Erreurs et brutalités coloniales/III/I

Éditions Montaigne (p. 130-146).

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Les causes de la révolte


Les versions officielles successives sur les causes de la révolte.


La révolte de 1904 fut étendue et grave. Le sud-est de Madagascar s’était soulevé presque entier contre l’autorité française. La province de Farafangana et celle de Fort-Dauphin dans toute leur étendue, celle de Tulear en partie, toute la population bara, toute la race tanala s’étaient rangées, ouvertement ou dans une complicité sournoise, du côté des insurgés.

Des haines séculaires, entre tribus d’origine différente, disparurent dans la lutte contre l’ennemi commun. Fait surprenant aux yeux de ceux qui connaissent l’instabilité de l’esprit indigène : l’effort dirigé contre la domination des vazahas dura pendant près de neuf mois. Des forces militaires imposantes, en disproportion énorme, de nombre et d’armement, avec celles des révoltés, durent être employées contre eux.

Ainsi, la profondeur du mouvement anti-français apparaît avec évidence. Pour que des populations naturellement indolentes, sans cohésion, sans chefs, passent à cet état de révolte violente, de passives et résignées qu’elles étaient ; pour que séparées par des haines de race, des rancunes héréditaires, elles fassent bloc contre une autorité jugée invincible, entourée d’un prestige imposant ; pour qu’un esprit collectif naisse, les soulève et les soutienne durant des mois, il faut des motifs puissants. Ces motifs, le gouvernement métropolitain a voulu les connaître, s’en est enquis avec insistance auprès du gouvernement général de Madagascar, et ce dernier, dans ses rapports officiels, a invoqué, comme cause de révolte, l’esprit d’indépendance, d’indiscipline, des races insurgées.

Le 31 décembre 1904, le général Galliéni écrivait au Ministre : « …En définitive je ne crois pas me tromper sur les causes du mouvement dans la province de Farafangana, en disant avec M. l’administrateur Benevent qu’elles sont toutes dans la mentalité de ces tribus sauvages, dans les regrets qu’elles conservent de l’ancien état anarchique, auquel nous avons mis un terme, au grand profit de leurs voisins Betsileos, Antefasys, plus tranquilles et plus laborieux, enfin dans l’inaptitude de la génération actuelle à distinguer la bienveillance que nous lui avons témoignée de la faiblesse ou de la crainte ».

« Je suis donc convaincu, comme M. Benevent, que la révolte des Antaisaka était certaine, et qu’elle eut été d’autant plus dangereuse que, la confiance de nos chefs de poste devenant plus grande avec le temps, elle aurait tardé davantage ».

Le 11 janvier, s’expliquant sur les causes de la révolte dans la province de Fort-Dauphin, le général Galliéni écrivait encore :

« La manière dont les troubles ont éclaté à Fort-- Dauphin confirme mes précédentes explications sur les causes primaires de la rébellion.

« Le pays était entièrement calme et pouvait être parcouru sans escorte en tous sens ; dès l’annonce des événements d’Amparihy, une tribu, celle des Imahos, s’est mise à la disposition du lieutenant Barbassat, pour le conduire à la rencontre des fahavalos et il a suffi de l’irruption soudaine de 800 rebelles et de la mort de M. Hartmann pour soulever toute la région de l’est de la Mandrare.

« Il est difficile de ne pas voir là un brusque réveil des instincts pillards et cruels des habitants de ces régions ».

En exposant cette thèse sur les causes de l’insurrection, attribuée à la mentalité barbare et indisciplinée des populations du sud, le général Galliéni était d’une entière bonne foi. Je suis arrivé à cette conclusion, parce que j’ai pu me rendre un compte exact de la façon dont s’était établie sa conviction. Il avait été renseigné par des sous-ordres, dont tout l’intérêt était de dissimuler des faits, qui auraient fourni des raisons de l’insurrection engageant gravement leur responsabilité. Certes, nul ne nierait que les populations du sud fussent demeurées sauvages, que notre autorité, tendant à transformer leurs mœurs, à les imprégner de civilisation, les gênât, que cette contrainte fut mal supportée, que partout existât le regret de la vie barbare. Un tel état d’esprit constituait évidemment une disposition à la révolte, mais pour que de latent il devint bruyamment manifeste, il fallait une cause occasionnelle, génératrice de l’explosion, d’autant que, — le général Galliéni le faisait remarquer —, l’insurrection, coup de tonnerre dans un ciel serein, avait éclaté alors que rien ne la faisait prévoir. La tranquillité était réellement parfaite ; tout le pays de Fort-Dauphin pouvait être parcouru sans escorte.

