Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 328-357).
ENTRE LES DEUX MONDES[1]

DERNIÈRE PARTIE[2]


XXI

— Vous rappelez-vous, reprit Rosetti, comment, l’autre soir, en discutant sur le progrès, j’ai comparé les États-Unis et la France ? Je veux les comparer de nouveau, mais sérieusement, cette fois, comme les deux grands pays qui représentent le mieux les deux formes opposées de ce conflit entre la quantité et la qualité, tourment des deux mondes. Aux États-Unis , nous voyons, si j’ose dire, les saturnales de la quantité. La machine a bien montré, là-bas, tout ce qu’elle pouvait ! Feuilletez les statistiques américaines des cinquante dernières années ; confrontez, pour ce qui concerne le nombre des habitans, les kilomètres de voies ferrées, la production de l’or, du fer, du cuivre, de l’argent, du charbon, du pétrole, du coton, des céréales, des articles manufacturés, les chiffres d’il y a cinquante ans et ceux d’aujourd’hui ; et vous resterez bouche béante. A-t-on jamais vu un peuple monter ainsi quatre à quatre les degrés de la fortune ? Et pourtant, et pourtant... Mais pourquoi répète-t-on sans cesse, en Europe, que les Américains ne pensent qu’à gagner de l’argent ? Pas un jour ne se passe, au contraire, sans qu’ils tentent de créer quelque religion nouvelle ou quelque nouvelle institution de charité ; et il n’est pas de modèle d’art, d’élégance et de culture, ancien ou moderne, européen ou asiatique, qu’ils ne s’efforcent de comprendre, d’imiter, de s’approprier, depuis les tableaux italiens jusqu’aux céramiques japonaises, depuis les écuries anglaises jusqu’aux modes parisiennes, depuis l’opéra allemand jusqu’à toutes les architectures du monde, depuis ton Histoire romaine, Ferrero, jusqu’aux Universités de chez nous, depuis le védantisme jusqu’au socialisme, depuis le spiritisme jusqu’au sionisme, depuis l’intellectualité jusqu’au snobisme. Il n’est pas de pays sur terre où les classes moyennes dépensent plus d’argent et fassent autant de dettes et de sacrifices pour imiter les modes et le luxe des riches. Les États-Unis sont la terre classique du snobisme. Et pourquoi ? Que cherche, en somme, l’Amérique dans les idées mystiques, dans les doctrines philosophiques, dans les institutions, dans les coutumes, dans les élégances de tout l’univers, et jusque dans la Christian Science, Dieu lui pardonne ! Que cherche M. Feldmann dans les boutiques des antiquaires d’Europe, et, avec lui, la foule des riches Américains qui ont tant fait renchérir les antiquailles du vieux monde ? Un étalon de mesure ! La quantité seule ne suffit points parce qu’elle aboutit vite à la satiété ; parce qu’une civilisation n’est qu’un système d’étalons de mesure ; parce que cette immense richesse, produite avec tant de rapidité, il faut la traduire en qualité, c’est-à-dire en beauté, en vertu, en sagesse, en gloire, en grandeur : sans quoi, nous l’avons dit, il était inutile de la produire. Mais ce qui manque là-bas, c’est le point d’appui ; ce qui manque, c’est le temps et le calme : il y a trop de modèles. Et ce qui manque aussi, c’est la discrétion et le discernement qui sont, nous l’avons vu, les conditions du progrès artistique. Bref, ce qui manque, ce sont les limites et par conséquent les critériums qui dirigeraient le choix ; c’est l’acte de la « volonté grande, » la force qui impose les modèles. Il n’y a donc pas et, tant que le Feu sera le seul Dieu, il ne pourra y avoir ni tradition, ni discipline, ni continuité sereine dans l’effort, dans la jouissance, dans l’admiration ; mais en tout, en art comme en politique, pour la science comme pour la religion, il n’y a et il n’y aura que des surexcitations passagères, sortes de lièvres violentes et fugaces, comme celles de M. Feldmann qui irritaient si fort sa femme. En un mot, la quantité s’efforce vainement de se traduire en qualité. Franchissons maintenant l’Océan, et nous verrons la qualité qui résiste pour ne pas se résoudre tout entière en quantité, aussi longtemps du moins qu’elle sait s’imposer des limites. En faisant la Révolution, la France a asséné le coup de grâce à la civilisation limitée de nos pères. Ce coup, elle l’a asséné, non pas intentionnellement, c’est vrai, mais en songeant et en visant à autre chose ; et c’est pour cela que, depuis, elle a continué d’aspirer et que, seule peut-être au monde, elle aspire encore à produire l’excellent, à valoir et à se faire valoir par la qualité plus que par la quantité. Mais l’excellent ne peut se multiplier aussi vite, aussi facilement et dans une aussi large mesure que le médiocre et le mauvais. Et alors voilà le peuple qui n’a pas tremblé devant l’Europe en armes, qui a osé défier Dieu et installer sur son trône la Raison, le voilà, ce peuple, qui hésite, qui s’inquiète, qui prend peur devant les chiffres grossissans lus dans les statistiques de ses voisins ; et il ne sait plus s’il est en décadence ou s’il marche à la tête des nations ; et tantôt il est fier de lui-même, tantôt il se décourage, a le sentiment d’être seul, se demande : « Que faire ? Résister à outrance contre l’universel triomphe de la quantité ? Ou abandonner entièrement l’ancienne tradition et s’américaniser comme les autres ?... » Lorsque je viens à Paris, dans mes courses solitaires à travers le monde, souvent, au coucher du soleil, je remonte par l’avenue des Champs-Elysées vers l’Arc de Triomphe. Tous comme moi, je pense, vous conservez, indélébile dans votre mémoire, l’image de cette heure crépusculaire... Moi, je me sens tout petit sur une immense route de l’histoire et du monde, et il me semble que les hommes qui passent à côté de moi y sont venus de toutes les parties de la Terre pour y chercher leurs destins. Mais sais-tu ce que je ne puis m’empêcher de penser, au milieu de ce rapide et infatigable cours d’élégances mouvantes et fulgurantes, dernier reste de beauté à notre grossière époque du Feu ? Je pense aux statistiques de la production du fer en Allemagne 1 Un million et demi de tonnes en 1870 ; deux mil- lions en 1875 ; trois en 1880 ; près de cinq en 1890 ; huit et demi en 1900 ; onze en 1905 ; près de quinze en 1910 !... Mes amis, croyez-moi : c’est depuis le jour où Apollon prononça son discours dans l’Olympe, qu’a commencé entre lui et Vulcain la guerre qui aujourd’hui est déchaînée dans le monde entier. Qui l’emportera ? Le fer est incontestablement un métal précieux : on en fait des chemins de fer et des machines ; on en fait des canons, des fusils, des cuirassés. Mais encombrer de fer le monde jusqu’à expulser d’ici-bas l’a beauté et toutes les qualités qui montrent la noblesse et la grandeur de l’esprit humain, n’est-ce pas ramener le monde à la barbarie ? Qui l’emportera, dis-je, de Vulcain ou d’Apollon, de la quantité ou de la qualité ?

Il se tut de nouveau, regarda encore dans la nuit. Subjugués par ce puissant enchaînement de pensées claires et profondes, nous nous tûmes aussi, par respect pour sa méditation. Sur le pont désert, à la faible clarté des lampes, un matelot passa sans bruit. L’Océan se reprit à gronder comme une cascade, dans les ténèbres. Le temps coula, — des minutes longues et recueillies, — jusqu’à ce que Cavalcanti, à demi-voix, peut-être pour ranimer la conversation, dit presque timidement :

— Ce sera Vulcain, j’en ai peur...

