Escal-Vigor/Partie III/Chapitre V

Société dv Mercvre de France (p. 256-261).

V

Depuis le départ de son ami, le comte de Kehlmark n’avait plus eu de repos. Il ne tenait plus en place. Son agitation augmentait à mesure que la kermesse lointaine approchait de son plus haut période de frénésie. Il suffoquait comme dans l’attente d’un orage lent à éclater.

— Quelle tourmente de plaisir ! disait-il à Blandine, qui s’efforçait, maternelle et balsamique, de le distraire de son accablement. Jamais ils n’ont mené pareil sabbat ! À entendre ces clameurs, on dirait qu’ils s’amusent à s’entr’égorger !

Les autres années, la cacophonie, le hourvari forain, pétarades, sifflets, orgues et pistons, ne lui parvenaient point en rafales tellement significatives. Aujourd’hui aussi, cette atmosphère électrique se compliquait de bouffées de sueur, d’ivresse, de ripailles et de rut. Cette après-midi de saturnale abhorrée ne finirait donc jamais !

Ce fut bien pis quand se coucha le soleil et que l’hallali érotique des trompettes se fut répercuté d’un cap à l’autre de Smaragdis, ajoutant comme un brouillard cuivreux aux affres rouges du ciel agonisant. Et des voix humaines plus stridentes, plus paroxystes encore, reprirent le signal furieux des fanfares et l’aggravèrent au risque d’incendier les ténèbres…

Kehlmark n’y tint plus. Profitant d’un moment où Blandine vaquait aux préparatifs du souper, il se jeta dans le parc. Tout à coup une note aiguë et déchirante, un cri plus lancinant encore que les appels du bugle de Guidon, sous l’ormaie, le soir de leur première confrontation, domina le fracas métallique.

Kehlmark surprit la voix de son ami.

— C’est lui qu’on massacre !

Projeté en avant par cette épouvantable certitude, il courut éperdu dans la nuit, s’orientant sur les clameurs et les lamentations.

Comme il touchait à la lisière du parc, prêt à déboucher dans l’avenue même où se perpétuait l’attentat, il y eut une recrudescence de huées, de vociférations, et il entendit le nom du bien-aimé mêlé à ce tollé homicide.

L’instant d’après, il se ruait dans la cohue, les forces décuplées, bousculant les sinistres badauds, dispersant, assommant les cannibales.

Avec un cri de tigresse s’abattant sur le corps de son petit, il dégagea Guidon privé de connaissance, meurtri et déguenillé, pollué de stupre, le baisa, le souleva dans ses bras.

Sa stature paraissait agrandie.

Armé d’une canne, il décrivait de terribles moulinets. Autour de lui le cercle s’élargissait, et lentement, face aux forcenés et aux furies, il rétrogradait vers le parc. Mais Landrillon et Claudie sommèrent les autres, passagèrement atterrés par cette intervention majestueuse.

Il y eut un redoublement d’insultes. La réprobation se détournait du jeune Govaertz pour foudroyer le Dykgrave. Personne ne se mettait de son côté. Ses partisans les plus débridés, les gueux de Klaarvatsch, ayant appris l’accusation qui pesait sur lui, se taisaient, penauds, contristés, s’abstenant, ne prenant point fait et cause.

Landrillon lui jeta la première pierre. On lança vers le Dykgrave tout ce qui se trouvait sous la main. Des archers, venus pour conquérir le prix des tirs à la perche et au berceau, visèrent sans vergogne le si prodigue roi de leur confrérie. Une flèche l’atteignit à l’aisselle ; une autre troua la gorge de Guidon et fit gicler le sang sur le visage d’Henry. Kehlmark, sans souci de sa propre blessure, ne cessait de boire et de caresser des yeux le corps outragé de son ami. Mais percé, une seconde fois, vers le cœur, il tomba avec sa précieuse charge.

Comme ils bondissaient pour l’achever, une femme en blanc se mit devant eux, les bras en croix, offrant sa poitrine à leurs coups.

Et sa majesté, sa douleur étaient telles, tels surtout le calme héroïsme, le renoncement divin répandu sur son visage, que tous s’écartèrent et que Claudie repoussa pour toujours, loin d’elle, Landrillon qui l’entraînait réclamant le prix convenu, — pour se jeter, à jamais folle, dans les bras de son père d’où elle éclata de rire au nez du sordide Bomberg…

Blandine ne prononça point une parole, n’eut ni une larme, ni un cri.

Mais sa présence retrempait les bonnes âmes : les cinq pauvres, les préférés de Kehlmark, vainquirent leur lâche obéissance au vœu public, et enlevèrent sur leurs épaules Kehlmark et Guidon enlacés dans une commune agonie. Les rudes hommes pleurèrent, convertis…

Blandine les précéda au château.

Pour ne point porter les blessés jusqu’à l’étage, on leur dressa un lit sur le billard. Les amis reprirent connaissance, presque simultanément. En ouvrant les yeux, ils les arrêtèrent sur Conradin et Frédéric de Bade, puis ils se regardèrent, se sourirent, se rappelèrent la tuerie, s’embrassèrent étroitement, et, leurs lèvres ne se détachant plus, ils attendirent le moment de leurs derniers souffles.

— Et moi, murmura Blandine, ne me diras-tu point un mot d’adieu, Henry ! Songe combien je t’aimais ! Kehlmark se tourna vers elle :

— Oh, murmura-t-il, pouvoir t’aimer dans l’éternité comme tu méritais d’être aimée sur la terre, femme sublime !

Mais, ajouta-t-il, en reprenant la main de Guidon, je voudrais t’aimer, ma Blandine, en continuant aussi à chérir celui-ci, cet enfant de délices !… Oui, rester moi-même, Blandine ! Ne pas changer !… Demeurer fidèle jusqu’au bout à ma nature juste, légitime !… Si j’avais à revivre, c’est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrir autant et même plus que je n’ai souffert ; oui, Blandine, ma sœur, ma seule amie, dussé-je même te faire souffrir encore comme je te fis souffrir !… Et bénie notre mort à tous trois, Blandine, car nous ne te précéderons que de bien peu hors de ce monde, béni notre martyre qui rachètera, affranchira, exaltera enfin toutes les amours !

Et ses lèvres ayant repris les lèvres de l’enfant, éperdument offertes aux siennes, Guidon et Henry confondirent leurs haleines dans un suprême baiser.

Blandine leur ferma les yeux, à tous deux ; puis, stoïque, à la fois païenne et sainte, elle adressa des prières précursoriales à la Révélation nouvelle ; n’ayant plus conscience de rien de terrestre et de contemporain, sauf d’un vide infini, dans le cœur, un vide que nulle image humaine ne pourrait désormais combler.

Le dieu l’appellerait-il enfin dans son ciel ?


Fin.