Escal-Vigor/Partie I/Chapitre IV

Société dv Mercvre de France (p. 51-77).

IV

Blandine, la jeune femme qui donnait de l’ombrage à l’ambitieuse, Claudie, celle que le comte avait appelée, non sans persiflage, l’économe, le régisseur de l’Escal-Vigor, approchait de la trentième année. Jamais à la voir, blanche, délicate, les allures réservées, les traits empreints d’une extrême noblesse, la physionomie mélancolique et fière, la mise soignée, on ne se fût douté de son humble extraction.

Fille aînée de tout petits paysans, laitiers et maraîchers, originaire d’une de ces rudes contrées flamandes que se sont partagées la France, la Hollande et la Belgique, jusque vers sa seizième année elle eût pu le disputer en formes plantureuses et en façons pataudes avec la jeune fermière des Pèlerins ! Son père se remaria et, pour combler le malheur de la petiote, seule enfant du premier lit, il mourut après lui avoir donné quantité de frères et sœurs. La marâtre de Blandine l’excédait de travail et de coups. Elle fut courageuse et stoïque, vraie bête de somme : non seulement elle aida sa seconde mère dans les besognes du ménage, s’occupa de débarbouiller, de veiller et de soigner ses puînés, mais elle travaillait au potager, gardait les vaches, se rendait toutes les semaines à pied au marché de la ville, chargée de jarres à lait et de mannes de légumes.

Par la suite, souvent aux heures de solitude, penchée sur un ouvrage de couture, Blandine devait évoquer la contrée natale et, notamment, la chaumière paternelle.

Celle-ci s’encapuchonne de joubarbe et de mousse ; les murs effrités dissimulent leurs lézardes derrière l’enchevêtrement du chèvre-feuille et de la vigne folle. Dans la cour, des porcs s’ébattent près du fumier, entre des poules qu’ils effarent et des pigeons blancs qui s’envolent sur le toit avec ce frou-frou plaintif que font leurs ailes ; un chien noir, à poil ras, de la race des spits, à la fois gardien vigilant et solide bête de trait, bâille dans sa niche et, par la chatière ouverte dans la porte de l’étable, s’estompent deux vaches mastiquant le trèfle nouveau.

Blandine se suggérera bien des années encore, à Smaragdis, les alentours de sa borde familiale au pays de Campine. La Nèthe court non loin de là et se livre à des méandres buissonniers ; un de ses bras morts se perd derrière le courtil dans les pacages marécageux. Les vertes drévilles, ou petites allées d’aulnes hirsutes et de saules gibbeux que circonviennent à la saison les chèvrefeuilles parfumés, accompagnent en chaperons jaloux, la course de la rivière argentée, qui, là-bas, aux confins du village, fait tourner un moulin à eau pour la grande joie de la marmaille.

L’intendante de l’Escal-Vigor se rappelle, derrière les prairies et les cultures, une morne étendue de bruyère, au milieu de laquelle se renfle un mamelon où des genévriers noirs et difformes s’accroupissent comme un conventicule de cabouters, — farfadets de la garigue — autour d’un hêtre isolé — arbre si rare dans cette région, qu’un oiseau de passage dut en laisser choir la graine.

Cet arbre miraculeux appelait évidemment une de ces petites figurines de la Vierge, renfermées sous verre, dans une miniature de reposoir, que les simples appendent avec un instinct étonnant aux endroits les plus romantiques de leurs paroisses. Ce tertre rappelle l’oratoire en plein air sur lequel Jeanne d’Arc écoutait ses « voix ..... »

La petite Blandine présentait dès l’âge le plus tendre un composé étrange d’exaltation et d’intelligence, de sentiment et de raison. Elle avait été élevée dans la religion catholique, mais, dès le catéchisme, elle répugnait à la lettre étroite pour ne s’en tenir qu’à l’esprit qui vivifie tout. À mesure qu’elle avança en âge, elle confondit l’idée de Dieu avec la conscience. C’est assez dire qu’aussi longtemps qu’elle se crut la foi, sa religion n’eut rien de celle des bigotes et des cafards, mais fut une religion généreuse et chevaleresque. Les dispositions poétiques, la fantaisie, se conciliaient chez Blandine avec un large et probe sens de la vie. Vaillante et adroite, si elle possédait l’imagination d’une bonne fée, elle en tenait aussi les doigts industrieux.