— Qui sait ? répondit lentement Rosetti. L’avenir est plus obscur et plus impénétrable que cette nuit où nous naviguons. Certes, à en juger par ce que l’on voit, il semble que Vulcain va devenir le maître du monde... Et néanmoins... Que, comme aux premières aubes de l’histoire, les hommes reviennent à adorer le Feu, rien que le Feu... non, je ne le crois pas ; cela me parait impossible. Mais... Apollon aurait besoin que lui vint en aide un grand acte de volonté de ces multitudes qu’aujourd’hui, sur toute la face du monde, la formidable poussée du progrès emporte et contraint de confondre le beau et le laid, le bien et le mal.

Il fit quelques pas, sembla hésiter. Et puis :

— Oserai -je le dire ?... Il faudrait que cet acte de volonté posât des limites... Oui, des limites... A quoi ?... Je ramasse tout mon courage. Ne me lapidez point... Ce manque de conventions, de traditions, de règles, de principes, de limites intrinsèques et extrinsèques dont j’ai tant de fois parlé, — en art, en philosophie, dans la production de la richesse, dans la consommation de la richesse, dans les désirs des hommes, — qu’est-ce autre chose, au fond, que la liberté qui, depuis un siècle, triomphe en ce monde, la liberté promise par la Réforme, par la philosophie du XVIIIe siècle, par la Révolution ? Exprimons-nous clairement. La puissance du Feu a grandi dans le monde avec la Liberté, et Apollon a voilé de honte et de douleur sa face divine, le jour où il a vu la Liberté gouverner les deux mondes par le bras de dynasties sceptiques, d’aristocraties affaiblies, de démocraties hypocrites, cupides et ignorantes ; le jour où il a vu l’Europe et l’Amérique dirigées par des gouvernemens qui tremblent devant ceux qu’ils devraient faire trembler, qui n’osent plus ordonner une dépense de mille francs dont se scandaliserait le boutiquier du coin, qui se laissent reprocher avec insolence par le manufacturier enrichi de ne savoir pas administrer la chose publique aussi bien qu’il administre lui-même sa fabrique, et qui, non moins dépourvus de pompes et de cérémonies que de respect et de prestige, empêtrés dans mille questions d’intérêt mesquines, se glorifient presque d’être ignorans et inutiles, proclament eux-mêmes leur incompétence en matière d’art, de philosophie, de religion, et sont devenus assez inconsciens pour payer les barbares qui recherchent l’Ur-Ilias. Mais le Feu et la Liberté avaient depuis longtemps contracté une secrète alliance, monsieur Cavalcanti. Toutes les doctrines, toutes les philosophies, toutes les écoles, tous les mouvemens politiques, religieux et sociaux qui, dans les derniers siècles, ont ruiné ou éloigné tout ce qu’il fallait abolir pour que les anciennes limites ne gênassent plus personne… Mon Dieu, que ces crises éliminatoires sont nombreuses ! On est pris de vertige, quand on y pense : le protestantisme, la Révolution française, les philosophies critiques, le romantisme, toutes les guerres et toutes les petites révolutions du XIXe siècle, les théories démocratiques, les institutions parlementaires, les libertés politiques, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les livres de Rousseau, l’émigration, l’Amérique, les découvertes de la science, la diffusion de l’alphabet… Autant de diableries qui ont infusé peu à peu dans les esprits cette mobilité, cet orgueil, ce désir des nouveautés, ces convoitises et ces ambitions au moyen desquelles et par lesquelles le Feu a pu mettre dans le monde le terrible désarroi qui effraie tant Mme Ferrero. Mais à son tour le Feu triomphant a récompensé la Liberté par des services qui manifestent l’alliance. Car il accroît chaque jour la mobilité des esprits, leur orgueil, le désir des nouveautés, la convoitise, l’ambition, l’impatience, et, par conséquent aussi, la manie d’être libre, le besoin de renverser à droite et à gauche toutes les limites. Aujourd’hui Auguste Comte est à peu près oublié, si bien que nous nous sommes presque mis à rire lorsque nous avons rencontré à bord de ce navire un comtiste survivant, l’amiral. Pourquoi cela ? Parce que Comte voulait créer une philosophie limitée, qui s’abstiendrait au moins de mettre en doute la vérité de la science et la réalité du monde, et qui, par là, pourrait être, comme la philosophie d’Aristote ou celle de saint Thomas, un instrument de discipline. Ce qui triomphe, ce sont les philosophies illimitées, celles qui vont jusqu’à poser en problème si la science est vraie et si le monde existe. La même machine qui a servi aux incrédules pour donner l’assaut à Dieu, sert maintenant aux croyans pour démolir la science ; de tous côtés, pullulent les esprits inquiets et subtils qui enseignent aux hommes à raisonner de toutes choses sans jamais s’imposer de borne, au risque de n’avoir plus aucun guide dans le monde : ni la religion, ni la science. Mais qu’y pouvons-nous faire ? Désormais la philosophie, protégée par Vulcain, ose déposer le masque dont elle s’était prudemment couverte en des siècles plus dangereux ; sortir de l’incognito et montrer officiellement sa véritable qualité de grande maîtresse dans l’art de franchir les limites, sous couleur de les considérer du dehors et d’en haut....

Je ne pus m’empêcher d’interrompre.

— Mais, dis-je, aujourd’hui en discutant la valeur de la science, la philosophie s’efforce de nous défendre contre la nouvelle imposture qui nous menace sous le faux nom de science. Aujourd’hui, tout prétend se donner et se faire passer pour science, jusqu’aux insanités des théosophes et de Mme Eddy. Science chrétienne, mais science ! Du reste, vous aussi, l’autre soir, vous avez dit que la science est devenue le factotum du monde moderne. Bergson a raison : la science peut étudier à fond la matière inanimée, parce qu’elle peut la décomposer, la simplifier, l’analyser ; mais la vie lui échappe. Or c’est surtout la vie et les êtres vivans que les savans voudraient accaparer.

— Cela est vrai, répondit Rosetti. Et je crois vrai encore, du moins dans une certaine mesure, ce qu’Alverighi nous a répété si souvent contre l’oligarchie intellectuelle de l’Europe, afin de justifier sa fuite en Amérique. Mais, si ces maux sont réels, penses-tu que la philosophie de Bergson, — qui d’ailleurs est un grand philosophe et qui a réhabilité la philosophie en tant que genre littéraire, ce dont elle avait grand besoin depuis Kant ! — penses-tu, dis-je, qu’elle ait le pouvoir de les guérir ? ou que, comme le propose Alverighi, mieux vaudrait américaniser le monde ? La cause du mal est morale, et, pour guérir ce mal, il faudrait une vertu... une grande vertu, en tout temps nécessaire... nécessaire aujourd’hui comme l’air aux poumons... la loyauté !

Et il se tut, soit qu’il cherchât le moyen d’expliquer cette dernière pensée, soit qu’il eût été dérangé par les deux marchands de vin qui passaient à côté de nous, encapuchonnés, causant avec animation dans leur horrible dialecte piémontais. De nouveau l’Océan gronda sous nos pieds comme une cascade. Après quelques instans de silence, Cavalcanti sollicita doucement une explication.

— Vous avez dit une vertu nécessaire, la loyauté...

