Michel Lévy frères (p. 61-69).

VII

UN CHŒUR DE MOINES

L’entretien terminé et le souper fini, une vague inquiétude traversa l’esprit de Jean de Werth ; il craignait que sa nouvelle recrue ne fût plus en état de se lever après l’effroyable quantité qu’elle avait absorbée. Quelle ne fut sa surprise de voir le capucin sauter sur ses pieds avec la dextérité d’un chat, quand la dernière tranche de jambon eut suivi le dernier verre dans les profondeurs de son estomac ! Mathéus Orlscopp ne paraissait pas plus gros que s’il eût vécu d’une croûte de pain dur et d’une goutte d’eau. Maigre il était, maigre il restait.

— De l’or, à présent ! dit-il d’une voix sonore.

Jean vida sa ceinture sur la table.

— Prenez ce qu’il vous faut, dit-il.

— Je prends tout, répondit Mathéus, qui fit disparaître les pièces d’or dans ses poches. Voilà qui fermera les yeux et ouvrira les oreilles de maître Innocent.

— Ah ! il s’appelle Innocent, l’hôtelier que tu connais ?

— Oui, et jamais petit nom ne fut mieux porté. Il ne fait jamais rien que pour rendre service au prochain.

Mathéus enjambait déjà la porte, lorsque Jean de Werth le saisit par le bras. — Qui me répond de ta fidélité ? dit-il.

— Ceci, répliqua le capucin en posant le doigt sur la cicatrice faite par le poignard de Renaud, et la confession que je vous ai contée. Une petite moitié suffirait pour faire pendre un honnête homme.

— File donc ! s’écria le Bavarois.

Une heure après, un cavalier bien monté, et suivi de deux valets qui se tenaient respectueusement à distance, sortait de Magdebourg. C’était Mathéus Orlscopp, qui voyageait en gentilhomme.

En passant devant la maison du comte de Pappenheim, il aperçut à l’étage supérieur une lumière qui brillait, et il entendit vibrer dans la nuit les accents purs et mélodieux d’une voix qui chantait un psaume de David.

Ce n’était pas la première fois que cette voix éclatante frappait son oreille ; elle lui rappelait l’auberge de la « Croix de Malte », dans le bourg de Bergheim. L’ombre élégante de deux cavaliers se dessinait sur la vitre étincelante.

— Chantez ! murmura Mathéus. Nous verrons bien si vous chanterez toujours !

Et il s’enfonça dans les ténèbres.

Armand-Louis et Renaud ne pouvaient s’arracher d’auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan : au regret amer de les quitter s’ajoutait la mortelle angoisse de les laisser aux mains de celui qui avait été le rival de l’un d’eux et qui était encore leur ennemi. Si loyal qu’on le supposât, elles n’en étaient pas moins captives, et quel espoir avait-on de les délivrer jamais ? Renaud tordait ses moustaches, et de sourdes exclamations de colère s’échappaient de ses lèvres ; Armand-Louis marchait à grands pas, ou, muet et pâle de désespoir, il regardait le ciel.

— Vaincus ! répétait incessamment Renaud.

— Et toutes deux prisonnières ! reprenait Armand-Louis. Il y avait des heures où les plus folles résolutions leur traversaient l’esprit. Ils ne reculaient alors devant l’exécution que dans la crainte de compromettre davantage leurs compagnes. Seules, Adrienne et Diane se montraient plus fidèles à l’espérance.

— Que redoutez-vous ? disait Mlle de Souvigny d’une voix ferme. Vous ne me faites pas l’injure de penser que mon cœur puisse changer ? Ma vie a-t-elle été jusqu’à ce jour exempte de périls ? Me croyez-vous trop faible pour ne pas supporter les rigueurs de cette nouvelle épreuve ? Mon âme saura les accepter toutes, croyez-le, et rester digne du nom que je porte. Quelques jours, quelques mois peut-être nous séparent. Qu’est-ce, en présence des longues années que nous avons à parcourir ensemble ? Levez haut le front, et attendez tout de l’avenir. Le Dieu qui m’a tirée des mains de Mme d’Igomer, après nous avoir ensemble ramenés d’Anvers, pensez-vous qu’il n’aura pas un regard de pitié pour nous ? J’ai meilleure confiance que vous en Sa bonté. Un jour viendra peut-être où le souvenir de Magdebourg sera pour vous et pour moi comme le souvenir de ces tempêtes dont les matelots parlent en souriant. Qu’il sera loin dans le passé ! Donnez-moi votre main, Armand, et mettez votre espoir dans Celui qui ne trompe pas !

Diane parlait le même langage à Renaud, mais avec une nuance d’ironie qui marquait les différences de son caractère et de celui d’Adrienne.