Rassuré par les rapports officiels, tous très optimistes, de ses administrateurs, le gouverneur général devait s’étonner d’un si brusque revirement. Aussi bien, dès le début de l’insurrection, les chefs des provinces de Farafangana et de Fort-Dauphin, fournirent-ils une explication : la même.

Le 24 novembre, six jours après l’assassinat de Vinay, M. Benevent, chef de la province de Farafangana, télégraphiait à Tananarive :

« Des quelques éléments d’information que je possède, cet état d’esprit (insurrectionnel) serait le résultat de l’augmentation de la taxe personnelle ».

Les fonctionnaires de ces provinces avaient été, d’une façon générale, opposés au relèvement de la taxe personnelle. Vivant au milieu des indigènes, ils connaissaient leur pauvreté, la difficulté avec laquelle ils se procuraient les sommes réclamées par l’impôt, et aussi les difficultés auxquelles, eux les percepteurs, se heurtaient pour en assurer la rentrée. Mais la valeur des fonctionnaires était souvent jugée par les bureaux de Tananarive d’après la quantité des sommes perçues et la date à laquelle la totalité des taxes avait été versée. La chasse à l’impôt, grossi chaque année par l’accroissement des dépenses, était la principale préoccupation des administrateurs. Toute augmentation des taxes leur imposait un surcroît de travail et une pression plus forte à exercer sur les contribuables.

Attribuer la révolte à l’effet des contributions nouvelles, c’était rejeter toute la responsabilité de l’événement sur le gouvernement central de Madagascar qui avait décidé, contre leur avis, l’augmentation de la taxe de capitation.

Cette opinion, on le conçoit, ne pouvait être celle de Tananarive et dès le 26 novembre, le gouvernement général télégraphiait à Farafangana :

« Taux de l’impôt me paraît cause superficielle, pas suffisante pour motiver semblable mouvement. Inclinerais plutôt à penser que avons trop attendu pour appliquer à ces populations régime des provinces voisines[1]. Elles ont vu dans cette marque de bienveillance un signe de faiblesse ».

En fonctionnaire discipliné, M. Benevent, commandant la province de Farafangana, se rangea à l’opinion de son chef : la révolte ne pouvait résulter de l’accroissement de l’impôt. Dans un rapport du 8 décembre, qui fut communiqué au ministère, dans une note confirmative écrite à tête reposée en octobre 1905, il explique ainsi l’origine de l’insurrection :

« L’esprit le plus dépourvu de préjugés estimait à priori, qu’une semblable insurrection ne pouvait pas se produire sans motifs graves.

Une des raisons, la plus généralement acceptée, est que l’insurrection a été une protestation des indigènes contre l’augmentation de l’impôt.

Quelques personnes ont supposé que la révolte avait été suscitée par des mesures vexatoires, dont les populations cherchaient à tirer vengeance.

En réalité aucune de ces hypothèses ne doit être acceptée, quoiqu’il faille tenir compte de l’une et de l’autre. Que les indigènes aient protesté contre l’élévation du taux de l’impôt, cela est indiscuta- ble. Quelle est au reste l’augmentation des taxes fiscales acceptée sans protestation, même dans la métropole ?

Que des indigènes émissaires aient parlé de vexations administratives, cela est également hors de doute.

Mais ce n’est là que prétextes et il est facile de le démontrer. »

La taxe personnelle avait été augmentée dans les districts de Vangaindrano, Farafangana, Karianga, Vohipine, Vondrozo, et maintenue à 10 frs dans les districts de Midongy, Ivohibe, de l’Ikongo.

« Or, fait remarquer M. Benevent, la révolte a été la plus violente à Midongy, où l’impôt n’avait pas été augmenté ; elle a été vive aussi dans l’Ikongo atteint par l’augmentation : nulle, ou à peu près, à Farafangana, Vohipeno, touchés par les taxes nouvelles.

Fort-Dauphin, Betroky, Ihosy, ont été ébranlés sans qu’aucune charge nouvelle ait pesé sur les habitants de ces régions.

La vraie raison, il faut la chercher autre part, et éviter de faire abstraction des facteurs principaux qui sont inhérents à l’état d’âme particulier des populations du sud de Madagascar.