Femme, gouvernant l’économie d’un domaine seigneurial, elle se revoit fillette, petite vachère, à l’ombre du hêtre dominant la vaste plaine campinoise. Par la pensée, Blandine écoute râler les rainettes dans les flaques et elle se délecte comme autrefois à l’incomparable arôme des brûlis d’essarts, que la brise porte à des lieues ! Bivacs du berger accusant, au crépuscule, leurs spirales de fumée et, à la nuit, leurs pâles flammes éparses ! Âme de la plaine infinie ! Parfum sauvage, avant-coureur de la région, que n’oubliera jamais plus quiconque l’a respiré.

C’est de cette poésie un peu farouche et triste, mais cordiale et énergique, inspiratrice des devoirs, et même des sacrifices, voire des héroïsmes anonymes, que s’était imprégnée Blandine, alors une petite paysanne laborieuse, mais qui trouvait le temps de rêver et d’admirer, malgré les durs et constants labeurs auxquels sa marâtre l’attelait.

Il y avait surtout une époque climatérique qui induisait en nostalgie rétrospective la pseudo-châtelaine de l’Escal-Vigor : c’était aux approches du vingt-neuf juin, jour des SS. Pierre et Paul, le moment où les contrats entre maîtres et valets sont abrogés.

Ces mutations de domestiques servent chaque année de prétexte à une fête dont Blandine se souvient avec une voluptueuse et lénitive mélancolie. À Smaragdis, il lui suffit de l’odeur des seringas et des sureaux pour se représenter le cadre et les acteurs de ces pompes rustiques :

Un beau soleil active les fragrances des haies et des bosquets. La caille blottie dans les blés piaule sensuellement. Personne ne travaille aux guérets. Dans leur empressement à prendre du plaisir, les hommes ont abandonné, çà et là, la faux et la serpe, la herse et le traînoir. Si les cultures sont désertes, par contre, le long des routes vicinales, c’est une procession de voitures maraîchères bâchées de blanc, chargées non point, comme les vendredis, de légumes et de laitages, mais peintes à neuf, tapissées de fleurs, les arceaux tressés de rubans, menées grand train par des chefs d’attelage endimanchés, ébaubis et farauds, et au fond desquelles se trémoussent des rustaudes non moins réjouies, parées de leurs coquets atours.

Ces valets vinrent prendre le matin, en cérémonie, les servantes à leur ancienne résidence pour les conduire chez leurs nouveaux maîtres, et, comme les gars ne doivent être rendus à destination que le soir, ils profiteront de la longue journée estivale pour lier connaissance avec leurs futures compagnes de semailles, de façons et de récoltes.

Souvent les journaliers d’une même paroisse, les salariés de petits paysans, empruntent un char à foin à un gros fermier et se cotisent pour la location des chevaux. Toutes les équipes : batteurs en grange, vanneurs, aoûterons, vachères, faneuses, prennent place sur le chariot, transformé en un verger ambulant, où les faces rouges et joufflues éclatent dans les branches comme des pommes rubicondes.

L’émouchette caparaçonne les forts chevaux, car les taons font rage le long des chênaies ; mais les mailles du filet disparaissent sous les boutons d’or, les marguerites et les roses. Des cavalcades se forment. Les voitures se rendant aux mêmes villages, ou revenues des mêmes clochers, cahotent à la file, trimbalent de compagnie leur nouvelle légion de servantes.

Défilé éblouissant et tapageur, apothéose des œuvres de la glèbe par ses affiliés. Sur leur passage, l’air vibre de parfum, de lumière et de musique !

