Michel Lévy frères (p. 181-186).

XVIII

LA PETITE MAISON DE NUREMBERG Dans la soirée, et tandis que M. de Chaufontaine se promenait de long en large, exhalant sa rage par des paroles entrecoupées, devant la maison qui leur avait été assignée pour logis, un page se présenta et l’invita discrètement à le suivre :

— Où veux-tu me conduire ? demanda Renaud, qui n’avait pas l’esprit disposé aux aventures.

— Dans un lieu où vous ne serez pas fâché de vous rendre, répondit le page.

Carquefou, qui grignotait une aile de perdreau dans le voisinage, leva le nez.

— Monsieur le marquis, dit-il, m’est avis que ce pays n’est pas sûr au coucher du soleil ; on raconte par ici des histoires farouches de démons et de lutins auxquels se mêlent volontiers quelques sacripants… Restez au logis.

— Il s’agit de Mlle de Pardaillan, murmura le page à l’oreille de Renaud.

— Eh ! que ne parlais-tu plus vite ! Marche ! je te suis !

Renaud ne marchait pas, il courait sur les traces du messager, qu’il forçait de hâter le pas. Carquefou jeta l’os qu’il rongeait. — Il serait si facile cependant de dormir ! dit-il.

Il se leva en soupirant et suivit de loin son maître, qui n’avait garde de retourner la tête.

Il le vit sortir de la ville, s’enfoncer dans un chemin creux, gagner un petit bois au milieu duquel s’ouvrait une avenue, et disparaître subitement sous la porte d’un pavillon qui donnait sous une voûte épaisse de feuillage.

Carquefou fit le tour du pavillon en rasant la futaie ; aucun filet de lumière n’en sortait : portes et fenêtres, tout était fermé hermétiquement.

— Hum ! fit Carquefou, on dirait la maison d’une fée ou le repaire d’un ogre !

Il s’adossa contre un arbre en face de la porte par laquelle son maître venait d’entrer dans le pavillon, et attendit.

— Au moindre bruit, tant pis ! reprit-il à voix basse, je monte à l’assaut.

Renaud cependant gravissait un escalier sombre ; le page le tenait par la main, et il sentait sous son pied un tapis qui étouffait le bruit de ses pas. Le cœur lui battait à l’empêcher de respirer.

« Diane ! je vais revoir Diane ! pensait-il. »

Une portière s’ouvrit, et, dans un boudoir éclairé par une lumière timide, il aperçut Mme d’Igomer. Renaud recula.

— Une femme vous fait donc peur, monsieur le marquis ? dit-elle.

— Je croyais qu’il s’agissait de Mlle de Pardaillan… C’est une trahison ! s’écria Renaud.

— On ne vous a pas trompé, c’est bien de Mlle de Pardaillan qu’il s’agit ; mais je ne sache pas qu’on vous ai dit que vous la verriez ?

Tout en parlant, Mme d’Igomer tremblait ; jamais Renaud ne l’avait vue si pâle et si défaite, même au jour où il l’avait saluée pour la dernière fois dans le château de Saint-Wast.

Cette femme vindicative, qui obéissait à toutes les inspirations de la haine, semblait avoir perdu presque toute sa force ; la robe blanche qu’elle portait laissait voir l’agitation de son sein. La pâleur d’une morte couvrait son front et ses joues. Cependant Renaud, qui la contemplait, soulevait encore de la main un des pans de la portière, comme un homme prêt à se retirer.

— Que craignez-vous ? dit Mme d’Igomer d’une voix douce, il n’y a qu’une femme et un enfant.

— Ah ! cette femme, c’est vous ! dit Renaud.

— Si vous voulez dire par là que de moi dépend le sort de Mlle de Pardaillan, c’est vrai, mais il dépend de vous que demain elle soit libre.

— De moi !… Que faut-il faire ?… Ah ! tout mon sang…

— Vous le donneriez pour elle, n’est-ce pas ? poursuivit Mme d’Igomer en l’interrompant ; je le sais, mais pourquoi me le dire ?… Ah ! vous prenez une mauvaise voie pour cicatriser la blessure qui saigne là !

Thécla tomba accablée sur un fauteuil ; son visage avait la couleur de la neige ; des larmes (elles n’étaient pas feintes cette fois) coulaient de ses yeux. Renaud s’empara de ses mains et les sentit frissonner entre les siennes.

— Si vous vouliez, reprit-il, j’emploierais ma vie entière à vous bénir !