De ces populations aucune n’a pour nous de sympathie ou de reconnaissance, aucune n’estime notre présence nécessaire et n’apprécie nos principes humanitaires…

Le Bara, comme le Tanala, songe avec regret au temps passé, où le bon plaisir de chacun remplaçait toutes les obligations. La paix forcée, surtout la suppression du vol en bandes armées, de la faculté de s’enrichir aux dépens du voisin, et d’une façon générale de tout ce qui constitue l’indépendance du sauvage, voilà de quoi sont faits les préjugés contre lesquels nous avons encore à lutter… »

Le général Galliéni, dans ses rapports au ministre des colonies, faisait siennes les conclusions de M. Benevent, attribuant la révolte à la mentalité sauvage des indigènes.

M. Benevent, ainsi que beaucoup d’administrateurs civils et militaires, avait un grave intérêt à maintenir le gouverneur général dans cette opinion et à laver les autorités locales de certaines accusations, comme celles d’avoir commis des abus d’autorité. Dès l’abord il avait invoqué l’augmentation de l’impôt ; à cette thèse rejetée par Tananarive, il avait renoncé et choisi celle de la mentalité indigène.

Il fallait avant tout que le gouverneur général ne prît pas au sérieux les allégations graves d’un journal de Tamatave, la Dépêche de Madagascar, sur les agissements de Vinay et de Choppy. Ce journal était dirigé par un Mauricien, qui avait pris une attitude résolument indigénophile. Il critiquait avec vigueur, et parfois avec la maladresse des coloniaux improvisés journalistes, les actes du gouverneur général. Comme beaucoup de militaires, le général Galliéni était très sensible aux attaques de la presse et les journalistes de ce temps, dont la valeur morale était égale à la valeur professionnelle, surent exploiter souvent à leur profit cette susceptibilité du gouverneur général. On vit plus d’une fois les campagnes de presse cesser brusquement… un journaliste avait été satisfait.

Le général Galliéni jugeait tous les journalistes à la lumière de ces expériences. Gimel, homme de couleur, directeur de la Dépêche de Madagascar, lui était particulièrement antipathique. Sa nationalité d’origine (il était Anglais de l’île Maurice) rendait son attitude suspecte de francophobie. En 1895, il habitait Diego et les autorités militaires, sur de ridicules apparences, l’avaient soupçonné de relations avec l’ennemi. Ses critiques de l’administration, plus sensées, il faut le reconnaître, et plus désintéressées aussi que celles de ses confrères en journalisme, avaient ému le gouvernement général. Gimel était devenu sa bête noire. La naturalisation française lui avait été refusée sur les rapports défavorables de Tananarive.

Quand la Dépêche de Madagascar, dans son numéro du 8 février 1905, attribua à des exactions et des brutalités commises par Vinay et Choppy, leurs assassinats, — vengeances d’indigènes exaspérés —, le gouverneur général se trouvait naturellement disposé à voir dans ces accusations de simples calomnies. Néanmoins, il demanda à M. Benevent, administrateur en chef de Farafangana, des renseignements. Les renseignements furent tout en faveur de Vinay et Choppy. Le 1er mars 1905, le général Galliéni écrivait au Ministre :

« Par mon rapport du 31 décembre dernier, je vous faisais connaître notamment qu’il ne pouvait d’autre part être question à mon sens, d’attribuer la rébellion des tribus de la province de Farafangana à des abus qu’auraient commis nos fonctionnaires ou officiers.

Cependant le journal La Dépêche de Madagascar dont, ainsi que je vous l’écrivais le 31 décembre, dont le directeur originaire de Maurice est bien connu, depuis longtemps, pour ses tendances antifrançaises, a lancé de graves accusations : il faut dire qu’elles s’adressent à des morts. Dans son numéro ci-joint du 8 février, ce journal n’a pas hésité à salir la mémoire de nos deux compatriotes, le sergent Vinay et M. Choppy, les premières victimes des Antaisaka. Vous trouverez également ci-inclus, copie de la correspondance que j’ai échangée à ce propos, avec M. Benevent : le sergent Vinay avait été l’objet des appréciations les plus favorables de la part de tous ses chefs, fonctionnaires civils aussi bien qu’officiers ; il remplissait, depuis trois ans, des fonctions administratives dans la province de Farafangana, et vivait au milieu des indigènes dans la plus grande quiétude. M. Benevent répond avec conviction aux calomnies proférées contre ce sous-officier qui fut un digne serviteur du pays.