Bouviers et garçons de charrue, le sarrau bleu festonné d’un ruban écarlate, la casquette ceinte d’un rameau feuillu, une branche pour aiguillon, précèdent le cortège en manière de postillons, ou caracolent sur les accotements ; d’aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées tant leurs montures ont le dos large, d’autres assis en travers de la selle, les jambes ballant du côté du montoir, comme on les rencontre au crépuscule par les sentiers, après le labeur.

Leurs voix éclatantes se répercutent d’un village à l’autre.

— Voilà encore un rozenland ! un « pays de roses » ! disent les gamins que leur approche ameute près de l’église ; car on a dénommé « pays de roses », ces chars de joie, à cause du refrain de la ballade que les compagnons ne chantent que ce jour-là :

Nous irons au pays des roses,
Au pays des roses d’un jour,
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes
Qu’elles éborgneront la lune
Et feront éternuer le soleil[1].

Des sarabandes se nouent à la porte des cabarets. Les « pays de roses » — le nom a passé des chars à la charretée humaine — envahissent la salle en vacarmant comme un sabbat. À chaque étape, on emplit de bière et de sucre un énorme arrosoir et, après en avoir détaché la gerbe, on le fait circuler à la ronde de couple en couple.

La fille, aidée par son meneur, trempe la première les lèvres au breuvage, puis, d’un geste retrouvé des temps héroïques, elle se cambre, son bras nu presque aussi robuste que celui des mâles de la bande, saisit l’anse de l’original vaisseau, le brandit, le soulève au-dessus de sa tête et finit par l’incliner vers son cavalier.

Un genou en terre, le soiffard embouche le tuyau du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates que la petite Blandine comparait, bien malgré elle, à l’extase des communiants recevant leur Dieu les jours de fêtes carillonnées. Les coteries se sont fait accompagner d’un ménétrier ou d’un joueur d’orgue, mais, indifférent à la mélodie et au rythme, raclés ou moulus, c’est toujours la même sabotière que dansent les drilles, c’est le même chœur que braillent leurs voix psalmodiantes :

Nous irons au pays des roses…

Les serfs sont les seigneurs et les pauvres sont les riches.

Le salaire de toute une année sonne contre leur genou dans la poche profonde comme un semoir.

Jour de frairie, jour de kermesse révolutionnant les prêtres résignés de la terre ! Chaudes matinées qui font éclore les idylles : soirs orageux, instigateurs de carnages !

Ce n’est pas sans raison que les gendarmes surveillent à distance les « pays de roses ».

Ils sont pâles et tortillent nerveusement leur moustache, les gendarmes, car, vers le tard, à l’heure des réactions, les farouches et les jaloux leur en font voir de rouges. Ces bons drilles qui trinquent avec effusion sont prêts, pour un rien, à se jeter les pintes à la tête et à se déchiqueter comme des coqs. À force d’accoler son voisin, cet expansif compère a fini par le presser si étroitement contre sa poitrine qu’il l’a terrassé et un peu meurtri.

Tous ces festoyeurs ne s’ébaudissent pas, mais tous s’étourdissent. Ils noient leur souci dans la bière et l’étouffent dans le tapage. Ils boivent : les uns pour oublier, peut-être pour calmer le regret du toit et des visages familiers qu’ils délaissent ; les autres, au contraire, pour célébrer leur affranchissement du joug ancien et saluer, pleins de confiance, le foyer nouveau.

La plupart fraternisent d’emblée avec leurs camarades de demain et se déclarent sur-le-champ aux pataudes embauchées avec eux.

Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu’à la licence, à corps perdu, le charme puissant de cette trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs gestes et de leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu’on détache, ce vertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l’espace, les oiseaux nés dans une cage ; et l’infini de leur bonheur rend celui-ci presque aussi poignant qu’une extrême souffrance. On ne sait par moments s’ils pleurent ou s’ils rient aux larmes, s’ils se trémoussent d’aise ou s’ils se tortillent dans les convulsions.

