Le passage des glaciers sur les rochers y produit souvent des stries (voir la gravure de la page 151). Ces rayures sont faites par des corps étrangers fixés dans les couches inférieures des glaciers ou roulant et glissant entre la glace et les rochers. Ces corps étrangers sont des fragments de rochers tombés des parois supérieures ou enlevés par le glacier lui-même au lit rocheux sur lequel il repose.

En général, les stries sont communes sur les roches qui sont seulement moutonnées ; elles sont plus rares ou manquent complétement sur les roches nivelées. Elles indiquent une période comparativement primitive de l’action des glaciers.

§ 10. Il coule toujours une plus ou moins grande quantité d’eau sous les glaciers. Dans les premières périodes de l’action glaciaire, cette eau, produite par diverses causes, trouve un libre cours parmi les dépressions des rochers sous la glace ; mais, à mesure que les rochers deviennent plus polis et plus plats, elle éprouve plus de difficulté à se frayer un passage, et, en rendant le frottement de la glace moins fort et plus uniforme, elle contribue à la production des surfaces parfaitement polies.

Après avoir ainsi expliqué comment les glaciers créent les surfaces moutonnées et nivelées, il n’est peut-être pas inutile de faire deux ou trois remarques sur les faits qui viennent d’être constatés et d’en tirer une ou deux conclusions.

1o La production des roches moutonnées doit être attribuée tout à la fois à la lenteur qui caractérise le mouvement des glaciers et à la plasticité de la glace.

2o Si les glaciers se mouvaient avec rapidité, les surfaces anguleuses ne seraient pas, on est autorisé à le croire, arrondies comme dans la figure 3 de la page 154, mais nivelées dès le début comme dans la figure 4.

Le professeur Streenstrup, de Copenhague, me lut, en 1867, dans un manuscrit qu’il possédait, une description très-intéressante de quelques effets extraordinaires produits en Islande dans l’année 1721 par un glacier dont les mouvements avaient été rapides. Près de la montagne Kötlugja, vers l’extrémité méridionale de l’île, des cours d’eau se formèrent sous ou dans les glaciers, soit par la chaleur intérieure de la terre, soit par d’autres causes, et acquirent une telle force qu’ils emportèrent, sur une étendue de plus de 12 kilomètres, de prodigieuses masses de glace dans la mer. Le sol, laissé à découvert, offrait l’aspect d’un parquet qui vient d’être raboté. Tout en admettant que les faits constatés dans ce vieux manuscrit aient été exagérés, on doit reconnaître que les effets produits sur les rochers par un glacier dont le mouvement est rapide sont identiques à ceux que produit dans une longue série d’années un mouvement ordinaire.

3o Ces résultats ne doivent pas sembler surprenants quand on se rappelle que les glaciers exercent toujours leur action en ligne droite, fait prouvé par les traces qu’ils laissent de leur passage, et qui, selon l’observation d’Agassiz, sont toujours plus ou moins rectilignes. Cette disposition, qui leur est propre, combinée avec leur impuissance à agir dans les dépressions (excepté sur une étendue limitée), montre pourquoi, par la destruction de tous les angles ainsi que de toutes les courbes, de vastes surfaces planes se trouvent enfin produites.

Il importe de le remarquer, les roches moutonnées ne peuvent pas avoir été usées à une grande profondeur par les glaciers durant l’époque glaciaire moderne[14].

Le degré d’égalité des roches moutonnées est en raison directe des forces qui les ont polies ; leurs formes d’abord rondes ne deviennent unies et plates que beaucoup plus tard. La rondeur des roches moutonnées démontre qu’elles n’ont pas été beaucoup diminuées par les glaciers, et leurs lee-sides corroborent fortement ce témoignage d’ailleurs incontestable.

4o En effet, à moins qu’il ne puisse être démontré que leur formation est postérieure à la retraite de la glace, même une seule lee-side dans un rocher jadis recouvert par un glacier nous démontre que nous voyons une surface qui a été exposée à l’action de l’atmosphère avant que le glacier eût commencé son œuvre de destruction ; et de nombreuses lee-sides, trouvées l’une après l’autre sur une superficie de quelques mètres carrés, prouvent que la surface entière de cette masse rocheuse a été diminuée par le frottement de la glace, mais d’un petit nombre de mètres.

Les roches altérées sur une petite échelle, par les intempéries de l’atmosphère, ne prennent pas des formes pareilles à celles que représente le dessin ci-joint, mais ressemblent plutôt à celles qui sont figurées dans le dessin 1 de la page 154. On ne trouve jamais des cavités ou des rigoles profondes produites dans des rochers (quelles que soient leur nature ou leur composition) par les intempéries de l’atmosphère ou par tout autre phénomène naturel. On ne trouve pas non plus un grand nombre de ces cavités ou rigoles rapprochées l’une de l’autre. Aussi, lorsque nous voyons des lee-sides comme celles qui sont marquées D et F dans la figure 3, page 154 ; (séparées peut-être par une distance de 3 mètres 50 cent., et représentant, ainsi que je l’ai déjà constaté, les restes de creux et de déchirures qui existaient avant que l’action du glacier se fît sentir), nous devons tenir pour certain que les éminences B, C, situées entre elles, n’ont été abaissées que d’un mètre au plus ; et, selon toute probabilité, l’épaisseur du rocher enlevé par le frottement ne dépasse pas la longueur d’une ligne tirée du point D au point F.

Les lee-sides intactes des roches moutonnées ont donc une valeur spéciale en ce qu’elles témoignent, bien qu’imparfaitement, de l’épaisseur de la roche enlevée par les glaciers qui ont exercé leur action au-dessus et à l’entour.

5o J’ai posé en fait dans le paragraphe 6 que la quantité de roche usée par le frottement de la glace diminue constamment, si la force qui agit sur la roche reste la même. En d’autres termes, si un glacier épais de 300 mètres, descendant dans une vallée avec une vitesse de 90 mètres par an, peut dans le cours d’une année enlever deux centimètres et demi à toutes les surfaces qu’il touche, l’année suivante (en admettant que son épaisseur et sa vitesse restent les mêmes) son action n’aura plus exactement les mêmes effets, car elle s’exercera sur une plus grande superficie.

