Michel Lévy frères (p. 33-41).

IV

LA TORCHE ET L’ÉPÉE

Au cri poussé par Magnus, M. de Falkenberg, qui veillait entouré de quelques officiers, sauta dehors. De nouvelles décharges de mousqueterie retentissaient coup sur coup dans la ville neuve. Le bruit du tocsin s’y mêlait déjà.

— Aux armes ! répéta le Suédois.

Et, rassemblant à la hâte une poignée de soldats et de volontaires qu’il avait sous la main, Thierry de Falkenberg se précipita à la rencontre de l’ennemi.

Comme il touchait à l’extrémité de la place, il rencontra M. de la Guerche et Renaud qui battaient en retraite, excitant à la résistance une troupe de bourgeois surpris et repoussés par l’ennemi.

La vue des uniformes suédois donna du cœur aux vaincus. Ils s’arrêtèrent.

— En avant ! cria M. de Falkenberg, qui se jeta le premier sur les Impériaux.

— En avant ! répétèrent Armand-Louis et Renaud.

Le bourgmestre éperdu avait suivi M. de Falkenberg. Il aperçut Magnus qui brandissait Baliverne.

— Ah ! que ne vous ai-je cru ! dit-il.

— Le temps de pleurer n’est plus ; ferme à présent, et jouons de l’épée, dit le reître. — Et plus tard nous jouerons de l’éperon, si faire se peut, reprit Carquefou.

Ils avaient devant eux les compagnies wallonnes, que le comte de Pappenheim avait menées à l’assaut, et qui du premier élan venaient de planter le drapeau aux couleurs impériales sur les remparts de la ville neuve, tandis que Jean de Werth, à la tête des régiments bavarois, fondait sur le côté opposé de Magdebourg.

L’attaque avait été conduite avec autant de promptitude que d’habileté ; après une retraite simulée, c’était un retour rapide et foudroyant. La tactique prévue par Magnus était du vieux comte de Tilly : l’exécution avait été confiée à ses plus hardis lieutenants, mais à la tête des meilleures troupes.

Presque sans coup férir, ils venaient de pénétrer au pas de course jusqu’au cœur même de Magdebourg, mais ils avaient rencontré M. de Falkenberg et les Suédois.

Électrisés par leur exemple et celui de M. de la Guerche et de Renaud, qui retournaient à la charge, les quelques soldats et les volontaires qu’ils avaient réunis rompirent les premiers rangs des compagnies wallonnes et les culbutèrent jusqu’aux remparts.

Mais de nouveaux cris s’élevèrent de l’autre côté de la ville ; le bruit sinistre de la fusillade s’y mêla plus rapide et plus retentissant de minute en minute, et un gros de fugitifs se jeta parmi les Suédois, remplissant l’air de clameurs d’épouvante.

Un homme qui avait la poitrine traversée d’un coup de feu tomba aux pieds de M. de Falkenberg.

— Jean de Werth ! cria-t-il, et il expira.

Armand-Louis et Renaud se regardèrent.

M. de Pappenheim en face ; derrière eux Jean de Werth. Leurs deux implacables ennemis réunis pour les vaincre. Ils pensèrent à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan.

— Ce n’est plus l’heure de nous séparer, dit M. de la Guerche à Renaud.

Puis, s’adressant à M. de Falkenberg :

— À vous, monsieur, les Wallons du comte de Pappenheim, reprit-il ; à nous Jean de Werth et ses Bavarois.

Et, comme deux lions qui chargent des ennemis trop nombreux, ils s’élancèrent à la rencontre de ces nouveaux assaillants.

En ce moment l’aspect de Magdebourg était effrayant à voir.

Les femmes et les enfants arrachés de leur sommeil couraient çà et là dans les rues et les places publiques, au milieu desquelles les bourgeois, privés de leurs chefs, cherchaient à se réunir ; la plupart se réfugiaient dans les églises, dont les voûtes retentissaient de cris ; les cloches sonnaient à toute volée, appelant les citoyens à la défense commune ; la mousqueterie éclatait de tous côtés à la fois ; des volées de balles, labourant les carrefours, jetaient par terre des centaines de malheureux qui augmentaient le désordre par leurs gémissements. Déjà les lueurs sinistres de l’incendie éclairaient plusieurs quartiers de Magdebourg ; de longues colonnes de fumée montaient vers le ciel, et les flammes gagnaient de proche en proche. Des hordes nouvelles et toujours plus nombreuses faisaient irruption dans la ville ; repoussées, elles revenaient à la charge avec une impétuosité plus furieuse, et leur masse rendait vaine la résistance du désespoir. Ce que la hache ne renversait pas, la torche le détruisait. Les canons des remparts, tournés contre la ville, la foudroyaient. Des pans de maisons s’écroulaient dans des tourbillons d’étincelles. Tout ce qui passait à la portée des sabres et des mousquets tombait mort. L’horreur et l’épouvante furent au comble lorsque les portes, forcées par les boulets, livrèrent passage à la cavalerie croate. Ce fut comme un torrent qui brise tout. Au bout d’une heure les chevaux piaffaient dans le sang.