Comme le voyage est long et la journée pleine, vers le midi on arrête devant la principale « herberge » de la bourgade et on dételle. Les blousiers s’abattent sur les bancs de la grande salle, devant les platées fumantes. Mais malgré leurs fringales et l’ivresse de leur émancipation, qui se traduit le jour durant par des défis d’une crudité féroce envoyés à Dieu, à sa vierge et à ses saints, ils n’omettent pas, entre deux signes de croix, de rapprocher leurs larges mains calleuses.

Plus tard, Blandine se rendit un compte exact et intense de tous ces sentiments et de toutes ces sensations, par le souvenir de ce qu’elle avait éprouvé et enduré lors d’une de ces mémorables journées des saints Pierre et Paul. Quoiqu’elle n’eût que treize ans passés à cette époque, elle était plus outrée chez les siens que la plus malheureuse servante. Sa marâtre, s’étant humanisée par hasard, ou peut-être pour l’humilier en la confondant avec les valets et mercenaires, l’autorisa à monter sur un vaste « rozenland » affrété par cotisation. La petiote, rose et joufflue, aux yeux opalins variant du bleu céleste au vert marin, prit avec gratitude sa part de ces déduits ancillaires ; la belle humeur expansive de ces pauvres diables la réjouissait elle-même ; elle goûtait un naïf plaisir à trôner sur ce char fleuri et turbulent, et à boire de la bière sucrée aux étapes désignées par le chef de la charretée. Les gars payaient la bière, les filles de quoi la sucrer ; Blandine y allait à son tour de son écot de sucre en poudre. Elle riait, chantait et ballait comme ses compagnons et ses compagnes. Ne songeant à mal, les privautés qu’ils prenaient autour d’elle ne l’effarouchaient pas plus que les pourchas des oiseaux dans les branches ou la danse des insectes dans un rai de soleil. À l’heure du dîner, elle partagea le repas des autres rozenlands ; puis s’éloigna encore à leur suite, entraînée dans leur sillon de bombance et de caresses, se sentant leur petite amie, et ne pouvant se résoudre à les quitter.

Cependant vers le soir, une langueur, une morbidesse, un trouble la prenait. Les baisers et les étreintes autour d’elle participaient des extravagances du rêve. Rien ne l’effrayait. Elle se trouvait dans des dispositions d’esprit extrêmement conciliantes.

La nuit est tombée. Personne ne prend plus garde à Blandine. Chaque servante est pourvue. Mais Blandine aura encore au moins trois saisons à attendre qu’un honnête garçon s’occupe d’elle. Son tour viendra ! C’est ce que lui disent, avec un hommage anticipé, en passant, les regards humectés ou brillants, ou les cuisses frôleuses des lurons. L’enfant ne lit dans ces yeux et ne tâte dans ces charnures qu’une sympathie un peu bourrue, voilà tout ! Autour d’elle, l’air si tiède chatouille et picote les dermes échauffés. Travaillées depuis des heures, les ambiances de désirs s’exaspèrent. Bientôt Blandine ne se rappellera plus les dernières beuveries et sarabandes auxquelles elle prit part. Mais ce qui l’enivre, c’est bien plus cette fermentation de robuste jeunesse autour d’elle, que le parfum des roses et la bière sucrée. Quasi somnanbulique, presque défaillante de bien-être, elle reprend place sur le « Rozenland » ou bien elle en descend avec les autres ; et le refrain toujours répété concourt à son état de demi-veille.

Cependant, à travers la campagne, les charrettes bâchées de toile blanche, aux cerceaux de fleurs, roulent plus lentement. Valets et servantes entendent bruire et sentent courir sur leur nuque comme une énervante brise d’équinoxe. C’est la respiration chaude des couples affalés sur les banquettes derrière eux. Elles soupirent ; ils halètent… La petiote finissait par s’endormir, assoupie par cette atmosphère plus capiteuse que les bouffées de la fenaison. Comme personne ne s’offre à la reconduire, il serait temps pour elle de mettre pied à terre et de rebrousser chemin, car les autres ne songent pas encore au retour, et le « pays de roses » est loin de la dernière station de son pèlerinage aux chapelles du boire. Pour la bande luronne le vrai plaisir ne fait même que commencer.

