NOTES SUR L’ANÉLYTROÏDE[1]



On peut bien, comme un Espagnol.
Prendre saint Pierre pour saint Paul.

Vasselien, l’Apostat.


Page 20. — « Une des sources du discrédit où les livres saints sont tombés, ce sont les interprétations forcées que notre amour-propre, si orgueilleux, si absurde, si rapproché de notre misère, a voulu donner à tous les passages que nous ne pouvons expliquer. »

Nous avons déjà fait remarquer que Dieu, en communiquant avec les hommes, emprunte toujours leur langage pour se mettre à portée de leur faible entendement. Aujourd’hui que ces temps heureux sont loin de nous, pour comprendre le mystérieux de la parole divine que Dieu a consignée dans le livre sacré, il faut de nécessité absolue recourir d’abord aux lumières du Saint-Esprit, en soumettant sa raison à l’autorité de ce livre sublime qui ne peut faillir ; puis étudier avec soin, persévérance et humilité, le caractère, le tour, les propriétés et le génie d’une langue aussi ancienne que la nature, et dont les racines peu nombreuses expliquent si merveilleusement la signification de ses mots sonores, et leur liaison avec les choses qu’ils dépeignent avec tant de verve et de couleur ; langue véritablement admirable, puisque Adam se servit de son abondante stérilité pour donner aux plantes et aux animaux qui venaient d’être tirés du néant, un nom qui marquait leur nature et leur propriété[2] ; langue renfermant ainsi un sens allégorique, anagogique et tropologique, et portant avec elle la preuve irrécusable et évidente qu’elle fut consacrée par la bouche d’un Dieu !…

Or, pour éviter toute espèce d’interprétation forcée, confrontez avec l’original de ce livre divin, conservé dans 1 arche de Noé, les versions des savants interprètes et les doctes élucubrations des commentateurs. Puis, consultez les Saints Pères qui nous ont légué ce précieux trésor ; ensuite, les canons de l’Église, les conciles et les explications lucides, les profondes méditations de nos théologiens vous guideront tout naturellement dans la connaissance parfaite d’une matière où il serait plus que téméraire de se fier à ses propres forces pour parvenir à l’intelligence des textes originaux. Si vous avez eu le courage de vous instruire dans la religion de ces docteurs, alors disparaîtront devant vos yeux les doutes illégitimes, les apparentes contradictions et les prétendues erreurs sur la physique, la chimie et l’astronomie, que des esprits audacieux croient trouver dans la Bible, mais qui, fort heureusement, n’existent que dans leur imagination déréglée et corrompue ; alors, soudainement inspiré par la grâce agissante, il vous sera donné de comprendre « la raison qui peut avoir obligé Dieu, après ces espaces infinis de l’éternité qui ont précédé la création du monde, à le créer dans le temps ; que sans besoin comme sans nécessité, puisqu’il possède toutes choses et que seul il peut se suffire à lui-même, l’Éternel, en opérant cette merveille, n’a eu en vue que son Verbe divin ; qu’il a prévu devoir s’incarner, et s’offrir lui-même en sacrifice, et que le monde n’a été formé que par le Verbe et pour le Verbe, qui devait un jour le réparer après sa chute et rendre à Dieu une gloire infinie et digne de lui[3]. »

C’est alors, ami lecteur, que, nourrie de la parole divine et devenue « digne de porter les souliers de Jésus-Christ[4] et de délier la courroie de ses boucles[5], » votre âme, en se dégageant de la misérable enveloppe qui la tenait enchaînée ici-bas, s’élancera toute joyeuse vers le brillant séjour de la céleste Jérusalem, où elle habitera avec les Chérubins, espèces d’animaux[6] qui servent de monture à Dieu quand il se met en voyage, « ascendit super Cherubin et volavit ; » de ces Chérubins, à la face bouffie, dont l’un d’entre eux fut mis en sentinelle à la porte du Paradis terrestre avec une épée flamboyante, pour empêcher notre premier père et sa pétulante moitié de rentrer dans ce lieu de délices[7] ; avec les Séraphins qui précédaient les roues mystérieuses qu’Ézéchiel vit sous le firmament[8] ; avec les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Potentats, les Principautés, tes Forts, les Légers, les Souffles, les Flammes, les Étincelles ; dans ce ciel, où vous entendrez les Anges chanter hozanna treize mille six cent trois fois, et ensuite s’endormir paisiblement sur les marches resplendissantes du trône immortel que soutiennent les Séraphins ; où vous verrez des ballets entre les Saints et les Étoiles, les Chérubins et les Comètes ; que sais-je ? avec toute la milice céleste : ce qui sera un peu fade, il est bien vrai, mais du reste fort amusant.


Page 20. — « L’un des articles de la Genèse qui a singulièrement aiguisé l’esprit humain, c’est le verset 27 du chapitre I :

« Dieu créa l’homme à son image ; il le créa mâle et femelle. »

« Si Dieu ou les Dieux secondaires créèrent l’homme mâle et femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaient Dieu et les Dieux mâles et femelles. On a recherché si l’auteur veut dire que l’homme avait d’abord les deux sexes, ou s’il entend que Dieu fit Adam et Ève le même jour. Le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam et Ève en même temps ; mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme faite d’une côte de l’homme longtemps après les sept jours[9]. »