Quant à M. Choppy, il était à peine connu des indigènes de Manambondro où il se trouvait depuis trois mois seulement… »

Pour les autorités locales de la région révoltée, le mouvement insurrectionnel avait été attribué, dès son début, à l’élévation des impôts. Cette opinion ne fut point admise par le gouvernement général auteur de l’aggravation de la taxe de capitation ; aussi ces autorités locales n’insistèrent pas et s’en prirent au mauvais esprit des populations du sud. L’opinion publique des colons, dont la presse était le reflet, imputait le soulèvement à l’exaspération des indigènes tyrannisés par certains fonctionnaires civils ou militaires ; des faits étaient rapportés. Les autorités locales, responsables, si les accusations étaient méritées, nièrent avec énergie : le gouverneur général les crut sur parole.

Le gouverneur général Galliéni, dans ses communications au ministère était, j’en suis convaincu, et je le répète, d’entière bonne foi. Son opinion sur les causes de l’insurrection était erronée — nous le verrons plus loin —, et, dans les conditions où elle s’était formée, ne pouvait être qu’erronée. Sur les choses de son gouvernement, quand il s’agissait des rapports de ses agents avec les indigènes, il était mal informé. Des faits importants, des agissements absolument contraires à ses intentions et à ses instructions, lui étaient dissimulés. Aujourd’hui, sachant comment les indigènes du sud étaient traités par certains agents civils ou militaires, la révolte nous apparaît la conséquence fatale de mœurs administratives trop répandues. En 1904, le général Galliéni ne savait rien de ces pratiques. La situation morale et matérielle des indigènes lui était dépeinte dans des rapports officiels avec un optimisme absolu. La réalité, pour être connue, aurait dû être étudiée sur place, par des contrôleurs éclairés et indépendants ; à Tananarive on ne vérifiait que des pièces.

Quand le gouverneur général se déplaçait, visitait quelque région, les choses se passaient sur le modèle des inspections générales militaires : les intéressés prévenus à l’avance avaient le temps de se préparer. Sur le passage du gouverneur général, à l’approche des agglomérations le cortège officiel défilait entre deux haies d’indigènes, vêtus de lambas d’une éclatante blancheur, les femmes battant des mains en cadence. À l’entrée des villages, un chœur de mpilalys[2] exécutait des chants et des danses ; parfois une troupe, organisée en corps de ballet, portant boucliers et lances de parade, exécutait après de nombreuses répétitions une pyrrhique guerrière ; les enfants de l’école chantaient une Marseillaise discordante, offraient un bouquet et récitaient un compliment au protecteur de Madagascar ; l’administrateur français lisait un discours célébrant les progrès de la civilisation consécutifs au développement de l’assistance médicale et de l’instruction. Puis la parole était donnée à quelque chef docile, habile au kabary : en langue malgache il clamait la reconnaissance des indigènes pour le gouverneur général, leur dévouement à la France bien-aimée.

Entouré, guidé par les autorités du lieu, tant civiles que militaires, le gouverneur général ne voyait que ce qu’on lui montrait, ne pouvait guère juger que des travaux publics en exécution. Des agissements directs de ses subordonnés, il ne savait et ne pouvait rien connaître, pas plus que de l’état d’esprit des indigènes. Cet esprit il ne le jugeait qu’à travers les manifestations imposées d’enthousiasme. À travers aussi les discours des administrateurs. S’il avait pu, par l’intermédiaire d’un interprète honnête, n’appartenant pas à la région, interroger les prisonniers, peut-être aurait-il appris quelque chose. Je dis « peut-être », parce qu’il est difficile de tirer de l’indigène naturellement dissimulé, défiant, craintif, une réponse nette : on n’arrive à obtenir de lui quelque clarté, à aborder un sujet brûlant, qu’après de longs préambules. Mais le gouverneur général, au cours d’une tournée, ne voyait jamais les prisonniers que par une porte entr’ouverte et vite refermée.

Sur la révolte de 1904, l’opinion de tous, gouverneur général, ministre, était donc faite, définitive : la sauvagerie des indigènes, qui résistaient aux procédés humains et généreux de l’autorité française, était la seule cause de leur révolte.

