Michel Lévy frères (p. 193-206).

XX

LES ARGONAUTES À CHEVAL

Après avoir rendu compte au roi de la mission qui lui avait été confiée, Armand-Louis demanda à Sa Majesté la permission de l’entretenir de choses qui n’avaient d’importance que pour lui-même.

— Parlez, mon cher comte, dit le roi.

— Pensez-vous, Sire, que j’ai suffisamment servi la cause à laquelle vous avez dévoué votre bras, pour solliciter une grâce de Votre Majesté ?

— Vous savez, colonel, que je n’ai pas attendu, pour proclamer, en face de l’armée, ce que la Suède vous devait.

— Eh bien, Sire, si je vous ai demandé un jour cinq cents hommes pour porter le dernier coup à l’ennemi ; me permettez-vous à présent de chercher dans l’armée cent volontaires qui consentent à me suivre partout où je les mènerai ?

— Eh ! eh ! si vous vous mettez à leur tête, ils iront si loin, qu’ils pourraient bien ne revenir jamais !

— Cela se peut bien… Il me faut des soldats qui ne reculent devant rien.

— Il s’agit donc d’une entreprise difficile ?

— Si difficile, qu’elle peut paraître insensée à tout homme qui n’y voit pas le bonheur de sa vie engagé. — Expliquez-vous.

— Un serviteur fidèle m’a tiré des mains des Impériaux. Ferai-je moins pour Mlle de Souvigny que ce que Magnus a fait pour moi ? Mlle de Pardaillan est auprès d’elle, soumise au même esclavage. Son père pleure, et mon cœur saigne. M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer.

— C’est donc à Prague, en Bohême, au plein cœur des provinces ennemies, je ne sais où, avec cent hommes, que vous voulez aller ?

— Oui, Sire. L’honneur m’en fait une loi.

— Ah ! j’aurais fait comme vous autrefois ! s’écria le roi, qui saisit la main de M. de la Guerche. Allez donc ! Je ne me croirais plus digne de la couronne que je porte si je ne vous disais pas : « Bravez tout pour délivrer celle qui vous aime ! » Mais, après le roi, l’ami ajoutera : « Ménagez-vous pour conserver un brave soldat à la Suède… Elle n’a pas trop de tous ses enfants ! »

Comme M. de la Guerche prenait congé du roi, la porte s’ouvrit, et le duc de Lauenbourg entra. Armand-Louis, qui s’éloignait, resta.

— Les hostilités viennent de recommencer, dit le duc François-Albert ; deux régiments hongrois, arrivés depuis hier au camp impérial, ont attaqué cette nuit un escadron des mousquetaires finlandais… Deux régiments italiens les suivaient.

— Voilà des informations bien exactes, dit brusquement Armand-Louis. Comment les avez-vous obtenues ?

Le duc qui ne l’avait point aperçu d’abord, tourna la tête et rougit.

Tout en parlant, M. de la Guerche jouait avec une chaîne d’or passée à sa ceinture. Le scintillement du métal attira l’attention de M. de Lauenbourg, qui cherchait une réponse. — Mais vous, monsieur, qui questionnez si bien, répondit-il alors avec un mélange de colère et de hauteur, pourriez-vous m’apprendre d’où vous tenez cette chaîne d’or qui brille sur votre pourpoint ? Voilà longtemps que je la cherche.

— Cette chaîne est à vous ? s’écria vivement M. de la Guerche.

— Elle m’a été volée. Par quelle étrange aventure se fait-il que je la retrouve entre vos mains ?

— Ah ! vous la cherchez depuis longtemps, monsieur le duc ? Eh bien, depuis longtemps je cherche aussi le propriétaire de cette chaîne. Quelque chose me fait croire qu’il pourrait bien y avoir une connexité, bizarre au moins, entre l’accident qui vous l’a fait perdre et un crime commis près d’une résidence royale… il y a trois ans.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que cette chaîne, qui est à vous et que vous réclamez si imprudemment, je l’ai ramassée près de Gothembourg, à la porte d’une maison d’où Marguerite Cabeliau venait d’être enlevée, et où, une heure après, je vous vis, monsieur le duc, pour la première fois.