Enfin on se décide à réveiller la benjamine. L’un d’eux la mettra sur son chemin et rattrapera le « pays des roses » à l’étape suivante. Mais la petite remercie ce garçon. Inutile qu’il se dérange. Elle regagnera bien toute seule la chaumière paternelle. Des fois, les jours de marché, elle rentre plus tard encore et par quels temps et quels chemins ! Le drille obligeant se borne donc à lui indiquer la route à prendre.

— Écoute, petite, tu traverseras la bruyère que voilà en obliquant de droite à gauche ; tu arriveras à une sapinière que tu laisseras à ta droite…

Blandine ne l’écoute guère, la voix n’arrive même plus jusqu’à elle, car elle s’est éloignée d’un pas délibéré. Bonsoir à tous ! leur a-t-elle crié avec assurance. Leur réponse se perd dans les claquements du fouet et le fracas du « pays de roses » se remettant en marche.

Jamais Blandine n’avait eu peur. Puis, ce soir tout le pays n’est-il pas en joie ? Qui songerait à faire du mal à une enfant ?

Tout à l’heure, à table, après la ventrée, on a raconté, pourtant, force aventures terrifiantes ou affligeantes. Ainsi quelqu’un s’étant étonné qu’un certain Ariaan, dit le Roi des Vanneurs, longtemps au service d’un fermier de la paroisse, n’était pas de la partie, un des camarades de l’absent apprit à la compagnie que le gaillard avait mal tourné depuis leur fête dernière, même si mal que son patron n’avait pas cru devoir attendre la Saint-Pierre nouvelle ou la date sacramentelle pour se priver de ses services. Malgré ses talents, le roi des Vanneurs avait été congédié d’urgence pour avoir fait la concurrence aux fouines, belettes, putois et autres amateurs de poules. N’ayant pas trouvé de maître à qui louer ses bras, sans doute devait-il être hébergé pour l’instant dans l’un ou l’autre des ces asiles que la générosité de l’État ouvre aux pieds-poudreux.

La tablée s’était apitoyée pour la forme, non sans bâiller et s’étirer, sur la guigne d’un ancien compagnon, d’un boute-en-train, une belle fourchette et le reste ! Mais, comme l’avait fait observer l’un des gars, en rallumant sa pipe, ce n’était pas le moment de brasser mélancolie et, se rangeant à son avis, ils s’étaient empressés de deviser d’autre chose.

Comment se fait-il qu’en traversant la bruyère, la petite Blandine se remémore obstinément la mésaventure du Roi des Vanneurs ? Quoique Ariaan ne soit pas tout à fait un inconnu pour elle, il ne lui tient par aucun lien. Il avait demeuré une saison non loin de chez elle. Par la porte de la grange, Blandine l’entrevoyait furtivement, à sa besogne, nu jusqu’à la ceinture, rosâtre et moite, avenant tout de même dans la pénombre. En cadence le van battait son genou durillonné et finissait par user sa culotte de coutil toujours rapiécée au même endroit.

Blandine, en trottant, cesse de fredonner le refrain du jour pour se rappeler celui du vanneur :

Van ! Vanne ! Vanvarla !
Balle !
Vole !
Vanci ! Vanla !

Si son cœur se serre même un peu, tandis qu’elle presse le pas, ce n’est point par anxiété pour elle-même, mais par une sorte de commisération pour le dévoyé. La nuit attendrie prête à ces pensées vagues. L’obscurité diaphane rappelle de sombres pierreries. Les ténèbres scintillent comme si, trop véhéments, les parfums dont elles sont saturées, avaient pris subitement feu. Les phosphorescences intermittentes des vers luisants s’accordent avec le cri-cri des grillons…

Tout à coup, tandis qu’il semble à la petite retardataire que ceux-ci exaspèrent leur crispante musique, Blandine est bousculée, étreinte, renversée sur un tertre par une forme humaine qui s’est ruée de derrière un buisson de genêts. L’assaillant lui retrousse les jupes, fourrage parmi ses chairs d’adolescente, la palpe, en soupirant, avec énergie mais sans brutalité, et finit par la prendre.

