Michel Lévy frères (p. 77-82).

IX

LE SERMENT DE MAGNUS

Cependant, le jour succédait à la nuit ; on entendait partout dans la campagne ces bruits confus qui accompagnent le matin ; les paysans poussaient leurs bœufs dans les guérets, cherchant d’un air inquiet s’ils n’apercevaient pas quelque ennemi sortant du coin de l’horizon ; des chariots passaient sur la route ; les cloches d’un monastère voisin sonnaient ; le bourdonnement de la vie se réveillait. Déjà Magnus avait deux ou trois fois examiné si rien ne manquait au harnachement des chevaux. On ne distinguait plus la poussière soulevée par la marche des cavaliers saxons, et cependant rien encore ne troublait le profond silence de l’hôtellerie.

— Voilà la première fois que mon maître est en retard ! dit Magnus.

— Laissez-le dormir. Dieu a béni le sommeil, répondit Carquefou.

Mais, tourmenté par l’appétit matinal auquel il n’était pas dans ses habitudes de résister, Carquefou quitta sa couche de paille et s’en alla faire un tour dans la cuisine.

Il reparut un instant après, la mine attristée.

— Voilà qui est singulier, dit-il, ni vic (tuailles) d’aucune sorte, ni cuisinier. J’ai rôdé dans tous les coins : personne. Je crois que nous avons mis le pied dans une auberge enchantée.

— Personne ! s’écria Magnus.

— Se mettre en route sans déjeuner, c’est lugubre !

Mais déjà Magnus ne l’écoutait plus. Il montait quatre à quatre l’escalier de l’auberge, franchissait le long corridor et frappait à la porte de M. de la Guerche.

Rien ne lui répondit.

— C’est Magnus, ouvrez ! reprit-il d’une voix tonnante.

Il prêta l’oreille ; aucun son ne se fit entendre.

Carquefou, qui l’avait suivi, le vit pâlir. D’un coup de pied terrible, Magnus jeta la porte bas et se précipita dans la chambre, qu’un rayon de lumière qui filtrait par la fente d’un volet éclairait à demi ; elle était vide. Mais la boiserie était ouverte à côté du lit, et le regard épouvanté de Magnus plongea dans ce gouffre noir.

— Là ! par là ! cria-t-il d’une voix brisée.

Et, l’épée à la main il se jeta dans le passage obscur. Carquefou ne le suivit pas cette fois ; mais traversant la chambre et le corridor d’un seul élan, il brisa la porte de Renaud sur ses gonds, et courut jusqu’à l’alcôve.

Un panneau semblable était ouvert dans la muraille.

— Lui aussi ! les misérables ! cria-t-il.

Et, comme l’avait fait Magnus, il s’engagea dans la ruelle étroite qui rampait derrière l’alcôve.

Quelques marches se trouvèrent devant lui, il les descendit à tâtons, et arriva ainsi à l’extrémité d’un passage secret qui aboutissait à une porte cachée dans l’angle d’un bâtiment détruit. Elle ouvrait sur les derrières de l’auberge, dans un endroit ombragé de grands arbres et semé de broussailles. On voyait sur la terre humide l’empreinte d’un grand nombre de pas.

Carquefou y rencontra Magnus, qui l’avait précédé et qui rôdait comme un loup parmi les décombres. De sourdes imprécations sortaient de ses lèvres ; il était pâle à faire peur.

Un capuchon de bure se trouva sous ses pieds.

— Ah ! ce sont eux ! cria-t-il, et nous n’avons rien entendu… mais je ne suis donc plus Magnus !

Un instant la douleur fut plus forte que son indomptable énergie ; le vieux reître tomba sur une pierre, le visage entre ses mains.

— Mon pauvre maître ! qu’en ont-ils fait ? répétait-il en sanglotant.

Tout à coup, il se leva, et tendant la main à Carquefou, qui pleurait aussi :

— Frère, dit-il, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan aux mains de M. de Pappenheim. M. de la Guerche et M. de Chaufontaine volés par Jean de Werth, car c’est lui, vois-tu, il ne leur reste plus à elles et à eux que nous ; mais si tu es bien résolu à tout tenter, comme je le suis moi-même, qu’ils prennent garde ! ils ne savent pas ce que deux hommes peuvent faire !

— Compte sur moi, Magnus : commande et j’obéirai, répondit simplement Carquefou.

— Veux-tu jurer avec moi qu’au péril de la vie, et fallût-il pousser jusqu’au bout du monde, nous sauverons M. de la Guerche et M. de Chaufontaine et que si l’un de nous succombe, l’autre dévouera son sang à cette entreprise sacrée et y laissera ses os ?

— Je le jure !

— En chasse alors ! Il y a devant nous des bêtes fauves : nous les tuerons !