6o L’action d’un glacier sur des rochers doit-elle être considérée comme destructive ou conservatrice ? À cette question, je répondrais sans hésiter : elle est surtout conservatrice. Elle est certainement destructive dans de certaines limites ; toutefois, comme un maçon qui élève une colonne destinée à être polie, le glacier enlève une légère couche au rocher sur lequel s’exerce son frottement, afin de préserver plus efficacement les parties restantes. En en effaçant les inégalités, et par conséquent en diminuant l’étendue des surfaces exposées aux intempéries de l’atmosphère, le glacier, quand il se retire, laisse le rocher dans une meilleure condition pour résister aux attaques de la chaleur, du froid et de l’eau.

Ceux-là mêmes qui accusent d’ordinaire les glaciers des plus épouvantables destructions ont souvent constaté que les surfaces polies, qu’ils laissent à découvert, semblent impérissables. Des siècles, que dis-je, des milliers d’années se sont écoulées et les roches moutonnées conservent leur forme sans altération.

Ainsi donc, je l’affirme de nouveau, les glaciers, pendant leur vie comme après leur mort, considérés en eux-mêmes, ou comparés à d’autres forces naturelles, doivent être regardés comme éminemment conservateurs dans leurs actes et dans leurs intentions.


La journée du 3 août se termina par une promenade sur le glacier de Findelen. Nous revînmes à Zermatt plus tard que nous n’en avions eu l’intention, tous deux accablée de sommeil (ce détail n’est intéressant que pour les conséquences qu’il eut). Nous devions passer le lendemain le col de Valpelline, et il nous fallait partir de bonne heure. M. Seiler, toujours excellent, le savait ; aussi vint-il en personne nous réveiller. Quand il frappa à ma porte, je répondis : « Très-bien, Seiler, je vais me lever. » Puis je me tournai immédiatement sur l’autre oreille, en me disant : « Commençons par dormir encore dix petites minutes. » Mais Seiler attendit, écouta et frappa de nouveau à la porte, se doutant bien de ce qui se passait. « Monsieur Whymper, avez-vous de la lumière ? — Non, » lui dis-je sans penser aux conséquences de ma réponse ; aussitôt le digne homme n’hésita pas à forcer la serrure de sa propre porte pour me donner une bougie allumée. C’est par de semblables actes, aussi bienveillants que désintéressés, que M. Seller a acquis une réputation vraiment digne d’envie.

À quatre heures du matin, nous quittions l’hôtel du Mont-Rose, et bientôt nous marchions à grands pas le long des bouquets de vieux aunes qui bordent le sentier de la délicieuse petite vallée conduisant au glacier de Z’mutt[15].

Aucune montagne ne peut sembler ou être plus inaccessible que le Cervin de ce côté ; même quand on est de sang-froid, on retient son haleine à la vue de ses prodigieux escarpements. Il y en a peu dans les Alpes qui puissent les égaler en grandeur, et aucun ne mérite plus réellement le nom de précipice. Le plus grand de tous est l’immense paroi septentrionale, celle qui s’incline du côté du glacier de Z’mutt. Les pierres qui se détachent du sommet de ce mur prodigieux tombent d’une hauteur de 450 mètres avant de rencontrer aucun point d’appui ; et celles qui, tombées des parois supérieures de la montagne, rebondissent par-dessus, lancées à une profondeur bien plus considérable, roulent à environ 300 mètres au delà de sa base. Ce côté de la montagne a toujours offert un aspect sombre, désolé, terrible ; il n’inspire que de douloureuses pensées de destruction, de ruine, de mort ; et maintenant, hélas ! les sinistres souvenirs qui s’y rattachent l’ont rendu plus que terrible.

« Les escarpements du Cervin ne présentent aucun aspect de destruction, » dit le professeur Ruskin. D’accord, quand on les voit de très-loin : cependant approchez un peu, asseyez-vous près du glacier de Z’mutt et vous entendrez le bruit de leur destruction lente, mais incessante. Vous l’entendrez, mais vous ne la verrez pas ; quand bien même les masses de rochers qui s’éboulent retentiraient dans leur chute avec un fracas semblable aux détonations d’une artillerie formidable, quand bien même les échos de l’Ébihorn vous renverraient en face ces décharges assourdissantes, vous ne croiriez voir que des pointes d’épingles rouler sur les flancs de la vieille montagne, tant les proportions en sont grandioses.

Souhaitez-vous assister à « des scènes de destruction ? » Approchez-vous-en plus près encore, escaladez-en les rochers escarpés et les arêtes, ou montez sur le plateau du glacier du Cervin, constamment déchiré et labouré par ces projectiles lancés de si haut, et dont la surface est parsemée de leurs plus petits fragments ; car les masses énormes, tombant avec une effrayante vitesse, plongent sous la neige et disparaissent à la vue.

Le glacier du Cervin, lui aussi, fait rouler ses avalanches, comme s’il voulait rivaliser avec les escarpements qui le dominent. Son côté septentrional ne se termine pas, comme dans les autres glaciers, par des pentes douces, il est coupé brusquement au sommet de rochers abrupts qui le séparent du glacier de Z’mutt ; rarement une heure se passe sans qu’une immense tranche de glace s’en détache et tombe avec un fracas effroyable sur les pentes situées au-dessous, où elle forme un nouveau glacier.

Les pins à l’aspect désolé, qui dépassent les lisières des forêts de Z’mutt, dépouillés de leur écorce et blanchis par les frimas, forment le premier plan d’une scène dont la grandeur solennelle ne saurait guère être surpassée. C’est un sujet digne du pinceau d’un grand peintre et l’un de ceux qui pourraient donner la mesure des facultés du plus grand de tous les artistes.

