Escal-Vigor/Partie II/Chapitre VI

Société dv Mercvre de France (p. 178-185).

VI

En apparence, les conditions de la vie à l’Escal-Vigor, les rapports entre Kehlmark, Blandine, le jeune Govaertz et Landrillon ne subirent aucune modification.

Le valet, ignorant l’explication que Blandine avait eue avec le comte, la croyait tout acquise à ses projets et ne cessait de présenter sous un jour scabreux les rapports entre le Dykgrave et son protégé. Elle était forcée d’entendre ses odieuses plaisanteries et devait pousser la dissimulation jusqu’à faire chorus avec le misérable. De plus, Landrillon la pressait de se donner à lui. Devant les refus de Blandine, il s’impatientait : « Allons, sois gentille, disait-il, et je m’engage à ne point troubler son idylle avec le jeune Govaertz, sinon je ne réponds plus de rien ! »

Blandine s’efforçait de l’amuser, de gagner du temps. Elle alla même jusqu’à lui promettre le mariage à condition qu’il se tairait. « Je tiens le marché, acceptait-il, mais il faut que tu paies comptant ! — Bah ! Rien ne presse, objectait Blandine, demeurons encore quelque temps ici pour arrondir notre magot ! »

Cette femme honnête, s’il en fut, se fit donc passer pour une coquine aux yeux de ce drôle, qui ne l’en admira que davantage, n’ayant jamais rencontré hypocrisie et dissimulation pareilles. Cette duplicité le ravit non sans l’effrayer un peu. La gaillarde ne serait-elle pas trop rouée pour lui ? Par malheur pour Blandine, il en devenait de plus en plus charnellement amoureux. Il aurait tant voulu prendre un pain sur la fournée ! disait-il. Blandine ne se défendait plus qu’à moitié, elle éludait la consommation du sacrifice, mais ne pourrait plus longtemps s’y soustraire. Landrillon redoublait de privautés.

À la vérité, jamais Blandine n’avait tant aimé Henry de Kehlmark. Aussi qu’on se représente son martyre : d’une part, exposée aux entreprises d’un homme exécré, forcée de flatter sa rancune contre le Dykgrave ; d’autre part, obligée d’assister à l’intimité, à la communion étroite de Kehlmark et du jeune Govaertz.

Atroces tiraillements ! Certains jours, la nature et l’instinct reprenaient leurs droits. Elle était sur le point de dénoncer le domestique à son maître, mais Landrillon, chassé, se fût vengé de Kehlmark en révélant ce qu’il appelait ses turpitudes. D’autres fois, Blandine à bout de forces, placée dans cette crispante alternative de se livrer à Landrillon ou de perdre Kehlmark, était résolue à fuir, à abandonner la partie ; elle aspirait même à la mort, songeait à se jeter dans la mer ; mais son amour pour le comte l’empêchait de mettre ce projet à exécution. Elle ne pouvait l’abandonner aux embûches de ses ennemis ; elle tenait à le protéger, à lui servir d’égide contre lui-même.

Comme elle devait se faire une violence terrible pour ne pas montrer trop de froideur au jeune Govaertz, elle évitait de se trouver sur son passage et s’abstenait autant que possible de venir à table. Elle mettait ces éclipses sur le compte de la migraine.

— Qu’a donc madame Blandine ? demandait le petit Guidon à son ami. Je lui trouve si étrange mine…

— Une légère indisposition, un rien. Cela passera. Ne t’inquiète pas.

Souvent la pauvre femme allait et venait dans la maison comme une agitée, battant les portes, dérangeant les meubles à grand fracas, avec des envies de briser quelque chose, de crier son intolérable souffrance, mais si elle se croisait alors avec Kehlmark, celui-ci la matait, la domptait d’un regard.

Un jour que Landrillon l’avait particulièrement énervée, en la menaçant de ne plus épargner Kehlmark si elle ne se donnait à lui, elle se déroba encore à cette odieuse extrémité, et la tête un peu partie, fit une brusque intrusion dans l’atelier où le comte se trouvait avec son disciple. Ce fut plus fort qu’elle. Elle ne put s’empêcher de lancer au petit paysan un regard de réprobation. Les deux amis étaient en train de lire. Aucun des trois ne dit un mot. Mais jamais silence ne fut plus chargé de menace. Elle sortit aussitôt, alarmée des suites de cette incartade.

— Blandine, vous oubliez nos conventions ! lui dit Kehlmark, la première fois qu’il se trouva seul avec elle.