— Oui, continua Rosetti. Nonobstant le désir immodéré des richesses, nous sommes meilleurs que ceux qui nous ont précédés. Si on le niait, on serait injuste. J’ai déjà dit tout à l’heure que nous avons allié à plusieurs vertus païennes les vertus chrétiennes et quelques autres plus récentes : d’où il résulte que nous sommes plus justes, c’est-à-dire meilleurs. Les puissans abusent moins de leur force, non seulement parce qu’ils ne le peuvent pas, mais aussi parce qu’ils ne le veulent pas. Peut-être sommes-nous un peu plus intempérans ; mais nous sommes plus laborieux. En somme, et tout compte fait, nous n’avons pas à nous plaindre. Mais... il y a un mais ! J’arrive à la loyauté. Aucune civilisation n’en eut jamais aussi grand besoin. Car j’ai beau prêcher que l’homme doit marcher vers l’avenir sans retourner la tête : je ne me fais pas d’illusion, vous savez. Précisément parce que ce sont des limites, des limites conventionnelles et toujours provisoires, l’homme est sans cesse en guerre avec les principes sur lesquels repose l’ordre social et moral. Les intérêts et les passions cherchent donc à déplacer les limites, à les franchir, soit par les moyens violens, — guerres, révolutions, séditions, lois martiales, bombes, attentats, crimes, — soit, plus souvent, parce qu’il y a moins de danger, à les éluder par la sophistique. Pourquoi la sophistique n’est-elle jamais morte des blessures que la logique lui a infligées en tant de duels mémorables ? Pourquoi toutes les époques ont-elles patenté et couvert d’or une corporation officielle de sophistes, les avocats ? Pourquoi Socrate put-il croire qu’il accomplissait une grande réforme morale en apprenant aux hommes à bien raisonner ? Parce que la sophistique est l’arsenal où l’homme cherche les moyens d’appliquer ces principes, lorsqu’ils lui reconnaissent un droit, et de les éluder tout en feignant de les respecter, lorsqu’ils lui imposent un devoir. Or, si l’homme recourait largement à cet arsenal, au temps où les principes étaient consacrés par la religion, que ne fera-t-il pas maintenant que, sorti de l’enfance, il a découvert le secret du jeu ? L’esprit critique est trop vif à notre époque, nous sommes trop vieux, nous connaissons trop l’histoire et nous sommes désormais trop habitués à jouir de la liberté effrénée au milieu de laquelle nous vivons. Et vous aviez raison, Cavalcanti, quand vous disiez que, si notre civilisation est à tel point plastique, progressive, vivace, c’est à cette clairvoyance qu’elle le doit. Plus l’homme vieillit, plus il devient riche, sage, puissant, et plus il devrait se répéter à lui-même, s’inculquer profondément dans l’esprit cette règle suprême de la sagesse : « Va, sans jamais tourner la tête en arrière pour voir le bras qui te pousse ; crois et observe le principe que tu professes, comme s’il t’était imposé par Dieu, comme s’il représentait l’unique vérité, l’unique beauté, l’unique vertu, la santé et le salut du monde ; ne discute pas, ne sophistique pas, ne transige pas ; sois fidèle à ta conviction jusqu’au bout, sans avoir peur de risquer pour elle ta vie et ta fortune ; oblige-toi toi-même à ne pas mentir et à ne pas trahir, alors que personne autre ne peut t’y obliger. Mais, si ton principe tombe, résigne-toi à sa chute comme s’il n’avait été qu’une limitation humaine, conventionnelle, arbitraire de cette infinie Vérité, de cette infinie Beauté, de ce Bien infini qui continuent à circuler dans le monde par le nouveau principe qui a emporté le tien. » Malheureusement, la civilisation moderne, si prompte à accuser de mensonge les civilisations qui l’ont précédée, est elle-même la plus grande école de mensonge que l’on ait jamais vue. Et pourquoi ? Parce que, si, en fait, la quantité triomphe aujourd’hui dans le monde grâce aux machines, au feu, à l’Amérique, elle ne peut pas, malgré tout, assumer ouvertement et en son propre nom le gouvernement du monde : car l’homme, toujours et partout, dans n’importe quelle condition et à n’importe quel moment, a besoin de traduire la quantité en qualité et de croire que les choses dont il se sert répondent à un idéal de perfection. Même à une époque où le monde s’est détérioré à un tel point et où presque tous les critériums qualitatifs, presque tous les étalons de mesure se sont égarés ou confondus dans la médiocrité, même aujourd’hui, dis-je, personne ne s’habitue à reconnaître une chose pour meilleure parce qu’elle coûte davantage, c’est-à-dire à faire de la quantité le critérium de la qualité. Au contraire, chacun veut se convaincre que, s’il la paie plus cher, c’est parce qu’elle est meilleure ; sinon, il lui semblerait qu’il s’avouerait à lui-même sa propre sottise. Voilà pourquoi la quantité doit prendre le masque de la qualité et user de fraude autant qu’il lui est nécessaire pour tromper les hommes et pour leur faire croire que, au moment même où ils ne se procurent que l’abondance, ils poursuivent aussi la beauté ou la bonté. De quelle manière ? En devenant une grande usine de fraudes. Que sont tous ces tapis de Smyrne fabriqués à Monza, tous ces meubles indiens fabriqués en Bavière, toutes ces nouveautés de Paris fabriquées en cent lieux, tous ces lapins à qui quelques semaines suffisent pour se métamorphoser en loutres, sinon des mensonges de la quantité qui vole à la qualité ruinée et proscrite ses derniers haillons ? Qui ne sait combien de procédés et de substances la chimie a fournis à l’industrie pour tromper le public ? Il n’est donc pas étonnant que notre société ne possède aucun instrument de vérité et de foi qui agisse sur les consciences, comme faisaient autrefois le serment et l’honneur, par lesquels les religions et les aristocraties contraignaient l’homme à être sincère quand il pouvait mentir impunément, fidèle quand il pouvait être félon. Et, dès lors, on comprend que, dans la société moderne, naissent et deviennent graves des, difficultés pour la solution desquelles on s’ingénie à trouver des doctrines, des institutions, des mesures préventives ; mais tout cela demeure sans succès, parce que ces difficultés ne sont que des questions de loyauté, tandis que, si le sentiment de la loyauté existait, il les résoudrait en une seconde. Je prends la science pour exemple. Si notre époque développait dans les âmes l’horreur du mensonge et de la tromperie, la science renoncerait à feindre qu’elle possède sur la vie un empire qu’en réalité elle ne possède pas ; elle proclamerait elle-même son vrai caractère, qui est d’être un principe de connaissance sûr, mais limité ; elle aurait horreur de faire croire aux hommes qu’elle peut donner la santé, la jeunesse, la bonté, la victoire, la richesse ; et les hommes ne seraient pas réduits à protester contre ces mensonges en s’affiliant, comme Mme Yriondo, à la Christian Science. Les savans viendraient au milieu des hommes avec une âme pure, et ils leur diraient : « Nous avons beaucoup étudié et nous savons peu de chose. Ce peu que nous savons, nous le mettons à votre disposition ; mais n’allez pas croire que nous soyons des mages. Nous sommes des hommes comme vous. Une grande partie de votre destinée dépend d’un mystère plus fort que nos faibles intelligences. La vie nous échappe. Une plante, un animal, un homme, un peuple, une civilisation sont une synthèse d’élémens divers ; il est impossible d’isoler un de ces élémens sans détruire l’être même qui résultait de leur synthèse : ce qui veut dire que notre science, pour étudier la vie, doit nécessairement la détruire, et qu’il lui est donc impossible de l’étudier autrement qu’au vol, à la dérobée et comme par surprise. La vie est comme une grande et sombre caverne dont nous ne pouvons regarder l’intérieur qu’à travers une fente par où, avec votre regard, passe aussi la lumière du soleil. Si nous nous plaçons trop loin de la fente, nous ne réussissons plus à discerner rien dans la caverne ; si au contraire nous nous rapprochons trop de la fente, notre tête intercepte les rayons lumineux et fait l’obscurité sur ce que nous voudrions voir. Il s’agit donc de trouver le point où, quoique sans intercepter les rayons lumineux, nous réussirons à voir le mieux possible. Mais ce point n’est pas le même pour tous les hommes ; chacun doit le chercher lui-même, et, pour le chercher, il est bien obligé de tâtonner, de se placer d’abord trop près ou trop loin. C’est pourquoi l’erreur est continue, l’illusion incessante, le labeur atroce. Et, lorsque un homme a réussi enfin à trouver le point précis, que voit-il ? Des ombres qui se meuvent dans une pénombre, et cela, pendant un instant seulement : car aussitôt le désir de mieux voir porte cet homme à s’approcher davantage de la fente, dans l’espoir que les ombres deviendront plus claires ; mais au contraire elles s’obscurcissent davantage. Alors il se hâte de se retirer, recule au delà du point précis, ne voit pas mieux ; et il recommence à avancer et à reculer, jusqu’à ce qu’enfin il retrouve le point favorable, mais seulement pour une seconde : car le tourment de cette illusion et de cette désillusion toujours renaissantes recommence à l’agiter.

