Erasme et l’Italie d’après des lettres inédites d’Erasme
Érasme est l’homme de la renaissance. S’il faut choisir un nom pour caractériser cette période glorieuse, le sien vient le premier à l’esprit. Dans la révolution morale qui secoua l’Europe du Nord engourdie par la scolastique, pour la ramener au mouvement et à la vie, nul n’a dépensé plus de forces, ni utilisé plus de talent. Nul aussi, parmi les travailleurs à l’œuvre commune, ne mérite d’être étudié avec plus de sympathie. Cette étude, il est vrai, est fort délicate. La grande figure d’Érasme participe trop à l’extrême complexité de son époque. Les hommes d’une activité aussi multiple, d’une vie aussi mêlée à leur temps, sont difficiles à bien connaître. On les apprécie souvent d’après des témoignages sans contrôle ; on les condamne en bloc sur certains défauts saillans ; ou encore on les glorifie pour ce qu’ils ne furent pas. Mais l’érudit qui les cherche sincèrement dans leurs livres et prend la peine de les replacer dans leur milieu, découvre en ces âmes singulières tant de côtés inattendus qu’il aime mieux laisser à d’autres le soin de les juger, et les goûter que les définir.
L’écrivain de France qui a le mieux compris Érasme, et qui a eu le rare mérite de parler de lui pour l’avoir lu, est certainement M. Désiré Nisard[1]. Après avoir étudié le philosophe de Bâle, après avoir expliqué, avec autant de mesure que de finesse, son rôle d’érudit et de chrétien et ses contradictions apparentes, l’éminent critique n’a pas osé résumer ces pages pourtant si précises et que leur brièveté n’empêche pas d’être complètes. Il a mieux aimé « s’avouer accablé par la diversité du personnage que de le mutiler pour le faire entrer de force dans un cadre trop étroit. » Un tel aveu semble décourageant pour quiconque est tenté de s’occuper d’Érasme ; il justifie cependant des recherches nouvelles sur un sujet toujours obscur par quelque point. Le hasard nous a servi en nous faisant retrouver, à la bibliothèque du Vatican, un certain nombre de lettres inédites de ce grand homme. Plusieurs de ces lettres se rapportent précisément à un des momens les moins connus de sa carrière, à son voyage en Italie. Elles ont quelque valeur de document par les points de biographie qu’elles permettent de fixer avec certitude ; elles ont paru en avoir aussi par les observations qu’elles invitent à grouper. La place que tient l’Italie dans la vie d’Érasme, dans le développement de son caractère d’humaniste et même dans la formation de ses opinions religieuses, n’a pas été, croyons-nous, indiquée comme elle le mérite. C’est un point de vue qu’on a laissé dans l’ombre, et le portrait du philosophe, si bien esquissé par M. Nisard, gagnera peut-être quelques traits à celui du voyageur.
Il est impossible que l’Italie n’ait pas exercé sur Érasme une influence profonde et durable, quand on songe à quelle époque il l’a visitée et à la longueur du séjour qu’il y fit. Il y a vécu près de trois années, de 1506 à 1509, et dans un moment décisif pour les destinées de la renaissance. Ses liaisons y furent très nombreuses et ses études très variées. Beatus Rhenanus, son biographe, nous dit bien qu’il apporta dans ce pays la science que les autres y venaient chercher ; mais c’est là une des exagérations de l’enthousiasme, et il est permis de douter de ces jugemens portés après coup et où l’amour de l’antithèse entre sans doute pour quelque chose.
Érasme avait près de quarante ans quand il franchit les Alpes, et il semble, à regarder son histoire, que ce voyage appartienne encore à sa jeunesse, j’entends à cette période de préparation et de culture qui se prolongeait si longtemps pour les hommes d’autrefois. A peine sorti du couvent, où on l’avait enfermé malgré lui, le jeune Hollandais avait couru le monde, cherchant à satisfaire son immense besoin d’étude et à réparer, dans les universités et chez les maîtres, son éducation mal commencée. Il avait appris tout seul le grec, dont il sentait la nécessité pour mieux pénétrer l’Écriture sainte, et qui était encore presque entièrement ignoré dans les pays transalpins. Il avait eu ses premières escarmouches avec les moines et les théologiens de l’école régnante, qui avaient été les tyrans de sa jeunesse et qui restèrent les adversaires de toute sa vie. Il avait séjourné à Louvain, à Paris, à Orléans, à Londres, dans les principaux centres intellectuels du temps, et s’était lié partout avec les savans. Cependant, si nous examinons à cette date l’œuvre imprimée d’Érasme, nous trouvons qu’elle n’est encore ni considérable ni populaire ; il a fait quelques traductions, quelques livres d’éducation, quelques commentaires sur saint Jérôme ; son nom est connu d’un cercle d’amis ; il excite déjà, dans certains milieux, ces colères et ces haines dont la violence même fera une part de sa gloire ; mais il n’a pu trouver, pendant sa vie nomade et souvent difficile, ni le loisir des grands travaux d’érudition qui éblouiront son siècle, ni l’inspiration des satires qui charmeront la postérité. À son retour d’Italie, il en va tout autrement. Érasme de Rotterdam n’est plus le même personnage : son recueil des Adages est aux mains de tous les gens instruits ; il compose l’Éloge de la folie ; il publie cette série de Colloques et de traités latins, qui vont achever de gagner l’Europe à l’esprit de la renaissance ; il entreprend enfin cette prodigieuse correspondance internationale, aujourd’hui si précieuse, littéraire, politique et religieuse, et dont on ne peut rapprocher que deux correspondances analogues, en des temps fort différens, celle de Pétrarque avant lui, et, après lui, celle de Voltaire. Comme ces deux grands hommes, il devient le roi intellectuel de son époque, consulté par tout ce qui pense, écouté par tout ce qui réfléchit ; son public se forme autour de lui : c’est le moment où son rôle d’éducateur des princes et des peuples va commencer. Aussi les années dont nous allons résumer l’histoire sont-elles importantes dans sa vie. Ce voyage d’Italie, qui peut sans paradoxe se rattacher à sa jeunesse, en marque nettement la fin, et l’on doit conclure que la formation du grand humaniste du Nord s’achève dans la patrie de l’humanisme.
Paris avait été, au XIIIe siècle, le grand foyer de la science en Europe ; au XVe siècle, l’Italie avait repris ce rôle, et ses universités, surtout Bologne et Padoue, appelaient de tous les coins du monde la jeunesse lettrée. La France elle-même commençait à y envoyer ses étudians, et, pendant tout le XVIe siècle, nos prélats, nos magistrats, nos érudits tinrent à honneur de prendre leurs grades dans les écoles de la péninsule. Telle était aussi l’intention d’Érasme, quand il partit pour l’Italie. Il n’était point encore docteur en théologie, et bien qu’il dédaignât les titres officiels, « le vrai docteur étant celui qui montre sa science par ses livres, » il voulait sacrifier au préjugé du temps et mériter comme les autres d’être appelé magister noster. Une autre raison plus élevée l’attirait plus vivement encore : il désirait se perfectionner dans la langue grecque, et les bons maîtres n’avaient pas encore passé les Alpes.
Depuis sa jeunesse il rêvait ce voyage ; trois fois il avait dû partir ; le manque d’argent l’avait toujours arrêté. En 1506 seulement, l’occasion se présenta. Il vivait à Londres, au milieu d’une société de gens instruits dont Holbein a fait plus tard les portraits ; il comptait parmi ses meilleurs amis un homme qui a marqué sa place au premier rang des grands esprits du siècle, Thomas Morus. Un médecin du roi Henri VII, un Génois fixé en Angleterre, voulant envoyer ses deux fils achever leur éducation dans son pays, offrit à Érasme de les accompagner, pour diriger leurs études. Celui-ci accepta avec empressement, et le voilà mettant ordre à ses affaires et faisant ses préparatifs de départ. Un tel voyage alors était chose grave : ses amis s’en effrayèrent et essayèrent en vain de l’en dissuader ; ils craignaient qu’il ne revînt pas : « Si pourtant nous le revoyons, écrivaient-ils, ce sera avec un beau titre et une belle gloire ! »
Érasme arriva à Paris au milieu du mois de juin. La traversée de la Manche avait été mauvaise et avait duré quatre jours. Il se reposa parmi des amis qu’il aimait particulièrement et dont plusieurs étaient pour lui de vieux condisciples ; un d’eux est resté célèbre : c’est le restaurateur des lettres grecques en France, Guillaume Budé. Le voyageur s’arrêta quelques jours à Orléans, puis à Lyon, où les personnages doctes de la ville le reçurent honorablement. Les savans ne faisaient pas alors l’unique attrait de Lyon, si nous en croyons un joli Colloque ; les auberges étaient confortables et les servantes tout à fait accortes ; Érasme insiste jtrop sur ce souvenir de voyage pour qu’il ne soit pas rappelé ici. Il traversa enfin les Alpes, au mois d’août, avec ses jeunes compagnons, composant des odes latines au pas de son cheval, dans les cols couverts de neige : « Je commence, disait-il, à sentir les soucis de l’âge. Je n’ai pas encore quarante ans et déjà, ô mon ami, mes cheveux sont clairsemés, mon menton grisonne, mon temps printanier est fini. Tandis que je mêle aux travaux sacrés les travaux profanes, le grec au latin, tandis que je prends plaisir à gravir les Alpes neigeuses, à me faire aimer des uns, admirer des autres, voici que furtivement la vieillesse s’est glissée vers moi, et je m’étonne d’en apercevoir les premiers signes. » Évidemment, Érasme parle ici comme font les poètes quand la vieillesse n’est point trop prochaine.