Mais en octobre 1905, le ministre recevait une communication remettant en cause la question des origines de l’insurrection.

Le général Galliéni, gouverneur général, était parti en congé au mois de juin pour la France. Le secrétaire général, M. Lepreux, gouverneur des colonies, avait pris, réglementairement, les fonctions intérimaires de gouverneur général.

M. Lepreux, non sans quelque pompe, entreprit une tournée dans les régions qui s’étaient soulevées quelques mois auparavant et où le calme était revenu.

M. Lepreux, dans de nombreux et solennels kabarys, harangua les indigènes.

Le 1er septembre, à Sandravinany, théâtre primitif de la révolte, il terminait ainsi un discours[3] : « Enfin j’insistai d’une façon toute particulière pour obtenir d’eux l’exposé des motifs qui avaient pu les pousser à la révolte. Je finis par obtenir d’un chef de clan mis en confiance par mes paroles, des déclarations qui corroboraient certains renseignements que j’avais déjà recueillis et qui me confirmèrent dans l’opinion qu’aux causes intrinsèques de l’insurrection, tenant à la mentalité spéciale des indigènes, venaient s’ajouter des motifs extrinsèques, accidentels, provenant d’actes répréhensibles, ou tout au moins imprudents, commis soit par nos représentants, soit par des colons. »

Suit un long alinéa sur la mentalité des indigènes de Farafangana, reproduction des considérations psychologiques déjà exposées, puis M. Lepreux continue : « Des causes incidentes susceptibles de faire naître le conflit, deux pouvaient être, dès le principe, envisagées : 1° La question de l’impôt ; 2° Nos procédés d’administration. Mon enquête en a soulevé une troisième : celle des relations entre nos chefs de poste, les commerçants, et la population indigène.

La question de l’impôt ne m’a pas semblé devoir être retenue…

Mais si le taux de l’impôt n’est pas trop élevé, c’est son mode de perception qui a soulevé les plus vives réclamations, comme aussi les corvées, dont par un zèle intempestif certains chefs de poste ont trop souvent abusé. Ce sont enfin les procédés déloyaux, employés par quelques colons dans leurs transactions, qui ont mis le comble au mécontentement des indigènes. Il n’est pas douteux à cet égard que le sergent Vinay comme le colon Choppy avaient commis des actes assurément répréhensibles et qui avaient choqué les notions d’équité qui sont instinctives chez tous les primitifs.

Vinay, malgré ses notes élogieuses et ses antécédents favorables, loin de traiter ses administrés avec tous les ménagements que réclamait leur caractère ombrageux et indépendant, manquait souvent de pondération et blessait trop ouvertement les coutumes ancestrales auxquelles ils sont profondément attachés. Il n’apportait aucun ménagement à la perception de l’impôt et ne se préoccupant pas des précautions à prendre pour tenir des rôles exacts, faisait incidemment payer deux fois la taxe de capitation par le même individu auquel la perte réelle de son livret, ou une similitude de nom donnait l’apparence d’un réfractaire. Il m’a été affirmé à maintes reprises qu’il usait parfois de procédés violents et même répugnants vis-à-vis des récalcitrants. Sans ajouter foi aux racontars qui le représentent comme un tortionnaire, il est permis de supposer cependant, que grisé par sa situation et confiant dans son éloignement du chef-lieu du district, il devait se considérer comme un petit potentat et agir en conséquence…

…Quant à Choppy, qui avait cru pouvoir monopoliser à son profit tout le commerce de la région, au point de vouloir empêcher les malgaches de préparer du sel avec de l’eau de mer, les obligeant ainsi à se fournir chez lui de cette denrée indispensable et coûteuse, il incarnait le type accompli de l’exploiteur d’indigènes, s’arrogeant tous les droits du conquérant, etc… Profitant de ses bonnes relations avec Vinay, abusant de la bienveillance que l’administration témoigne à tout colon établi dans un pays neuf, il se considérait comme nanti d’une véritable délégation d’autorité et terrorisait les habitants auxquels il infligeait punitions et amendes.