Il se tut, regarda sa montre.

— Oh ! dit-il. Voilà qu’il est minuit. Vite au lit !

Et il nous quitta.

Cavalcanti et moi, nous nous promenâmes quelques instans sur le pont, sans rien dire, absorbés dans nos méditations Enfin Cavalcanti me dit :

— C’est vraiment un sage, un profond penseur !

— Oui, lui répondis-je. Mais, s’il a raison, nous, n’avons-nous pas tort ? Quand je dis « nous, » je veux dire notre temps... Il nous a tenus suspendus entre les deux mondes ; mais, à présent, je voudrais savoir de quel côté nous devons nous jeter. A droite ou à gauche ? Une envie me vient de voler au docteur son refrain. — On ne peut pas vivre à cheval entre les deux mondes !


XXII

Le jour suivant, à midi, nous arrivâmes à 37° 2’ de latitude, 1° 37’ de longitude ; et, dans l’après-midi, tandis que nous naviguions en vue des côtes montueuses et désertes de l’Espagne, la petite société de hasard qui s’était formée au milieu de l’Océan, sur le Cordova, commença de se dissoudre. Les amitiés nouées pendant ces deux semaines se relâchaient, les groupes s’éclaircissaient ; chacun pensait déjà à ses bagages, à ses affaires, au débarquement, à ce vaste continent où nous allions tous reprendre pied dans deux jours et où jamais plus nous ne nous rencontrerions. L’amiral ne se montra point. Je n’aperçus Alverighi qu’un moment, tandis que, avec un gros paquet de papiers dans la main, il se rendait chez Vazquez. Rosetti s’était enfermé dans sa cabine, pour écrire. Mais je m’entretins avec Cavalcanti, le seul qui ne se préoccupait, ni de la terre, ni de l’arrivée, ni des bagages, mais qui pensait seulement au discours de la veille au soir. Nous en reparlâmes longuement, de ce discours, avec une sorte d’émotion, en face de la mer bleue et un peu agitée.

Je ne songeais plus guère à Mme Feldmann, lorsque, dans la soirée, quelques minutes avant le dîner, je la vis tout à coup paraître devant moi dans le salon d’attente, élégante et parée de joyaux, comme d’habitude. Non sans un peu d’embarras, je lui demandai :

— Comment allez-vous ?

— Aussi mal que possible, me répondit-elle en levant vers moi son visage un peu fatigué et en me tendant sa main chargée d’anneaux, avec un sourire. Mais il a bien fallu que je m’arrache à ma cabine et que je descende. Moi aussi, j’ai à m’occuper de mes bagages.

Ensuite elle me demanda quand nous arriverions.

— Après-demain dimanche, lui dis-je, un peu avant midi, si le golfe du Lion ne nous joue pas quelque vilain tour.

Je ne savais si je devais lui parler de ses ennuis, ni par où commencer. Heureusement, l’amiral survint. Nous causâmes du temps et du voyage, avec la gêne de personnes qui parlent de choses auxquelles elles ne pensent pas et qui pensent à une même chose dont elles ne parlent pas. La cloche sonna pour le diner. Nous entrâmes ensemble dans la salle à manger. De nouveau à toutes les tables, je remarquai des coups de coude, des chuchotemens, des regards jetés à la dérobée, des yeux et des têtes qui se tournaient vivement, comme ce premier soir où l’entrée de Mme Feldmann avait fait rayonner dans la modeste salle à manger du Cordova la gloire des fabuleuses races de Crésus à laquelle elle appartenait ; mais, cette fois-ci, l’attention des curieux n’était plus la même. « Tu dois en avoir fait de belles, semblaient dire ces mouvemens et ces regards, pour qu’il te soit arrivé pareille mésaventure ! »

Pour la première fois, ce soir-là, il y eut à notre table de la froideur et du silence. Tout le monde pensait à la chose dont personne n’osait souffler mot. Le diner fini, je sortis avec Mme Feldmann. Quand nous fûmes dans le vestibule, elle endossa le manteau qu’elle y avait laissé sur le divan, et, se tournant vers moi :

— Voulez-vous me tenir compagnie sur le pont ? me dit-elle. J’ai besoin de prendre l’air.

Mais, lorsque nous fûmes dehors, je m’aperçus que la brise était froide : je laissai un instant ma compagne et je rentrai pour prendre ma pèlerine dans le vestibule. J’y trouvai la belle Génoise, le docteur de São Paulo, sa femme et le joaillier qui, réunis en cercle, s’entretenaient avec animation.

— Il faut qu’elle ait une belle effronterie ! disait nerveusement la Génoise. Après ce qui lui est arrivé ! Venir avec de tels atours, comme à une fête ! Pour moi, un pareil trait suffit. Son mari a raison de la planter là !

— Et porter des perles dont la fausseté crève les yeux à un kilomètre de distance ! ajoutait le joaillier. Pour qui nous prend-elle ? Croit-elle que nous soyons des aveugles ou des imbéciles ?

Je ressortis ; je rejoignis Mme Feldmann sur le pont, au milieu du navire, où elle s’était assise, et je cherchai un moyen d’engager la conversation. Mais ce fut elle qui prit la parole.

— J’ai trouvé, vous savez ? me dit-elle. Je suis une sotte, j’en conviens ; mais pas au point que l’on croit. J’ai creusé ma petite cervelle pendant deux jours. Il croyait que je le soupçonnais !

C’était ainsi qu’elle s’expliquait enfin bien des faits dont elle n’avait pas réussi tout d’abord à se rendre compte. Par exemple, son mari s’était mis dans une colère terrible, un certain jour où, comme elle avait vu dans une valise qu’il emportait en voyage une extraordinaire quantité de parfums, de brosses, de peignes et d’autres objets de toilette, elle lui avait demandé en riant s’il partait à la recherche d’aventures. Un autre jour où, par inadvertance, elle avait ouvert une lettre adressée à M. Feldmann, peu s’en était fallu qu’il ne la menaçât de divorcer, si le cas se reproduisait. Et quelles fureurs, une autre fais que, irritée par une petite querelle, elle lui avait dit qu’il était fait, non pour avoir femme et ménage, mais pour vivre avec une maîtresse qu’il changerait tous, les deux ans !

— Et penser, conclut-elle, que pas un instant je n’ai rien soupçonné ! Jamais ce malheureux ne m’a comprise. Lui, il se défie toujours ; moi, au contraire, j’ai toujours confiance. Les yeux fermés ! Je suis ainsi faite.