Au-dessus du glacier, le Cervin offre un aspect moins sauvage, mais il n’est pas moins impraticable. Trois heures plus tard, quand nous arrivâmes à l’îlot rocheux appelé le Stockje (qui marque la fin du glacier de Z’mutt proprement dit, et qui sépare le glacier plus élevé qui l’alimente, le glacier de Stock, de celui de Tiefenmatten qui est situé au-dessous, mais qui est plus grand encore), Carrel lui-même, un des hommes les moins démonstratifs que j’aie connus, ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement en en contemplant les colossales parois si prodigieusement escarpées, et en pensant à l’audace qui nous avait déterminés à camper sur l’arête du sud-ouest, et dont on distingue très-bien le profil du Stockje. Carrel voyait alors pour la première fois les flancs nord et nord-ouest de la montagne, et plus que jamais il était fermement persuadé que l’ascension du Cervin n’était possible que du côté du Breuil.

Trois ans après, je passais au même endroit avec le guide Franz Biener, quand une bouffée de vent nous apporta soudain une odeur très-désagréable. En cherchant autour de nous d’où provenait cette odeur, nous découvrîmes un chamois mort à mi-chemin des escarpements méridionaux du Stockje. Nous y grimpâmes et nous vîmes qu’il avait été victime d’un accident aussi rare qu’extraordinaire. Ayant glissé sur les rochers supérieurs, il avait roulé tout le long d’une pente de débris sans pouvoir reprendre pied, puis il était tombé sur un petit îlot de rochers qui se dressait au milieu des éboulis. Les pointes de ses deux cornes s’étaient accrochées à une toute petite saillie, large à peine de 2 centimètres et demi, et d’où il n’avait pu atteindre que les débris situés au-dessous des rochers qu’il avait labourés et rejetés avec ses pieds jusqu’à ce qu’il n’eût plus trouvé que le vide, Évidemment il était mort de faim, et nous trouvâmes le pauvre animal presque flottant dans les airs, la tête rejetée en arrière, la langue pendante, et les yeux tournés vers le ciel, comme s’il implorait son secours.

Nous n’eûmes aucune aventure de ce genre en 1863 et nous nous rendîmes par ce passage facile aux chalets de Prarayen, sans nous donner la moindre peine. Du sommet à Prarayen, descendons d’un seul pas. Le chemin a déjà été décrit, et ceux de nos lecteurs qui désireront de plus amples renseignements pourront consulter la description de M. Jacomb, qui a découvert ce passage[16]. Nous n’avions pas besoin non plus de nous arrêter à Prarayen, si ce n’est pour faire remarquer que le propriétaire des chalets, que l’on prend d’ordinaire pour un simple berger, ne doit pas être jugé sur les apparences. C’est un personnage important, qui possède un grand nombre de troupeaux ; quand on l’aborde avec politesse, il est plein de courtoisie ; mais il peut (et il le voudra sans doute) se montrer le maître de Prarayen, si sa position n’est pas reconnue, et se donner toute l’importance d’un homme qui paye à son gouvernement plus de 500 fr. d’impôts par an.

Les hauteurs qui dominent Prarayen étaient couvertes de nuages, quand nous quittâmes notre lit de foin le 5 août au matin. Nous résolûmes de ne pas continuer immédiatement le tour du Cervin, et nous remontâmes notre chemin de la veille jusqu’au chalet le plus élevé sur le versant gauche de la vallée[17] dans l’intention d’attaquer la Dent d’Hérens le lendemain matin.

Nous tenions surtout à en faire l’ascension pour la vue très-complète que l’on y découvre sur l’arête du sud-ouest et sur le pic supérieur du Cervin.

À cette époque, l’ascension de la Dent d’Hérens n’avait pas encore été faite, et le 4 nous nous étions éloignés de notre route pour gravir jusqu’à une certaine hauteur la base du mont Brûlé, afin d’examiner si les pentes du sud-ouest en étaient accessibles. Nous différions d’opinion sur la meilleure direction à prendre pour en atteindre le sommet. Carrel, fidèle à son habitude de suivre les rochers de préférence à la glace, me conseillait de monter par le long contre-fort de la tête de Bella Cia (qui descend vers l’ouest, et forme la limite méridionale du dernier glacier qui se déverse dans le glacier de Zardesan), puis, de là, de traverser, dans leur partie supérieure, tous les tributaires du Zardesan jusqu’à l’arête rocheuse et occidentale de la Dent d’Hérens. De mon côté, je proposais de suivre le glacier de Zardesan dans toute sa longueur, et de nous diriger du plateau d’où il descend (là, ma route croisait celle que proposait Carrel) en droite ligne vers le sommet, en remontant la pente du glacier couverte de neige, au lieu d’escalader l’arête occidentale. Le petit bossu Meynet, qui nous accompagnait dans ces excursions, se déclara en faveur de la route de Carrel, et cette route fut en conséquence adoptée.

La première partie du programme eut un succès complet ; le 6 août, à 10 h. 30 du matin, nous étions assis à califourchon sur l’arête occidentale, à une hauteur d’environ 3800 mètres, contemplant au-dessous de nous le glacier de Tiefenmatten. Suivant toute apparence, une heure seulement devait nous suffire pour atteindre le sommet ; mais, deux heures après, nous reconnûmes tous que nous devions forcément échouer dans notre tentative. Comme toutes les crêtes rocheuses des grands pics que j’ai escaladés, l’arête, complétement réduite en morceaux par la gelée, n’offrait plus qu’un amas de fragments superposés. Partout elle était étroite, et les points les plus étroits se trouvaient les moins solides et les plus difficiles. Nous ne pouvions monter ni d’un côté ni de l’autre en nous tenant un peu au-dessous de la crête même ; le versant du glacier de Tiefenmatten était trop escarpé, et sur les deux versants un seul bloc dérangé eût détruit l’équilibre de tous ceux qui le dominaient. Ainsi forcés de nous tenir constamment sur la crête même de l’arête, sans qu’il nous fût permis de dévier d’un seul pas soit à droite, soit à gauche, nous étions contraints de nous confier à des masses mal assises, qui tantôt tremblaient sous nos pieds, tantôt se tassaient après s’être heurtées avec un bruit sourd et sinistre, et qui toutes semblaient prêtes, au moindre ébranlement, à se précipiter avec fracas au bas de la montagne, en formant une effroyable avalanche.