Carquefou se trouva en selle aussi vite que Magnus. Il n’avait plus faim, il n’avait plus soif, il n’avait plus peur. Le premier soin des cavaliers, après avoir battu les environs de l’auberge, fut de suivre la direction qu’avait prise le troupeau des moines ; ils arrivèrent ainsi à la forêt de sapins et découvrirent la litière renversée au fond du ravin. Magnus la montra du doigt à Carquefou.

— Ils étaient là-dedans, comprends-tu ? dit-il.

Il n’y avait aucune trace de sang autour de la litière ; l’idée d’un meurtre ne pouvait donc pas se présenter à leur esprit. D’ailleurs, si on avait voulu tuer M. de la Guerche et M. de Chaufontaine, on ne les aurait pas enlevés.

— Cherchons toujours ! reprit Carquefou.

Mais à l’extrémité de la clairière, au centre de laquelle les ravisseurs avaient fait halte, les traces nombreuses imprimées sur le sol par les pieds des chevaux bifurquaient tout à coup. Deux longues traces qui couraient en sens inverse s’étendaient devant eux. Magnus retint la bride de son cheval.

— Prends à gauche, je prends à droite, dit-il à Carquefou ; celui d’entre nous qui atteindra le premier la lisière de la forêt, la suivra à la rencontre de l’autre. Aie l’œil ouvert, l’oreille tendue. Si tu découvres la bande, casse une branche et incline-la dans la direction que tu auras prise ; je ne tarderai pas à te rejoindre. Ainsi ferai-je de mon côté.

Magnus et Carquefou s’enfoncèrent sous les voûtes sombres de la forêt. Deux heures après, ils se rencontraient sur la lisière des sapins, l’un venant de l’est, l’autre de l’ouest.

— Rien, dit Carquefou, si ce n’est des pas de chevaux dans le sable, il y en a par centaines sur la route.

— Tu as suivi une fausse piste, répondit Magnus : moi j’ai la bonne.

— Tu as vu le moine ?

— Le moine ? crois-tu donc qu’il ait gardé sa robe ?… Non ! non ! mais une pauvresse, qui ramassait du bois mort, m’a raconté qu’elle avait vu passer deux prisonniers, liés sur des chevaux au milieu d’une troupe d’hommes armés. Ils allaient grand train.

— Allassent-ils plus vite que le vent, nous les atteindrons ! s’écria Carquefou.

La route dans laquelle ils venaient de se jeter les conduisit dans un gros bourg, où l’on avait vu dans la journée vingt troupes de cavaliers ; quant aux prisonniers, on en comptait par douzaines, ceux-là jeunes, ceux-ci vieux. Quelques-unes de ces bandes s’étaient arrêtées, d’autres avaient poursuivi leur chemin. Magnus et Carquefou couraient d’auberge en auberge sans se lasser, épiant et questionnant.

Ils n’avaient découvert aucun indice encore, lorsqu’un valet d’écurie leur parla d’un cavalier que son cheval avait renversé au moment où il mettait le pied à l’étrier. Dans sa chute, l’homme s’était cassé la jambe ; on avait dû le porter dans une salle basse.

— Ce qu’il y a de plus singulier, ajouta le valet d’écurie, c’est que ce pauvre diable, qui jurait comme un païen, portait un énorme chapelet autour du cou : on aurait dit le chapelet d’un moine.

Ce fut pour Magnus un trait de lumière.

— Menez-moi vite auprès de cet homme, dit-il en échangeant un regard avec Carquefou, c’est lui que nous cherchons… Sera-t-il content de nous voir, bon Dieu !

Carquefou ne souffla mot et suivit Magnus, que le valet conduisait dans la chambre du blessé.

— Eh ! camarade ! dit le valet en poussant la porte, voilà des amis qui vous arrivent !

À la vue de Magnus et de Carquefou, qu’il reconnut au premier coup d’œil, à la clarté d’une chandelle, le blessé fit un geste de terreur, qui confirma l’honnête Magnus dans sa pensée première.

— Ne crie pas, ou tu es mort ! dit-il en tirant le long poignard qu’il portait à la ceinture.

Carquefou ferma la porte soigneusement.

— Causez, dit-il, je me charge des importuns.

Le blessé, couché sur un grabat, suivait tous les mouvements des deux amis d’un œil hagard.

— Tu étais avec ces coquins qui ont couché la nuit dernière à l’auberge de maître Innocent ? reprit Carquefou.

Le blessé répondit par un gémissement.

— C’est vous qui avez enlevé M. de la Guerche et M. de Chaufontaine ? ajouta Magnus.

— Notre chef nous a enrôlés pour une expédition… un honnête soldat n’a que sa parole.

— Un chef, comment l’appelles-tu ?

— Mathéus Orlscopp.

— Mathéus ! cria Carquefou, qui fit un bond, tu dis Mathéus Orlscopp ?… Dieu du ciel ! si cette main ne lui ouvre pas le cœur promptement, le comte et le marquis sont morts !