Je l’avais écoutée d’un air impassible, tout en la regardant comme quand on est en méfiance et qu’on se tient sur ses gardes. A la fin, me rappelant les confidences de l’amiral, je lui dis que sa supposition n’avait rien d’invraisemblable : après quoi, malicieusement, afin de la sonder :

— C’est sans doute pour cela, dis-je en la considérant fixement, qu’il ne voulait pas prendre le café avec vous, le matin...

Elle me regarda, surprise.

— Que voulez-vous dire ? A quoi faites-vous allusion ?

Je lui racontai alors ce que l’amiral m’avait rapporté. Mais, avant même d’être arrivé au milieu de mes explications, je compris l’imprudence de mes paroles.

— Mon Dieu, mon Dieu ! gémit-elle joignant les mains. Il était devenu fou à ce point !... C’est la comtesse qui lui a mis cette infamie-là dans la tête, j’en suis sûre ! Cette vieille scélérate !... Maintenant, je comprends tout !

Vexé de ma propre maladresse, je voulus détourner la conversation. Sans y mettre beaucoup de bonne grâce, et même avec un peu de brusquerie, je dis à Mme Feldmann qu’il fallait prendre tout au sérieux, mais rien au tragique ; que souvent les événemens pénibles amenaient d’heureux résultats ; qu’elle était jeune, riche et belle...

— Vous me flattez, interrompit-elle avec une complaisance modeste. Certes, à côté de miss Robbins, je fais encore assez bonne figure. Si vous saviez comme elle est vulgaire !

Mais, quand je lui dis qu’en somme, dans ces conditions, la liberté n’était pas pour elle un si grand malheur, je la vis se recueillir, froncer les sourcils, devenir sombre ; puis, soudain :

— Moi, moi ? interrompit-elle comme frappée d’épouvante. M’établir à Paris en femme divorcée ? Pour que tout le monde croie que j’ai trahi mon mari ? Jamais, jamais !

— Allons, madame, n’exagérez pas ! Il y a aujourd’hui quantité de femmes divorcées, et notre temps n’est plus celui de jadis.

— Aux yeux du monde, une femme divorcée est toujours coupable, et tous les hommes se croient autorisés à lui faire la cour.

— Le beau malheur ! repartis-je.

Elle ne me laissa pas le loisir de la consoler avec une pointe d’ironie, comme je l’aurais voulu. Elle continua :

— Ou vivre seule ? Mais comment le pourrais-je ? et que ferais-je ? N’avoir plus aucun appui ? Est-ce qu’on peut redevenir libre, à mon âge ? Est-ce que la liberté signifie encore quelque chose pour moi ? Non, non, ce n’est pas possible : je ne vivrais plus...

— Remariez-vous donc !

— Me remarier ? courir le monde avec un autre homme, alors que mon mari vit encore ? Grand Dieu, non ! Il me semblerait que je fais une fugue avec un amant... Je suis une femme « vieux jeu, » moi, comme dit ma fille.

— Que voulez-vous alors, madame ? demandai-je.

Elle leva les yeux sur moi, et, paisible, avec une dignité fière :

— Ce que je veux, répondit-elle, c’est rester la femme de mon mari, être Mme Feldmann, comme je l’ai été pendant vingt-deux ans. Est-ce que cela vous paraît excessif ?

Je n’y avais pas songé ! Je me tus, un instant, décontenancé ; puis, laissant là le ton bourru, je lui demandai gentiment, d’un air un peu mortifié et non sans quelque hésitation, ce qu’elle se proposait de faire.

— Dès que j’aurai débarqué à Gênes, me dit-elle, je prendrai le rapide pour Paris, je gagnerai Cherbourg ou le Havre, et je me rembarquerai sur le premier paquebot en partance pour New-York. Quand mon mari me reverra, il reviendra à de meilleurs sentimens, j’en suis certaine...

Et elle conclut avec assurance, en soulignant cette phrase avec le même sourire énigmatique que j’avais remarqué sur son visage chaque fois qu’elle l’avait déjà prononcée :

— Mon mari m’aime... Vous en doutez ? ajouta-t-elle.

J’en doutais si fort, en effet, qu’elle avait pu lire le doute dans mes yeux. Mais, au lieu de répondre à sa question, je lui demandai à mon tour pourquoi son mari, s’il l’aimait, voulait divorcer.

— Il a été obligé, reprit-elle, de retourner à New-York pour affaires ; ce n’est pas lui qui a voulu partir. Mais, à New-York, miss Robbins l’a ressaisi dans ses filets. Je comprends mainte- nant pourquoi nous avons fait ce long voyage dans l’Amérique du Sud. Le scandale du Great Continental n’a été qu’un prétexte. Il voulait fuir miss Robbins. Oui, oui, j’en suis certaine. Et c’est aussi l’avis de Lisetta.

Je me tus, intimidé par l’autorité de Lisetta, et aussi parce qu’il me répugnait, soit d’enlever à Mme Feldmann ses illusions, soit de lui en donner de nouvelles. Elle devina encore ce que signifiait mon silence et me demanda, un peu anxieuse :

— Vous n’êtes pas de cet avis ?

Mais déjà je sentais naître en moi-même un commencement de pitié. Je voulus dissimuler mes doutes ; j’essayai de la réconforter ; mais j’eus la maladresse de lui redire qu’elle avait de la culture, de l’esprit, des amitiés, de la fortune...

— Vous aussi, vous aussi ! s’écria-t-elle en m’interrompant d’une voix âpre, toute frémissante. De la fortune, de la fortune ! Tu as des millions : que te faut-il de plus ? Si mon mari me trompe, m’abandonne, me jette au milieu de la rue lorsque le caprice lui en vient, je n’ai pas le droit de me plaindre : j’ai des millions, je pourrai toujours habiter un hôtel luxueux, avoir automobile, porter des perles comme celles-ci. Car celles-ci sont de vraies perles ; les seules vraies perles que j’aie portées pendant ce voyage... N’ai-je pas tenu, moi, tous mes engagemens ? Est-ce que j’ai eu des amans ? Est-ce que je n’ai pas été fidèle, docile, soumise ? Je l’ai aimé beaucoup plus que je ne le lui ai dit, et voilà quelle sera ma récompense !... Si je disais aujourd’hui qu’un autre homme me plaît, tout le monde ne me reprocherait-il pas d’être une gourgandine ?... Non, non ! Il serait infâme qu’il y eût un tribunal pour prononcer un pareil divorce ! Cela n’est pas possible et je ne veux pas y croire !... Et moi, que ferais-je ensuite ? Où irais-je, seule, sans famille, sans foyer, suspecte et déconsidérée ? Qu’est-ce que le monde penserait de moi ?... Et puis, quand on a vécu une partie de sa vie en Amérique, comme j’ai fait, croyez-vous qu’on puisse de nouveau se restreindre à vivre en Europe ! L’Europe est un monde trop fermé, trop petit, trop plein de misères... Non ! cette immense fortune, nous l’avons faite ensemble ; ma fortune personnelle n’est rien en comparaison ; et une partie de ces richesses est à moi. Mon mari n’a pas le droit de me la voler pour la donner à une femme de chambre !... Je me suis fait une place dans la société, en Europe et en Amérique, et je ne veux pas la perdre parce que mon mari a des caprices. Savez-vous qu’avec lui, dans quelques années, je pourrais devenir la femme d’un ministre ou d’un ambassadeur ? Il parait qu’on le nommera, si, aux prochaines élections... Pourvu que j’arrive à temps ! Mon Dieu, mon Dieu !... Pourquoi l’Amérique est-elle si loin ?...