A peine descendu en Piémont, il se fait recevoir docteur à l’université de Turin. Il est séduit par l’amabilité des habitans de la ville, et on voit que le charme de l’Italie commence à agir, dès son arrivée, sur cet homme du Nord. Mais il ne séjourne pas longtemps à Turin, ayant décidé de passer l’année scolaire à Bologne. En traversant la Lombardie, il visite la fameuse Chartreuse de Pavie, dont la construction et l’embellissement ont été l’œuvre favorite des Visconti et des Sforza. La façade de l’église, cette merveille du décor architectural, est alors à peu près terminée. Érasme parle quelque part du monument, mais ce n’est pas l’admiration qui l’emporte dans ses souvenirs : « Quand je suis allé dans le Milanais, dit-il, j’ai vu un monastère de chartreux, non loin de Pavie ; il y a une église qui, au dedans et au dehors et du haut en bas, est entièrement construite-de marbre blanc ; tout ce qu’elle contient ou à peu près, autels, colonnes, tombeaux, est aussi de marbre. A quoi bon dépenser tant d’argent pour faire chanter dans un temple de marbre quelques moines solitaires ? Pour eux-mêmes, cette richesse est un ennui, car ils sont importunés par une foule d’étrangers qui viennent chez eux uniquement pour l’église et pour le marbre. » Combien d’observations du même genre va faire, dans la suite de son voyage, cet ami trop exclusif de la simplicité évangélique ! Érasme, qui comprendra si bien certains côtés du génie italien, restera indifférent ou hostile à des manifestations du même génie que nous admirons aujourd’hui, le luxe, les arts, l’éblouissante vie des cours et la magnificence profane mise au service de l’idée religieuse.
Nos étrangers ont mal choisi leur temps pour voyager dans la Haute Italie. Une guerre interminable désole ce malheureux pays. En ce moment même, les troupes de Louis XII n’ont pas repassé les Alpes, et celles de Jules II sont occupées à reconquérir les places détachées du domaine de l’église. Les Bolonais sont des sujets révoltés ; l’armée du saint-siège marche contre eux, et le premier séjour d’Érasme à Bologne est interrompu brusquement par l’arrivée de l’ennemi. Il doit chercher un refuge au-delà de l’Apennin, et choisit Florence, alors paisible au milieu de l’Italie en armes.
C’est du moins une belle année, que l’an 1506, pour venir à Florence. L’ardente campagne de Savonarole n’a point arrêté l’œuvre de la renaissance. La tranquillité dont jouit l’état florentin attire de tous côtés les artistes : Léonard, Michel-Ange, Raphaël, fra Bartolommeo, André del Sarto, ont en même temps leurs ateliers ouverts. Érasme, nous l’avons dit, n’est pas préparé à leur rendre visite, mais peut-être entrera-t-il dans les cercles littéraires. Aux Orti Oricellarii, un homme d’esprit et de savoir, l’historien Bernard Ruccellai, a recueilli les restes des collections des Médicis ; les réunions savantes qu’il y préside rappellent celles qui se tenaient, quelques années auparavant, autour de Laurent le Magnifique ; tous les lettrés de la ville s’y rencontrent, et, parmi eux, le secrétaire de la république, Nicolas Machiavel. Érasme, qui admire si profondément les grands humanistes toscans du XVe siècle, les Poggio et les Politien, cherche sans doute à connaître leurs successeurs. On le présente à Ruccellai. Celui-ci, bien qu’il écrive le latin comme un Salluste, se pique de ne parler qu’italien. Érasme est fort embarrassé : « De grâce, lui dit-il, vir prœclare, ne vous servez pas de cette langue ; je ne l’entends pas plus que la langue indienne. » Ruccellai s’obstine, et la conversation ne va pas plus loin. Si Érasme a rencontré beaucoup de semblables résistances, on comprend qu’il ne se soit pas fait de relations à Florence et qu’il ait tant regretté d’y perdre son temps. Pour se consoler, il traduit du grec et vit, dans les livres, avec les Florentins d’autrefois.
Enfin, les chemins sont libres : Bologne est au pape. Érasme y revient précisément pour assister à l’entrée triomphale de Jules II. Cet épisode a laissé dans son esprit des traces profondes. C’est la première fois qu’il se trouve en présence du vicaire de Jésus-Christ, du représentant de Celui dont le royaume n’est pas de ce monde et qui a maudit les œuvres de l’épée. Il lui apparaît, dans tout l’éclat d’un triomphe païen, au milieu des trophées et des acclamations de guerre, casque en tête et cuirasse au flanc. Le lendemain, l’imperator redevient pontife et célèbre une messe solennelle à la cathédrale ; mais le premier spectacle ne s’effacera point de la mémoire d’Érasme. Un monument va d’ailleurs le lui rappeler tous les jours ; il voit s’élever, sur la porte principale de la grande église de San-Petronio, la statue de bronze du vainqueur des Romagnes, modelée et fondue par Michel-Ange. « Mets-moi une épée à la main, » a dit Jules II à son sculpteur, « et surtout point de livre, je ne suis pas un humaniste ; » et l’image colossale et menaçante se dresse au centre de la ville toujours rebelle.
Érasme ne blâmait pas seulement le pape de jouer le rôle des Césars romains et de se montrer « trop digne de son nom de Jules ; » il lui en voulait aussi de prolonger en Italie une guerre préjudiciable aux lettres, et particulièrement à l’université où il comptait travailler : « Je suis venu en Italie, écrivait-il, pour apprendre du grec ; mais la guerre fait rage. Le pape prépare une expédition contre les vénitiens, s’ils résistent à ses volontés. En attendant, les études chôment. » D’autres ennuis l’attendaient à Bologne : le climat ébranla sa santé, d’ordinaire fort délicate ; il eut à se plaindre des compagnons qui étaient venus d’Angleterre avec lui et dont il dut se séparer ; enfin la peste éclata, très violente, et l’obligea à passer quelque temps à la campagne. Mais il goûta de grandes satisfactions d’esprit. Il put enfin apprendre sérieusement le grec, sous la direction d’un des bons hellénistes d’alors, Paolo Bombasio. Ce fut Bombasio qui l’initia complètement à la culture italienne, et aucun maître ne fut mieux fait pour ce rôle : son caractère, fier et désintéressé, était digne de son talent ; Érasme s’en fit un ami et a toujours parlé de lui avec une tendre affection ; il chercha même, un peu plus tard, à l’attirer auprès de lui en Angleterre. Bombasio fut peut-être mal inspiré de ne point écouter son élève, car sa carrière en Italie ne fut pas heureuse. Les érudits de ce temps faisaient volontiers de la politique : il prit parti pour l’une des deux factions qui se disputaient Bologne ; vaincu avec les siens, il dut s’exiler et chercher fortune en diverses villes. Après une vie assez tourmentée, il devint secrétaire d’un cardinal, se fixa à Rome, et continua d’écrire à Érasme et de le servir jusqu’à sa mort. Il mourut pendant le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon : un coup d’arquebuse égaré atteignit le pauvre savant, qui depuis longtemps ne s’occupait plus que de ses livres.
Le séjour d’Erasme à Bologne dura treize mois. Il en employa une partie à revoir son livre des Adages, recueil de proverbes grecs et latins entourés de commentaires, véritable encyclopédie raisonnée de la sagesse antique. Il l’avait déjà publié à Paris, et en destinait la seconde édition, fort augmentée, à l’imprimerie vénitienne d’Alde Manuce, alors dans toute sa renommée. Il écrivit à Manuce et lui offrit d’abord une traduction latine de deux tragédies d’Euripide, essai méritoire pour l’époque et qui n’avait pas été tenté. L’imprimeur accepta avec empressement et fit paraître cet opuscule. Il se chargea aussi des Adages ; mais il invita l’auteur à venir lui-même à Venise, lui faisant entendre qu’il enrichirait beaucoup son ouvrage s’il l’achevait à portée des manuscrits de la bibliothèque de Saint-Marc et avec les conseils des érudits vénitiens. Érasme était curieux de voir la ville des lagunes, plus curieux encore de connaître Alde Manuce et ce savant groupe d’hellénistes dont Bombasio lui avait souvent parlé. Il se rendit aux instances d’Aide, et arriva à Venise au commencement de l’année 1508. Alde ne voulut pas qu’il logeât ailleurs que dans sa maison ; il l’admit à la table de famille, et, pendant huit mois environ, Érasme vécut de la vie de son imprimeur, dans un milieu tout nouveau pour lui et dont rien jusqu’alors n’avait pu lui donner l’idée.
La ville même de Venise offrait à l’étranger un spectacle incomparable. Notre Philippe de Commynes raconte combien il fut « émerveillé de voir l’assiette de cette cité, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l’eau ; » il s’extasie devant la beauté du Grand-Canal, où « les maisons sont fort grandes et hautes et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans, toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d’Istrie… C’est la plus triomphante cité que j’aie jamais vue, et qui plus fait d’honneur à ambassadeurs et étrangers, et qui plus sagement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus solennellement fait. » Au moment du voyage d’Érasme, quelques années après Commynes, l’heure de la décadence de la grande république n’a pas encore sonné. La rude guerre que lui fait Jules II n’atteint pas son commerce, principale source de sa prospérité. Les villas de terre ferme continuent de s’élever au bord de la Brenta ; l’état construit à grands frais la cour du Palais ducal ; les Bellini, les Carpaccio, les Palma peignent des saints pour les églises, et le siècle de Titien s’ouvre brillamment par une fête perpétuelle des sens et de l’esprit.