Je suivais mon guide, qui ne disait mot, et qui ne protesta pas jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un endroit où un bloc de rochers posé en équilibre en travers de l’arête nous barra le passage. Carrel ne pouvait ni l’escalader sans aide, ni monter plus haut avant que je l’eusse gravi à mon tour. Quand il passa de mon dos sur cette masse chancelante, je la sentis trembler et se pencher sur moi. Elle n’eût pas pu évidemment supporter le poids d’un autre homme sans rouler dans l’abîme. Alors je refusai de continuer. Il n’y avait ni gloire à persévérer, ni déshonneur à ne pas franchir un passage trop difficile pour n’être pas dangereux. Nous retournâmes donc à Prarayen, car nous n’avions plus assez de temps pour pouvoir remonter par l’autre direction qui était, comme le démontra plus tard l’expérience, la seule par laquelle il fût possible d’escalader la Dent d’Hérens[18].

Quatre jours plus tard, une expédition anglaise (dont faisaient partie mes amis, W. E. Hall, Craufurd, Grove et Reginald Macdonald) arriva dans la Valpelline. Ignorant notre tentative, elle fit le 12, sous l’habile direction de Melchior Anderegg, la première ascension de la Dent d’Hérens par la route que j’avais proposée. Cette montagne est la seule, parmi celles dont j’ai tenté l’ascension, que je n’aie pas réussi à escalader tôt ou tard. Notre insuccès était mortifiant, mais, dans ma conviction, nous avions eu raison de battre en retraite, et, si nous avions persisté dans notre tentative, en suivant la route de Carrel, les Alpes auraient gardé le souvenir d’un grave accident. Aucune autre ascension de la Dent d’Hérens n’a, que je sache, eu lieu jusqu’à ce jour.

Le 7 août, nous traversâmes le col du Va Cornère[19] ; et en descendant le Val de Chignana, nous jouîmes d’une très-belle vue sur la montagne nommée le Grand Tournalin. On apercevait cette montagne de tant de points différents, elle dépassait tellement tous les autres pics qui l’entourent, qu’elle devait nécessairement offrir un vaste et magnifique panorama. Je m’arrangeai donc avec Carrel pour l’escalader le lendemain (le temps continuait à n’être pas favorable à l’ascension du Cervin), et je l’envoyai tout droit au village de Val Tournanche y faire les préparatifs nécessaires, Pendant ce temps, je descendais au Breuil, avec Meynet, par le plus court chemin, en passant derrière le mont Panquero, c’est-à-dire par un petit passage connu dans le pays sous le nom de col de Fenêtre. Le même soir, je rejoignais Carrel à Val Tournanche, que nous quittâmes le 8, avant 5 heures du matin, pour aller attaquer le Tournalin.

Meynet fut laissé à Val Tournanche ce jour-là. Ce fut bien malgré lui que le pauvre petit bossu se sépara de nous ; il nous supplia avec instance de lui permettre de nous accompagner. « Ne me payez pas, mais laissez-moi aller avec vous, disait-il, — je n’ai besoin que d’un peu de pain et de fromage, et encore je n’en mangerai pas beaucoup ; — j’aimerais bien mieux aller avec vous que de transporter n’importe quoi dans la vallée ? » Tels étaient ses arguments, et je fus véritablement contrarié que la rapidité de nos mouvements nous obligeât à abandonner le brave petit homme.

Carrel me fit d’abord passer à travers les pâturages qui dominent au sud et à l’est le village de Val Tournanche. Nous prîmes ensuite un sentier en zigzag qui traversait une longue et sombre forêt, mais nous montâmes souvent tout droit à travers les fourrés les plus épais, ce qui me prouvait qu’il avait une parfaite connaissance du chemin. Quand nous revîmes la lumière du jour, nous suivîmes en la remontant une de ces petites vallées latérales qui restent cachées à tous les regards et qui sont si nombreuses sur les flancs des montagnes qui environnent le Val Tournanche.

Cette vallée, la Combe de Ceneil, se dirige généralement vers l’est et ne contient qu’un petit groupe de maisons (Ceneil). Le Tournalin se dresse à son extrémité supérieure presque juste à l’est de Val Tournanche, mais de ce point on ne peut l’apercevoir. Au delà de Ceneil seulement, il devient visible au fond de la vallée, au-dessus d’un cirque de hauts escarpements sillonnés çà et là par plusieurs belles cascades. Pour éviter ces rochers, le sentier incline un peu vers le sud, en suivant le versant gauche de la vallée. À environ 1050 mètres au-dessus de Val Tournanche, à 450 mètres au-dessus de Ceneil et à 1 kilomètre à peu près à l’est de ce hameau, il atteint la base de quelques moraines, qui ont une largeur remarquable relativement aux dimensions des glaciers qui les ont formées. De ce point on découvre déjà une très-belle vue sur les chaînes de montagnes qui forment le versant occidental du Val Tournanche ; mais là finit le sentier et le chemin devient de plus en plus abrupt.

Parvenus à ces moraines, nous eûmes à choisir entre deux routes. L’une se dirigeait à l’est, en franchissant les moraines, les débris qui les dominent et une large couche de neige plus élevée, pour aboutir, au sud du pic, à une sorte de col ou de dépression d’où une arête facile conduit au sommet. L’autre passait sur un étroit glacier, situé pour nous au nord-est (il n’existe plus probablement aujourd’hui), qui conduisait à un col très-bien indiqué au nord du pic, d’où une arête moins facile montait directement au point le plus élevé. Nous suivîmes la première de ces deux routes, et, en moins d’une grande demi-heure, nous parvînmes au col, d’où l’on découvre une vue splendide sur le versant méridional du Mont-Rose, ainsi que sur les chaînes de montagnes qui s’étendent à l’est du Mont-Rose et du Val d’Ayas.

Pendant que nous prenions un instant de repos sur ce col, une troupe nombreuse de chamois errants arrivèrent au sommet de la montagne par son versant nord. Quelques-uns, immobiles comme des statues, semblaient apprécier la beauté du panorama grandiose qui les environnait, tandis que d’autres s’amusaient à faire rouler des pierres par-dessus les rochers, tout comme des touristes à deux jambes auraient pu s’en passer la fantaisie. Au bruit de ces fragments de roche, nous levâmes la tête. Les chamois étaient si nombreux autour du sommet où ils s’étaient groupés, sans se douter de notre présence, que nous ne pouvions les compter. Ils se dispersèrent en un clin d’œil, pris de panique comme si une bombe eût éclaté au milieu d’eux, quand mon compagnon les salua de ses cris bruyants, se précipitant effarouchés dans toutes les directions, sûrs d’eux-mêmes dans leurs bonds les plus audacieux, si rapidement et avec tant de grâce, que nous nous sentîmes pénétrés de respect et d’admiration pour leurs facultés alpestres.

