Erik Satie, à propos de «Socrate»

ERIK SATIE, à propos de Socrate[1].


Une surprise est réservée au visiteur qui pour la première fois pénètre au Musée de la Haye. Les yeux las d'avoir contemplé les Rembrandt, les Ruysdaël, les Van Goyen, obsédé par les tons dorés et la sombre luminosité de ces tableaux, il entre dans une salle et s'étonne devant un paysage dont le frais coloris, les larges touches transparentes, l'atmosphère fluide lui donnent une sensation violente d'anachronisme. Pourquoi dans cette salle réservée aux maîtres du XVIIe siècle, cette toile dont le faire apparaît si moderne, si différent de tout ce qui l'entoure, si proche de la technique des premiers impressionnistes et de leurs précurseurs immédiats : les Bonington, les Turner. Mais cette toile est bien à sa place et détonnerait pareillement parmi des œuvres plus récentes, c'est la Vue de Delft de Vermeer.

J'évoquais intérieurement cette impression déjà lointaine après avoir écouté le Socrate d'Erik Satie chanté par les voix pures de Mesdames Balguerie et Jane Bathori. Cette œuvre n'a point de date, on ne sait trop comment la situer dans le temps ou l'espace, elle n'est ni avancée, ni rétrograde, ni révolutionnaire, ni archaïque. Elle serait plutôt d'un archaïsme révolutionnaire à l'exemple de certaines statues contemporaines inspirées de l'Art grec ou égyptien. Œuvre en tout cas originale, spontanée, sincère, exempte de tout pédantisme, de toute affectation.

Socrate va troubler ceux qui ne voient, en son auteur, qu'un humoriste, un Alphonse Allais de la musique, sans pressentir la portée de ses créations.

À une époque où Debussy était encore sous le charme de Parsifal, Satie eut l'intuition que la construction symphonique du drame lyrique, que le système du leit motiv avaient fait leur temps, que l'évolution de l'art allait éloigner la musique des formes architecturales et l'incliner vers une conception moins intellectuelle et sentimentale, plus sensuelle et instinctive. Dans le drame lyrique, l'élément symphonique au lieu d'enfermer en son sein le monde tumultueux des passions déchaînées, au lieu de prendre parti, allait tisser autour de l'action un décor sonore, une atmosphère, laissant aux personnages le soin d'énoncer eux-mêmes leurs pensées.

La musique de scène que Satie écrivit en 1891 pour le Fils des Étoiles était conçue selon les principes esthétiques qui devaient guider Debussy écrivant Pelléas. Les suggestions de Satie furent pour le Faune un peu ce que celles de Liszt avaient été pour Wagner. Satie aida Debussy à trouver la solution des problèmes qui se posaient à son esprit. On a dit imprudemment que Debussy devait à son ami son système harmonique. C'est faux sous cette forme simpliste. La technique impressionniste n'est pas plus l'œuvre unique de Satie, de Debussy ou de Ravel en musique que de Claude Monet, de Pissaro ou de Renoir en peinture, mais il est certain que Satie fut le premier à renoncer à la rhétorique wagnérienne et à s'essayer dans un genre nouveau dont Chabrier et quelques autres avaient l'intuition confuse sans oser comme lui se lancer dans l'inconnu. Qu'on écoute les Gymnopédies qui datent de 1888 ou les Gnossiennes et l'on y trouvera mis en œuvre les éléments essentiels de la technique impressionniste : juxtaposition de touches harmoniques, enchaînements d'accords dissonants suivant des lois nouvelles. Et ce rôle important de précurseur de l'impressionnisme peut être mis en lumière sans diminuer en rien l'originalité profonde et le génie de Debussy. Ce n'est pas tout que de pressentir une esthétique nouvelle, il faut créer des chefs-d'œuvres et les Gymnopédies non plus que les pièces de piano qui suivirent n'auraient suffi à consacrer l'impressionnisme musical, si l’Après-Midi d'un Faune, les Nocturnes, Pelléas n'avaient vu le jour.

Or Satie, prophète de l'impressionnisme, survit à cette forme d'art ou plutôt se rend compte qu'elle est épuisée musicalement non moins que picturalement. Debussy et Claude Monet ont créé des chefs-d'œuvres, mais il n'y a aucune raison valable pour éterniser l'usage de leurs procédés. Ravel lui-même qui a poussé plus loin que personne la technique de l'impressionnisme, opérant dans ce domaine d'étonnantes découvertes sonores, s'en dégage en ce moment, guidé par son instinct, et manifeste dans son magnifique Trio une heureuse recherche de la ligne et de la construction.