Ce qui excite plus encore l’étonnement d’Érasme, c’est la société qu’il voit chez Alde, et dans laquelle il reçoit dès l’abord droit de cité. Le monde littéraire de Venise n’est pas celui qu’il a rencontré à Bologne ou qu’il va trouver un peu plus tard à Padoue. Les lettres n’y sont point cultivées, comme dans les villes universitaires, par un groupe d’érudits de profession. Les principaux membres de l’aristocratie et du gouvernement leur réservent la meilleure part de leur loisir. Ils fréquentent l’humble imprimerie du Rialto ; ils s’honorent d’en recevoir les dédicaces et d’être inscrits, à côté des Grecs réfugiés et des maîtres de Padoue, sur les listes de l’Académie aldine. Cette académie, qui est le type trop oublié de nos modernes sociétés savantes, était spécialement consacrée au développement des études grecques ; elle délibérait en grec ; et ce seul détail montre à quel degré la culture littéraire était parvenue à Venise, sous l’influence d’un grand citoyen. Soutenu par ce public d’élite, Alde Manuce exécutait, sous la direction de savans spéciaux, ses belles éditions princeps d’auteurs anciens, dont l’apparition était toujours un événement pour l’Europe lettrée. Plusieurs parurent ou furent préparées pendant le séjour d’Érasme.
Il s’est lié d’une façon intime avec plusieurs des collaborateurs d’Alde, dont le nom n’est point oublié. Tel est cet Egnazio, ami de Bembo, cœur droit et fidèle, qui devint un des correspondans d’Érasme et ne cessa point de le tenir au courant des nouvelles de Venise. Tels encore Marc Musurus, de Crète, qui professait à Padoue, tout en s’occupant de sa grande édition de Platon, et Jean Lascaris, alors ambassadeur du roi de France près la sérénissime république. Parmi tous ces érudits, la sympathie d’Érasme distingua un jeune homme, qui se nommait Jérôme Aleandro, et se disposait à aller fonder à Paris l’enseignement du grec. Sa fortune devait être aussi brillante que celle de Lascaris, qui, d’abord simple éditeur de l’Anthologie et fournisseur de manuscrits pour Laurent de Médicis, s’était élevé aux plus hautes fonctions diplomatiques. Aleandro, à son tour, devint archevêque, nonce, bibliothécaire du Vatican et cardinal. Heureux âge où le grec conduisait à tout ! Érasme retrouva plus tard Aleandro ; c’était pendant les premières années de la réforme, les terribles années de Wittemberg et de Worms. Érasme n’était plus l’érudit modeste qu’on avait connu à Venise ; il comptait en Europe parmi les maîtres de l’opinion ; Aleandro, de son côté, arrivait en Allemagne comme nonce de Léon X et reprochait amèrement à Érasme sa persistance à ménager Luther. Les deux amis d’autrefois, mêlés tous les deux aux passions contemporaines, échangèrent de dures paroles, de violentes accusations. Et, cependant, on les trouve un jour à Louvain, ayant l’occasion de vivre ensemble quelque temps ; leurs conversations se prolongent toujours fort tard dans la nuit ; on les croit occupés de politique ou de théologie, de Luther, de l’électeur de Saxe ou de l’empereur Charles-Quint ; il n’en est rien : ces deux adversaires de la veille, qui reprendront les armes demain, consacrent leur soirée aux lettres classiques et rajeunissent ensemble leurs souvenirs de la maison du Rialto.
A Venise, en 1508, qui donc pouvait songer aux futurs orages ? Érasme, qui avait pourtant la vue lointaine, eût été bien surpris d’apprendre le rôle que lui réservait l’avenir. S’il gardait en lui le théologien, le réformateur peut-être sous l’humaniste, il n’en laissait rien paraître. Il était à Venise pour lire du grec et pour imprimer ses Adages. Les amis d’Alde, d’ailleurs, ne s’intéressaient qu’aux textes anciens et à la philosophie platonicienne. Érasme faisait comme eux, et nulle année de sa vie ne fut mieux remplie pour les lettres. Il prenait part aux travaux de l’imprimeur, recevait la confidence de ses grands desseins, que la mort allait bientôt briser. Souvent, le soir, quand les presses se taisaient et quand les ouvriers étaient partis, on voyait arriver Lascaris ; il apportait un des précieux inédits qu’il avait recueillis autrefois en Grèce ou dans les îles, ou encore dans la bibliothèque de Blois ; on étudiait en commun les moyens d’en tirer le plus grand profit pour la science. D’autres fois, on lisait la correspondance des amis absens, le courrier d’Angleterre, de Hongrie ou de Pologne. Dans ces doctes réunions, où les plus nobles sénateurs et les plus humbles érudits donnent leur avis en égaux et fêtent ensemble la Muse antique, on aime à se représenter le blond Hollandais, au teint blanc, aux traits fins, déjà fatigués, comme dans le portrait d’Holbein, regardant de ses yeux bleus un peu indécis. Ce n’est pas le plus brillant des causeurs, ce n’est pas pourtant le moins écouté. Si la conversation est en dialecte vénitien, il s’abstient d’y prendre part ; mais, pour traiter de questions littéraires, il est bien sûr qu’on va parler la langue littéraire. Aussitôt son regard s’anime, son latin s’enflamme ; il entre dans la discussion par un trait subtil, trouve le mot juste, résume un débat ; et plus d’une fois la raillerie, une raillerie douce et sans amertume, plisse les coins mobiles de ses lèvres.
L’édition des Adages avait paru et courait déjà l’Italie. Après huit ou neuf mois de séjour, rien ne retenait plus Érasme à Venise. Il ne pouvait cependant se décider à quitter ses amis. Il résolut de passer l’hiver non loin d’eux, à Padoue. Il accepta d’être précepteur d’un fils du roi d’Ecosse, qui suivait les cours de la grande université vénitienne. Il fit à Padoue des connaissances nouvelles ; il se lia particulièrement avec un jeune helléniste qui d’ordinaire habitait Rome, où ils allaient bientôt se retrouver : il se nommait Scipion Fortiguerra et, grécisant son nom, suivant la mode du temps, se faisait appeler Cartéromachos. Érasme prenait ses conseils et ceux de Musurus, dont l’érudition prodigieuse faisait son admiration. Aux cours du maître crétois, il assistait, chaque matin, à un spectacle dont il a fixé avec émotion le souvenir. Dès sept heures, et malgré les rigueurs d’un hiver qui décourageait les jeunes gens, donnant l’exemple de l’exactitude et du zèle, on voyait arriver un vieillard septuagénaire, qui s’asseyait sur les bancs pour écouter Musurus. C’était Raphaël Regio, lui-même longtemps professeur de lettres latines et humaniste renommé, qui ne voulait pas mourir sans avoir profité des leçons de grec qu’il n’avait pas trouvées dans sa jeunesse. Ce trait suffit à peindre l’ardeur studieuse des Italiens du second âge de la renaissance, leur soif égale des deux sources antiques, leur désir de jouir des trésors de cette littérature grecque dont leurs pères avaient été privés.
Érasme se fût volontiers attardé à Padoue : il s’attachait déjà à cette université où les études littéraires, sagement réglées, lui semblaient mieux qu’ailleurs en juste harmonie avec la philosophie et la religion, et où il aima plus tard à envoyer ses jeunes disciples. Mais la guerre, un moment assoupie, menaçait de se réveiller avec violence. Le belliqueux Jules II, qu’Érasme rencontrait toujours sur son chemin, avait repris ses projets contre Venise, et on parlait déjà en Italie d’une ligue internationale conclue à Cambrai et dirigée contre la trop puissante république. Les étudians, ne se sentant plus en sûreté sur le territoire vénitien, quittèrent Padoue, et les cours furent interrompus. Érasme partit des derniers, avec le prince son élève : « Maudites guerres ! s’écriait-il, qui m’empêchent de jouir de ce coin d’Italie que j’aime chaque jour davantage. »
Ils firent une courte halte à Ferrare. Le nom d’Érasme, déjà bien connu des lettrés italiens, leur valut la visite des savans de la ville et de belles harangues latines. On aurait voulu les retenir. Ferrare était un centre littéraire important : une gracieuse duchesse, amie des lettres, y régnait par son esprit et par sa beauté ; c’était madonna Lucrezia, « la divine Borgia, » auprès de qui Arioste composait l’Orlando. Mais Érasme ne pouvait s’arrêter longtemps dans une ville si voisine du théâtre de la guerre. Il poursuivit sa route jusqu’à Sienne, où il séjourna au commencement de l’an 1509. Nous le trouvons enfin à Rome, où il demeura, en trois voyages distincts, la durée de plusieurs semaines.
Érasme parle souvent de Rome dans ses livres et dans ses lettres ; à chaque instant une allusion ou une anecdote se glisse sous sa plume, cum essem Romæ ! Disons tout d’abord qu’il a bien vu Rome, et qu’il a employé admirablement le temps de son séjour. Il a observé les hommes et les choses d’un œil rapide et intelligent, les hommes surtout, qui l’intéressaient tout particulièrement dans la capitale du christianisme. Il fut introduit, dès son arrivée, dans la monde de la curie, et il apprécia bien vite les charmes de cette société romaine de la renaissance, l’une des plus cultivées et des plus ouvertes aux choses de l’esprit qui se soient jamais rencontrées. L’aimable Cartéromachos lui fit connaître tous ses amis, et, entre tous, Egidio de Viterbe, alors général des Augustins, et Tommaso Inghirami. Celui-ci était affable, enjoué, instruit, très occupé de peinture et de poésie, connu des artistes et des philologues, facilitant aux uns le placement de leurs tableaux, aux autres leurs recherches dans les manuscrits : c’était le modèle le plus accompli du prélat romain du grand siècle. Ses contemporains, charmés de ses sermons d’humaniste, l’appelaient « le Cicéron de leur temps ; » mais l’éloquence d’Inghirami a péri avec lui, et, si son nom reste immortel, il le doit seulement au portrait que peignit son ami Raphaël, et qui est un des chefs-d’œuvre du palais Pitti. Érasme le vit souvent, et usa de son obligeance pour visiter le Vatican, dont il était bibliothécaire. Une tradition veut qu’Inghirami ait conduit Érasme dans l’atelier de Raphaël. Il faut se méfier des légendes, mais celle-ci a quelque vraisemblance. Bien que l’esprit de l’art italien lui ait échappé, Érasme n’était point tout à fait étranger aux œuvres du pinceau ; il eut du goût pour Holbein et pour durer ; il a pu s’intéresser aux travaux du jeune peintre, déjà célèbre, que le pape venait d’appeler auprès de lui et qui commençait à rêver aux Stanze.