L’arête qui conduisait du col au sommet était singulièrement facile, bien que très fendillée par la gelée, et, dans l’opinion de Carrel, il ne serait pas difficile d’établir un sentier pour les mulets entre les blocs de rochers[20] ; mais, en arrivant au sommet de cette crête, nous nous trouvâmes séparés du point le plus élevé par un précipice qui nous avait été caché jusqu’à ce moment. Son versant méridional était presque perpendiculaire ; il n’avait toutefois que 7 ou 8 mètres de profondeur. Carrel m’y descendit avec la corde, puis il descendit lui-même à l’aide de ma hache, sur mes épaules, avec une adresse qui était aussi éloignée de ma gaucherie que ses propres efforts l’étaient de la légèreté des chamois. Quelques degrés, faciles à escalader, nous conduisirent alors au point culminant. Jamais aucun être humain n’y était monté ; aussi élevâmes-nous, en souvenir de cet événement mémorable, un énorme cairn, qui se voyait à plusieurs kilomètres de distance et qui eût duré bien des années si le chanoine Carrel ne l’eût fait jeter par terre parce qu’il gênait une chambre obscure qu’il avait installée en 1868 sur le sommet inférieur, afin d’en photographier le panorama. Suivant ce célèbre montagnard, le sommet du Grand Tournalin est à 1821 mètres au-dessus du village de Val Tournanche, et à 3400 mètres au-dessus au niveau de la mer. Y compris les haltes, l’ascension ne nous prit que quatre heures.

Je recommande l’ascension du Grand Tournalin à tous les touristes qui auraient une journée à dépenser dans le Val Tournanche. Qu’on ne l’oublie pas cependant (si l’on fait cette ascension pour la vue), les Alpes Pennines méridionales sont rarement libres de nuages dans l’après-midi, et très-souvent elles sont enveloppées de vapeurs dès dix ou onze heures du matin. Vers le coucher du soleil, l’atmosphère retrouve son équilibre et les nuages disparaissent très-généralement.

Je conseille l’ascension de cette montagne non pour sa hauteur ou pour la plus ou moins grande facilité de son accès, mais simplement pour l’immense et splendide panorama dont on jouit sur son sommet. Sa situation est superbe, et la liste des pics que l’on y découvre comprend presque l’ensemble des principales montagnes des groupes des Alpes Cottiennes, Dauphinoises, Grecques, Pennines et Oberlandaises.

Cette vue réunit au plus haut degré de perfection les éléments pittoresques qui manquent le plus souvent aux vues purement panoramiques de sommités plus élevées. Elle se divise en trois parties principales, dont chacune offre un point central ou dominant, vers lequel le regard se trouve naturellement attiré. Toutes trois forment en outre un tableau magnifique, différant absolument des deux autres. Au sud s’étend, adoucie par les vapeurs de la vallée d’Aoste, la longue ligne des Alpes Grecques, dont les cimes s’étagent jusqu’à plus de 3650 mètres d’altitude. Malgré le bel aspect de plusieurs d’entre elles, le regard, les dépassant, va s’arrêter sur le Viso, situé bien au delà à l’arrière-plan. À l’ouest et vers le nord, la chaîne du Mont-Blanc et quelques-unes des plus hautes cimes des Alpes Pennines centrales (y compris le Grand Combin et la Dent Blanche) forment le fond du tableau, mais elles sont surpassées par les chaînes plus grandioses encore que domine le Cervin. À l’est et au nord, ni les belles pentes gazonnées qui conduisent doucement jusqu’au Val d’Ayas, ni les glaciers et les champs de neige qui les surmontent, ni l’Oberland lointain n’attirent longtemps l’attention, quand, juste en face, à quelques kilomètres en avant, mais semblant être à la portée de la main, se dressent, sur l’azur si pur du ciel, les crêtes étincelantes du Mont-Rose.

Que ceux qui regrettent de ne pouvoir escalader les cimes les plus élevées des Alpes se consolent en apprenant qu’elles n’offrent pas généralement les vues qui laissent dans la mémoire l’impression la plus forte et la plus durable. Assurément quelques-uns des panoramas que l’on découvre du sommet des pics les plus hauts sont merveilleux ; mais ils ne sauraient présenter ces points isolés et centraux qui ont une si grande valeur au point de vue pittoresque. L’œil erre sur une multitude d’objets (dont chacun a peut-être sa grandeur individuelle), et, distrait par l’embarras des richesses qu’il découvre, il court de l’un à l’autre, effaçant, dans la contemplation de l’un, l’effet que l’autre a produit. Lorsque ces heureux moments, qui s’enfuient toujours avec une trop grande rapidité, sont passés, on quitte le sommet avec une impression rarement durable, parce qu’elle est d’ordinaire très-vague.

Les vues qui laissent des impressions profondes sont surtout celles que l’on ne fait qu’entrevoir, quand un voile de nuages, se déchirant brusquement, découvre une aiguille ou un dôme isolé. Les pics qu’on aperçoit alors ne sont peut-être ni les plus grands ni les plus majestueux ; mais leur souvenir survit dans la mémoire à bien des vues panoramiques, parce que ce tableau, photographié par l’œil, a le temps de sécher, au lieu d’être effacé, tandis qu’il est encore humide, par le contact d’autres impressions. Le contraire a lieu pour les vues panoramiques à vol d’oiseau que l’on découvre du haut des grands pics, et qui embrassent quelquefois une étendue de 125 kilomètres dans toutes les directions. La multitude des détails trouble le regard et le rend incapable de distinguer la valeur relative des objets qu’il aperçoit. Il est presque aussi difficile, sans instrument, d’apprécier avec justesse les hauteurs respectives d’un certain nombre de pics quand on les contemple d’une haute sommité, que si on les regarde du fond d’une vallée. Selon moi, les points les plus favorables pour jouir pleinement des grands paysages des montagnes sont ceux dont l’élévation permet d’éprouver l’impression de la profondeur et de la hauteur, et, tout en offrant des points de vue étendus et variés, n’abaisse pas tout ce qui l’entoure au niveau du spectateur trop haut placé. La vue du Grand Tournalin est un exemple excellent de ce modèle accompli de vue panoramique.