Elle éclata en sanglots, sans faire attention aux passagers qui circulaient sur le pont et qui s’arrêtaient pour la regarder. Je me tus, une minute, fort troublé. Je me disais en moi-même : « Les richesses de l’Amérique et les splendeurs de la vie mondaine, cette femme les a méprisées tant qu’elle était sûre de les posséder ; mais, maintenant qu’elle craint de les perdre... Il est donc vrai que les biens de la terre paraissent insipides quand on les a, mais que pourtant il est impossible de s’en passer ? » Un peu attristé par ces réflexions, je tentai de l’encourager d’une autre manière. Je lui fis observer que, si son mari était venu à mourir, elle se serait aussi trouvée seule et sans famille dans le monde.

— Mais mon mari n’est pas mort ! s’écria-t-elle parmi les larmes et les sanglots... S’il était mort, je me consolerais plus facilement !

De nouveau ce cri me ferma la bouche. Sur ces entrefaites, l’amiral accourut et se joignit à moi pour l’apaiser ; mais il s’y prit avec plus de tact. Lorsqu’elle fut un peu calmée, elle se retira, en compagnie de l’amiral. Resté seul, je fis un tour sur le pont, en repensant à ce qui avait été dit, le jour précédent, sur la loyauté. Mais j’étais toujours incertain en face du dilemme : — victime ou comédienne ? — Car, si les larmes de Mme Feldmann m’avaient troublé, elles ne m’avaient pas encore convaincu.

Le lendemain, — c’était samedi, veille de l’arrivée, — lorsque je rencontrai l’amiral, je lui rapportai ce que Mme Feldmann m’avait dit le soir précédent, sans lui dissimuler que la ferme confiance qu’elle avait de ramener son mari à de meilleurs sentimens me semblait fort chimérique. Mais l’amiral ne désespérait pas ; il m’objecta que le cœur humain est plein de mystères ; il énonça quelques autres propositions de cette sorte, qui de nouveau me donnèrent à penser qu’il en savait plus qu’il n’en disait. J’insistai. Il laissa échapper quelques mots plus significatifs ; je le pressai davantage encore ; et, peu à peu, je tirai de lui tout ce qu’il savait. Avec beaucoup d’hésitation, bribes par bribes, il me raconta que Mme Feldmann, encouragée sans doute par leur vieille amitié et par l’âge d’un confident qui aurait pu être son père, lui avait fait, la veille au soir, d’étranges révélations. Elle lui avait dit qu’elle avait été élevée un peu romantiquement, « parmi les fleurs et la musique, » dans une ignorance heureuse, parce que, exempte de curiosité, elle s’imaginait l’amour d’après les mélodrames entendus au théâtre, et aussi parce que, — elle ignorait pour quelle raison, — les jeunes filles qu’elle avait pour compagnes s’étaient toujours abstenues de parler de ces choses-là en sa présence. Que de fois ses anciennes amies, lorsqu’elle les avait revues depuis son mariage, lui avaient avoué : « En ta présence, aucune de nous n’osait rien dire ! » Mais, après son mariage, elle avait bien été forcée de se convaincre que les hommes entendaient l’amour d’une façon qui n’était pas tout à fait celle des héros de mélodrame. D’abord, cette découverte l’avait un peu fait rire, un peu ennuyée, un peu inquiétée ; mais ensuite elle s’était laissé entraîner par ce torrent de passion : et, en fin de compte, elle n’en avait eu ni regret ni souffrance. Et elle devait confesser que, en admettant que ce qui fait plaisir aux hommes soit le véritable amour, elle avait été positivement adorée, du matin au soir, et plus encore du soir au matin. Elle se rappelait pourtant que, deux ou trois fois, le volcan avait paru s’éteindre et même se couvrir de neige, à l’improviste ; et, la dernière fois, c’était justement pendant la crise du Great Continental. Or, chaque fois, son mari lui avait semblé très préoccupé de s’excuser en alléguant le travail et la fatigue. Elle avait cru à cette excuse, parce qu’elle était une sotte ; mais, à présent, elle commençait à se demander si la cause réelle de cette glace soudaine n’avait pas été miss Robbins plutôt que le Great Continental ; et encore si, les fois précédentes, il n’y avait pas eu quoique autre femme en jeu. D’ailleurs, le volcan s’était toujours rallumé, même après la crise du Great Continental, et surtout à Rio : car son mari n’avait jamais montré une passion plus ardente que durant le mois qui avait immédiatement précédé son départ pour New-York. Pendant ce mois, le mari était allé jusqu’à demander à sa femme des rendez-vous pendant le jour, sans avoir la patience d’attendre le soir ! Aussi, pour le convertir, comptait-elle sur sa propre beauté : elle se présenterait à lui vêtue et parée d’une certaine manière qui, elle le savait par expérience, lui plaisait beaucoup ; ils éclateraient en larmes tous les deux, et...

— Je comprends, je comprends ! m’écriai-je en riant. Mais alors ce mari est fou.

Ce que je venais de comprendre, c’était la mystérieuse signification de l’étrange sourire que j’avais vu sur les lèvres de Mme Feldmann, chaque fois qu’elle m’avait parlé de son mari et de l’amour qu’il avait pour elle. Mais, brusquement je cessai de rire, et un scrupule me glaça. Était-il possible qu’une honnête femme, à quarante-cinq ans et après vingt-deux ans de mariage, contraignit son imagination inexpérimentée à concevoir des lascivités de courtisane pour séduire son mari ? Les plus tragiques horreurs de la vie sont, hélas ! celles qui donnent envie de rire aux hommes légers et aux sots, c’est-à-dire au plus grand nombre. Et ce dont je riais, n’était-ce pas une de ces horreurs dont le monde est plein ?... Un peu plus tard, au déjeuner, lorsque je remarquai pour la première fois sur le visage de Mme Feldmann toutes ces traces de vieillesse que la douleur y avait peut-être empreintes durant les derniers jours, mais dont, en tout cas, je ne m’étais pas encore aperçu ; quand, pour la première fois, je constatai que la femme qui roulait sous son front pur de tels desseins, était sur le point de devenir une vieille femme, la pitié fut la plus forte et un remords m’étreignit le cœur. J’avais donc cédé, moi aussi, à cette lâcheté qui, si souvent, en présence d’une oppression, nous rend féroces contre la victime ? Moi aussi, j’avais donc cherché à me convaincre que la victime avait mérité son malheur, comme on fait si souvent pour s’épargner le déplaisir de voir l’injustice impunie et la peine de venir en aide à l’opprimé ? Au fond de mon cœur je pris parti pour elle, et je conclus décidément que son mari devait être ou un fou ou un scélérat.

À midi, nous étions arrivés à 41° 22′ de latitude, 4°2 de longitude orientale. Avant la sieste, je pris Rosetti à part, et, poussé un peu à parler par mon chagrin intérieur, je lui dis en confidence les étranges choses que l’amiral m’avait révélées. Il m’écouta ; puis, sans rien dire de plus :

— Ce sont les misères de la vie ! prononça-t-il.

Vers quatre heures, je sortis encore une fois de ma cabine, tandis que, en plein golfe du Lion, — un Lion qui, ce jour-là, s’était apprivoisé, — nous naviguions sans apercevoir les côtes ; et, comme je faisais les cent pas sur le pont de promenade, à bâbord, je vis Rosetti qui, adossé à la balustrade, discutait avec le docteur et Alverighi debout devant lui. Cela n’avait pas de quoi me surprendre ; mais ce qui m’étonna, ce fut de constater, au premier coup d’œil, que tous les trois, y compris Rosetti, ordinairement si calme, étaient fort excités. Aucun d’eux ne répondit à mon salut.

