Michel Lévy frères (p. 1-10).

I

LES CONSEILS DU DÉSESPOIR[1]
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La guerre de Trente Ans allait entrer dans cette période de furie qui devait promener tant de batailles et d’incendies au travers de l’Allemagne. C’était l’heure terrible où les meilleurs capitaines de l’Europe et les plus redoutés allaient se rencontrer face à face et faire de la mort la seule reine qui fût connue de l’Elbe au Danube, de la Poméranie au Palatinat. Deux figures dominent cette époque : Gustave-Adolphe, le héros de la Suède, et Wallenstein, le maître et l’épée du vieil empire germanique.

Combien d’événements qui devaient sortir de leurs tombes sitôt ouvertes !

C’est au milieu de ce déchaînement de toutes les colères, dans ce tourbillon de tempêtes sanglantes, que nous retrouvo ns les personnages qui figurent dans la première partie de ce récit, et que nous les suivrons dans leurs nouvelles aventures parmi les intrigues et les combats, ceux-là conduits par leurs rancunes et leur haine, ceux-ci par leur dévouement et leur amour. C’est donc avec Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, le comte de Pappenheim et le comte de Tilly, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp, Mme la baronne d’Igomer et Marguerite, Magnus et Carquefou, Armand-Louis et Renaud, que nous allons de nouveau battre la campagne des rives de la Baltique aux champs de Lutzen, heurtant des villes et des châteaux, chemin faisant.

On se souvient sans doute que M. de la Guerche et M. de Chaufontaine, lancés à la poursuite de leurs fiancées, Adrienne de Souvigny et Diane de Pardaillan, avaient poussé leurs chevaux vers le camp du roi de Suède, auprès de qui ils espéraient trouver aide et protection.

Gustave-Adolphe était alors avec quelques milliers d’hommes dans les environs de Potsdam, où il s’efforçait, par les remontrances les plus éloquentes, appuyées de diverses pièces d’artillerie braquées contre la ville, de détourner son beau-père, l’électeur de Brandebourg, de l’alliance de Ferdinand. Il y avait pour lui une importance extrême à ne pas laisser, entre l’armée qu’il se proposait de conduire au cœur de l’Allemagne, et les rivages de la Suède, une province hostile dont les places fortes, en cas de revers, pussent mettre obstacle à son retour.

Les remontrances non plus que les plaidoyers de Gustave-Adolphe en faveur des princes protestants d’Allemagne, menacés dans leur indépendance par la puissante Maison de Habsbourg, n’avaient de prise sur le cœur astucieux de Georges Guillaume ; mais les pièces d’artillerie produisaient une meilleure et plus profonde impression sur son esprit. À mesure que leur nombre augmentait, l’électeur de Brandebourg se montrait de plus en plus disposé à traiter. Lorsque le roi de Suède, fatigué des longues hésitations qui lui faisaient perdre un temps précieux, prit le parti violent de diriger les bouches de ses canons contre le palais de son beau-père, celui-ci, convaincu désormais par l’excellence des arguments qu’on lui présentait, consentit sérieusement à négocier.

Malheureusement pour la cause que le roi de Suède était venu défendre en Allemagne, Gustave-Adolphe n’était pas seul au courant des pourparlers qui le retenaient tantôt sous les murs de Potsdam, tantôt sous les murs de Berlin. Le duc François-Albert savait jour par jour ce qui se passait dans les Conseils du roi, et jour par jour il en informait le général en chef de l’armée impériale. Le comte de Tilly, à peu près sûr que Gustave-Adolphe ne sortirait pas de son inaction forcée aussi longtemps qu’il n’aurait pas vaincu la résistance passive de Georges-Guillaume, voulut frapper un grand coup et résolut de s’emparer de Magdebourg, dont le prince-archevêque avait réclamé l’alliance suédoise, mettant sa petite armée sous le commandement de Thierry de Falkenberg, un des lieutenants du jeune roi.