— Pardonnez-moi, Henry, je n’en puis plus. J’ai trop présumé de mes forces. Vous n’aimez plus que lui. Le reste du monde a cessé d’exister pour vous. C’est à peine si vous m’accordez encore un regard ou une parole…

— Eh bien, oui, dit-il avec résolution, avec une certaine solennité, mais avec ce courage du stoïque qui exposait le poing aux flammes d’un brasier — oui, je l’aime par-dessus toute chose. En dehors de lui, je ne vois plus de salut pour moi…

— Aime une autre femme ; oui, si tu es fatigué de moi, prends cette Claudie qui te convoite de toute l’effervescence de sa chair, mais…

— Quand je te jure que cet enfant me suffit…

— Oh, ce n’est pas possible !

— Je n’aime, je n’aimerai plus que lui !

Kehlmark savait qu’il portait un coup terrible à sa compagne, mais lui-même était excédé ; l’arme dont il la frappait, il la retournait dans sa propre blessure ; il avait passé, faut-il croire, par de telles tortures, qu’il se trouvait dans la situation du damné, avide de faire partager son supplice.

— Ah, reprit-il, tu veux me séparer de cet enfant ! Tant pis pour toi ! Tu vas voir comme je me détacherai de lui. Et pour commencer, voici ma réponse à tes sommations. Désormais, Guidon ne me quittera plus. Il logera au château…

— Prenez garde… Je souffre tellement que je pourrais vous faire du mal sans le vouloir. Il y a des moments où je me sens devenir folle, où je ne réponds plus de moi !

— Et moi donc ! ricana le Dykgrave. Je suis à bout de patience. Tu l’as voulu, tu m’as forcé d’en venir à ces extrémités. Je t’épargnais, je me bornais à souffrir seul ; pour ne pas t’affliger, je te cachais ma plaie, mon secret. Malheureuse Blandine, je te ménageais, persuadé que toi-même tu te refuserais à me comprendre et que tu me renierais… Tu as voulu savoir, tu sauras tout. Sois tranquille, je ne te cèlerai plus rien. Vois, je ne te prie même plus de partir. Désormais, inutile de me moucharder. Ta jalousie ne te trompait point : c’est bien d’amour, d’amour le plus absolu que j’aime le petit Guidon… Je l’adore.

Elle jeta un cri d’horreur. L’amante et la chrétienne étaient atteintes également.

— Oh Henry pitié ! tu mens, tu n’as pu te dégrader…

— Me dégrader ! Je m’enorgueillis au contraire.


Il y eut entre eux des scènes de plus en plus violentes. Blandine cédait, se soumettait, partagée entre une épouvante et une compassion infinies, qui réunies devenaient une des formes les plus corrosives de l’amour.

À présent, Guidon dormait au château. Blandine l’évitait, mais elle se montrait parfois à Kehlmark, et telle était l’expression de son visage qu’à sa vue le comte éclatait en objurgations :

— Prenez garde, Blandine ! lui disait-il un autre jour, vous jouez un jeu dangereux. Sans vous aimer d’amour, je vous avais voué une sorte de culte fondé sur une profonde reconnaissance. Je vous vénérais comme je n’ai plus vénéré de femme depuis mon aïeule.

Mais je finirai par vous exécrer. En vous plaçant toujours comme un obstacle en travers de mes postulations, vous me deviendrez aussi odieuse qu’un bourreau qui s’aviserait de vouloir me priver de sommeil et de nourriture ! Ah, vous faites là de jolie et bien charitable besogne, la sainte, l’honnête, l’angélique femme !

Avec tes mines et tes muets reproches, ta figure d’une Notre-Dame des sept Douleurs, si je meurs fou tu pourras te vanter d’avoir été la principale éteigneuse de mon intelligence…

Voilà près d’un an que tu m’espionnes, que tu me contraries, que tu m’obsèdes et que tu me brûles le cœur à petit feu, sous prétexte de m’aimer…

— Pourquoi m’avez-vous séduite ? lui demanda-t-elle.

— Te séduire ? Tu n’étais pas vierge ! eut-il la méchanceté de lui répondre.

— Fi, monsieur ! En me parlant ainsi, vous êtes plus brutal que le pauvre hère qui abusa de moi. Vous êtes plus coupable que lui, car vous m’avez possédée sans joie et sans bonté !

— Oh pourquoi ?

— Je voulais me changer, me vaincre, avoir raison de mes répugnances invétérées… Tu es même la seule femme que j’aie possédée ; la seule qui ait presque parlé à ma chair.