Satie, plus jeune d'esprit qu'à vingt ans, veut donc sortir de l’impressionnisme. Il regarde en souriant dans sa barbiche avec une ironie bienveillante certains musiciens s'engager précipitamment dans la ruelle du cubisme. Il sait que c'est une impasse et qu'ils feront demi-tour comme les peintres qui les y ont précédés. Lui se soucie peu de les suivre, il se recueille et travaille. L'œuvre qu'il vient de nous donner ne ressemble à rien de ce qu'on connaît et ne paraît pas pouvoir être imitée, mais elle renferme une grande leçon de simplicité et de sagesse.

Satie a fait choix dans le dialogue de Platon de trois fragments qui lui ont paru propres à l'expression musicale : l'éloge de Socrate par Alcibiade dans le Banquet, l'entretien de Socrate et de Phèdre au bord de l'Ilissus (Phèdre) et le récit de la mort du philosophe dans le Phédon. Il a préféré la traduction de Victor Cousin en raison de son harmonieuse simplicité. Satie a voulu écrire une œuvre largement humaine, sans prétention à la couleur locale, sans recherches savantes, ni pédantes ; une musique d'une gravité souriante, d'une religieuse sérénité comme la parole même de Platon, et j'estime qu'il a pleinement réussi.

On ne saurait comparer Socrate à aucune œuvre de la littérature musicale moderne. D'instinct Satie rejoint à travers les âges les créateurs de la monodie dramatique dont sans doute il connaît à peine les noms : Jacopo Peri, Caccini, Emilio del Cavaliere… Comme eux il s'efforce de concilier dans le chant les exigences contradictoires du texte et de la musique : la mélodie renonçant à faire un sort à chaque mot, épouse le contour général de la phrase, se conforme à son rythme, à sa sonorité, en renforce le pouvoir expressif.


Mesme l'air des beaux chantz inspirez dans les vers
Est, comme en un beau corps, une belle âme infuse.


C'est un tour de force que d'avoir pu conférer à la parole de Platon une efficacité plus grande, que d'avoir pu mettre en musique d'importants fragments des Dialogues, en ne les défigurant par aucune retouche, aucune surcharge, en laissant au texte sa pureté, son harmonieuse nudité.

La conception du rôle de l'accompagnement est à peu près celle que les maîtres de la Camerata Bardi assignaient au Basso Continuo et n'est-ce pas en effet une basse-continue que ce flot polyphonique qui coule inlassablement, mettant discrètement en valeur le chant par de simples combinaisons de lignes. Satie s'interdit de souligner par des effets faciles le caractère dramatique du récit de Phédon ou de peindre le bruissement des feuilles et le murmure des eaux dans le frais paysage des bords de l'Ilissus. Il méprise le détail épisodique et se maintient dans le domaine de l'Universel.

Qu'une telle musique ne soit pas un instant monotone, ni languissante, c'est le miracle. Une émotion profonde y est enclose. Bien qu'invisible on la sent présente, latente, prête à surgir comme des larmes longtemps refoulées.

Le style, nettement polyphonique, est très personnel. Satie ne connaît pas les scrupules scolastiques qui guident encore inconsciemment la plume des plus hardis novateurs. Il se plaît à faire évoluer les lignes mélodiques superposées en ascensions et descentes parallèles et tire de ce procédé des effets nouveaux.

Les dissonances, audacieuses, ne sont jamais agressives. Tout est si bien à sa place qu'on n'imagine pas que cela puisse être autrement. Au reste, les dessins d'accompagnement sont volontairement très simples et se répètent obstinément, donnant l'impression de larges teintes plates faisant ressortir les premiers plans, à la manière des fonds teintés de bleu ou de rouge des métopes grecques.

Spectacle bien rare que celui d'un artiste créant son chef-d'œuvre à cinquante ans passés ! Je le confesse, je n'attendais pas d'Erik Satie une œuvre aussi complètement réalisée. On aura depuis longtemps oublié les Préludes flasques, les Morceaux en forme de poires, les Pièces froides dont s'occuperont seulement quelques musicologues acharnés à deviner l'énigme de leurs titres, qu'on chantera encore Socrate comme une œuvre classique. Elle résistera à l'usure des temps comme ces éphèbes qui sur les stèles du Céramique, parmi les monceaux de décombres, sourient à la Mort avec une sereine gravité.

henry prunières



  1. Socrate, drame symphonique en trois parties avec voix (Éditions de la Sirène).