« Ariaan ! » Le nom qu’elle aurait voulu crier en reconnaissant le roi des Vanneurs lui est resté dans la gorge, refoulé par l’effroi. Elle éprouve une courte douleur, comme un déchirement de son ventre, suivi presque aussitôt après d’une étrange béatitude. Son être s’est-il doublé ? Doué d’une sympathie nouvelle, elle s’est projetée hors d’elle-même pour se fondre en un délice infini…

Pendant qu’il la tient sous lui, elle se sent surtout conjurée par les yeux révulsés du vanneur et elle associera, par la suite, l’imploration de ces yeux aux scintillements livides des lampyres, aux raclements des grillons, aux notes expirantes du refrain des « pays de roses » et au rythme de l’ancienne chanson d’Ariaan :

Van ! Vanne !
Vanci ! Vanla !

Le rôdeur se releva, encore pantelant, le souffle plus précipité qu’à ses besognes d’antan, et, l’ayant aidée à se relever à son tour, il la tint quelques secondes par les poignets, la regarda avec une gratitude mêlée de repentir, et s’éloigna, tout en se rajustant, les jambes un peu flageolantes. Elle n’oublia jamais sa face saurette, et les zigzags que sa silhouette traçait dans l’espace immobile où il finit par s’enfoncer…

Blandine se traîna, plutôt affligée qu’indignée, jusqu’à sa maison et, en se couchant, elle se promit bien de ne raconter jamais ce qu’il lui était arrivé. Plutôt un instinct de solidarité qu’un sentiment de pudeur lui dictait ce silence. À la vérité elle ne parvenait pas à en vouloir à ce brutal, d’abord si impérieux, puis accablé, presque penaud ; elle était même convaincue qu’il lui aurait demandé pardon s’il l’eût osé, mais la tendresse et une certaine gratitude le rendaient presque aussi timide que le violent désir l’avait effréné. Quelques jours après Blandine apprit que le grand Ariaan avait été arrêté dans les environs, rejoint par les gendarmes, comme il traversait la Nèthe à la nage. Son pitoyable violateur était devenu un redoutable récidiviste. Elle se jura de se taire plus que jamais, soucieuse de lui éviter de nouveaux désagréments, une aggravation de peine.

Mais la pauvresse avait compté sans les délations de la nature. Elle devint grosse.

La marâtre, pharisiennement vertueuse, jeta les hauts cris, s’arracha les cheveux, feignit de désespérer, mais elle était enchantée de cette occasion plausible de sévir contre sa victime, de donner libre cours à ses instincts dénaturés. Peut-être même, en envoyant cette enfant avec les « pays de roses » avait-elle espéré qu’on la lui déflorerait !

— Jour du jugement et de la damnation ! fulminait cette mégère. Honte et triple scandale ! C’en est fait de notre bon renom ! Catin des catins ! Quel exemple pour tes frères et sœurs ! Il est heureux pour toi que ton honnête homme de père soit mort. Il t’aurait crevée comme une chienne que tu es !

Elle la somma de s’expliquer :

— Son nom ? Me diras-tu son nom ?

— Jamais, pardonnez-moi de vous désobéir, ma mère.

— Son nom ! Parleras-tu ? Tiens !

Une gifle, puis une seconde.

— Son nom ?

— Non, mère.

— Ah tu refuses… C’est ce que nous allons voir… Son nom !… Car il faut qu’il t’épouse.