Cependant M. de la Guerche et Renaud tenaient tête à Jean de Werth ; Magnus et Carquefou étaient au premier rang. Les Bavarois trouvaient devant eux un mur d’airain. De temps à autre Magnus regardait derrière lui. Cela étonnait Carquefou. Une bande de soldats harcelés, mais se battant toujours, parut à l’angle de la rue. Magnus reconnut l’uniforme suédois. M. de Falkenberg n’était plus là. Magnus renversa un Bavarois qui s’obstinait à le charger, et s’élança vers les Suédois.

— M. de Falkenberg ? demanda-t-il à un jeune officier tout sanglant.

— Une balle autrichienne l’a tué, répondit l’officier.

Des cris sauvages retentirent, les Wallons se jetaient en avant. Magnus rejoignit M. de la Guerche.

— La ville est perdue, dit-il.

— Eh ! répondit M. de la Guerche, un effort à présent, et sauvons celles qui nous sont confiées.

Tous quatre, M. de la Guerche, Renaud, Magnus et Carquefou se ruèrent en avant, et, fondant sur les Bavarois, en rompirent les rangs comme un bélier rompt un mur. L’espace était vide devant eux.

— L’honneur est sauf ! Au galop ! dit Armand-Louis.

Et tous les quatre disparurent par une ruelle. Peu de minutes après, groupés autour de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, ils cherchaient une issue dans la ville enflammée.

En ce moment ceux qui restaient debout des malheureux défenseurs de Magdebourg ne résistaient plus que pour vendre chèrement leur vie. Chaque soldat tombait à son tour. Les Croates, répandus partout, se jetaient à cheval dans les églises et massacraient impitoyablement des troupeaux de femmes agenouillées. Leurs sabres ne se lassaient pas de frapper. Le pillage venait en aide au carnage. Une foule épouvantée, chassée hors des maisons, courait au hasard dans la ville, poursuivie par des bandes que l’ivresse du triomphe et du sang rendait implacables. On tuait pour tuer ; on brûlait pour détruire. L’incendie promenait ses ravages de rue en rue.

Au milieu de cette fournaise qui avait été Magdebourg, Armand-Louis et ses compagnons essayaient de s’ouvrir un passage jusqu’aux portes. Mais que d’obstacles devant eux ! Là, une rue était obstruée par la chute d’un clocher d’où sortait un tourbillon de fumée noire ; plus loin, une compagnie de Wallons achevait d’incendier un quartier, et repoussait les fugitifs dans les flammes à coups de piques. Cependant les quatre soldats avançaient toujours, protégés en quelque sorte par le tumulte et la terreur de cette œuvre de destruction. Si quelques cavaliers croates ou hongrois les regardaient de trop près, l’épée de Renaud ou de Magnus les avait bientôt jetés par terre. Adrienne et Diane toutes frissonnantes fermaient les yeux, tandis que leurs chevaux bondissaient par-dessus les cadavres. Quand ils apercevaient au loin une troupe nombreuse d’Impériaux, les fugitifs se cachaient derrière un mur fumant ou sous la voûte effondrée et chaude encore d’une chapelle ; la troupe éloignée, ils reprenaient leur marche.

Une compagnie de cavaliers passa tout à coup devant eux, tandis qu’ils tournaient l’angle d’un bâtiment qu’un reste d’incendie dévorait. Tous suivaient au galop un homme vêtu d’un pourpoint de satin vert qui paraissait être leur chef ; une plume écarlate flottait sur son feutre gris et de sa pointe balayait l’épaule du cavalier ; profil maigre, barbe rouge, regard de loup.

— Le comte de Tilly ! murmura Magnus.

Carquefou se signa, puis, soulevant un mousquet accroché à l’arçon de sa selle, et qu’il réservait pour une circonstance suprême :

— S’il se retourne, il a vu son dernier jour, dit-il.

L’escadron passa. Un homme galopait à côté du comte de Tilly ; un grand manteau de drap vert enveloppait sa taille.

— Si ce n’est pas le duc de Saxe-Lauenbourg, c’est son fantôme, dit Armand-Louis.

Carquefou reposa le mousquet sur le pommeau de la selle.

— Voilà, dit-il, une balle qui perd l’occasion de se loger dans le corps d’un illustre coquin !

Ils n’étaient plus loin des remparts, lorsqu’une troupe de bourgeois tout sanglants passa près d’eux poursuivie par un régiment d’Impériaux.

