Entretiens philosophiques et politiques/Heutélie et Rafconie


HEUTÉLIE et RAFCONIE,


OU


DIALOGUE


D’UNE BELLE-FILLE AVEC SA BELLE-MÈRE,


Traduit de l’allemand de M. Philalethe,
Membre de plusieurs Académies




Heutélie

Que faites-vous là, Madame ? Quelle est donc votre intention en me tournant et me tiraillant ainsi de tout côté ?

Rafconie

Ne le voyez-vous pas ? C’est que je vous aime, c’est que je veux être votre bonne maman, et vous rendre

par mes soins la plus heureuse des filles.
Heutélie

Mais, Madame, je suis déjà grande assez, ce me semble, pour prendre soin de moi-même ; et le bonheur dont je jouis suffit à mes vœux.

Rafconie

Enfant que vous êtes, vous y connaissez-vous ! Je veux d’abord que mon éducation vous apprenne comment on devient la plus heureuse des filles. — Tenez-vous tranquille, ou comptez-y, je vous frapperai.

Heutélie

Hélas ! Madame, vous avez raison, je le sens bien douloureusement. Vous le voyez, Madame, si je suis tranquille, vous le voyez, je ne bouge pas....

Rafconie

Ah ! fort bien. Je vois que vous ne manquez pas d’esprit ; mais laissons-là les façons. Je suis votre mère, et plus de Madame, s’il vous plaît, ma fille.

Heutélie

Oh ! c’est trop d’honneur. Vous me faites presque rougir. Mais, s’il m’est permis de le demander, Madame et très-chère mère, que cherche-là votre main dans mes cheveux ?

Rafconie

Elle veut vous couper ces tresses qui ne sont plus de mode, et je pourrai m’en faire un tour encore assez passable.

Heutélie

Ah ! prenez-moi plutôt toute autre chose. Ô ! chère bonne maman, épargnez, je vous supplie, mes tresses. Ciel ! comme vous me tirez les cheveux.

Rafconie

Vous me fâcherez. Je ne puis souffrir l’entêtement qui n’écoute point la raison, qui méconnaît toutes mes bontés.

Heutélie

Il faut bien que je sois bête, puisque vous, vous êtes si bonne. Mais quelles peines vos généreuses mains prennent-elles encore à ranger mon corset ?

Rafconie

À quoi bon une pareille cuirasse, mon enfant ?.. Vous allez respirer bien plus librement ; votre maintien, votre démarche, tous vos mouvemens auront bien plus de grace et de facilité.

Heutélie

Oh ! ma respiration n’est point trop gênée… De grace, laissez-moi ce corset, il couvre ce qu’une fille honnête craint de montrer.

Rafconie

Ma fille, votre air capable commence à me fatiguer. Je serai forcée de vous punir. Encore une fois, tenez-vous tranquille, ou je vous frapperai.

Heutélie

Ciel ! vous le faites déjà, ce me semble… Mais s’il m’est permis de hasarder encore une question, ma chère maman, que veut encore ici votre trop bonne main ?

Rafconie

Vous le voyez, petite folle ; elle détache ce jupon ; vous n’en avez que faire : et mes femmes de chambre, elles aiment tant à se tenir chaudement !

Heutélie

Jusqu’à ce petit jupon ! ô ma chère maman, laissez, laissez-le-moi, c’est en vérité le seul qui me reste.

Rafconie

Comment, vous, d’une constitution vigoureuse, vous, enfant de la nature, qu’avez vous besoin de ce jupon ? Est-ce pour faire de vous une poupée ? À bas donc… Je le veux.

Heutélie

Mais il y a si longtemps que j’y suis accoutumée ! Comment pourrai-je m’en passer ? Hélas ! je me meurs de froid ; hélas ! je meurs de honte.

Rafconie

Un peu de patience. Dans peu vous verrez, vous sentirez combien je vous aime, combien vous êtes heureuse. Mais que vois-je, mon enfant ? vous riez et vous pleurez tout à-la-fois. Qu’est-ce, petite fille, êtes-vous folle ?

Heutélie

Oui, je ris de ce que vous m’aimez si prodigieusement, et je pleure, hélas ! de m’en trouver si mal.