Érasme est présenté partout, veut tout voir, tout visiter. D’abord les bibliothèques, que renferment en si grand nombre les couvens et les palais, et qui font à ses yeux un des grands charmes, une des gloires particulières de Rome. Puis le Vatican, où, par tant d’amis, il a ses entrées à toute heure. On l’y fait assister à des combats de taureaux, auxquels il ne prend aucun plaisir et qui lui semblent « des jeux cruels, restes du vieux paganisme. » On le mène devant le Laocoon, récemment découvert aux Thermes de Titus, et qui excite la verve de tous les poètes de la ville (les cuisiniers des cardinaux savent s’ils sont nombreux ! ). On lui montre les travaux commencés de la colossale basilique de Saint-Pierre, et on s’entretient devant lui du mystérieux plafond de la Sixtine, que recouvrent les échafaudages impénétrables de Michel-Ange. Il fait une excursion dans la campagne : est-ce vers Tibur ? est-ce vers Tusculum ? S’il n’a pas un souvenir plus précis, la faute en est à Inghirami ou à quelque autre compagnon, qui a improvisé en route trop de vers latins. La vie romaine, à laquelle Érasme s’abandonne en curieux, lui apparaît dans sa complexité pittoresque. Le matin, il consulte les manuscrits de la Bible ou des Pères, dans les salles silencieuses des bibliothèques, où le recueillement du lieu facilite le travail de la pensée. Il trouve, dans la rue, l’animation et le bruit. Ce ne sont que processions et cortèges : tantôt une file de pèlerins, pieds nus, cierges allumés, qui va au tombeau des apôtres ; tantôt une escorte de cavaliers armés qui entoure le carrosse d’un prélat. Un attroupement de carrefour l’arrête près de la place Navone : on lit à haute voix, affichée sur la statue de Pasquino, une épigramme sur un nouveau cardinal, et tout à côté (Érasme n’en peut croire ses oreilles) une sanglante satire contre le pape. Voilà matière à méditations. Il ne dédaigne point, d’ailleurs, le popolino : il en connaît les plaisirs et les fêtes ; on le rencontrait au Ghetto ou devant les bateleurs du Champ de Flore. Ce peuple bizarre et bariolé l’intéresse extrêmement : « Décidément, s’écrie-t-il, il y a de tout dans l’Alma Urbs : les juifs font l’usure, les baladins dansent, les devins disent la bonne aventure, les marchands d’orviétan rassemblent la foule ; en vérité, que ne voit-on pas dans l’Alma Urbs ? » C’est un champ d’observation inépuisable, et on ne serait pas surpris qu’en ses promenades solitaires Érasme méditât l’Éloge de la folie.
Mais il cherche autre chose à Rome, la vie morale, l’organisation de la hiérarchie ecclésiastique. Plus d’une désillusion l’attend. D’abord, chez ses amis les humanistes, combien ont moins de piété que de littérature ? Plusieurs même ne professent-ils pas audacieusement les doctrines matérialistes ? Érasme discute un jour avec un personnage qui nie l’immortalité de l’âme, en s’appuyant sur l’autorité de Pline l’Ancien ; tels autres prononcent d’horribles blasphèmes, sans être le moins du monde inquiétés ; et cela, dans la ville qui gouverne l’église ! Le faste des prélats est un démenti à l’Évangile. La cour pontificale entretient des parasites sans nombre, « scribes, notaires, avocats, promoteurs, secrétaires, valets de mule, écuyers, banquiers, entremetteurs. » Les mœurs sont corrompues, la foi diminuée. Comment en serait-il autrement, quand les sources de l’enseignement évangélique sont taries ? Le vendredi saint, Érasme a entendu le prédicateur à la mode prêcher la Passion devant Jules II. « N’y manquez pas au moins, lui avait-on dit, vous entendrez la langue romaine dans une bouche vraiment romaine. » La harangue est fort belle, en effet ; tous les mots sont pris à Cicéron ; quant aux récits émouvans, ils ne manquent point : il est question du dévoûment de Décius, de Curtius, de Régulus et même du sacrifice d’Iphigénie. Mais le discours s’achève au milieu des murmures flatteurs de l’auditoire, et du Seigneur Jésus, mort pour les hommes, le brillant orateur n’a point parlé !
Érasme se plaisait pourtant dans la société romaine, et aucune ne semble l’avoir plus séduit. C’est qu’il trouvait au triste spectacle de la décadence religieuse, non-seulement de vives compensations intellectuelles, mais encore quelques consolations morales. Le clergé de Rome comptait, en bien plus grand nombre qu’on ne le pense, des hommes dignes du sacerdoce. Ils prenaient exemple sur cet Egidio de Viterbe, qu’on allait voir bientôt cardinal, et qu’Érasme se plaisait à dire vraiment savant, bien que moine, et vraiment pieux, bien que savant. Parmi les membres du sacré-collège, qu’il nomme « ses Mécènes, » et dont quelques-uns restèrent en correspondance avec lui, plusieurs méritaient son estime par leurs vertus. D’autres gagnaient son cœur par des qualités moins hautes, mais plus brillantes, comme la générosité et la passion du beau. Au premier rang était Jean de Médicis, qui allait être Léon X ; devenu pape, il aimait à se rappeler ses longs entretiens avec l’auteur des Adages et le plaisir qu’il y avait pris. Le grand Médicis était digne d’être aimé d’Erasme ; on comprend moins les relations intimes de celui-ci avec Raphaël Riario. Ce neveu de Jules II était l’un des cardinaux les plus magnifiques, les plus profanes aussi de l’époque. Érasme lui rendait de fréquentes visites au beau palais que terminait pour lui son architecte Bramante, et qui est aujourd’hui la Chancellerie. Une telle sympathie s’expliquerait pourtant par un trait de caractère de Riario : après les satires si vives de l’Éloge de la folie, où le faste des cardinaux est si peu épargné, l’aimable prélat ne semble point s’être offensé ; il écrit encore à Érasme de revenir à Rome prendre sa part des avantages que ménage aux lettrés comme lui l’avènement de Léon X.
On ne peut oublier un autre prince de l’église qu’Érasme alla voir, au retour d’un petit voyage à Naples et peu de temps avant de quitter Rome pour toujours. C’était Grimani, le cardinal bibliophile, qui avait réuni au palazzo di Venezia la plus belle bibliothèque de la ville, environ huit mille volumes. Il avait depuis longtemps fait savoir à Érasme son désir de le connaître et le reçut avec une cordiale familiarité. « Il me traita comme un égal, comme un collègue, » écrivait Érasme vingt ans après. Le cardinal fit plus encore : instruit de son désir de poursuivre de grands projets littéraires, il mit sa bibliothèque à sa disposition, et lui proposa de vivre désormais chez lui, de partager sa table et sa maison. C’était la liberté du travail assurée, une vie de loisir et de dignité que viendraient bientôt compléter de lucratives sinécures. Offres bien séduisantes et qui font un instant hésiter Érasme. Il s’y rendrait sans doute, mais il vient de recevoir des lettres d’Angleterre : ses amis le rappellent à grands cris ; Henri VIII est monté sur le trône, et les érudits attendent merveilles du nouveau règne ; Érasme surtout, qui fut distingué autrefois par le prince héritier, doit être le premier à profiter des dispositions du roi ; il peut tout espérer, et on l’engage à laisser croître son ambition. Notre voyageur écoute ses vieux amis ; tant de promesses le tentent, et peut-être aussi, après trois années presque entières passées au pays du soleil, a-t-il enfin senti la nostalgie des brumes natales.
Ce n’est pas cependant sans hésiter longtemps qu’il se décide à abandonner Rome. Il part sans retourner chez Grimani. « J’ai fui, lui écrira-t-il ; je n’ai pas voulu vous revoir ; ma décision déjà chancelante aurait cédé ; votre amabilité, votre éloquence m’auraient retenu. Je sentais déjà l’amour de Rome, en vain combattu, grandir de nouveau au fond de moi-même ; si je ne m’étais arraché violemment, jamais je n’aurais pu partir. » Ces paroles, plus énergiques encore dans le texte latin, expriment, en leur sincérité, un sentiment que connaissent bien les amoureux de Rome.
