Epigrammes et Bucoliques

Epigrammes et Bucoliques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 208-212).
POÉSIE

ÉPIGRAMMES ET BUCOLIQUES.


LE CHEVRIER.


Ô berger, ne suis pas dans cet âpre ravin
Les bonds capricieux de ce bouc indocile ;
Aux gorges du Ménale où l’été nous exile,
La nuit monte trop vite, et ton espoir est vain.

Restons ici, veux-tu ? j’ai des figues, du vin.
Nous attendrons le jour en ce sauvage asile.
Mais par le bas. Les Dieux sont partout, ô Mnasyle !
Hécate nous regarde avec son œil divin.

Ce trou d’ombre, là-bas, est l’antre où se retire
Le Démon familier des hauts lieux, le Satyre,
Peut-être il sortira si nous ne l’effrayons.

Entends-tu le pipeau qui chante sur ses lèvres ?
C’est lui ! Sa double corne accroche les rayons,
Et, vois, au clair de lune il fait danser mes chèvres !

LES BERGERS.


Viens. Le sentier s’enfonce au vallon de Cyllène.
Voici l’antre et la source, et c’est là qu’il se plaît
À dormir sur un lit d’herbe et de serpolet
À l’ombre du grand pin où chante son haleine.

Attache à ce vieux tronc moussu la brebis pleine.
Sais-tu qu’avant un mois, avec son agnelet,
Elle lui donnera des fromages, du lait ?
Les Nymphes fileront un manteau de sa laine.

Sois-nous propice, Pan, ô chèvre-pied, gardien
Des troupeaux que nourrit le mont Arcadien,
Je t’invoque… Il entend ! j’ai vu tressaillir l’arbre !

Partons. Le soleil plonge au couchant radieux.
Le don du pauvre, ami, vaut un autel de marbre
Si d’un cœur simple et pur l’offrande est faite aux Dieux.


ÉPIGRAMME VOTIVE.


Au rude Arès ! A la belliqueuse Discorde !
Aide-moi, — je suis vieux, — à suspendre au pilier
Mes glaives ébréchés et mon lourd bouclier
Et ce casque rompu qu’un crin sanglant déborde.

Joins-y cet arc. Mais, dis, convient-il que je torde
Le chanvre autour du bois, — c’est un dur néflier
Que nul autre jamais n’a su faire plier, —
Ou que d’un bras tremblant je tende encor la corde ?

Prends aussi le carquois. Ton œil semble chercher
En leur gaine de cuir les armes de l’archer,
Les flèches que le vent des batailles disperse ;

Il est vide. Tu crois que j’ai perdu mes traits ?
Au champ de Marathon tu les retrouverais,
Car ils y sont restés dans la gorge du Perse.


ÉPIGRAMME FUNÉRAIRE.


Ici git, Étranger, la verte sauterelle
Que durant deux saisons nourrit la jeune Hellé,
Et dont l’aile vibrant sous le pied dentelé
Bruissait dans le pin, le cytise ou l’airelle.

Elle s’est tue, hélas ! la lyre naturelle,
La muse des guérets, des sillons et du blé ;
De peur que son léger sommeil ne soit troublé,
Ah ! passe vite, ami, ne pèse point sur elle.

C’est là. Blanche, au milieu d’une touffe de thym.
Sa pierre funéraire est fraîchement posée ;
Que d’hommes n’ont pas eu ce suprême destin !

Des larmes d’un enfant sa tombe est arrosée,
Et l’Aurore pieuse y fait chaque matin
Une libation de gouttes de rosée.

À SEXTIUS.


Le ciel est clair. La barque a glissé sur les sables.
Les vergers sont fleuris et le givre argentin
N’irise plus les prés au soleil du malin.
Les bœufs et le bouvier désertent les étables.

Tout renaît. Mais la Mort et ses funèbres fables
Nous pressent, et, pour toi, seul le jour est certain
Où les dés renversés en un libre festin
Ne t’assigneront plus la royauté des tables.

La vie, ô Sextius, est brève. Hâtons-nous
De vivre. Déjà l’âge a rompu nos genoux.
Il n’est pas de printemps au froid pays des Ombres.

Viens donc. Les bois sont verts, et voici la saison
D’immoler à Faunus, en ses retraites sombres,
Un bouc noir ou l’agnelle à la blanche toison.


POUR LE VAISSEAU DE VIRGILE.


Que vos astres plus clairs gardent mieux du danger,
Dioscures brillans, divins frères d’Hélène,
Le poète latin qui veut au ciel hellène
Voir les Cyclades d’or de l’azur émerger.

Que des souffles de l’air, de tous le plus léger,
Que le doux lapyx redoublant son haleine.
D’une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger.

À travers l’Archipel où le dauphin se joue,
Guidez heureusement le chanteur de Mantoue ;
Prêtez-lui, fils du Cygne, un fraternel rayon.

La moitié de mon âme est dans la nef fragile
Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion,
Vers la terre des Dieux porte le grand Virgile.







MEDAILLE ANTIQUE.







L’Etna mûrit toujours la pourpre et l’or du vin
Dont l’Érigone antique enivra Théocrite,
Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,
Le poète aujourd’hui les chercherait en vain.

Perdant la pureté de son profil divin,
Tour à tour Aréthuse esclave et favorite
A mêlé dans sa veine où le sang grec s’irrite
La fureur sarrazine à l’orgueil angevin.

Tout se transforme ou meurt. Le marbre même s’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ;

Et seul le dur métal que l’amour fit docile
Garde encor, dans l’éclat des médailles d’argent.
L’immortelle beauté des vierges de Sicile.


José-Maria de Heredia.