Nous descendîmes du sommet par la route du nord que nous trouvâmes passablement raide jusqu’au col ; du col au glacier, nous suivîmes une ligne droite et nous rejoignîmes le chemin que nous avions choisi pour la montée, au pied de la crête qui conduit vers l’est. Nous étions de retour au Breuil dans la soirée.

À trois kilomètres environ au nord du village de Val Tournanche, se dresse un escarpement abrupt, et, juste au-dessus de ce degré de la vallée, le torrent a tellement rongé la pierre pour se creuser un lit qu’il a formé un gouffre extraordinaire, connu depuis longtemps sous le nom de gouffre de Busserailles. Nous allâmes rôder à l’entour pour écouter le fracas des eaux que nous ne pouvions voir, et pour contempler leur bouillonnement tumultueux à leur sortie de cette gorge aussi obscure que profonde, dans laquelle nous essayâmes en vain de pénétrer. Au mois de novembre 1865, l’intrépide Carrel décida deux de ses camarades, — les Maquignaz de Val Tournanche, — hommes sûrs et adroits, à le descendre à l’aide d’une corde au fond de l’abîme, au-dessus de la cataracte. Ce tour de force exigeait des nerfs d’acier, des muscles et un sang-froid peu ordinaires ; il suffirait à lui seul pour prouver la résolution et le courage de Carrel. L’un des Maquignaz descendit ensuite de la même manière ; ces deux hommes furent si étonnés de ce qu’ils virent qu’immédiatement ils se mirent à l’œuvre à coups de marteau et de ciseau afin d’ouvrir un passage dans cet abîme pittoresque. En peu de jours ils eurent construit une galerie en planches, rustique mais commode, qui conduit jusqu’au centre du gouffre en en suivant les parois. Tous les touristes peuvent maintenant pénétrer dans le gouffre des Busserailles, moyennant une redevance de 50 centimes.

Je ne saurais donner au lecteur une idée exacte de cette étonnante curiosité de la nature, sans le secours d’un plan et d’une ou deux coupes. Il a quelques traits de ressemblance avec la gorge représentée page 150, mais il est un témoignage bien plus frappant de l’action caractéristique et de la force extraordinaire des eaux dont le cours est rapide. L’abîme ou le gouffre a environ 96 mètres de longueur et 33 mètres à peu près de hauteur, entre le bord supérieur des parois et la surface de l’eau. On ne peut d’aucun point en saisir d’un seul coup d’œil la longueur ni la profondeur totale ; la vue est limitée par la sinuosité des parois, bien que, à de certaines places, la largeur atteigne ou dépasse 4 mètres 50 centimètres. Ces parois offrent partout une surface brillante et polie comme du verre. Par endroits, le torrent, minant le roc en dessous, a formé des ponts naturels. Toutefois, la plus grande singularité du gouffre de Busserailles sont encore les cavernes (ou marmites, comme on les appelle dans le pays), que l’eau a creusées dans le cœur même du rocher. Le sentier de planches, construit par Carrel, conduit dans une des plus grandes. C’est une grotte qui a près de 8 mètres dans son diamètre le plus large et 5 mètres environ de hauteur ; le torrent roule en grondant au fond d’une fissure, au-dessous de la voûte du rocher. Il faut de la lumière pour visiter cette caverne, et on ne peut s’y parler que par signes à cause du bruit assourdissant de l’eau.

Je visitai l’intérieur du gouffre de Busserailles en 1869, et ma surprise à la vue des cavernes s’augmenta encore quand j’eus remarqué la dureté du roc dans lequel elles avaient été creusées. Carrel en fit sauter, avec un ciseau, un grand éclat qui est actuellement sous mes yeux. Sa surface, parfaitement unie, ressemble à du verre et pourrait être prise un instant pour une roche polie par un glacier. Mais l’action de l’eau en a extrait les atomes les moins durs, et sa surface est pointillée de petits trous comme la figure d’un individu qui a eu la petite vérole. Le bord de ces petits creux est arrondi, et leur intérieur tout entier est presque aussi bien poli que la surface générale du fragment[21]. L’eau a creusé, dans quelques veines de stéatite, bien plus profondément que dans les autres parties, et probablement la présence de la stéatite peut servir à expliquer la formation du gouffre.

J’arrivai au Breuil, après une absence de six jours, très-satisfait de mon tour du Cervin, excursion que la bonne volonté de mes guides et la bienveillance des paysans avaient rendue très-agréable. Mais, il faut d’abord l’admettre, les habitants du Val Tournanche sont très-arriérés. Leurs chemins restent en aussi mauvais état (peut-être même se sont-ils encore détériorés) que du temps de de Saussure, et leurs auberges sont bien inférieures à celles du versant suisse des Alpes. S’il en était autrement, leur vallée deviendrait à coup sûr une des vallées les plus populaires et les plus fréquentées des Alpes ; mais, telle qu’elle est, à peine les touristes y sont-ils entrés qu’ils ne pensent qu’à en sortir ; aussi est-elle beaucoup moins connue qu’elle ne mérite de l’être pour ses beautés naturelles.

Dans mon opinion, le plus grand obstacle qui existe à l’amélioration des chemins dans les vallées italiennes, est surtout l’idée généralement répandue que les aubergistes seuls profiteraient de ce progrès. Cette idée est juste jusqu’à un certain point ; mais, comme en définitive la prospérité des habitants se lie à celle des aubergistes, leurs intérêts sont presque absolument identiques. Tant qu’ils n’auront pas rendu leurs chemins moins difficiles et moins marécageux, les Italiens devront se résigner à voir la Suisse et la Savoie récolter la plus belle partie de la moisson d’or qu’apportent chaque été les étrangers. Que les aubergistes s’inquiètent aussi un peu plus de la question si importante des vivres. Très-souvent leurs provisions sont insuffisantes, et, d’après ma propre expérience, d’une qualité déplorable.