Il s’en est fallu de peu, on le voit, qu’Érasme, comme tant d’autres étrangers venus en visiteurs, ne soit demeuré aux bords du Tibre le reste de sa vie. A-t-on songé à ce que devenait alors sa carrière ? Elle était, sans aucun doute, plus heureuse. Il écrivait encore les œuvres qu’il portait en lui, adoucies peut-être en quelques traits ; mais les ennemis qu’elles lui firent n’osaient pas l’attaquer, abrité par le trône pontifical. Il vivait, dans la paix de son cœur, pour l’amitié et pour les lettres, se reposant de l’étude des Septante par la lecture de Lucien. Bientôt Léon X lui donnait le chapeau, et sa voix conciliatrice se faisait écouter, au moment de la réforme, dans les conseils de l’église. Mais Érasme loin de l’Allemagne, loin de la mêlée du siècle, Érasme enfoui dans la littérature, endormi peut-être à demi dans l’oisiveté des bénéfices, compterait-il beaucoup dans l’histoire ? Pour que ses livres soient lus et discutés par des milliers d’hommes, il faut qu’ils reflètent leurs passions et répondent à leurs incertitudes ; pour que son nom reste dans la mémoire de l’avenir, il faut qu’il soit maudit et calomnié, qu’il retentisse longtemps dans les contradictions et les colères ; s’il veut que l’Europe s’émeuve à sa parole, il faut qu’il devienne le triste solitaire de Bâle, désigné par son isolement à la haine des partis. Telle est la vie qui l’attend désormais. En quittant l’Italie, où il n’a guère goûté que des joies, c’est au bonheur qu’il dit adieu ; mais il aura la gloire, qui s’achète par la souffrance.
Lorsque Érasme sortit de Rome par la route de Viterbe, et qu’arrivé sur les hauteurs qui dominent le Tibre il arrêta son cheval et se retourna pour apercevoir encore les sept collines, il leur fit, comme tous ceux qui les ont aimées, la promesse d’un prochain retour. Bien des causes, hélas ! devaient l’empêcher de revenir : l’âge, les travaux entrepris, les infirmités grandissantes, le déroulement d’une vie inquiète et toujours sans lendemain.
Il se hâte cependant vers cet avenir incertain qui ne lui donnera point ce qu’il espère. Il traverse, en voyageur pressé, les villes qu’il a vues en étudiant ou en touriste. Nous le retrouvons à Bologne, où il ne peut donner à Bombasio qu’une seule nuit. Celui-ci s’attriste de son départ d’Italie : « J’ai embrassé notre cher Érasme, écrit-il, comme si je ne devais plus le revoir. » Cet ami tant regretté est déjà loin ; il a passé le Splügen et descendu la vallée du Rhin. Le voilà en Flandre, où il va serrer la main aux lettrés de Louvain et d’Anvers, et enfin à Londres, où il arrive au commencement de juillet 1509.
Il est intéressant de savoir quel livre a écrit Érasme à son retour d’Italie, et il serait plus curieux encore d’y chercher un reflet de son état d’esprit, un ensemble de ses impressions de voyageur. Le livre est célèbre, c’est l’Éloge de la folie, aimable et fin chef-d’œuvre de raillerie, satire sans fiel écrite pour un petit cercle d’amis et que la postérité lit encore. Chose singulière, le séjour qu’il vient d’y faire y tient très peu de place, et l’œuvre, à ce point de vue, nous ménage une déception. Érasme est un esprit généralisateur, qui observe les détails seulement pour les faire servir à la création de ses types ; de là vient, par exemple, que les personnages de ses Colloques, dont la conversation a cependant tant de naturel, ne laissent au lecteur que le souvenir d’intéressantes abstractions. De plus, il n’est pas arrivé à quarante ans sans avoir fait des études morales à peu près complètes et ample provision de satire. Il n’a pas eu besoin de voir des Italiens pour savoir qu’il y a au monde des sots, des voluptueux, des vaniteux et des hypocrites. Il semble même que les souvenirs, toujours si tyranniques, des premières années de la vie, l’aient obsédé seuls dans la composition de son livre. Les travers sociaux qu’il dépeint avec le plus de verve sont ceux qui ont pesé sur sa jeunesse. Il fait défiler, comme on le sait, devant leur bienveillante reine, tous les fous de l’humanité, gens de plaisir, de guerre et d’étude, capuchons de moines et bonnets de docteurs. Ce ne sont que des types sans doute ; mais, si des modèles ont posé devant le peintre, il semble qu’ils viennent du Nord, de cette société peu compliquée, grossière et lourde qu’Érasme a tant de fois étudiée dans ses voyages autour du poêle des auberges.
Il n’y a guère, dans tout l’Éloge, que trois ou quatre mentions de l’Italie, et, à part le passage sur la cour romaine, ce sont des allusions tout à fait insignifiantes. Si l’Italie est presque absente du livre, elle y paraît pourtant dans un détail qui a bien son prix, dans le style. Ce latin si alerte, si nerveux, si personnel, qui a toutes les allures de la langue vivante, et qui malheureusement n’a pas vécu, cette langue sobre qui sait tout dire, sans doute c’est le latin d’Érasme, et il n’appartient qu’à lui seul ; mais ce n’est plus celui qu’il écrivait avant son séjour au-delà des Alpes ; le tour est plus délié, le vocabulaire plus riche, le style mûr pour les chefs-d’œuvre. L’habitude de causer sans cesse en latin avec les hommes les plus distingués de la nation la plus avancée du temps a fini par produire ce résultat. On sent, d’autre part, qu’Érasme a perfectionné sa langue de satirique : il a appris de maître Pasquino l’art de tout faire accepter, grâce à la forme littéraire. Ces transformations délicates de l’outil intellectuel échappent à celui qui les subit ; elles ne sont même pas toujours sensibles aux contemporains ; mais peut-être ne s’avancerait-on pas outre mesure en reconnaissant que l’Italie a affiné chez Érasme certaines qualités de l’esprit, et qu’elle a fait de ce grand penseur un grand écrivain.
Elle lui a donné mieux encore : la vision nette de son temps, la conscience du rôle qu’il a lui-même à jouer dans le monde. Érasme y a trouvé la renaissance épanouie. Il arrive de pays graves et glacés, où les lettres sont tenues en suspicion. La ville la plus ouverte aux nouveautés, une de celles qu’il aime le mieux, Paris, est encore sous le joug d’une institution universitaire, la vieille Sorbonne, qui n’a pas voulu se rajeunir, et qui se fait d’autant plus pesante qu’elle se sent plus ébranlée. Les hellénistes se comptent, et l’on passe facilement pour hérétique si l’on sait quelques mots de grec. L’art du livre est encore dans l’enfance ; on imprime beaucoup de Miracles de Notre-Dame et fort peu d’auteurs classiques. En Italie, rien de pareil. Les universités si actives, si laborieuses, dont Érasme connaît les meilleurs maîtres, sont conquises depuis longtemps à l’antiquité. Elle tient une place dans l’enseignement tout entier, et supplante peu à peu la routine scolastique, sans grandes luttes, par la seule force du vrai et la seule séduction du beau. Les grands théologiens sont tous d’admirables humanistes. Tout le monde sait le grec ; c’est même le moment précis où cet Alde Manuce, que nous avons vu à l’œuvre, provoque et dirige à la fois un mouvement vers l’hellénisme, unique dans les lettres italiennes. L’humanisme entre dans sa période de maturité, sans perdre encore de son enthousiasme ; il devient moins superficiel et plus réfléchi, moins oratoire et plus savant ; on cherche, dans l’antiquité, l’antiquité elle-même et point seulement des anecdotes héroïques et des modèles de discours. Cette transformation est faite pour plaire à l’esprit d’Érasme ; il y participe par ses propres travaux, et rend partout hommage à la généreuse nation qui se fait l’institutrice de l’Europe.
Il y a sans doute des ridicules et des travers ; mais on exagère trop aisément la place qu’ils tiennent en Italie. Érasme les connaît mieux que personne, ces Cicéroniens dont il se moquera plus tard avec tant de verve ; ils font une sotte besogne en cherchant, par exemple, à exprimer les mystères de la Rédemption ou de l’Eucharistie avec des phrases du De finibus ; ils s’érigent à tort en censeurs de la langue latine ; comme ils ne veulent reconnaître de talent qu’à leurs compatriotes, l’insolence de leur plume leur fait des ennemis dans tous les pays transalpins, déjà pénétrés par la renaissance, et où ils persistent à ne voir que des barbares. Mais, dans la pratique de la vie, ces théoriciens intransigeans sont les hommes les plus aimables, les plus fins causeurs, les lettrés les plus instruits. Y a-t-il un caractère plus charmant que celui de Bembo, un esprit plus ouvert sur toutes choses, un cœur plus accessible à l’admiration ? C’est ce public si calomnié qui a fait le succès des Adages, œuvre d’un barbare cependant ; Érasme ne l’oubliera pas ; et même lorsqu’il raillera les petits préjugés des Cicéroniens, peut-être inséparables de toute coterie littéraire, il ne pourra s’empêcher de reconnaître en eux les héritiers directs des grands humanistes du XVe siècle, de ceux qu’il vénère lui-même comme ses véritables ancêtres.