Réunissant donc à la hâte les différentes troupes éparses dans les pays voisins, et pressé par la fougue du comte de Pappenheim, qui brûlait de se mesurer avec le héros du Nord, il se présenta subitement devant la ville libre, au moment où M. de la Guerche et Renaud se rendaient auprès de M. de Pardaillan.

Lorsque les deux gentilshommes entrèrent dans le camp suédois, la nouvelle que Magdebourg était menacé venait d’y parvenir.

Vingt-quatre heures après, un courrier arriva, annonçant que la ville était investie. Un autre messager l’accompagnait. Mais tandis que l’un, expédié par le prince Christian-Guillaume, archevêque protestant de Magdebourg, demandait le roi, l’autre, guidé par Carquefou, demandait M. de Pardaillan, qu’il trouvait au lit, malade et souffrant.

Cette nouvelle inattendue, que Magdebourg était canonné, excita la colère du roi, en même temps que le message apporté par Benko jetait l’épouvante dans l’âme de M. de Pardaillan. Gustave-Adolphe y voyait un échec à la cause pour laquelle il avait tiré l’épée ; le vieux huguenot ne pensait qu’à sa fille et à son enfant d’adoption exposées à toutes les horreurs d’un siège qui empruntait au nom de l’homme qui l’avait entrepris un caractère plus menaçant.

Le visage bouleversé par la terreur, M. de Pardaillan appela auprès de lui M. de la Guerche et Renaud et leur présenta le messager envoyé par Magnus.

— Elles n’ont échappé au danger le plus horrible que pour tomber dans un danger non moins redoutable ! dit-il.

— Dieu ne nous les a-t-Il rendues que pour nous les ravir encore ! s’écria Armand-Louis.

— Coquin de Magnus ! murmura Renaud, dire que c’est lui, et non pas moi !… N’importe ! je l’embrasserai de bon cœur, lorsque nous entrerons à Magdebourg…

— Entrer à Magdebourg ! interrompit M. de Pardaillan ; avec qui donc comptez-vous y entrer ?

— Mais, j’imagine, avec le roi Gustave-Adolphe, et je prétends que les dragons de la Guerche soient les premiers à en passer les portes.

— Que parlez-vous du roi ! me verriez-vous si triste si Sa Majesté le roi levait son camp et marchait contre l’ennemi ?… Ah ! ne l’espérez pas ! Le comte de Tilly est seul devant Magdebourg, seul il y entrera.

— Ainsi, vous croyez que Gustave-Adolphe, ce prince à qui vous avez consacré votre vie entière, ne volera pas au secours d’une ville qui s’est donnée à lui ?

— Ah ! ne l’accusez pas ! Peut-il partir quand l’électeur, son beau-père, lui marchande une place forte, et se réserve peut-être la chance maudite de tomber sur les Suédois en cas d’échec et de les écraser pour obtenir une paix avantageuse de l’empereur Ferdinand ?

— Ainsi, vous pensez que Magdebourg ne sera pas secouru ? dit M. de la Guerche, qui pâlit.

— Magdebourg ne le sera par personne, si ce n’est par moi.

M. de Pardaillan fit un effort pour saisir ses armes et se lever, mais une douleur atroce le fit retomber sur son siège en gémissant.

— Ah ! malheureux ! dit-il : un père seul pouvait leur tendre la main, et ce père misérable est réduit à l’impuissance !

— Vous vous trompez, monsieur le marquis, dit Armand-Louis : Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, à qui ma foi est engagée, ne seront pas abandonnées parce que l’âge et la maladie trahissent votre courage : ne sommes-nous pas là, M. de Chaufontaine et moi ?

— Certes, oui, nous y sommes ! s’écria Renaud, et nous vous le ferons bien voir !

M. de Pardaillan, tout ému, leur saisit les mains.

— Quoi ! vous partiriez ? dit-il.