— N’êtes-vous donc plus l’homme que j’ai connu disait-elle, le chevalier amoureux de périls et prompt à courir sus aux aventures ? Par hasard, votre dévotion à sainte Estocade se serait-elle amoindrie ? Ne croyez-vous plus cette bienheureuse personne en état de faire des miracles ? Elle vous a cependant laissé votre dague et votre épée, et n’a pas, que je sache fait disparaître l’héroïque Carquefou ! Renoncez-vous à pourfendre les gens, ou bien avez-vous cette pensée que votre constance n’est pas d’un caractère à supporter quelques semaines d’absence ? Parlez, monsieur, parlez, et s’il faut que je désespère, laissez-moi le temps de m’habituer aux larmes ! À vrai dire, je lui faisais l’honneur de la croire d’un tempérament plus robuste. Voulez-vous me laisser, en partant, cette pensée que vous êtes semblable à la feuille du saule, que le moindre zéphyr fait trembler, ou bien craignez-vous de perdre votre mémoire, chemin faisant, comme un enfant perd sa toupie ? Me prenez-vous pour un feu follet que le matin fait disparaître, et ne vous sentez-vous plus maintenant la force de crier : Chaufontaine à la rescousse !

Renaud jurait que dix millions d’années passées loin de Mlle de Pardaillan n’ébranleraient en rien sa constance, et qu’il était toujours le serviteur le plus croyant de sainte Estocade. Armand-Louis, de son côté, remerciait Adrienne à genoux de lui avoir rendu le courage et l’espoir, et ce fut au milieu de ces alternatives d’abattement et de résignation que l’on attendit le moment des adieux.

L’armée du comte de Tilly, repue d’orgies et gorgée de butin, allait quitter ce monceau de ruines qui fut Magdebourg. Elle devait commencer dès le lendemain sa campagne contre l’armée de Gustave-Adolphe.

M. de Pappenheim leur en donna lui-même la nouvelle. L’heure était donc proche où il fallait se séparer. M. de la Guerche et M. de Chaufontaine le savaient : ils s’y étaient préparés, et aux premiers mots du grand maréchal, ils crurent que leur cœur allait cesser de battre.

— Vous dire adieu !… Vous quitter !… Cela se peut-il ! s’écria Armand-Louis.

— Ah ! Diane !… dit le pauvre Renaud, et il ne put continuer. Adrienne abrégea cette heure fatale en se précipitant dans son oratoire, où Diane la suivit.

Penchée à la fenêtre, derrière un épais rideau, elle regardait dans la rue ; elle avait été forte aussi longtemps qu’elle avait dû raffermir le cœur déchiré de M. de la Guerche : pas une larme alors, mais un accent viril, un sourire confiant, un visage tout illuminé par les flammes de l’amour et de la foi ; mais quand elle les vit disparaître derrière l’angle du mur, une pâleur mortelle se répandit sur tous ses traits, et des larmes l’inondèrent.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle les mains jointes et dans l’attitude de la prière, mon Dieu, ayez pitié de moi !

Derrière elle, et prosternée, sanglotait la rieuse Diane de Pardaillan.

Le comte de Pappenheim, à la tête d’une bande de cuirassiers, voulut faire escorte lui-même aux deux gentilshommes. Il avait la parole du comte de Tilly, mais il ajoutait plus de confiance aux épées et aux cuirasses de ses soldats. Un temps ils coururent sur la route, qui fuyait sur le nord, le grand maréchal en tête, et derrière eux l’escadron de ses cavaliers. Quand on fut à deux heures de Magdebourg, il s’arrêta.

— Adieu, maintenant, dit-il ; vous êtes libres, la campagne est ouverte !

Quelque temps Armand-Louis et Renaud marchèrent en silence ; leurs mains retenaient leurs chevaux comme s’ils eussent compté les pas qui les séparaient des deux captives. Au loin, de grands nuages de poussière voilaient la route que suivait l’armée impériale. Un dôme de fumée opaque planait au-dessus de Magdebourg. Partout des arbres abattus ou calcinés, des chaumières brûlées, des hameaux saccagés, des moissons foulées aux pieds ; mais ce deuil de la nature n’égalait pas encore le deuil de leur âme. Le premier, Renaud fit sentir l’éperon à son cheval.

— Au galop ! à présent, s’écria-t-il : plus vite nous irons, plus vite nous reviendrons !

Armand-Louis se pencha sur l’encolure de son cheval, et, suivis de Magnus et de Carquefou, les deux amis coururent vers le point de l’horizon derrière lequel ils devaient trouver Gustave-Adolphe et les Suédois.

— Ah ! disait M. de la Guerche entre ses dents, s’il leur faut un guide pour les mener jusqu’à Vienne, je suis là !

