Erreurs et brutalités coloniales/III/IV

Éditions Montaigne (p. 191-198).


CHAPITRE IV

Cercle de Fort-Dauphin


Procédés administratifs dans le cercle de Fort-Dauphin : Le désarmement - L’impôt - Les corvées - Exécutions sommaires.
La responsabilité supérieure de ces faits remonte au gouvernement et au ministère des colonies.


L’insurrection s’était étendue dans le cercle de Fort-Dauphin, à la suite des événements d’Amparihy. Comme à Farafangana, à un moindre degré peut-être, les populations avaient souffert d’abus d’autorité depuis plusieurs années.

Le désarmement avait été poursuivi avec moins de sévérité que dans le nord, mais il avait tout de même irrité des indigènes déjà fatigués par les travaux de routes et effrayés par quelques exécutions sommaires.

Jusqu’en mai 1903, des gratifications étaient accordées aux travailleurs des routes ; à cette date elles furent supprimées.

Il est ordonné aux indigènes d’apporter aux postes la cire récoltée par eux et qui sera vendue par les soins de l’administration pour le compte des récoltants. Certains chefs en livrent trente kilogs ; il leur est rappelé qu’ils en doivent cent cinquante, et le kilog est payé 2 fr. 92. Ce prix est entièrement avantageux pour les commerçants amis de l’administration ; il leur permet d’obtenir un produit valant cinq fois plus. Les indigènes se sentent lésés et accusent l’administration de faire, à leurs dépens, l’affaire des traitants.

Le R. P. Chaumeil obtient de l’autorité des indigènes prestataires et des prisonniers, qu’il destine à construire l’Église de Ranomafana (8 février 1901, 14 juin 1901, 20 août 1903, 20 octobre 1903).

Le milicien Remonja est déserteur : le commandant du cercle ordonne d’emprisonner sa famille (9 février 1901). Le sergent Arberet, chef du poste d’Esira, propose de faire passer par les armes, sans jugement, Zanika et Tsironka prévenus d’assassinat ainsi que leurs complices. Le commandant du cercle approuve l’exécution (9 juillet 1900).

Un milicien déserteur Imako est arrêté pour vol de bœufs ; il sera exécuté quand il aura donné les renseignements qu’on attend de lui — ordre du cercle (21 juin 1900).

La femme d’un caporal du poste de Manantenina est punie de salle de police (17 mai 1902) sans indication de motif.

Tsirofy, âgé de 50 ans, n’a jamais payé ses impôts ; il est arrêté « comme accusé de n’avoir pas voulu reconnaître notre autorité ». En raison de son âge, le lieutenant Pethelat « ne sait encore s’il le fera passer par les armes, comme il en a parlé au cercle » (28 octobre 1900).

Un nommé Rehalimanana est soupçonné d’avoir commis un assassinat. Le lieutenant Pethelat donne l’ordre au sergent Becker de procéder à un supplément d’enquête et « le cas échéant de passer Rehalimanana par les armes, sans attendre les ordres du cercle et afin d’éviter une évasion » (9 décembre 1900). Ainsi un simple sergent, transformé en juge, est nanti du droit de vie ou de mort !

Des renseignements signalent un projet de soulèvement de la tribu Romeloka. Une reconnaissance lui confisque cent vingt-cinq bœufs. Le lieutenant Pethelat propose de les distribuer aux tribus amies (5 et 8 janvier 1902). Finalement cinquante-trois bœufs sont donnés aux miliciens et partisans ; soixante-treize aux habitants amis.

Si les prisonniers s’évadent ou si des individus recherchés ne sont pas retrouvés, leurs parents sont emprisonnés à leur place (14 et 19 novembre) (7 et 29 mars-mai 1903).

Ketoka et Rakafy n’ont pas acquitté leurs contributions ; le père du premier, le frère du second, sont emprisonnés (18 et 24 septembre 1903).