— Ce serait nous faire injure que d’en douter, répondit M. de la Guerche. Avant une heure, nous aurons quitté le camp. Je vous demande la permission de voir le roi ; peut-être aura-t-il quelque ordre à me donner pour le commandant de Magdebourg.

— Je ne sais pas si nous sauverons la ville, dit Renaud : un secours de deux hommes, ce n’est pas beaucoup ; mais aussi longtemps que nous serons en vie, ne croyez jamais que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny soient perdues.

— Voilà un mot que je n’oublierai jamais ! s’écria le marquis.

Il ouvrit ses bras, les deux jeunes gens s’y jetèrent, et il les retint longtemps pressés sur son cœur.

Comme ils sortaient de la tente de M. de Pardaillan, et tandis que Renaud s’essuyait les yeux, ils rencontrèrent Carquefou, qui astiquait le pommeau de sa rapière avec la manche de sa casaque de cuir.

— Monsieur, dit l’honnête valet en s’approchant de M. de Chaufontaine, j’ai les oreilles longues, ce qui fait que j’entends même quand je n’écoute pas… Pourquoi avez-vous parlé tout à l’heure à M. le marquis de Pardaillan du secours de deux hommes ? Ne me comptez-vous point, monsieur, ou à votre sens ne suis-je pas un homme tout entier ? On peut être poltron de naissance, poltron par caractère et par principe, et n’en pas être moins brave dans l’occasion. C’est ce que je me propose de vous démontrer quand nous serons sous les murs de Magdebourg. Cela dit, monsieur, permettez-moi d’aller faire mon testament ; car, pour sûr, nous ne reviendrons pas de cette expédition.

Armand-Louis, ayant laissé à Renaud le soin de tout préparer pour leur départ, se rendit chez le roi. Son nom lui ouvrit toutes les portes. Il trouva auprès de Gustave-Adolphe le duc François-Albert, qui semblait examiner des cartes et des plans étendus sur une table.

La vue du Saxon rappela à M. de la Guerche les recommandations de Marguerite. Au sourire gracieux du duc, il répondit par un froid salut ; puis, élevant la voix :

— Je ne viens pas près de vous, Sire, pour les affaires de mon service, dit-il : un intérêt personnel m’y a conduit. Puisje espérer que Votre Majesté voudra bien m’accorder quelques instants d’entretien particulier ?

Le duc fronça le sourcil.

— Je ne veux gêner personne, dit-il ; je sors, monsieur le comte.

Armand-Louis s’inclina sans répondre, et François-Albert s’éloigna.

— Ah ! vous n’aimez pas ce pauvre duc ! s’écria le roi.

— Et vous, Sire vous l’aimez trop ! dit Armand-Louis.

Le roi prit un air de hauteur :

— Si de telles paroles ne tombaient pas d’une bouche amie, reprit-il, je vous dirais, mon cher comte, que je suis seul juge de mes affections.

— Une personne dont Votre Majesté ne suspectera pas le dévouement, une femme qui priait pour Gustave-Adolphe le jour où la flotte quittait les rivages de la Suède, n’aimait pas non plus M. de Lauenbourg : ai-je besoin de nommer Marguerite ?

Le roi tressaillit.

— Ah ! Marguerite vous l’a dit aussi ! s’écria-t-il ; je le savais ! il lui inspirait une sorte d’effroi ; personne autour de moi ne l’aime, ce pauvre duc, mais c’est mon ami d’enfance ; un jour je l’ai cruellement offensé…

— Croyez-vous, Sire, qu’il l’ait oublié ?

— Il suffit que je m’en souvienne pour que je lui pardonne d’y penser. Ah ! mon premier devoir est de tout tenter pour effacer la trace de cet outrage !

Gustave-Adolphe fit deux ou trois pas dans la salle que François-Albert venait de quitter.

— Quel sujet vous amène ici, que voulez-vous de moi ? reprit-il presque aussitôt.