— Oui, oui, disait Rosetti au docteur, avec véhémence. Mais aujourd’hui l’homme travaille, travaille, travaille ! Il a réussi à vaincre jusqu’à son invincible fainéantise ! Comment voulez-vous qu’après cela notre époque ne soit pas indulgente pour le reste ?

Alverighi faisait de grands gestes d’assentiment : mais le docteur répondait :

— Fort bien ! Et alors, quand votre femme est vieille ou ne vous plaît plus, M. Feldmann vous enseigne ce que vous avez à faire. Vive l’Amérique !

— Un homme, répliqua Rosetti vivement et avec force, peut être un mari médiocre ou même un mari mauvais, et rendre de grands services à son pays. Si vous étiez ministre, ôteriez-vous, en temps de guerre, le commandement à un général capable de vaincre, pour la seule raison qu’il aurait trahi sa femme ?

En ce moment, un matelot vint chercher le docteur qui, après nous avoir fait un petit salut, s’éloigna de sa démarche raide et soldatesque.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je aux deux autres, en souriant. Le docteur vous a-t-il fait perdre à vous-même la patience, monsieur Rosetti ?

Et Alverighi me raconta que, ayant rencontré le docteur, ils s’étaient mis à causer de diverses choses, notamment de Mme Feldmann et de la morale des hautes classes en Europe et en Amérique. Le docteur n’avait pas tardé à lancer une violente invective contre l’Amérique, contre la Révolution française, contre la démocratie, contre l’émigration et contre la civilisation moderne tout entière. Alors Rosetti avait perdu patience ; et cela avait fait naître cette dispute dont j’avais entendu les dernières ripostes.

— Mais, demandai-je ensuite à Rosetti, j’espère que vous parliez un peu ironiquement ?

Sur ces entrefaites survint Vazquez, qui emmena Alverighi pour les affaires ; et je restai seul avec Rosetti qui me prit par le bras et qui commença de se promener lentement sur le pont, sans rien dire, d’un pas un peu fatigué et en s’appuyant sur moi. Enfin, au bout de quelques minutes :

— Non, non, dit-il. Je ne parlais point ironiquement. Je parlais sérieusement. Peut-être ai-je exagéré ; mais que veux-tu ? Je ne puis entendre bougonner de cette manière contre les vices, la corruption, la dépravation de notre époque.

— Et pourtant, ingénieur, repris-je, je vous avoue que je comprends l’indignation du docteur. Rappelez-vous ce que je vous ai raconté ce matin...

— Si tu pouvais ôter comme un couvercle le toit des maisons d’une ville, me répondit Rosetti, peut-être ne découvrirais-tu, dans ces maisons, que des horreurs semblables ou pires encore. Décompose notre civilisation en chacune des existences qui en sont les élémens, et, à de rares exceptions près, tu ne trouveras que vice, dépravation, envie, haine, cupidité, brutalité, vanité, égoïsme : toutes passions basses et troubles. Les hommes modernes sont des êtres grossiers, en somme. Mais, dans l’ensemble, c’est autre chose. L’esprit qui souffle je ne sais d’où sur le monde moderne, l’esprit qui l’anime au rude labeur quotidien, est noble : c’est un grand souffle où se mêlent le sentiment du devoir, la haine de l’oisiveté, un ardent désir de faire bien et de faire mieux, un vif amour de la solidarité et de la justice, une humanité, une sincérité, une dignité et une fierté que les anciens ne connaissaient pas. Comment t’expliques-tu cette contradiction ?... Tu ne te l’expliques point ? Moi non plus, je ne suis pas sûr d’être en état de l’expliquer comme il faut. Mais je me suis demandé souvent si l’explication ne serait pas qu’autrefois la religion et un peu aussi certaines philosophies s’efforçaient d’imposer des modèles ou des principes de morale individuelle, d’enseigner atout homme à comparer de temps à autre son âme avec ces modèles, à descendre dans sa propre conscience, à reconnaître ses propres vices, ses propres péchés, ses propres défauts. Aujourd’hui, le temps manque : l’homme se jette avec trop de furie, soit sur la terre pour la dépouiller, soit au milieu de ses semblables pour les amuser ou les dominer. Et d’ailleurs, lui restât-il assez de temps pour penser à lui-même et pour se recueillir, quelle est aujourd’hui l’autorité qui pourrait lui imposer un modèle ? Donc, aujourd’hui, chaque conscience individuelle est souveraine, est autonome, est reine d’elle-même, se propose à elle-même le modèle de morale individuelle où elle se mirera ; et par conséquent chacun s’y voit beau et parfait comme un Adonis. Si nous pouvions descendre au fond des âmes contemporaines, nous y verrions un spectacle singulier : chacun se croit sincèrement un modèle incomparable, un vas electionis, un ange auquel ne manquent que les ailes sur les épaules. Te rappelles-tu de quelle façon commencent les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ? Ce passage où, s’adressant à l’Eternel, il l’invite à rassembler autour de lui Jean-Jacques l’humanité tout entière, afin que l’innombrable foule de ses semblables écoute ses aveux et qu’ensuite chacun vide à son tour, au pied du trône divin, le sac de ses propres iniquités et de ses propres mérites, et où il conclut : Puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. En cela aussi Rousseau a été le maitre des temps modernes. Il n’est personne aujourd’hui qui ne soit prêt à répéter devant l’Eternel cette apostrophe peu modeste. Chacun se juge parfait ; chacun attribue toujours aux autres et jamais à lui-même la faute de tout le mal qu’il accomplit ou qu’il subit ; chacun se croit toujours victime, jamais coupable. Dans ces conditions, comment, en dépit des intentions les meilleures, ne serait-on pas un cruel bourreau, d’abord de ses semblables, et ensuite de soi-même, dans la mesure de ses forces ? Mets ensemble un homme faible, orgueilleux, pédant, soupçonneux, égoïste, sensuel, et une femme belle, agréable, bonne, vertueuse, pas sotte, artiste, mais ingénue, sincère, prime-sautière, romantique, peu patiente, peu habile à dissimuler, légèrement entêtée et pointilleuse ; donne à ce couple, par surcroît de malchance, une de ces fortunes qui rendent les hommes si exigeans, si tyranniques ; et Dieu sait ce qui arrivera, aux temps où nous vivons ! Ils s’aimeront furieusement aujourd’hui, tant que durera le caprice éveillé par la beauté ; ils se détesteront demain avec une égale fureur, jusqu’à s’accuser de couardise ou d’empoisonnement. Pour un motif futile, dis-tu : pour des questions de tableaux, de meubles, de cérémonial ! Mais qui peut mesurer l’effet que l’acte, le geste, la parole la plus innocente et la plus irréfléchie peuvent produire sur un homme ou sur une femme qui ont rédigé chacun pour soi, pour sa sensibilité et pour sa vanité, une fantastique grande charte de droits inviolables ? Et, — chose plus curieuse, — pendant quelque temps, ni l’un ni l’autre ne s’apercevra de ce qui arrive ; l’un et l’autre croira qu’il est resté le même, et que c’est l’autre qui, étrangement, mystérieusement, a changé ; et tous deux se lamenteront et se tourmenteront, croyant s’aimer encore et même être victimes de leur amour ; jusqu’à ce qu’un beau jour, ou plutôt un vilain jour, se révèle un autre homme ou une autre femme. Et alors... Des catastrophes ! La lumière se fait dans les âmes, et chacun des deux époux découvre qu’il a cent mille raisons très légitimes pour planter l’autre là et pour changer de compagnie. M. Feldmann, sois-en sûr, est profondément convaincu que, s’il abandonne sa femme, la faute en est toute à elle ! Combien de ménages vont mal, aujourd’hui, pour de semblables motifs ! Et il n’y a pas moyen de savoir lequel, des deux époux, a tort, et lequel a raison. Car, aujourd’hui, qui pourrait dire quels sont dans les familles modernes les droits et les devoirs du mari et de la femme ?