— Écoutez, répondit Mme d’Igomer, je me croyais plus forte que je ne le suis, plus enracinée dans ma haine… Je vous ai vu, et je ne sais quelle flamme a subitement amolli ce cœur qui n’a battu qu’une fois… que dis-je ? ne sais je pas quelle influence, quel charme l’a vaincu ? Toute cette émotion que j’avais oubliée m’a tout à coup envahie… de longs mois de deuil, remplis par l’esprit de vengeance, se sont effacés, et de tout ce que j’ai souffert ou rêvé, de mes larmes d’ivresse et de désespoir, il n’est rien resté que vous…

Un instant Thécla se tut ; un mélange d’étonnement et de tristesse se répandit dans l’âme de Renaud : il allait répliquer, Mme d’Igomer l’arrêta :

— Connaissez-moi tout entière, poursuivit-elle ; ce que vous voudrez que je sois, je le serai ; je ne peux plus être à présent votre compagne dans la vie, la femme fière de marcher appuyée à votre bras ; je serai votre servante, et nulle ne sera plus dévouée, plus humble, plus heureuse du sort que vous lui ferez… Si vous voulez que j’aime Mlle de Pardaillan, je l’aimerai… mais aimez-moi, ou, si cet effort vous est impossible encore, ne l’aimez plus du moins et renoncez à cette pensée maudite de lui donner votre nom ! Ne vous rappelez-vous rien, dites, et me montré-je bien exigeante en vous demandant un peu de pitié ? Rappelez-vous ces heures passées l’un près de l’autre, pendant de longues nuits d’été ; rappelez-vous les serments d’autrefois… Ah ! si vous en avez perdu la mémoire, mon triste cœur en est encore brûlé, vous ne savez pas combien je vous aimais ! Hélas ! je ne le savais pas moi-même ! Voyez ce que vous avez fait de moi et dans quel abîme je suis descendue ! Ne devez-vous rien à celle que vous avez abandonnée, et qui sans vous, peut-être… Mais je ne veux rien vous reprocher, je bénis ce mal qui m’a fait vous connaître, qui m’a fait vous aimer !… Le bonheur que j’ai goûté jadis, je vous en demande l’ombre, le souvenir ! À ce prix, il n’est rien que vous n’obteniez de moi. Mettez votre main dans la mienne, jurez-moi que jamais Mlle de Pardaillan ne s’appellera Mme de Chaufontaine, et ma confiance ira jusqu’à vous dire : « Elle est libre ! » — Mais je l’aime ! s’écria Renaud.

— Quoi !… dit Mme d’Igomer, vous êtes chez moi… elle n’est pas libre, et vous osez… ! Ah ! tenez, vous êtes bien téméraire ou bien fou !

— Écoutez-moi à votre tour… je vous en supplie… Que vous a-t-elle fait ? N’est-elle pas innocente de tout ceci ?

— Innocente ?… elle qui vous a arraché de mes bras !

— Punissez-moi donc si vous voulez, mais épargnez-la ! N’a-t-elle pas été pour vous bonne et confiante ?… Elle n’a pas vingt ans… ne laissez pas sa jeunesse se flétrir dans les larmes…

— Eh ! croyez-vous qu’elle seule ait pleuré !

— Ah ! vous êtes implacable !… Quoi ! la beauté, l’innocence, le malheur, ne peuvent rien sur vous ?… Pourquoi la frapper si je suis là ! Quelle honte me proposez-vous ? La trahir quand elle m’a dit : « Je vous aime !… »

— Ce mot, quelqu’un qui s’appelait Renaud ne me l’avait-il pas dit ?

Ce dernier cri semblait rompre l’entretien, Mme d’Igomer s’était levée. Cette expression que M. de Chaufontaine lui avait vue au château de Saint-Wast, de nouveau il la retrouvait tout entière sur son visage ; Thécla ne gardait plus aucune trace des émotions qui tout à l’heure l’avaient attendrie. Renaud sans répondre fit un pas vers la porte.

— Ainsi, dit Mme d’Igomer, vous ne renoncez pas à Mlle de Pardaillan ?

— Jamais !

— Alors, c’est elle qui renoncera à vous.

Renaud se retourna, prêt à l’interroger.

— Monsieur le marquis, je ne vous retiens plus, reprit Mme d’Igomer, qui, frappant sur un timbre, donna l’ordre au page de reconduire M. de Chaufontaine. Allons, murmura Mme d’Igomer, je laisserai faire Mathéus Orlscopp.

Renaud trouva Carquefou adossé à l’arbre qu’il avait choisi pour poste d’observation.

— Tout va mal, dit-il en répondant au regard interrogateur de Carquefou.

— Monsieur, aussi longtemps qu’on est en vie, rien n’est désespéré, répliqua l’honnête philosophe.

Et comprenant que son maître n’était pas en humeur de causer, il s’enveloppa dans son manteau et le suivit silencieusement.