Comment de tels faits ont-ils pu échapper à la vigilance du chef de district et du chef de province ? Comment ces fonctionnaires n’ont-ils jamais perçu l’écho de ces abus ? Pour qui connaît le caractère habituel du Malgache, le problème n’est pas insoluble et particulièrement quand il se pose dans la région qui nous occupe. Des relations qu’elles ont eues avant notre prise de possession du pays, avec des peuples de civilisation plus avancée, les tribus du sud ont conservé, à juste titre, un souvenir fâcheux. Chaque fois que confiantes dans les promesses qui leur avaient été faites par le gouvernement howa, elles étaient venues faire acte de soumission ou présenter des doléan- ces, elles avaient été, non seulement éconduites sans obtenir aucune satisfaction, mais encore il s’en suivait parfois un massacre général de tous les adultes et la mise en captivité des femmes et des enfants. Certes les indigènes du sud n’ignorent pas que ces procédés de l’ancien régime ont aujourd’hui disparu, mais ils ne peuvent croire que leurs réclamations, même lorsqu’elles s’exercent contre les Européens ou des représentants de l’autorité, seront toujours écoutées et accueillies, si elles sont justifiées.  »

Ce morceau de littérature est à méditer. L’autorité locale avait considéré d’abord l’impôt comme cause de l’insurrection, puis, devant la répugnance du gouvernement général à accepter cette thèse, avait attribué la révolte à la mentalité obstinément sauvage des indigènes. La presse avait, elle, vu dans la rébellion et l’assassinat d’Européens, des actes de vengeance d’une population tyrannisée.

M. Benevent avait traité ces dires de calomnies, célébré les mérites de Vinay et Choppy ; le général Galliéni s’était rangé à une manière de voir dont il lui était impossible de critiquer la justesse.

M. Lepreux avait, d’après des renseignements recueillis sur place, de la bouche d’indigènes victimes des agissements de Vinay, reconnu l’exactitude des accusations portées par la Dépêche de Madagascar.

Il fut évidemment perplexe. Cacher ces faits au ministère, c’était impossible. Tôt ou tard le gouvernement en aurait connaissance par des fonctionnaires mécontents ou des colons venant de la grande Île. D’autre part, les révéler, alors que le gouvernement général allait probablement devenir vacant par le départ définitif du général Galliéni. c’était s’acquérir auprès d’un ministre qui prétendait donner à la colonisation le caractère d’une association entre Français et indigènes, des titres non négligeables. Et puis un secrétaire général, sorte de Dauphin, intérimaire désigné du gouverneur général, a toujours, comme jadis les fils de France, une politique un peu indépendante, se traduisant non pas en critiques ouvertes, mais par une attitude de passivité résignée, laissant entendre que bien des mesures lui sont imposées.

D’un autre côté, avouer les méfaits de certains agents présentait un danger. Le ministre ne manquerait pas de demander comment de tels faits avaient pu échapper à l’administration supérieure et le secrétaire général, chef de cette administration, au courant de tout, chargé de la direction du personnel, risquerait d’être accusé d’un défaut de surveillance. Rejeter la responsabilité de cette ignorance sur l’insuffisance du chef de district, voire du chef de province, c’était une défaite, inacceptable pour le Ministre. M. Lepreux n’hésita pas : si personne n’avait rien su, c’était la faute des indigènes ; ils ne s’étaient pas plaints, redoutant de la part de l’autorité française les procédés dont ils avaient souffert sous le gouvernement Howa. L’administration de Madagascar n’avait rien à se reprocher ; l’insurrection avait eu une cause intrinsèque : la sauvagerie des tribus. Des causes extrinsèques avaient pu jouer un rôle : l’impôt ? Non. Les brutalités de certains agents ? Peut-être. Mais ces brutalités étaient demeurées ignorées, parce que les indigènes n’en avaient rien dit.

Nous allons, dans les chapitres suivants, examiner l’importance de ces causes extrinsèques, voir si, comme l’affirmait M. Lepreux, l’administration locale les avait ignorées ; nous demander si certaines pratiques du gouvernement Howa, si justement stigmatisées par M. Lepreux, ne se continuaient pas sous l’administration française, si les indigènes étaient en droit ou non de croire que leurs réclamations, même lorsqu’elles s’exerçaient contre les Européens ou des représentants de l’autorité, seraient toujours écoutées et accueillies, si elles étaient justifiées. Enfin nous rechercherons si le gouverneur général était exactement renseigne par les autorités locales sur les faits, « causes intrinsèques » de la rébellion.

  1. C’est-à-dire le taux de la capitation de ces provinces, supérieur, jusqu’en 1904, à celui de la région insurgée.
  2. Musiciens et chanteurs.
  3. Rapport au ministre.