Le duc pâlit.

— Elle se sera échappée de ma ceinture, dit-il en balbutiant.

— Avant le crime, alors ; car c’est avant que Marguerite Cabeliau eût été enlevée que ma main a tiré cette chaîne de l’herbe, sur laquelle on voyait encore les pas d’un cheval… du vôtre, monsieur le duc !

Un instant le duc de Lauenbourg voulut soutenir le regard de M. de la Guerche ; mais, vaincu dans cette lutte silencieuse, ses yeux s’abaissèrent lentement.

Alors, passant devant le duc, et d’une voix dédaigneuse :

— Puisque cette chaîne est à vous, monsieur le duc, dit M. de la Guerche, reprenez-la. Et d’un geste hautain il la jeta à ses pieds. Armand-Louis venait de s’approcher du roi, qui, tout pensif, assistait à cette scène.

— Sire, qu’en pensez-vous ? reprit-il.

Et, croyant que le reptile était écrasé, il s’éloigna.

— Eh bien ? dit le roi, qui se tourna subitement vers M. de Lauenbourg.

— Ah ! si cet homme n’avait pas été votre hôte, je l’aurais tué ! s’écria le duc.

— On ne tue pas M. de la Guerche si aisément, reprit le roi ; mais c’est de cette chaîne qu’il s’agit, et non pas de lui.

Le coup avait été rude et non moins terrible qu’imprévu ; mais le duc était seul et il savait que Gustave-Adolphe l’aimait. Faisant tout à coup un appel énergique à son audace :

— Eh bien, c’est vrai, cette chaîne est à moi, et c’est à la porte de la maison blanche que je l’ai perdue. Rappelez-vous seulement que Marguerite était belle et que j’étais jeune. Tout ce qu’on peut faire pour étouffer un amour dont le cœur est plein, je l’ai tenté. Vains efforts ! Son image me poursuivait partout. Est-ce ma faute si je l’ai rencontrée avant vous, Sire ? Lorsqu’une confidence, que je n’appelais pas, est venue m’apprendre que je n’avais plus le droit d’espérer, vous ne savez pas quelle torture m’a déchiré ; j’aurais voulu fuir… disparaître… oublier celle qui était l’âme de ma vie. Un fil invisible, mais fort, me ramenait aux lieux où elle respirait, et je m’abreuvais du poison avec l’amère volupté d’un cœur que rien ne peut déshabituer de son amour. Ah ! j’ai cru cent fois que j’expirais ! Aux heures où vous étiez près d’elle, moi, ivre de désespoir, je rôdais autour de cette demeure enchantée, dont j’aurais fait mon royaume et mon paradis si Marguerite l’avait voulu, et mes larmes tombaient sur l’herbe lentement. Elle vous aimait, et je baisais la trace de ses pas ! Un jour cette chaîne est tombée… Ah ! vous étiez avec Marguerite, Sire !

Une émotion dont il n’était pas le maître se glissait dans le cœur du roi. Lui qui avait connu l’amour dans toute sa fièvre, pouvait-il condamner un homme qui avait souffert toutes les angoisses de l’amour ? François-Albert connaissait trop bien Gustave-Adolphe pour ne pas deviner, au plus léger signe, ce qui se passait en lui. Il pensa que la meilleure et la plus habile défense était une franchise absolue ; et reprenant tout à coup la parole avec une véhémence extraordinaire :

— Mais, si vous voulez ma confession tout entière, Sire, eh bien, sachez tout ! Que de tempêtes alors dans cette poitrine toute brûlée d’un amour sans repos ! Oui, j’ai pensé à me venger !

— Vous ?