— Ah ! mieux vaut mourir ici que de fuir encore ! dit l’un des bourgeois.

Et tous se rangèrent dans le fond d’un jardin.

Armand-Louis jeta les yeux autour de lui : on ne voyait partout que piques et mousquets, visages menaçants et sabres ensanglantés. Le torrent des bourgeois les avait entraînés dans le jardin, qu’une vieille muraille protégeait de trois côtés.

Tandis que M. de la Guerche cherchait une brèche, une troupe de soldats se jeta dans le jardin sur les pas des bourgeois.

— Mort aux hérétiques ! mort aux rebelles ! cria un officier wallon.

Une volée de balles partit et décima les rangs mutilés des bourgeois. Le cheval d’Adrienne se cabra et tomba sur les jarrets.

Armand-Louis l’enleva de selle et l’assit en croupe derrière lui.

— Fuyez ! dit-il à Renaud, je vous suivrai si je peux.

— Voilà un conseil dont tu aurais à me rendre raison sur-le-champ, si mille scélérats ne nous enveloppaient de toutes parts, répondit M. de Chaufontaine.

Déjà Mlle de Pardaillan s’était rapprochée de Mlle de Souvigny et lui avait saisi la main.

— Ton sort sera le mien ! lui dit-elle.

On pouvait encore franchir le mur du jardin et gagner une porte ouverte sur le rempart, mais le cheval de M. de la Guerche, fatigué par le double poids qu’il portait et blessé en deux endroits, était incapable d’un tel effort.

Tout à coup Magnus mit pied à terre, et montrant l’une des extrémités de la rue du bout de son épée :

— Jean de Werth ! dit-il.

— Et le capitaine Jacobus ! reprit Carquefou, qui venait de l’imiter.

Et tous deux présentaient la bride de leurs chevaux à M. de la Guerche.

— Non ! non ! pas à ce prix-là ! s’écria-t-il.

Mais déjà Jean de Werth les avait reconnus, et les montrant du doigt au capitaine Jacobus :

— Cette fois, ils sont à moi ! s’écria-t-il.

Et, rassemblant autour de lui ses Bavarois, il se jeta dans le jardin ; au même instant une nouvelle troupe de cavaliers se montra à l’extrémité opposée de la rue ; leurs cuirasses, tachées de sang, brillaient au soleil ; ils marchaient en bon ordre, l’épée haute, suivant d’un pas égal le chef qui s’avançait à leur tête.

— Ah ! le comte de Pappenheim ! s’écria Armand-Louis, qui l’aperçut. — Un tigre et un lion ! reprit Carquefou en regardant tour à tour le capitaine bavarois et le grand maréchal de l’empire.

— Suivez-moi tous ! reprit M. de la Guerche d’une voix haute.

Et sortant du jardin, malgré les Croates, malgré les Wallons, frappant et renversant tout ce qui s’opposait à son passage, il s’ouvrit un chemin sanglant jusqu’aux cuirassiers de Pappenheim, étonnés que quatre épées pussent faire tant de besogne.

— Monsieur le comte, dit alors Armand-Louis à son terrible rival, voici deux femmes que je confie à votre loyauté. Si vous êtes vraiment celui qu’on a surnommé le Soldat, sauvez-les. Quant à nous, M. de Chaufontaine et moi, nous sommes vos prisonniers : voici mon épée.

— Et voici la mienne, dit Renaud.

Jean de Werth venait de passer sur le ventre des bourgeois retranchés dans l’angle du jardin. Prenant alors sa course, il arriva jusqu’auprès du groupe formé par Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan.

— Enfin ! dit-il.

Et déjà sa main levée effleurait le bras de Mlle de Souvigny, comme la serre d’un vautour l’aile tremblante d’une colombe.

Mais M. de Pappenheim, plus prompt que la foudre, poussa son cheval entre elle et le Bavarois.

— Monsieur le baron, dit-il d’une voix impérieuse, vous oubliez que Mlle de Souvigny est sous ma garde. Or, qui la touche me touche !

Les regards des deux capitaines se croisèrent comme deux lames d’épée.

Mais M. de Pappenheim était entouré de ses cuirassiers, qui lui étaient dévoués. Jean de Werth comprit qu’il ne serait pas le plus fort ; il abaissa la pointe de son sabre.

— Mlle de Souvigny prisonnière d’un général de l’empereur Ferdinand ! dit-il ; je ne vous la dispute pas. Sa rançon entrera dans le trésor de Sa Majesté Apostolique et Romaine, comme y entrera celle de Mlle de Pardaillan.

S’inclinant alors vers Diane :

— C’est une capture dont le chef de l’armée impériale, M. le comte de Tilly, qui connaît M. le marquis de Pardaillan, votre père, appréciera tout le prix, ajouta-t-il.

Et Jean de Werth se retira lentement.