— Vous ne le voudriez pas pour gendre, ma mère…

— Charogne ! C’est toi qui conviens de son indignité !… Il est donc si bas, ton galant, que nous, pouilleux, sommes trop propres pour lui !… Mais il s’agit bien de mariage ! Le gueux qui t’a débauchée mangera plutôt de la prison, car tu es mineure quoique nubile et précoce comme une chatte de gouttière !… Voyons, c’est sans doute l’un de ces « pays de roses », l’un ou l’autre porcher ivre qui t’aura efflanquée songeant à sa truie favorite ?… N’espère point le sauver car les juges lui arracheront bien un aveu ou ses camarades finiront par le vendre !

Cette fois elle répondit avec feu et non sans pitié :

— Non, ce n’est aucun des « pays de roses ». C’est un pauvre, un passant plus misérable que le plus infime d’entre eux ; je ne l’ai jamais vu auparavant et il n’est même point d’ici… Il était triste, m’a-t-il semblé… Un de ceux auxquels on fait volontiers l’aumône… Je ne lui aurais rien refusé, et je ne savais même pas avant ces derniers jours ce que je lui avais accordé…

— Misérable hypocrite ! Tu mens !

La furie appliqua de nouveaux soufflets à la fillette en la sommant chaque fois de parler, puis, comme Blandine continuait à se rebiffer, elle se mit à la battre des poings et des pieds.

Pour se donner du cœur, sous les coups, Blandine, un sourire aux lèvres, se rappelait le grand garçon, au teint de bronze nouveau, aux yeux tristes et implorateurs. Il lui était agréable d’endurer quelque chose pour cet homme traqué et honni.

La marâtre la traînait par terre, exaspérée par cette sérénité.

Alors, indifférente à la douleur, opiniâtrée dans son dévouement, Blandine se mit à chanter l’Ave Maris Stella, un des cantiques du mois de mai. Puis, sous les coups qui continuaient à pleuvoir sur elle, l’enfant se suggéra le bruit sec du van sur le genou d’Ariaan. Défaillante, mais moralement, inébranlable, elle mêlait les deux chants, le cantique religieux et la villanelle du manœuvre ; et, fermant les yeux, elle confondit en un souvenir fanatique les fumées de l’encens et la poussière s’élevant au-dessus du van, les parfums de l’église et la sueur du rustre :

Van !… Vanne !… Vanvarla !
Balle !… Vole ! Vanci ! Vania !
Vanne !… Ave !… Maris !… Stella !

La voyant tout en sang, la forcenée la traîna dans l’auge à porcs, l’y enferma, et lui fit apporter par l’un des enfants une cruche d’eau et un quignon de pain. Le lendemain, la maraîchère tenta de revenir à la charge, mais elle eût succombé elle-même avant de tirer de Blandine ce qu’elle voulait savoir.

De guerre lasse, la vertueuse paysanne fit entreprendre sa fille par le curé.

Celui-ci fut paterne et patelin :

— Qu’est-ce à dire, petite Blandine, me faut-il croire ce que raconte votre digne mère ? On fait la méchante tête !… On se révolte. Après avoir fauté on refuse de dire son complice… Ah, c’est mal, bien mal cela !

— Mon père, j’ai avoué ma faute à ma mère et suis prête à vous la confesser, mais la délation me répugne…

— Tout beau, ma fille ! Comme nous nous exaltons ! Et si moi, votre pasteur, j’estimais qu’il vous faut nous livrer le nom de ce malfaiteur…

— Je refuserais tout de même, monsieur le curé.

Et comme le prêtre, interloqué par cette insubordination, lui lançait un regard dur, Blandine éclata en sanglots :

— Oui, je refuserais, monsieur le curé, ce nom je ne le dirais même pas au bon Dieu si sa providence l’ignorait ! Cet homme est déjà bien assez malheureux ! Le nommer serait lui valoir une nouvelle condamnation. On le retiendrait plus longtemps en prison à cause de moi !…

La candide enfant avait été bien édifiée depuis ces derniers jours sur les lois humaines et les conventions du juste et de l’injuste.

— Mais, objecta le prêtre, vous l’aimez donc ce misérable !