— Oui, moi ! Mille projets terribles m’ont traversé l’esprit. Je ne savais auquel sacrifier les restes d’une misérable vie. Je voyais en vous la cause unique de tout ce que je souffrais. Il me semblait que ma plus grande joie eût été de vous voir expirant, abandonné de tous. Je cherchais un moyen d’apaiser, dans votre ruine, un chagrin noir qui m’obsédait. Ah ! si je les avoue, ces cauchemars, c’est que le réveil les a dissipés. La force m’a manqué, et, malgré moi, quand j’ai voulu pousser plus loin ces rêves sinistres, je me suis souvenu du passé, et mon lâche cœur a tremblé !

L’étonnement, la colère, la pitié, se peignaient tour à tour sur le visage du roi. François-Albert, qui l’observait tout en ayant l’air de s’abandonner à l’entraînement fiévreux de sa confession, continua bientôt : — J’ai fait plus, dit-il. Je me suis rendu chez vos plus implacables ennemis : j’ai vu le comte de Pappenheim, j’ai vu le duc de Friedland, comme j’ai vu celui dont votre bras a dispersé l’armée sur les bords du Lech. Je devais marcher avec eux contre vous, et, dans la mêlée, vous chercher et mourir, ou vous tuer ! J’ai entendu votre voix, un frisson m’a pris, et cette épée, qui avait soif de votre sang, je vous l’apporte ! S’il vous paraît que je mérite la mort, frappez, voici le fer.

François-Albert avait tiré l’épée et la présentait à Gustave-Adolphe, qu’il ne quittait pas des yeux.

— Mais en frappant, dit-il, n’oubliez pas du moins que peut-être vous ne me deviez pas tant de misères en récompense du passé. La joue est pâle aujourd’hui, si le cœur est tout sanglant.

Cette allusion à cette scène de leur jeunesse, que Gustave-Adolphe n’avait pas oubliée, le remua d’un seul coup. Son âme ouverte et loyale était à la hauteur de toutes les miséricordes, comme elle comprenait toutes les franchises. La confession téméraire de François-Albert en avait trouvé le chemin. Quel soupçon pouvait tenir en présence d’un tel aveu ?

Le roi tendit la main au coupable :

— Reprenez cette épée, c’est Gustave-Adolphe qui vous la donne, et c’est pour la Suède qu’il vous demande de la garder, dit-il.

François-Albert poussa un cri et porta la main du roi à ses lèvres.

Mais, quand il fut à la porte de la tente royale, il secoua la poussière de ses pieds, et, frappant sur le fourreau de son épée :

— Tu me l’as rendue, dit-il, malheur à toi !

Ce même jour, M. de la Guerche convoqua en assemblée générale les dragons de sa compagnie ; bon nombre étaient morts à Leipzig et aux abords du Lech ; mais d’autres huguenots, accourus de toutes les provinces de France, avec la permission de M. le cardinal de Richelieu, les avaient remplacés. Jamais jeunesse plus vaillante ne s’était pressée autour d’un capitaine. Aucune salle n’étant assez vaste pour les contenir tous, il fut décidé que la réunion aurait lieu en plein vent, sur la lisière d’un bois, où l’on voyait un grand nombre d’arbres couchés par terre. C’étaient autant de sièges pour les dragons.

La nouvelle que l’armistice était dénoncé remplissait d’espoir le cœur de ces braves gentilshommes. L’heure des périls et des batailles allait enfin renaître. Ce repos de quelques jours pesait aux moins impatients ; aux autres il paraissait éternel.

Lorsque M. de la Guerche et Renaud se montrèrent dans le cercle des dragons, de grands cris les saluèrent.

— Quand montons-nous à cheval ? disait l’un.

— Restons-nous avec le roi ou suivons-nous le rhingrave Otto ? disait un autre.

— Et où que nous allions, surtout faites-nous marcher à l’avant-garde ! reprenait un troisième.

Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli, Armand-Louis monta sur le tronc renversé d’un chêne.

— Messieurs, leur dit-il, j’ai besoin de cent hommes de bonne volonté ; avant de m’adresser aux autres corps de l’armée suédoise, j’aurais cru faire injure aux dragons de France si je ne leur avais pas soumis ma demande. Ce n’est plus votre capitaine qui vous parle, c’est votre frère d’armes, un soldat. Ainsi, parlez sans crainte, ce n’est point d’affaire de service qu’il s’agit.