Armand-Louis comprit qu’il ne fallait pas insister.

— Mlle de Souvigny est à Magdebourg ; or, la diplomatie en ce moment suspend la guerre, les troupes impériales que commandait Torquato Conti ne tiennent plus la campagne et se dispersent dans toutes les directions ; ma présence ici est inutile ; je vais donc à Magdebourg, dit-il.

— À Magdebourg ! Que ne puis-je y courir avec vous ! s’écria Gustave-Adolphe.

— Et je viens demander à Votre Majesté si elle n’a pas quelque ordre à me donner pour Thierry de Falkenberg ?

— Dites-lui qu’il tienne jusqu’à la dernière extrémité, qu’il brûle sa dernière cartouche, qu’il tire son dernier boulet, qu’il défende la dernière muraille, qu’il meure s’il le faut ; foi de Gustave-Adolphe, dès que la liberté d’agir me sera rendue, j’irai lui porter le secours de mon épée.

— Est-ce tout ?

— Tout ! Ah ! dites-lui que si l’électeur de Brandebourg ne m’enchaînait pas ici, c’est avec moi que vous seriez arrivé !

D’un geste violent le roi froissa les cartes et les plans qu’on voyait sur la table.

— Si l’électeur Georges-Guillaume n’était pas le père d’Eléonore, reprit-il d’une voix sourde, voilà six semaines qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de Spandau, et que mes cavaliers planteraient les piquets de leurs chevaux dans les rues de Berlin !

Armand-Louis fit un pas vers la porte.

— Excusez-moi, Sire ; mes heures sont comptées, dit-il. Je pars.

— Bonne chance alors, répondit le roi, qui lui tendit la main. Ah ! le plus heureux, c’est vous !

— J’ai maintenant une prière à vous adresser. Votre Majesté sait seule où je vais. Qu’elle veuille bien n’en parler à personne.

— Pas même au duc de Lauenbourg, n’est-ce pas ? répondit le roi avec un sourire.

— Au duc de Lauenbourg, surtout.

— Vos affaires sont les vôtres ; je me tairai, dit le roi avec une nuance de dépit.

Le duc François-Albert n’était pas dans la galerie qui précédait l’appartement du roi, mais Armand-Louis y découvrit Arnold de Brahé.

— Ah ! dit-il en courant à lui, le visage d’un ami là où je craignais de rencontrer une figure détestée… c’est une double bonne fortune !

Puis l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre :

— Vous aimez le roi comme vous aimez la Suède ? reprit-il.

— C’est mon maître par la naissance, c’est mon maître aussi par le choix : ma vie et mon sang sont à lui.

— Alors, veillez sur Gustave-Adolphe.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a un homme que le roi aime et qui hait le roi.

— Le duc de Saxe-Lauenbourg ?

— Plus bas ! plus bas ! Quand cet homme sera dans la chambre du roi, soyez debout près de la porte, la main sur la garde de votre épée. S’il l’accompagne à la chasse, galopez auprès de lui. Si quelque expédition attire le roi loin du camp, ne perdez pas l’autre de vue. Qu’il sache bien qu’un cœur dévoué est là, et que des yeux fidèles surveillent toutes ses actions. Il est lâche, alors peut-être n’osera-t-il rien. Foi de gentilhomme, si je vous parle ainsi, c’est que j’ai de graves raisons pour le faire.

— Soyez sans crainte, je marcherai dans son ombre, je respirerai dans son air, dit Arnold, qui serra vigoureusement la main d’Armand-Louis.

Quand la nuit vint, trois hommes qui couraient à cheval étaient déjà loin du camp. Ils suivaient la route qui de Spandau se dirige vers Magdebourg.

— Ah ! disait le duc de Lauenbourg, qui n’avait plus revu M. de la Guerche, si le capitaine Jacobus était ici, je l’aurais lancé sur les traces de ce maudit Français !

  1. Suite de « Les coups d’épée de M. de La Guerche.