— Je ne sais si je l’aime, mais je ne le hais point.

— Il vous a cependant fait du mal, mon enfant !

— Peut-être… Je veux même le croire, puisque vous l’affirmez ; mais, monsieur le curé, n’est-il pas dit dans le catéchisme que nous devons pardonner à nos ennemis, chérir jusqu’à ceux qui nous haïssent !…

Le prêtre maugréa, mais n’insista point.

La paysanne, curieuse et salace, changeant de tactique voulut au moins savoir si l’enfant avait été prise par violence.

Blandine, pour mieux dépister les limiers de justice et pallier la faute du pauvre diable, prétendit ne pas avoir essayé de se dérober à son attentat.

Mais un moment, la marâtre persistant à soupçonner l’un ou l’autre « pays de roses », la pauvre Blandine avait éprouvé de douloureux scrupules. En refusant de livrer le vrai coupable, n’exposait-elle point ces braves gars à être inquiétés, condamnés peut-être ? Heureusement il leur fut facile, à tous, d’établir leur parfaite innocence.

Les dignes garçons étaient extrêmement marris de l’aventure, surtout celui qui s’était proposé de reconduire Blandine et qui s’en voulait à présent de ne pas l’avoir accompagnée malgré elle.

Des fois aussi, la magnanime enfant entretint l’envie de se mettre à la recherche de celui qui l’avait déshonorée, de celui qui n’oserait pas réparer sa faute, non seulement parce qu’il avait commis un crime aux yeux des hommes, mais parce qu’aux yeux de la foule, la condition d’un bâtard et d’une fille-mère serait préférable à celle du fils légal et de la compagne légitime du voleur et du vagabond. Blandine de plus en plus exaltée se sentait de taille à marcher à l’encontre de toute convention injuste, religieuse ou sociale.

Depuis cette fatale SS. Pierre et Paul, une vocation de dévouement et de sacrifice s’était déclarée lancinante et cruelle en son cœur.

Elle était décidée, elle se rendrait à la prison. Elle verrait Ariaan pour lui pardonner ; elle le disculperait par un sublime mensonge en s’accusant de s’être donnée à lui et de lui avoir caché son âge. Formée comme elle l’était, Ariaan aurait pu croire, de bonne foi, n’avoir séduit qu’une fille majeure. C’en était fait. Elle accepterait d’être la femme du voleur, du repris de justice…

Mais quel mystérieux pressentiment arrêta la jeune fille dans son élan de charité et lui fit entendre que son heure n’était pas encore venue, qu’un être bien autrement malheureux et anathème que ce candide voleur de poules l’attendait quelque part ?

Pourtant elle hésitait encore, de sourds combats continuaient à se livrer en elle, lorsque l’événement rendit pour le quart d’heure tout sacrifice inopportun : Blandine mit au monde un enfant mort.

Ce dénouement désarmait la vindicte paroissiale et coupait court au scandale. La faute étant expiée de cette façon, même la marâtre traita la pauvresse avec moins de barbarie. Les frères et sœurs cessèrent de molester Blandine et de la tenir à l’écart comme une bête puante. On accepta ses services et elle obtint la grâce de pouvoir s’évertuer pour le bien de sa famille. À quelque temps de là, sa mère mourut. Blandine, alors âgée de quinze ans, se montra décidément de trempe héroïque, quoique toute simple. Elle prit le gouvernement de la maisonnée, vaqua aux multiples besognes, fit face à toutes les charges, dressa les enfants, n’eut de cesse avant d’avoir placé avantageusement les uns et les autres, ceux-ci en apprentissage, celles-là en condition. La vaillante petite mère œuvra si bien qu’elle se trouva mieux que réhabilitée. Le curé, tout le premier, n’en revenait pas ; à son admiration se mêlait une espèce de stupeur. La vaillance et le caractère de cette mioche le confondaient.


  1. Voir, dans les Nouvelles Kermesses : La Fête des SS. Pierre et Paul.