Un soir, et après une longue traite dont leurs montures seules sentaient la fatigue, ils arrivèrent en vue d’une auberge assise au bord de la route, sur la lisière d’un maigre champ de sarrasin. Quelques bottes de fourrage fraîchement coupé embaumaient l’air ; les chevaux hennirent en secouant la tête.

— Pauvres bêtes ! elles sentent le souper ! dit Carquefou, qui avait une grande compassion pour les peines de l’estomac.

Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes devant la porte de l’auberge. C’était un vaste bâtiment, dont les murailles noires conservaient encore quelques traces de l’incendie qui avait dévoré le château auquel autrefois elles se reliaient. On en voyait les ruines éparses çà et là, et au travers de ces décombres, des arbres fruitiers et des plantes potagères. Point d’enseigne au-dessus de la porte principale, mais des branches de pin desséchées. Une treille s’étendait sur l’un des côtés de ce bâtiment, et, sous cette treille, un moine lisait son bréviaire, en compagnie de deux frères lais, qui marmottaient des prières en égrenant leur chapelet.

L’hôte accourut et saisit l’étrier de M. de la Guerche.

C’était un homme petit, à figure de chat, avec des cheveux taillés en brosse et de larges mains crochues, pareilles aux serres d’un milan.

Il jeta un regard de fin connaisseur sur les chevaux.

— Voilà des animaux fourbus, dit-il ; si Vos Seigneuries ont besoin de coursiers frais, robustes et légers, elles trouveront à s’arranger ici.

— Ah ! nous sommes un peu maquignons ? répondit Renaud, qui venait de mettre pied à terre.

— On rencontre beaucoup de pauvres bêtes qui errent sans maître, cela fend le cœur, reprit l’hôtelier : je les recueille pour le service des honnêtes gens qui hantent ma maison.

Carquefou, qui avait déjà rendu visite à l’office et à la cuisine, parut sur le seuil de la porte :

— On n’a jamais vu auberge si peuplée de moines, dit-il : j’en ai compté trois autour d’une chaudière qui répand une aimable odeur de choux et de lard ; deux dans le jardin, et deux autres encore qui méditaient devant le cellier, sans compter les quatre qui sont en prières en ce moment sous la treille.

— Ce sont des pères capucins qui se rendent en pèlerinage à Cologne et qui arrivent du fond de la Poméranie, dit l’aubergiste. Leur passage répandra certainement les bénédictions du Seigneur sur ma pauvre maison.

— Holà ! maître Innocent ! cria celui des moines qui paraissait le Supérieur, faites préparer mon souper : quelques lentilles cuites à l’eau et une poignée de noisettes.

— Hum ! fit Carquefou, que voilà un régime propre à faire prendre la vie en dégoût !

— Je ne veux ni vin ni bière, ajouta le moine : l’eau de la fontaine qui coule au fond du jardin suffira pour étancher ma soif. Le moine, ayant son froc rabattu sur les yeux, passa les mains croisées sur sa poitrine, et s’enfonça dans le jardin, suivi des deux frères lais.

Maître Innocent se précipita vers la cuisine, et en sortit un moment après avec un plat de lentilles qui fumaient tristement, et une assiette au milieu de laquelle couraient quelques noisettes. Il resta près d’un bon quart d’heure à servir ce maigre repas, et comme Carquefou, que la faim rendait grondeur, lui en faisait l’observation :

— Ah ! monsieur, répondit maître Innocent, le saint homme me nourrissait du pain de la parole divine !

Bientôt après, l’aubergiste fit voir à Carquefou que sa maison n’avait pas que des lentilles et des noisettes. À la vue du festin, qui répandait partout les arômes les plus délicats, l’honnête serviteur soupira.

— Ah ! comme nous mangerions de bon appétit, si nous n’étions pas si tristes ! dit-il.

Armand-Louis et Renaud avalèrent à la hâte quelques morceaux et n’échangèrent pas dix paroles, encore se rapportaient-elles toutes à la délivrance de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan. C’était leur unique souci, leur unique pensée.

— Que les chevaux soient prêts demain à la première pointe du jour, dit M. de la Guerche.

L’hôte prit un flambeau et conduisit les jeunes gentilshommes à leurs chambres. L’une donnait sur le jardin, l’autre sur la route, aux deux extrémités d’un long corridor.

— J’aurais voulu vous réunir dans la même alcôve, dit-il, mais les saints pères capucins occupent toutes les chambres à deux lits, ainsi que toutes celles qui vous séparent ; mais j’ai pris soin que rien ne manquât à Vos Seigneuries ; voyez, les draps sont blancs. — C’est bien ; une nuit est bientôt passée, dit Renaud, qui souhaita le bonsoir à son ami.

L’hôte frissonna en le voyant placer son épée nue près du lit, à portée de sa main, et se retira lentement.