Malgré ce raisonnement si serré, si judicieux de Voltaire, comment ne point croire à la création d’Adam et d’Ève en même temps, au même jour, le sixième du monde, lorsque la Vulgate et toutes les versions qui se sont faites sur le texte hébreu, disent si positivement, au chap. I, v. 27, que Dieu les créa homme et femelle, masculum et fœminam creavit eos ? Cependant il est évidemment clair que par ce passage[10] il faut entendre qu’Adam a dû être créé androgyne, puisque Dieu, jugeant qu’il n’était pas bon que l’homme fût seul, ne forma la femme qu’à la fin du septième jour, d’une des côtes qu’il tira d’Adam pendant le sommeil divin où il l’avait plongé[11]. Mais, si Adam avait le sexe double, comment a-t-il fait alors pour se faire des enfants à lui-même ? Comment mettre en harmonie ce passage de la Genèse avec la manifeste contradiction qu’il paraît impliquer ? Cette question embarrassante a fait suer bien des Pères de l’Église, mais saint Thomas d’Aquin[12], plus malin ou plus inspiré que ses confrères, l’a résolue sans difficulté, en assurant que les hommes se faisaient, dans l’état d’innocence, par l’intuition des idées ou d’une manière spirituelle, comme par l’endroit dont parle Agnès dans l’École des Femmes, en prétendant que les parties de la génération ne sont venues aux hommes qu’après le péché, comme les marques perpétuelles de la désobéissance du premier !  !  !… Et qu’on ne soupçonne par l’ange de l’école de déraisonner ! il était plus que personne à même de connaître la vérité qu’il avance, lui qui conversait dans la sainte familiarité de son Dieu ; lui à qui, selon le trop hardi abbé Dulaurens[13], un crucifix de bois a fait un compliment académique, le jour, sans doute, qu’il prouva si heureusement et avec tant de clarté, dans sa soixante-quinzième question, que l’homme possède trois âmes végétatives, savoir, la nutritive, l’augmentative et la générative !


Page 21. — « Le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable. »

Un philosophe déiste du dix-huitième siècle, dans ses Commentaires sur la Bible, s’est permis de calomnier ce passage de la Genèse, en disant que « cela supposait qu’il y avait déjà un langage très-abondant, et qu’Adam, connaissant tout d’un coup les propriétés de chaque animal, exprima toutes les propriétés de chaque espèce par un seul mot, de sorte que chaque nom était une définition ; » et s’armant de l’arme du ridicule, si mortelle entre ses mains, il ajouta dans son délire « qu’il était triste qu’une si belle langue fût entièrement perdue ; que plusieurs savants s’occupaient à la retrouver, et qu’ils y auraient de la peine. »

Mais si cet orgueilleux eût été rempli de foi, il eût admiré le plus ce qu’il comprend le moins, et se fût aisément convaincu que si notre premier père donna à chaque animal son vrai nom, c’est que, créé dans un état de pure innocence, il avait reçu de Dieu, au rapport de saint Thomas[14], la science la plus parfaite et la connaissance de toutes les choses de la nature ; que sur l’ordre de Dieu même, Adam avait imposé à tous les animaux le nom qui leur était propre ; d’où il suit qu’il connaissait parfaitement la nature de ces animaux. En effet, les noms véritables doivent être en harmonie avec la nature des choses[15].

Cependant, sans comprendre clairement et fixement l’essence divine, Adam, beaucoup plus que nous, en a eu une haute et parfaite connaissance[16].

Voilà une explication lumineuse d’un passage de la Bible vraiment extraordinaire, qui doit confondre la raison de tous les incrédules.


Page 24. — Pour donner un échantillon du profond savoir et de la délicatesse du révérend Sanchez, jésuite et casuiste très-versé dans la controverse, voici quelques-unes de ces questions sur lesquelles il s’est sérieusement évertué et qu’il a proposées à résoudre pour l’édification de ses lecteurs et la très-grande gloire de Dieu.

Il demande :

Utrum liceat extra vas naturale semen emittere ?
De alterâ femina cogitare in coïtu cum sud uxore ?
Seminare consulto, separatim ?
Congredi cum uxore sine spe seminandi ?
Impotentiæ tactibus et illecebris opitulari ?

Se retrahere quando mulier seminavit ?
Virgam alibi intromittere dum in vase debito semen effundat ?

Il discute :

Utrum Vyrgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto ?

Et il assure :

Mariam et Spiritum Sanctum emisisse semen in copulatione, et ex semen amborum natum esse Jesum.

Et cent autres questions de cette force et de cette décence, que ce théologien jésuite a agitées dans son fameux Traité latin sur le Mariage, et dont la traduction en français blesserait trop les mœurs pour que nous ne la passions pas sous silence. Aussi rien d’étonnant si Sanchez « ne mangeait jamais ni poivre, ni sel, ni vinaigre, et si, quand il était à table, il tenait toujours ses pieds en l’air, assis sur un siège de marbre. »

  1. L’Anélytroïde, qui n’est couvert d’aucune enveloppe ; du grec Άνέλυτρος, formé par l’α privatif, suivi de l’ν euphonique et du mot έλυτρος, dérivé de έλυτρόω, envelopper, recouvrir, et, par extension, perforation.
  2. Gen., chap, II, v. 19.
  3. Lamy, Introduction à l’Écriture sainte, liv. I, chap. 2.
  4. Saint Mathieu, chap. III, v. 11.
  5. Saint Luc, chap. III, v. 16.
  6. Exéchiel, chap. X, v. 16.
  7. Genèse, chap. III, v. 24.
  8. Exéchiel, chap. I, v. 5 à 28.
  9. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Genèse.
  10. La Bible anglaise l’interprète de la même manière : « Male and female created he them. »
  11. Gen., chap, II, v. 18, 21, 22.
  12. Quœst., cap. I et seq.
  13. Arétin moderne, 2me partie, art. Calendrier.
  14. Quæst., 94, art. 3
  15. Saint Chrysost., Hom. 14, in Gen.
  16. Saint Thomas, Quæst. 94, art. 1.