— Les cent hommes qu’il vous faut, demanda M. de Bérail, les mènerez-vous à la bataille ? — Je les mènerai tous au fond de l’Allemagne, en plein cœur des provinces autrichiennes, chez l’ennemi !

Un frisson de joie parcourut le cercle des dragons.

— Voilà qui prend tournure, ajouta M. d’Aigrefeuille ; on peut donc espérer qu’il y aura force dangers à courir ?

— Mon ami, M. de la Guerche m’a fait confidence de son projet, dit Renaud ; il est tel, que la moitié de ceux qui feront partie de l’expédition a quelque chance de n’en pas revenir.

— Eh ! eh ! il y aura donc une averse de coups d’épée à donner et à recevoir ? s’écria un jeune cornette.

— Et une tempête de coups de pistolet aussi, ajouta Renaud.

— Monsieur de Chaufontaine, vous parlez comme un bon livre ! poursuivit M. de Bérail ; si le sort ne me fait pas tomber en route, nous causerons de ce petit voyage au retour, en face d’un pâté de venaison. Inscrivez-moi en tête de la liste.

— Et moi donc ! pensez-vous que je veuille rester ici ? s’écria M. d’Aigrefeuille. Mais si je ne cours pas le risque d’être tué vingt fois, je vous tiendrai pour un homme de mauvaise foi, et nous nous couperons la gorge, prenez-y garde !

— Tenez-vous tranquille, répliqua Renaud, qui venait de tirer de sa poche un calepin sur lequel il écrivait les noms de M. de Bérail et de M. d’Aigrefeuille ; le moins qui puisse vous arriver, c’est de perdre une jambe ou un bras.

— Mais j’en suis aussi ! cria le cornette.

— Et pensez-vous que je veuille manquer cette partie de plaisir ? reprit un gentilhomme qui brûlait de faire ses premières armes.

— Inscrivez M. de Saint-Paer.

— Et M. d’Arrandes ! — Et M. de Volras !

— Et M. de Collonges !

La plume de Renaud ne pouvait plus suivre ; les cris se croisaient en feu de file et se multipliaient.

— Eh ! là ! là ! cria M. de Chaufontaine, j’ai la main lasse ! Il nous faut cent hommes de bonne volonté : que ceux qui ont la fantaisie de nous suivre, M. de la Guerche et moi, aient l’obligeance de passer à ma droite ; nous compterons.

Tous les dragons se précipitèrent du même élan à la droite de Renaud et s’y rangèrent en foule ; il n’en resta pas un seul sur la gauche.

— Bon ! dit Renaud en fermant son calepin, ne comptons pas !

— Moi, je maintiens mon rang par droit d’ancienneté, dit M. de Bérail en riant ; que les autres tirent au sort.

— Tirons au sort, répondit tristement M. d’Aigrefeuille.

Un cornette mit un chapeau sur un quartier de pierre, et chacun s’apprêta à y jeter son nom écrit sur un bout de papier.

Il était à moitié plein, lorsque M. de Collonges, qui était fort jeune, renversa le chapeau d’un coup de poing.

— Nous sommes trop bêtes ! s’écria-t-il : pourquoi choisir ? Partons ensemble, nous ferons la route plus gaiement et si l’on nous tue tous, il n’y aura pas de jaloux.

— Eh ! dit Renaud, la vérité sort quelquefois de la bouche des enfants !… Qu’en penses-tu, capitaine ?

— Je pense, répondit Armand-Louis, que l’escadron tout entier peut passer où la compagnie se serait ouvert un chemin.

— Bien mieux même ! plus nombreux nous serons, moins on nous remarquera, poursuivit Renaud.

— Voilà une énigme que je ne me charge pas d’expliquer, dit M. de Saint-Paer ; l’important est que vous acceptiez. Acceptez-vous ?

— J’accepte ! s’écria M. de la Guerche.

Tous les chapeaux volèrent en l’air ; on criait : « Vive M. de la Guerche ; vive M. de Chaufontaine ! » on les entourait, on les embrassait : c’était une explosion de joie.