Je ne me risquerai pas à critiquer en détail les plats servis sur la table, car je suis parfaitement ignorant de ce qui peut entrer dans leur composition. Il est généralement admis parmi les touristes des Alpes que la viande de chèvre représente celle du mouton, et que le mulet figure le bœuf et le chamois. Je réserve mon opinion à ce sujet jusqu’à ce qu’on m’ait expliqué ce que deviennent les mulets quand ils sont morts. Mais je puis le dire sans blesser, je l’espère, les susceptibilités des aubergistes italiens que je connais, leurs relations avec leurs hôtes seraient fort adoucies s’il leur arrivait moins fréquemment de considérer comme criminelles les plus humbles requêtes qui leur sont adressées pour obtenir une nourriture un peu plus substantielle. Les airs d’étonnement dédaigneux avec lesquels ils accueillent toujours de semblables réclamations me rappellent un aubergiste du Dauphiné qui me disait un jour :

« Il y a, à ce qu’on m’a dit, un très-grand nombre de touristes en Suisse.

— En effet, répondis-je, il y en a beaucoup.

— Combien ? me demanda-t-il.

— Ma foi, répondis-je, j’en ai vu souvent plus de cent assis ensemble à la même table d’hôte. »

Il leva les bras au ciel :

« Comment, dit-il ; mais en ce cas il faudrait donc leur servir de la viande tous les jours ?

— Mais c’est assez probable.

— Oh, alors, répondit-il, je crois qu’il vaut mieux pour nous qu’ils ne viennent pas ici. »



  1. Saturday Review, 8 août 1863.
  2. Cette Aiguille avait un nom : L’Ange Anbé (l’Enjambée ?).
  3. Saturday Review, 1863, et Macmillan’s Magazine, 1869.
  4. Je me suis étendu un peu sur ce sujet, parce qu’on a paru surpris que Carrel eût pu franchir sans grande difficulté, en 1865, ce passage où échoua en 1862 une expédition aussi forte que celle de Tyndall. Tyndall échoua dans sa tentative parce que son second guide (Walter) refusa d’aider Bennen, lorsqu’il en fut requis, et parce que les Carrels ne voulurent pas lui servir de guides après avoir été engagés comme porteurs. Non-seulement J. A. Carrel connaissait parfaitement cette brèche avant d’y arriver, mais il avait toujours cru qu’il était possible de la franchir, et de faire ensuite l’ascension de la montagne ; et, s’il eût été ce jour-là guide-chef, je ne doute point qu’il n’eût fait monter Tyndall au sommet du Cervin. Mais, quand il fut prie d’assister Bennen (un Suisse et le chef reconnu de l’expédition), était-il vraisemblable que lui (un Italien, un porteur), qui avait la prétention de faire le premier l’ascension du Cervin par une route qu’il regardait tout particulièrement comme la sienne, pût se décider à lui rendre aucun service.

    On ne comprend guère que le docteur Tyndall et Bennen aient pu ignorer l’existence de cette brèche, car on la voit de plusieurs points et surtout du versant méridional du col Saint-Théodule il est encore plus difficile d’expliquer comment Tyndall a pu se croire si près du sommet du Cervin (à la distance d’un jet de pierre), car, lorsqu’il fut parvenu à l’extrémité de l’Épaule, il a dû parfaitement savoir qu’il lui restait tout le pic supérieur à escalader.

  5. Le docteur Tyndall fit l’ascension du Cervin en 1868. V. l’Appendice.
  6. On trouvera d’intéressants détails sur le Val Tournanche dans les Voyages dans les Alpes, par de Saussure, vol. IV, pages 373-81, 406-9, dans la brochure du chanoine Carrel, la vallée du Valtornenche, en 1867, et dans les Italian Valleys of the Alps, de King, pages 220, 221.
  7. Je ne dirai rien ici de cette montagne dont je parlerai plus loin.
  8. V. la carte du Cervin et de ses glaciers.
  9. C’est M. Adams-Reilly qui attira mon attention sur cette note.
  10. Le point culminant du col Saint-Théodule est à 3322 mètres au-dessus du niveau de la mer. On a évalué dernièrement à mille le nombre des touristes qui le traversent chaque année. Pendant l’hiver, quand la neige forme des ponts sur les crevasses qu’elle remplit partiellement, et quand le temps est favorable, les vaches et les moutons vont de Zermatt à Val Tournanche, et vice versa, par le col Saint-Théodule.

    Au milieu du mois d’août 1792, comme dans un précédent voyage fait à la même époque, de Saussure paraît avoir pris des mulets au Breuil pour monter par le glacier du Val Tournanche au col Saint-Théodule. Le glacier, dit-il (§ 2220), était complétement couvert de neige, et aucune crevasse n’y était visible. Dans mon opinion, des mulets n’auraient pas pu, durant les dix dernières années, être conduits au mois d’août sur le col Saint-Théodule, sans de très-grandes difficultés. À cette époque de l’année le glacier est généralement dépouillé de neige et bon nombre de crevasses sont ouvertes. Les piétons évitent facilement ces crevasses ; mais on aurait beaucoup de peine à les faire franchir à des mulets.

    Peu de jours avant que j’eusse passé le Breuiljoch, en 1863, M. F. Morshead découvrit un passage parallèle. Il traversa la chaîne sur le versant occidental du petit pic et s’ouvrit une route un peu plus difficile que la nôtre. En 1865 j’essayai de passer par le col qu’avait découvert M. Morshead, mais il me fut impossible de descendre à Zermatt, car, pendant les deux dernières années, le glacier s’était tellement retiré qu’il ne couvrait plus le point culminant du passage, et nous ne parvînmes pas à descendre les rochers qu’il avait laissés à découvert.