Au reste, que prouvent ces excès de l’esprit, sinon que le milieu où ils se produisent est extrêmement cultivé ? Érasme a pu constater que la vie intellectuelle en Italie n’est pas réservée à une classe d’hommes, aux professeurs et aux érudits. La culture classique fait partie de toute éducation distinguée : les princes, les femmes elles-mêmes la recherchent et la possèdent. « Il y a en Italie, dit notre voyageur, beaucoup de dames de haute noblesse assez instruites pour tenir tête à n’importe quel savant. » Évidemment, il a entendu parler de la cour d’Urbin, où vit Bembo, et de la cour de Ferrare, dont il a connu les familiers. Plus d’une fois encore, dans la boutique d’Alde Manuce, on lui a raconté les études d’une illustre cliente, la marquise de Mantoue, cette Isabelle d’Este qui sait le grec et veut élever, dans sa capitale, une statue à Virgile. Ce sont là des mœurs toutes nouvelles pour lui ; il s’y sent à l’aise, et affirme plus tard, avec conviction, « qu’aucun peuple ne lui inspire autant de sympathie que le peuple italien. »
Tout plaisait à Érasme dans le caractère des Italiens, jusqu’à cette finesse naturelle que des races moins bien douées leur reprochent quelquefois et qu’il possédait lui-même. Il loue sans cesse « la générosité avec laquelle ils reconnaissent et reçoivent les talens étrangers, alors que ses compatriotes se jalousent les uns les autres. » Dans la réception si flatteuse que lui ont faite les cardinaux, ce qui l’a le plus touché, c’est que cet honneur s’adressait moins à sa personne qu’aux lettres dont il était un représentant. Ce souvenir lui a laissé une haute idée de l’esprit public en Italie et particulièrement à Rome. Aussi ses jugemens sont-ils tout opposés à ceux de Luther : autant Luther hait les Italiens, autant il les aime. De lui aussi on a voulu faire un ennemi de l’Italie : une coterie d’écrivains romains, « le clan païen, » comme il l’appelait, l’attaqua comme italophobe, à propos d’un mot innocent échappé à sa plume. Peut-être les théologiens n’étaient-ils pas étrangers à cette polémique qui semble toute littéraire ; l’amour-propre patriotique est fort chatouilleux, et on avait trouvé un sûr moyen de nuire à Érasme dans l’esprit de beaucoup de gens, qu’on laissait froids quand on se bornait à l’accuser d’hérésie. L’attaque cependant ne se justifie guère. Érasme a bien quelque raillerie pour les Romains, qui se croient un grand peuple parce qu’ils portent un grand nom ; mais sa moquerie est douce, légère, sans amertume ; c’est une habitude de satire, et il rudoie infiniment moins les Italiens que les Hollandais ou les Allemands. La vérité est que peu d’hommes ont aimé l’Italie comme lui. Il avait commencé dès sa jeunesse, il s’était enthousiasmé pour ce génie, « qui était, dit-il, en pleine floraison, alors que partout ailleurs régnaient une horrible barbarie et la haine des lettres. » Le prestige que l’heureuse nation exerçait sur lui par son rôle dans la renaissance, le voyage l’a grandi et l’amitié l’a définitivement fixé.
Lorsque Érasme repart pour les pays du Nord, l’Éloge de la folie sur ses tablettes et sa valise pleine de livres grecs, il a beaucoup vu et appris beaucoup. Il sait désormais ce que peut produire la culture classique chez un peuple bien doué, et ce qu’est une société civilisée par « les bonnes lettres. » Cette société est singulièrement voisine de celle qu’il rêvait lui-même et qu’il vantait dans ses livres. On peut donc supposer qu’il se fera l’apôtre de l’humanisme avec plus de foi que par le passé, et qu’il offrira souvent l’exemple des Italiens aux peuples ignorans encore qu’il va retrouver. Aux uns, ce sera comme un reproche ; aux autres, comme un encouragement. Quant à lui, il ne saurait plus hésiter dans sa route : il voit, plus nettement que jamais, le but qu’il doit poursuivre et les moyens de l’atteindre.
A côté de l’humanisme, Érasme a trouvé, en Italie, le catholicisme et la papauté. Sa conscience a rencontré la conscience italienne à la veille de la grande crise religieuse du XVIe siècle. Il n’est peut-être pas inutile de chercher quels furent, dans la vie du philosophe, les résultats de cette rencontre.
Érasme est un croyant. Ceux qui l’ignorent le jugent, comme dit M. Nisard, « par l’opinion confuse qui est restée de lui dans la mémoire des hommes. » Son œuvre presque entière appartient à l’apologétique et à l’édification, et ses travaux les plus légers en apparence prêchent le Christ à leur manière. Jusque dans le développement de l’humanisme, le moraliste voit un moyen d’adoucir les mœurs et d’amener les intelligences à une notion plus nette de l’évangile. Il est personnellement d’une grande piété ; il fait des vœux à saint Paul et compose des odes à sainte Geneviève. Le doute sur la foi chrétienne ne paraît même pas l’avoir atteint. On en cherche en vain la trace dans ses livres et dans cette correspondance où se reflète, au jour le jour, le tableau de ses inquiétudes et de ses troubles intérieurs. On aimerait à voir cette âme généreuse, cet esprit subtil et logique, aux prises avec des problèmes qui se posèrent de son temps et qu’il a contribué pour sa part à soulever. Mais il faut en prendre son parti et renoncer à un intéressant spectacle : cet indépendant, ce satirique, ce dialecticien de l’ironie, qui fait si souvent penser à Voltaire, a, sur certains sujets, la sérénité d’un Fénelon. C’est ailleurs qu’il faut contempler les hésitations de la conscience et les luttes instructives : c’est dans le rôle d’Érasme en face de la réforme. Cette histoire a été faite trop de fois pour qu’il y ait rien à y ajouter d’essentiel ; mais il faut se demander en quoi le voyage d’Italie peut servir à l’éclairer.
Les détails disséminés dans les œuvres d’Érasme suffisent à nous faire saisir les principales causes de la réforme. Elles sont, pour le dire en passant, tout à fait étrangères à celles de la renaissance. L’église avait déserté peu à peu la mission évangélique pour les jouissances de la terre. Les prélats étaient devenus princes, et plus princes que prélats. Les ordres mendians, multipliés par l’oisiveté et par l’ignorance, étaient les maîtres du monde catholique, et ce n’étaient point les vertus de leurs fondateurs qui régnaient avec eux. La puissance universelle et incontestée avait produit la ; corruption dans les mœurs, la routine dans les esprits : pouvant supprimer ses adversaires, l’église ne cherchait point à les convaincre, encore moins à les édifier. Des scandales répandus partout, en Italie plus qu’ailleurs, on rendit responsable la papauté, qui ne faisait rien pour combattre le mal et qui trop souvent en donnait l’exemple. Pour supprimer les abus, on crut nécessaire d’abattre l’institution. Ainsi, du moins, pensa l’Allemagne, où l’antique mépris du Teuton pour l’Italien avait préparé les esprits à secouer la domination de Rome. La révolution protestante, si complexe dans son détail théologique, revêtit bientôt cette forme concrète dont toutes les causes ont besoin pour devenir populaires : elle se résuma dans la guerre à la papauté.
Pendant cette guerre, qui devait avoir sur l’avenir du christianisme des conséquences si graves, Érasme a joué, comme on le sait, deux rôles successifs : dans le premier, il semble marcher avec les novateurs ; dans le second, il est résolument contre eux. Le premier est à tort le plus connu ; en tout cas, nous allons voir qu’ils ne sont nullement contradictoires. Érasme avait fait de bonne heure la critique des institutions et des croyances de son temps. Il avait été des premiers à attaquer la « nouvelle théologie » scolastique, qui corrompait, à son avis, le dogme primitif ; à ridiculiser les pratiques superstitieuses qui détruisaient l’esprit chrétien ; à dénoncer les moines dégénérés et les évêques indignes. Mis en présence de la papauté, il n’en ménagea pas les vices. A son retour d’Italie, à l’époque où le saint-siège n’était pas menacé, il a écrit, non sans courage, le portrait célèbre que voici : « Aujourd’hui, les papes se reposent généralement de leur ministère apostolique sur saint Pierre et sur saint Paul, qui ont du temps de reste, et réservent pour eux la gloire et le plaisir. Bien que saint Pierre ait dit dans l’évangile : Nous avons tout quitté pour vous suivre, ils lui érigent en patrimoine des terres, des villes, des tributs, tout un royaume… Quel rapport la guerre a-t-elle avec le Christ ? Les papes, cependant, négligent tout pour en faire leur occupation unique. On voit parmi eux des vieillards décrépits montrer une ardeur juvénile, semer l’argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l’humanité tout entière. Ils croient avoir défendu en apôtres l’église, épouse du Christ, lorsqu’ils ont taillé en pièces ceux qu’ils nomment ses ennemis. Comme si les plus dangereux ennemis de l’église n’étaient pas les pontifes impies qui font oublier le Christ par leur silence, l’enchaînent par des lois vénales, le dénaturent par des interprétations forcées, et le crucifient par leur conduite scandaleuse ! »
Certains théologiens poussèrent des cris de colère à cette sanglante peinture. Un peu plus tard, ils y voulurent voir le germe du schisme nouveau, et accusèrent l’auteur de l’Éloge de la folie « d’avoir pondu les œufs que Luther couva. » Les réformés, de leur côté, crurent trouver un allié dans le pamphlétaire énergique qui semblait leur frayer la voie et marquer le but de leurs coups. Les uns et les autres se trompèrent. Si nous examinons de près ce passage, de beaucoup le plus vif de tout ce qu’Érasme a dit sur les papes, nous verrons qu’il n’a point la portée qu’on lui a donnée. Il est dans une œuvre légère et sans prétention théologique, écrite pour l’intimité et publiée pour la première fois à l’insu de l’auteur. Il n’implique d’ailleurs ni une satire absolue de la papauté, ni une négation quelconque de l’autorité du saint-siège. Bien des Romains venaient d’écrire des pages plus cruelles contre la personne d’Alexandre VI, et celle d’Érasme n’est aussi qu’une attaque tout individuelle : elle est en son entier dirigée contre Jules II, qu’il a jugé de si près en Italie. Lorsqu’il voit de ses yeux le désordre mis dans le monde par son guide naturel, lorsqu’il entend les sophismes des théologiens complaisans justifier les appétits de la conquête et les fureurs de la vengeance, il ne peut retenir sa plume ; il parle avec l’audace de saint Jérôme et de saint Cyprien, et, comme eux, pour le plus grand bien de l’église. Il est facile de s’apercevoir que la critique du mauvais pontife est d’autant plus ardente que la croyance à sa mission pontificale est plus entière. On peut même trouver un trait du caractère italien dans cette façon de concevoir le pouvoir spirituel. L’Italie de Dante et de Pétrarque, qui voyait dans la papauté sa force et sa gloire, a su parler des papes en toute franchise et flageller les vices des hommes, sans cesser de reconnaître en eux l’autorité suprême dont ils sont revêtus.