— Et maintenant que, grâce à moi, tout le monde est d’accord, dit M. de Collonges, peut-on, sans indiscrétion, demander où l’on va ?

— Nous allons en Bohême, répondit Armand-Louis, et quand nous y toucherons, l’armée de Wallenstein sera entre nous et les Suédois.

— On ne saurait parler plus clairement ; si bien que nous serons là-bas comme autrefois Daniel dans la fosse aux lions, reprit M. de Bérail.

— À cette différence près que Daniel était un prophète et que nous sommes de pauvres pécheurs.

— Ce qui fait que nous avons quelque chance d’être dévorés comme des agneaux.

— Ma foi ! je plains les sacrificateurs, reprit M. d’Aigrefeuille, qui faisait sonner le lourd pommeau de son épée.

— À présent que nous voilà en Bohême, continua M. de Collonges, qu’y faisons-nous ?

— Nous y cherchons un château fort que les habitants de l’endroit appellent Drachenfeld.

— Supposons que nous l’avons découvert… Après ?

— Messieurs, dit alors Armand-Louis, dans ce château vivent deux personnes que plusieurs d’entre vous ont connues : Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny. On les retient l’une et l’autre en captivité ; on menace leur cœur et leur foi. M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer ou de perdre la vie ; mais les épées de deux hommes, si dévoués qu’ils soient, ne pourraient renverser tous les obstacles. C’est pourquoi j’ai fait appel à votre chevalerie ; nous vaincrons ensemble ou nous périrons ensemble. Quant à moi, messieurs, j’en fais le serment, je reviendrai avec elles, ou je ne reviendrai pas.

Trois cents épées brillèrent tout à coup au soleil, et cette jeunesse vaillante, emportée tout à coup par un de ces élans d’enthousiasme qui sont l’apanage des nobles cœurs et des natures généreuses, fit le serment de se dévouer jusqu’à la dernière goutte de son sang à la cause pour laquelle Armand-Louis et Renaud s’étaient armés.

— Quand vous nous ferez signe de partir, nous serons prêts ! dit M. de Bérail à M. de la Guerche.

Armand-Louis sourit doucement.

— Alors, messieurs, dit-il, que vos chevaux soient sellés et bridés demain. Il vous reste une nuit pour faire vos adieux à ceux que vous aimez.

Renaud n’était pas le seul à qui M. de la Guerche avait fait part de son projet. Aussitôt que Magnus en eut reçu la confidence, le vieux reître, qui ne croyait jamais impossible les entreprises les plus téméraires, et son confident Rudiger se mirent en campagne avec l’activité de deux fourmis. Au bout de la journée, on les vit reparaître suivis de trois ou quatre charrettes chargées jusqu’à plier d’une masse d’uniformes impériaux récoltés dans le camp et les environs, où, grâce aux escarmouches quotidiennes, ces objets ne manquaient pas. Carquefou, qui assistait au déchargement, écarquillait ses yeux à la vue de tant de casaques, de vestes, de manteaux, de pourpoints et de ceintures aux couleurs autrichiennes. Il y avait bien de quoi habiller un régiment.

— Eh ! mon Dieu ! pour qui tout cela ? dit Carquefou.

— Pour nous, répondit Magnus.

Armand-Louis, qui paraissait au fait des projets de Magnus, le félicita, ainsi que Rudiger, sur l’excellence de leur choix.

— Au commencement la ruse, disait Magnus ; le tour de la force viendra toujours assez vite.

— Toujours trop vite ! ajouta Carquefou, auquel cette odyssée en pays ennemi semblait un défi à jeter à Lucifer.

Le déguisement proposé par Magnus était d’ailleurs le seul moyen de traverser sans encombre, ou du moins sans trop de périls, les lignes de l’armée de Wallenstein. On eut quelque peine cependant à déterminer certains gentilshommes qui poussaient plus loin que d’autres l’esprit d’aventure à couvrir leur chapeau de la cocarde détestée. Ils n’avaient jamais, disaient-ils, caché leurs noms ni leurs visages ; or, ils ne voulaient pas de masque.