  11. Bien que son admirable situation soit célèbre depuis près de trente ans, Zermatt n’est devenu un point central dans les Alpes que depuis douze ou quatorze ans. Il y a trente ans, le col Saint-Théodule, le Weissthor et le col d’Hérens étaient, je crois, les seuls passages connus par lesquels les touristes partant de Zermatt pouvaient traverser les Alpes Pennines. Maintenant (en comprenant ces passages et la route de la vallée), vingt-quatre directions différentes s’offrent à eux. Les sommets de quelques-uns de ces nombreux cols sont à une hauteur de plus de 4250 mètres au-dessus du niveau de la mer, et plusieurs ne sauraient être recommandés ni comme faciles ni comme étant les voies les plus courtes entre Zermatt et les vallées et les villages auxquels ils conduisent.

    Zermatt n’est encore qu’un modeste village de cinq cents habitants (dont une trentaine exercent la profession de guides) composé de maisons de bois pittoresques noircies par le temps. Tous les hôtels, y compris celui du Riffel, appartiennent à un seul propriétaire, M. Alexandra Seiler, auquel le village et la vallée doivent en grande partie leur prospérité, — la providence des touristes qui ont besoin de renseignements ou d’un aide quelconque.

  12. Un des faits les mieux constatés est que l’érosion des glaciers se distingue de celle des eaux en ce que la première produit des roches convexes ou moutonnées, tandis que la seconde donne lieu à des concavités. — Prof. B. Studer, Origine des Lacs suisses.
  13. C’est de Saussure qui a employé le premier l’expression de roches moutonnées, et, dans le paragraphe 1061 de ses Voyages dans les Alpes, il en a donné l’explication suivante : Plus loin, derrière le village de Juviana ou Envionne, on voit des rochers dans la forme que j’appelle moutonnée. Les montagnes auxquelles j’applique cette expression se composent d’un groupe de têtes arrondies… Ces rondeurs contiguës et fréquentes donnent comme ensemble l’impression d’une toison bien fournie ou de l’une de ces perruques qu’on appelle moutonnées.
  14. Les géologues commencent à parler de périodes glaciaires bien plus éloignées que celle à laquelle je fais ici allusion.
  15. Le sentier du côté droit de la vallée (côté sud) est beaucoup plus pittoresque que celui du côte gauche. Pour notre route, voyez les cartes de la vallée de Zermatt et de la vallée de Valpelline.
  16. Peaks, Passes, and Glaciers, seconde série.

    Le sommet du col de Valpelline est à environ 3550 mètres d’altitude. Le passage est un des plus faciles des Alpes à cette hauteur, et (si on suit la meilleure direction) on peut le traverser par un beau temps et dans des circonstances favorables sans tailler un seul degré. Ajoutons cependant que, si l’on ne prend pas le bon chemin, il peut offrir des difficultés de premier ordre. On s’épargnera donc beaucoup de temps et de peine en suivant constamment le côté gauche (côté oriental) du glacier de Zardesan. M. Jacomb suivit le côté droit.

    On découvre une très-belle vue du point situé à peu près à un kilomètre au sud-est du sommet du col. Ce point, marqué 3813 mètres sur la carte de la vallée de Zermatt, ne porte aucun nom. Il est relié au col par un glacier couvert de neige dont la pente n’est pas très-forte, et on voit très-bien par-dessus la Tête-Blanche, dont l’élévation est inférieure de 60 mètres. J’en fis l’ascension en 1866.

  17. V. la carte de la vallée de Valpelline. Le chalet y est marqué « la vielle. » — Le lecteur remarquera probablement les différences qui existent entre cette partie de la carte de la vallée de Zermatt et celle de la vallée de Valpelline. Cette dernière est correcte. La première a été dressée d’après la carte du gouvernement suisse, qui est très-exacte pour le versant suisse de la frontière, mais qui ne peut pas prétendre au même éloge pour le versant italien.
  18. J’ai constaté (p. 10 du livre) qu’il n’existait aucun passage entre Prarayen et le Breuil, en 1860, et c’était vrai alors. Le 8 juillet 1868, le plus entreprenant de mes guides, J. Antoine Carrel, partit du Breuil à deux heures du matin, avec un camarade bien connu, — J. Baptiste Bich, de Val Tournanche, — pour tâcher d’en découvrir un. Ils se dirigèrent vers le glacier qui descend de la Dent d’Hérens au sud-est. Arrivés à sa base, ils commencèrent à monter sur des pentes de neige situées entre le glacier et les rochers qui se dressent au sud, puis ils suivirent les rochers eux-mêmes. (Ils nommèrent ce glacier le glacier du Mont-Albert, d’après le nom local du pic qui est appelé « les Jumeaux » sur la carte de la Valpelline, par M. Reilly. Sur cette carte de M. Reilly, le glacier est appelé « Glacier d’Hérens. » ) Après avoir escaladé les rochers jusqu’à une hauteur considérable, ils traversèrent le glacier en remontant dans la direction du nord, jusqu’à un petit « rognon » (îlot de rochers isolé, qui occupe presque le centre du glacier). Ils passèrent entre le rognon et les grands séracs. Continuant à monter vers la Dent d’Hérens, ils arrivèrent à la base de son pic principal en escaladant un couloir rempli de neige et les rochers au pied desquels le glacier prend son origine. Ils atteignirent le sommet du passage à une heure de l’après-midi, et, redescendant par le glacier de Zardesan, ils arrivèrent à Prarayen à six heures trente minutes du soir.

    Comme la route qu’ils suivirent rejoint celle que prirent MM. Hall, Grove et Macdonald dans leur ascension de la Dent d’Hérens, en 1863, cette montagne peut évidemment être escaladée en partant du Breuil. Carrel assure que la route qu’il a prise avec son camarade Bich est susceptible d’améliorations ; s’il en est ainsi, on pourra probablement faire l’ascension de la Dent d’Hérens en partant du Breuil en moins de temps qu’en partant de Prarayen. Le Breuil est de beaucoup préférable comme point de départ.

  19. V. p. 11. Suivant le chanoine Carrel, ce passage est à 3150 mètres d’altitude.
  20. Un chemin de mulets a été ouvert à l’aide d’une souscription de Val Tournanche au sommet du Grand Tournalin.
  21. Les trous qui existent dans les roches polies par les glaciers (qui ne sont pas rongées par les eaux) sont plus ou moins anguleux.