Deux prisonniers au titre de l’Indigénat se sauvent : l’un, Rabé, est tué d’un coup de fusil ; l’autre, Ifanarena, est repris et offre de payer sa taxe pour 1902, mais comme à ce moment cet exercice est clos, (février 1903) il est retenu quinze jours en prison (19 février 1903).

Des exécutions sommaires étaient fréquemment pratiquées à Ranomafana par les soldats de la légion étrangère : Depienne, Lesiret et Gervais. Le chef Makaly d’Androkabé fut impliqué dans un complot, dont l’existence avait été révélée par le R. P. Coindart. Depienne le fusilla pendant qu’au sixième jour de son incarcération, il accomplissait une corvée de salubrité.

Un milicien, s’étant absenté sans autorisation, est condamné à six mois de prison : il s’évade. Le milicien Befanoza, de garde au moment de l’évasion, est exécuté par ce même Depienne.

Behanova a volé quatre bœufs du poste ; il est jugé et fusillé par le sergent Chabert sur l’ordre du lieutenant Julien.

Le lieutenant Conchon, massacré sur sa concession l’Émeraude, qu’il partageait avec le lieutenant Garenne, était dur à l’égard des indigènes et avait la réputation de les mal payer, de retenir, par des amendes, la plus grande part de leurs salaires. Contre MM. Conchon et Garenne, le véritable grief des indigènes était que la concession leur avait pris les terrains de culture leur appartenant. De nombreux habitants d’Isaka avaient dû partir chercher ailleurs des terres en remplacement de celles données à MM. Conchon et Garenne, installés officiellement dans leur concession par l’administration.

Des dépositions d’indigènes, mais sans qu’elles soient appuyées par des pièces incontestables, feraient supposer que le sergent Pietri à Esira se conduisait en despote comme Alfonsi à Iakora, et que sa mort aurait été le fait d’indigènes molestés par lui, et de vengeances de maris.

On comprend dès lors que Mahavelo, le principal meneur des révoltés de Fort-Dauphin, n’eut aucune peine, instruit des affaires d’Amparihy, à déterminer les indigènes de la région à une action violente contre une administration oppressive.

Les auteurs des violences, des brutalités, des crimes même, rapportés dans cette histoire, sont-ils sans excuse ?

À défaut d’excuses, au moins des circonstances atténuantes peuvent être invoquées en leur faveur.

La responsabilité supérieure est celle du ministère des colonies, ou plus haut encore du gouvernement français.

Devant le Parlement, devant l’opinion française, le gouvernement français affirmait, au nom d’un principe primordial de sa politique coloniale, qu’il poursuivait, autant qu’un but économique, la civilisation des peuplades auxquelles il imposait une autorité toujours éprise de justice et de bienveillance. En même temps, harcelé par une opinion stupidement anti-coloniale, — opinion entretenue par des autorités qui excellaient dans le paradoxe — le gouvernement érigeait en principe financier que les colonies se suffiraient à elles-mêmes, trouveraient chez elles les ressources indispensables à leur administration et à la confection de leur outillage économique. La Métropole consentait uniquement à couvrir les frais des troupes d’occupation.

Le résultat de cette conception fut que la chasse à l’impôt devint le but de l’administration et que cette chasse, dans les premiers moments de l’occupation, s’organisa militairement. Le gouvernement français se proclamait indigénophile, prétendait s’associer les indigènes. En pratique, cette indigénophilie se traduisait par des charges fiscales, des réquisitions de travail imposées aux indigènes, sans compensation visible pour eux. Le fonctionnaire, l’officier, était d’autant mieux noté que son district payait plus rapidement et davantage.

Comment des sous-officiers ignorant tout en matière de droit et d’administration, habitués à imposer leurs ordres grâce à une discipline maintenue à coups de salle de police et de prison, auraient-ils pratiqué à l’égard des indigènes une administration exercée par d’autres moyens que ceux sur lesquels reposait l’autorité de leur grade ? Par cette tournure d’esprit des chefs de poste, s’expliquent les rigueurs exercées contre les indigènes réfractaires à l’impôt, la pluie des journées de prison, l’abus des corvées de portage, de construction des routes.