— Eh ! messieurs, que n’envoyez-vous plutôt un exprès au duc de Friedland pour lui faire connaître le jour de votre départ et le chemin que vous prétendez suivre ? s’écria Magnus impatienté.

Les pointilleux cédèrent enfin, et on ne songea plus qu’à tout mettre en ordre pour le lendemain. Une animation extraordinaire régna dans le quartier des dragons pendant toute la nuit. On ne voyait que des gens affairés allant et venant ; ceux-là pansaient leurs chevaux ou fourbissaient leurs armes ; quelques-uns écrivaient des lettres d’adieux, tandis que des soupirs furtifs gonflaient leur poitrine. Les plus jeunes chantaient des refrains qui leur rappelaient la patrie absente ; on en voyait qui priaient à l’écart. Mais si diverses que fussent ces occupations, le même entrain brillait sur tous les visages. Pour rien au monde le plus grave de ces gentilshommes n’eût renoncé aux folies de cette expédition.

Le bruit s’en était répandu dans le camp suédois et y avait jeté une sorte de fièvre. On craignait bien de ne plus revoir la plupart des téméraires qui devaient monter à cheval dès l’aurore ; mais, parmi les officiers groupés autour du roi, un bon nombre aurait voulu les accompagner, et nul ne songeait à détourner de l’entreprise ceux-là mêmes qu’on aimait le plus.

Aux premiers sons de la trompette matinale, toute la troupe se trouva debout, le pied à l’étrier. L’armée entière était accourue pour assister au départ des dragons de la Guerche et les saluer de ses acclamations. Quand on les vit s’ébranler, tous les chapeaux volèrent en l’air, et mille cris partirent à la fois. Le soleil brillait d’un éclat radieux, le ciel était en fête. Les trois cents dragons passèrent fièrement sur le front de bandière du camp, et se rangèrent en bataille devant la tente de Gustave-Adolphe, qui était sorti pour faire honneur à cette troupe d’élite.

— Bonne chance, messieurs, et que Dieu vous garde ! s’écria Gustave-Adolphe d’une voix émue.

— Dieu nous donne la victoire et la donne à Gustave-Adolphe ! répondirent les dragons.

Le roi embrassa M. de la Guerche, les trompettes sonnèrent, et l’escadron s’ébranla.

La tête des chevaux était tournée vers le midi.

On pouvait voir au loin la fumée des grand-gardes autrichiennes.

Magnus marchait en tête, le premier. Il servait de guide aux dragons et se faisait fort de les mener par le plus court au château de Drachenfeld.

Il avait pris le chemin le plus large et le plus fréquenté.

— Si nous ne voulons pas être remarqués, ne nous cachons pas, disait-il.

— Nous voilà comme les Argonautes quand ils partaient pour la conquête de la Toison d’or ! s’écria M. de Collonges.

— Il faut remarquer seulement que notre Toison d’or est représentée par deux têtes blondes, répondit M. de Bérail.

— Et que conquise elle ne sera pas pour nous, ajouta M. de Saint-Paer.

— On pourrait aussi nous comparer à trois cents Persées qui vont délivrer deux Andromèdes, reprit M. d’Arrandes.

— Ma foi, vive la guerre ! s’écria gaiement M. de Voiras ; il n’y a que cela qui fasse vivre.

— Quand cela ne tue pas, murmura tout bas Carquefou.

Les propos ne tarissaient pas : on riait beaucoup et on faisait grand bruit.

— Messieurs, dit Magnus tout à coup, ne parlons plus trop français à présent, nous sommes en pays ennemi.

Et du doigt il montra aux huguenots une compagnie de cavaliers croates qui traversaient à gué un ruisseau, chassant devant eux un troupeau de vaches.

— Le Rubicon est passé ! s’écria M. de Collonges.

Sa joie fut telle, qu’il fit faire deux ou trois pirouettes à son cheval.

— Hélas ! dit Carquefou.

Et tristement il se signa trois fois.