Il faut se rappeler que c’est en 1509 qu’Érasme a fait entendre au chef de l’église cette sévère leçon. A partir des premiers mouvemens luthériens, il semble regretter de l’avoir donnée. Au milieu du débordement de pamphlets contre Rome, qui inonde toute l’Allemagne et qui entraîne hors d’eux-mêmes les meilleurs esprits, Érasme veille sur sa plume. Il est d’autant plus respectueux qu’on s’attendrait à le trouver plus hardi. Aucune phrase de ses œuvres dont les novateurs puissent triompher, où ses ennemis catholiques les plus acharnes puissent loyalement relever une attaque. Dans ses lettres les plus intimes, même celles qu’il adresse à des luthériens, il blâme souvent les mauvais conseillers du pape, il raille les apologistes ridicules, il s’indigne contre la mauvaise foi des personnes ; mais il demande sans cesse le respect pour les institutions établies, et le maintien de l’édifice catholique dans son intégrité. « Bien des hommes puissans, écrit-il, m’ont prié de me joindre à Luther ; je leur ai dit que je serais avec Luther tant qu’il resterait dans l’unité catholique. Ils m’ont demandé de promulguer une règle de foi ; j’ai répondu que je ne connais pas de règle de foi hors de l’église catholique, » Et ailleurs : « Quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n’écouterai jamais que ma conscience, je n’irai à aucune secte nouvelle, je ne me séparerai jamais de Rome. »
Ce langage, tout différent de celui du satirique, n’est pas moins sincère. Ce n’est pas Érasme qui a changé, ce sont les temps. Érasme devine les périls que vont faire courir à la foi ces premières ruptures de l’unité, ce premier déchirement de la robe sans couture. Il a parlé jadis librement au pontife souverain, maître incontesté des consciences ; à présent que son autorité spirituelle est ébranlée, que son existence même est mise en question, il se croit de nouveaux devoirs ; il reste fidèle au pasteur des âmes et me déserte point le troupeau.
Les hommes qui attaquèrent si violemment la papauté au XVIe siècle avaient évidemment leurs raisons pour le faire ; mais on ne peut douter qu’un esprit aussi judicieux et aussi indépendant qu’Erasme n’eût les siennes pour la défendre. Comment lui aurait-on reproché son ignorance en cette matière ? Il étudiait depuis sa jeunesse d’histoire de l’église et les origines du christianisme. Ce qui valait mieux encore, il avait vu, à Rome même, l’organisation et le fonctionnement du pouvoir central, tel que la suite des siècles l’avait constitué. Il avait connu de près les hommes qui gouvernaient le catholicisme, et c’est ici que son jugement a quelque poids. L’institution pontificale ne lui a paru ni dangereuse ni superflue. S’il l’avait jugée telle, il avait, au moment de la réforme, une occasion incomparable pour en achever la ruine. Tout l’y poussait : ses amitiés prochaines, son intérêt immédiat, la guerre que lui faisaient tant de catholiques, et surtout (ce qui est plus décisif pour de tels hommes) l’indépendance naturelle de son esprit. Les menaces et aussi les séductions ne lui manquaient pas : « Je serais un dieu en Allemagne, écrivait-il, si je consentais à attaquer le pape. » Pour peu qu’il l’eût voulu, l’autorité dont il jouissait en Europe lui promettait une facile victoire. Les protestant voyaient très juste quand ils m’demandaient un seul mot de condamnation contre Rome pour avoir bataille gagnée. Ce mot, Érasme ne le dit jamais ; et quand il se décida à parler, quand il donna à l’un des deux partis en présence l’appui de sa plume et de son nom, ce ne fut pas seulement pour venger le libre arbitre attaqué par Luther, ce fut pour défendre la tradition catholique, l’unité, le pape. C’est à cette cause qu’il donna l’effort suprême de sa vie.
On a dit que, sans son voyage de Rome, Luther ne se fût pas révolté ; sans son voyage de Rome, Érasme ne fût peut-être pas resté soumis. Luther, revenant d’Italie, le cœur plein de mépris et de haine, disait : « Rome n’est plus qu’un tas de cendre et une charogne. » Presque en même temps, Érasme écrivait : « Je ne puis oublier Rome, et le regret me torture de l’avoir quittée. » Il y a, entre des jugemens si opposés, la distance de deux esprits, la différence aussi de deux voyages. Érasme ne sortait pas de son monastère quand il vint en Italie ; il avait couru le monde et connu les hommes. Il a très bien vu les mœurs du clergé romain d’alors et ce qu’elles avaient, dans l’ensemble, de contraire à l’esprit évangélique. Mais il a fait, dans ce triste spectacle, la part des erreurs inévitables que rachetaient tant de grandes choses, et ce milieu, qui n’était pas le sien, il a su le comprendre et l’aimer. Luther n’a vu ni les érudits, ni les artistes, ni l’intimité des prélats, dont le luxe le scandalisait. Le moine augustin a passé à Rome quelques jours à peine, pour les affaires de son ordre. Il a vécu dans son couvent de la Porte-du-Peuple ou dans les auberges du Tibre, avec des baladins et de mauvais prêtres. Il est resté hanté tout le temps par ses visions apocalyptiques. Il n’a rien aperçu de la ville des papes, que le faste païen et la corruption. Au sortir des ombres de son cloître saxon, jeté brusquement dans la pleine lumière de l’Italie de la renaissance, il a eu l’éblouissement douloureux des oiseaux de nuit, et cette grande âme troublée a crié au monde son indignation et sa souffrance.
Luther en Italie s’est trouvé face à face, dit-il, avec « la prostituée de Babylone, assise sur les sept montagnes et mère des abominations. » La nature de l’esprit d’Érasme ne lui permettait pas de pareilles rencontres. En revanche, il a vu, de ses yeux de moraliste et de chrétien, la papauté avec ses défauts et ses grandeurs, et les rapports qu’il eut avec elle dans la suite découlent, croyons-nous, de ce qu’il pensa dans ce voyage. Il avait connu, durant son séjour, les prélats les plus importans de l’époque. Tous lui avaient plu par quelque côté. Les plus nombreux étaient ces grands seigneurs à gros revenus, qui croyaient rehausser l’éclat de la curie par l’appareil des plus brillantes cours laïques. La plupart étaient intelligens et instruits, et s’entouraient d’artistes et de savans. Leur goût en matière d’art était un peu mythologique ; on n’en veut pour preuve que la salle de bain du cardinal Bibbiena. Leurs études aussi étaient assez profanes ; ils lisaient plus volontiers Cicéron et Martial que les épîtres de saint Paul et les hymnes de Prudence. Mais Érasme estimait avec raison que l’élévation de l’esprit est une des formes de la vertu, et qu’un ami sincère de l’antiquité ne persécutera point les consciences, ne pèsera jamais bien lourdement sur les esprits. D’autres prélats qu’Érasme vit à Rome étaient faits pour lui plaire plus entièrement. Cultivés comme leurs contemporains, mais préoccupés avant tout de leurs devoirs d’état, de leur mission sacerdotale, ils ne se confinaient point dans des préoccupations classiques, déplacées à cette heure. Ils étaient consciens de la crise que traversait le monde catholique. Ils cherchaient de bonne foi à se rendre compte des abus qui se commettaient au nom de l’église. Ils sentaient le besoin des réformes générales, et commençaient par se réformer eux-mêmes, en donnant l’exemple trop rare de la charité chrétienne et de la simplicité des mœurs. L’enivrement du pouvoir présent rendait méritoires de tels efforts : Érasme leur en a toujours su gré ; il n’a jamais désespéré d’une société qui n’était pas aussi corrompue qu’on nous la montre d’ordinaire, et qui comptait en elle tant d’élémens de vie et de renouvellement.
Les deux papes qui ont été le plus liés avec Érasme, Léon X et Adrien VI, représentent assez bien ces deux groupes si différens des prélats romains de la renaissance. Érasme aimait dans l’un l’humaniste plein de grâce qui l’avait accueilli en confrère et qui, au besoin, savait le défendre. Il excusait le lettré des inconséquences du politique. Dans les affaires religieuses, lorsque le pape excommunia Luther, consacrant ainsi l’existence du schisme, qu’Érasme espérait encore éviter, il ne rendit point Léon X responsable de ce qu’il jugeait une erreur ; il blâma seulement ses conseillers, et se plaignit avec tristesse que, sous le plus doux des pontifes, le parti de la violence l’eût emporté. Comme les papes qui se succèdent ne se ressemblent jamais, Adrien VI était de famille obscure, prêtre austère et sans élégance, à qui ses vertus seules avaient valu l’unanimité du conclave. Érasme l’avait connu à Louvain, et pensait que le clergé catholique, pour répondre victorieusement aux attaques des réformés, n’avait qu’à prendre modèle sur son chef. Il lui adressa, plein de confiance, un plan de pacification. Ce plan avait le tort de venir au plus fort de la guerre ; mais le pape n’en accusa même pas réception et parut prêter l’oreille à ceux qui incriminaient la bonne foi d’Érasme. Celui-ci, blessé au cœur, lui pardonna pourtant ses soupçons en faveur de sa vertu, comme il avait pardonné à Léon X ses légèretés en faveur de sa littérature.