Le chef isolé, unique Européen dans son poste, manquant d’éducation, de culture, dénué de vie intérieure, initié à l’administration indigène par les enseignements de supérieurs fauteurs d’errements condamnables, abrité de tout témoin dangereux, se transforme aisément en tyran pour peu qu’il y soit poussé par une nature grossière.

Et alors ce ne sont pas seulement de la prison, que pâtissent les indigènes : le chef désorbité torture et tue. Les indigènes qui jugent, à tort, tous les Européens d’après ceux dont ils souffrent, n’osent se plaindre. Le chef coupable ne rend naturellement pas compte de ses actes répréhensibles, et parfois, quand il en avertit un supérieur, ce supérieur ne voulant pas d’affaires ou contemplant son propre passé, garde le renseignement pour lui.

Le général Galliéni fut ainsi laissé dans l’ignorance absolue des agissements de certains agents employés dans la région révoltée. Bien plus, pour certains d’entre eux, les plus coupables, leurs chefs directs proposaient des récompenses et des promotions.

Une dernière critique me sera adressée, j’en suis certain : je serai accusé d’anti-patriotisme ; j’aurai, vis-à-vis de l’étranger, déconsidéré l’œuvre coloniale française.

Cette critique aurait quelque valeur si les pratiques coloniales que j’expose étaient spéciales à la colonisation française, et n’étaient suivies plus constamment et plus gravement encore par d’autres nations, si l’hypocrisie des gouvernements n’était pas générale, érigée en quelque sorte en système. En dehors de la France, quelles sont les nations colonisatrices ? Ce sont : l’Angleterre, les États-Unis. Ce fut l’Allemagne.

Si l’Angleterre se voilait le visage, à l’aspect de certains de nos faits et gestes coloniaux, comme il serait facile d’arracher ce voile et de la regarder en face, de lui rappeler l’Inde et ses famines, la répression féroce de l’agitation Gandhiste, la façon dont elle traite l’Égypte, la haine que lui ont vouée les noirs d’Afrique, la révolte actuelle de l’Ouest Africain ex-allemand, etc., etc…

Humanitaire, l’Angleterre presbytérienne l’est, c’est entendu. Elle fondait une association protectrice des noirs du Congo, mais laissait crever l’Inde de misère. Ses missionnaires prêchent l’émancipation des noirs… chez les autres.

Si les États-Unis s’indignent, nous en appellerons aux Philippines et aux habitants d’Haïti, aux noirs même, citoyens des libres États-Unis. Ce que j’ai voulu, c’est rappeler les races civilisées,) qui se disent supérieures, à leur devoir de justice et d’humanité à l’égard de leurs frères considérés comme inférieurs, parce que non parvenus au même degré de progrès matériel.

Ce livre n’a pas d’autre but que celui de dresser l’opinion contre des pratiques aussi dangereuses pour nos intérêts que honteuses pour notre renom.

Pratiques honteuses, parce qu’en opposition absolue avec les programmes affichés ; dangereuses parce qu’elles éloignent de nous les indigènes, pourtant indispensables collaborateurs dans la mise en valeur des colonies. Ainsi elles retardent le moment où nous viendra leur collaboration volontaire, autrement plus active et efficace que le labeur imposé par la cruauté et les rigueurs.

Si, au lieu de politiciens, qui prennent le ministère des colonies comme un premier échelon dans leur ascension ; si, au lieu d’orateurs qui se payent et payent l’opinion de mots, le ministère des colonies, — ministère technique s’il en fut —, était quelque jour mis entre les mains d’un homme joignant aux connaissances pratiques indispensables, une volonté capable d’imposer une conduite administrative en accord avec les principes, tout changerait… mais peut-on l’espérer ?

Pensons tout de même que quelque jour viendra ce ministère, que le pouvoir lui appartiendra le temps nécessaire, ce temps indispensable pour lui permettre tant d’imposer ses vues aux mauvais bureaux de l’administration centrale, que de les faire comprendre et réaliser par tous les fonctionnaires, jusqu’au fond des brousses lointaines !