C’est en grande partie sur les instances d’Adrien qu’Érasme se décida à écrire contre Luther. Il fallait qu’il eût grande envie de plaire au pape et de satisfaire ses amis d’Italie, pour sortir de sa retraite studieuse, interrompre ses travaux et livrer, à soixante ans, une nouvelle série de combats. Rome d’abord ne lui en sut aucun gré. Bien peu d’esprits furent assez clairvoyans ou assez sincères pour reconnaître qu’il avait, par son attitude, arrêté une partie de l’Allemagne sur le chemin de la réforme. Les partis ne récompensent que les dévoûmens aveugles. Érasme sentit longtemps que ses épigrammes passées lui avaient amassé plus de haine que ses laborieux services ne lui valaient de reconnaissance. Cependant cette ingratitude de l’ignorance eut un terme : Paul III lui fit offrir le chapeau de cardinal ; aucune justice n’était mieux due, et ce Farnèse, qui ne fut pas un pape médiocre, ne pouvait choisir avec plus d’intelligence un chrétien qui eût mieux mérité de l’église. Érasme refusa ; mais il put croire du moins, avant de mourir, en recevant cette réparation tardive et en voyant ses amis entourer la chaire de saint Pierre, que les âmes s’ouvraient à la modération et que la cause de la réforme catholique, à laquelle il avait donné sa vie, allait triompher.
Telle fut, dans ses grandes lignes, la conduite d’Érasme envers le pontificat romain, c’est-à-dire envers la forme sensible de l’orthodoxie. On voit que son voyage n’est pas inutile pour l’expliquer. S’il n’avait pas vu Rome, il aurait peut-être cru, lui aussi, à la nouvelle Babylone dénoncée au mépris du monde par les protestans. Il savait au contraire quelles ressources morales tenait en réserve la société romaine, et la conscience très claire qu’il avait des services rendus à la renaissance par l’Italie catholique aidait à le garder des entraînemens de son temps.
Parmi les causes multiples qui déterminèrent son attachement à la tradition, et sur lesquelles personne évidemment ne peut avoir la prétention de dire le dernier mot, il faut compter encore le caractère de ses liaisons avec des Italiens. Malgré bien des raisons intimes qui semblaient devoir la mener à la réforme, l’Italie est restée orthodoxe, et la réaction du concile de Trente a trouvé en elle son plus solide point d’appui. Tous les amis qu’Érasme y comptait ont, dès le début, pris parti contre Luther. N’est-il pas permis de croire qu’il a été influencé par l’exemple d’hommes qu’il estimait et admirait profondément, par la crainte d’attrister des cœurs fidèles et peut-être les mieux aimés ? Le souvenir évoqué d’un Bombasio, d’un Bembo, d’un Sadolet, n’a-t-il pas servi à empêcher notre humaniste, dans ses momens de plus mauvaise humeur contre Rome, de donner aux réformés des gages compromettans, de s’unir à eux par cette fraternité des premiers combats qui entraîne peu à peu, pour les batailles suivantes, l’assentiment de la conscience ? Érasme était extrêmement accessible aux considérations de sentiment, et c’est lui-même qui nous apprend que « ses liaisons les plus douces étaient avec des Italiens. » Au milieu des attaques très vives, théologiques ou littéraires, qui lui vinrent de leur pays, presque aucun de ces amis ne l’abandonna.
De nouveaux étaient venus remplacer ceux que la mort avait pris. Ce ne furent pas les moins dévoués. Érasme n’avait pas connu à Rome l’évêque de Carpentras, plus tard cardinal, Jacques Sadolet. Il se mit en relations par lettres avec ce prélat, l’un des plus nobles représentans de l’action évangélique, en ce temps où l’évangile s’obscurcissait. Leur correspondance révèle deux belles âmes attristées de l’état du monde, également ennemies des ‘ pharisiens » et des « faux prophètes, » imbues presque au même degré de l’esprit italien de la renaissance, déjà sur son déclin. « Agamemnon souhaitait dix Nestor pour l’armée des Grecs, écrivait Érasme ; combien je souhaite plus ardemment dix Sadolet pour l’église du Christ ! »
La pensée de telles amitiés et de tels hommes soutint le courage d’Erasme dans la vie très troublée qui fut la sienne, surtout quand Luther eut paru. L’hospitalière nation ne sortait pas de sa mémoire, « Celui qui a bien vu l’Italie, dit Goethe, ne peut jamais être tout à fait malheureux. » L’humaniste du XVIe siècle expérimentait déjà cette consolation du souvenir. Placé au milieu du champ de guerre des partis, il était en butte à toutes les infamies de l’attaque personnelle, à toutes les calomnies d’une polémique enflammée, avivée par les passions religieuses. Que de temps perdu pour les lettres, dans ces livres employés à justifier sa sincérité, à expliquer des phrases très claires de ses écrits qu’on s’obstinait à ne pas comprendre ! à répondre à des accusations d’ivrognerie, à réfuter des adversaires dont l’argument le plus sérieux et le plus sûr consistait à le traiter de bâtard ! Comme elles étaient loin, les années heureuses d’Italie, les doctes réunions chez Manuce, les visites au cardinal Riario et à Jean de Médicis ! Ces images du passé revenaient souvent à notre Érasme, dans sa vieillesse douloureuse, alors que les Hutten, les Scaliger, les Béda, les Stunica, catholiques et protestans, aventuriers et théologiens, ameutés contre lui à tous les coins de l’Europe, troublaient de leurs cris ses graves études et jetaient sur sa table de travail des monceaux de pamphlets.
Pour fuir ces luttes mesquines qui gaspillaient son génie, il a pensé souvent à retourner à Rome, « passer ce qui lui restait de vie parmi les savans et les bibliothèques. » Sa correspondance est pleine de projets de ce genre, tour à tour abandonnés et repris. Hélas ! quand il aurait eu besoin d’y être, il ne pouvait plus s’y rendre. Ce grand voyageur depuis longtemps ne voyageait plus. Au pape Adrien VI, qui s’étonnait de ses hésitations, le vieil Érasme répondait qu’il n’était plus assez sain ni solide pour traverser les Alpes : « La route est longue, disait-il ; je ne puis m’exposer à la neige des montagnes, aux poêles dont l’odeur seule me fait évanouir, aux auberges sordides et immondes, aux vins acres qui me rendent malade rien qu’à les goûter. Vous me dites : Viens à Rome. C’est comme si vous disiez à l’écrevisse de voler ; elle répondrait : Donnez-moi des ailes. Et moi je vous réponds : Rendez-moi la jeunesse, rendez-moi la santé ! » Lorsqu’en 1535 Paul III l’appela encore pour faire de lui un cardinal, c’était une dernière dérision de la fortune pour cet infirme, aux souffrances toujours plus cruelles, qui n’attendait plus que la mort. Érasme tenait fort peu aux honneurs romains ; mais il aimait Rome et les hommes qui, au cœur même du catholicisme, représentaient si dignement l’esprit nouveau. C’est auprès d’eux, s’il l’avait pu, qu’il serait venu mourir, lui qui écrivait : « Mon âme est à Rome, et nulle part au monde je n’aimerais mieux laisser mes os. »
Le voyage d’Érasme lui avait révélé la renaissance dans sa plénitude. Il ne l’a jamais oublié, et, le jour où la cause de l’Italie et celle du catholicisme parurent unies, il paya sa dette à l’une en restant fidèle à l’autre. Il avait gardé dans les yeux l’ineffaçable tableau de ce qu’il avait vu au-delà des Alpes. Cet amour si vif du beau, des lettres, de la philosophie, cette ouverture de l’intelligence sur toutes choses, ce développement libre et varié de la culture humaine dans une doctrine religieuse immuable et sûre, les lettres honorées avec éclat et servies avec passion, les arts se souvenant de l’antiquité pour interpréter le christianisme, cette synthèse de deux mondes et de deux génies que représente un Raphaël et qui n’a plus reparu dans l’humanité, ce fugitif idéal de l’Italie de Léon X, c’était aussi l’idéal d’Érasme. Il le vit bientôt compromis par la réforme. Après une courte illusion, il comprit que ses plus chères amours, les lettres, risquaient d’être englouties dans la tempête théologique. Les bruyans acteurs, comme il disait, de la terrible tragédie, les anabaptistes et les sacramentaires, avaient de tout autres soucis que la philosophie chrétienne. Luther écrivait en allemand, germanice ! et se moquait, dans son grossier langage, des humanistes et des humanités. Les érudits les plus sincères, et Mélanchton lui-même, étaient emportés par ce courant, si contraire au véritable courant de la renaissance ; ils renonçaient à cultiver les esprits pour faire la besogne, qu’ils croyaient plus utile, d’éclairer les âmes. L’Allemagne, pleine du bruit des prêches et des armes, n’avait plus de loisirs. Les sympathies d’Érasme ne pouvaient hésiter longtemps.
Toutefois, s’il embrassa la cause que lui désignèrent sa conscience et ses souvenirs, ce fut avec peu d’illusion. Il prévoyait, dans toutes ces luttes sans mesure et sans respect, dans les violences des deux partis, dans cette bataille si mal engagée, la perte prochaine des conquêtes de l’âge précédent, l’amoindrissement de ce noble esprit antique retrouvé par l’Italie. On peut regretter qu’Érasme et ses amis de Rome n’aient pas dirigé leur temps ; peut-être l’histoire n’aurait-elle pas à déplorer « la banqueroute de la renaissance. » Mais le monde n’écoute pas les hommes sages, mesurés, prudens, les croyans sans fanatisme et les hardis sans témérité. Le monde, dit Érasme, est gouverné par la Folie.
PIERRE DE NOLHAC.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 août et du 1er septembre 1835.