— Mais alors, objectai-je, vous donnez raison au docteur. La terre n’est qu’une sentine, et il faut un balai michel-angelesque pour la nettoyer...

Rosetti réfléchit une minute, sans interrompre sa promenade ; puis, tout à coup :

— Non, non, reprit-il. Cela encore, au fond, n’est qu’une question de limites, mais une question très compliquée. Je suis vieux, à présent, et ce voyage est le dernier que je ferai entre les deux mondes...

Je protestai par un geste ; mais, sans tenir compte de ma protestation :

— Je suis vieux, continua-t-il, et c’est mon dernier voyage. Mais, moi aussi, j’ai été jeune. Or, depuis deux jours, alors que ce dernier voyage tire à sa fin et que déjà j’ai dit mon suprême adieu à ce nouveau monde où je suis venu chercher fortune, il y a tant d’années, je repense sans cesse au premier voyage que j’y fis en 1865. Et un vertige me prend. Mon Dieu ! comme le monde a changé depuis lors ! Et, pour qu’un tel changement s’accomplît, est-il possible qu’ait suffi le petit nombre d’années pendant lesquelles une génération devient vieille ? Parfois il m’arrive de me demander si je n’ai pas vécu la vie de deux ou trois générations. Mais non. J’ai vécu ma vie entre les deux mondes, moi aussi, sans devenir fou, du moins je l’espère : et, de voyage en voyage, j’ai vu la terre grandir, les déserts de l’Amérique se peupler, les villes naître comme par enchantement, et la folie héroïque de l’illimité envahir les âmes. Oui, elle est héroïque, cette folie de renverser et de franchir les limites. Car, dis-moi un peu : si l’homme n’avait pas osé franchir toutes les limites où les civilisations antiques le tenaient prisonnier ; s’il n’avait pas eu le courage d’enlaidir le monde pour l’agrandir, d’exposer la nature humaine au danger de cent corruptions anciennes et nouvelles pour lui infuser cette énergie tenace et cette activité infatigable ; voyagerions-nous si rapidement, si commodément et si sûrement dans ce paquebot ? Aurions-nous conquis la terre par les voies ferrées et l’air par les aéroplanes ? Serions-nous si puissans, si savans, si sûrs de nous-mêmes et de notre avenir ? Ce souffle de sentimens élevés dont je parlais tout à l’heure soufflerait-il sur la société moderne ? Moi aussi, j’ai pris part à cette grande geste de notre époque, j’ai construit des chemins de fer, j’ai défriché des terrains, j’ai formé des ingénieurs. Et que de fois, simple soldat dans l’immense armée qui aujourd’hui, pour conquérir la terre, assaille, renverse et dépasse les limites les plus anciennes et les plus respectées, j’ai, moi aussi, poussé mon cri de triomphe sur les ruines des barrières croulantes et abattues qui encombrent le monde ! Il est inutile de le nier : peu de joies sont aussi profondes et aussi intenses que celles que nous éprouvons quand nous franchissons ou quand nous renversons une limite. Et le Génie que nous adorons désormais sur les autels, dans les niches des saints ; et la Guerre, — l’art qu’entre tous l’homme s’est étudié à rendre le plus parfait ; — et la Révolution, et l’Héroïsme, qu’est-ce que tout cela, sinon des forces qui renversent ou qui reculent les Limites ? Mais cependant j’avançais dans la vie, mes cheveux blanchissaient, les ardens désirs de ma jeunesse s’apaisaient ; et, peu à peu, en vieillissant et en méditant, j’ai compris l’autre face des choses. La beauté, la vérité, la vertu ne naissent-elles pas d’une limitation ? Qu’est-ce qu’un État, sinon un système de lois ? Qu’est-ce qu’une religion, sinon un système de préceptes ? Et, dans les deux cas, qu’est-ce autre chose qu’un système de limites ? Dieu lui-même n’est-il pas la plus auguste et la plus antique des limites ? Et n’est-ce pas aussi des limites que dressent devant nous la Douleur, la Pudeur et l’Honneur ? Or, que le Génie, la Guerre, la Révolution, l’Héroïsme soient des forces qui renversent ou reculent les limites : fort bien. Mais telles sont aussi, apparemment, la Folie, le Grime et la Révolte ? Et Lyœus n’est-il pas le dieu qui affranchit des limites et des liens ! La patrie même est-elle autre chose qu’une limite, une limite idéale et en même temps une limite tangible, que représente le tracé d’une frontière ? Et l’amour, enfin. Saurais-tu me dire si l’amour est la plus tragique ou la plus frivole des passions humaines ? Tu es trop jeune pour répondre, peut-être ; mais un vieillard ne s’y trompe pas. Cela dépend des limites. Enferme l’amour dans des limites rigides et sacrées ou quasi sacrées, celle de l’honneur, celle du péché, celle du devoir ; et aussitôt il s’emplit de scrupules, s’enflamme, parfois se transfigure et devient céleste, parfois devient soupçonneux, méfiant et féroce. Que signifie le mot être amoureux, sinon vouloir goûter les voluptés de l’amour avec la seule personne aimée, et par conséquent limiter son désir ? Abolis au contraire ces limites, et que reste-t-il autre chose de l’amour, sinon un plaisir intense, il est vrai, mais de courte durée, et dont il faudra se hâter de jouir ? Et pourquoi, alors que la nature nous a octroyé cette source de volupté, la changer nous-même en une source de peines ? Le péché d’un homme ou celui d’une femme fait-il vaciller l’univers sur ses fondemens ? L’homme qui désespère aujourd’hui et qui veut mourir parce que la femme aimée ne le paie pas de retour, ne rira-t-il pas de lui-même et de sa folie, six mois plus tard, quand une autre femme lui aura plu ? Les malheurs de Mme Feldmann se sont rencontrés fort à propos, non pour nous fournir la preuve que le monde est dépravé et corrompu, mais pour nous rappeler que ce monde est composé d’hommes et de femmes, et que ces hommes et ces femmes, en courant d’un continent à l’autre, sont en train de laisser en lambeaux, le long du chemin, la morale individuelle de leurs pères. Ce qui manque à notre temps, ce n’est pas seulement une loi de discipline intérieure telle que le serment et l’honneur, c’est aussi une morale sexuelle : car toutes les règles qui gouvernent encore un tant soit peu nos mœurs viennent des civilisations passées, et elles perdent de leur force à mesure que se perd l’esprit de limitation. Quand une époque ne sait pas décider si New-York est beau ou laid, parce qu’elle n’admet ni autorité ni critérium décisif, je ne comprends pas au nom de quelle autorité cette époque pourrait dire à un homme ou à une femme : « Vivez d’accord ; supportez avec patience vos défauts ; ne vous faites pas tort l’un à l’autre ; engendrez des enfans. » L’Etat peut bien, par la force, imposer des institutions et des lois ; mais je ne vis pas comment il pourrait imposer l’amour et la fécondité..

En ce moment remontèrent à ma mémoire les paroles que j’avais dites à Cavalcanti, le soir où Rosetti nous avait prononcé son grand discours, et aussi les doutes que ce discours avait fait naître en moi. Je m’empressai de dire :

— Vous paraitrait-il que le manque d’une morale sexuelle fût chose de médiocre importance ? Vous venez enfin, après maintes oscillations, de résoudre le grand problème... Les civilisations limitées d’autrefois avaient raison, et nous avons tort. L’amour ne reste fécond que s’il se limite, et il ne se limite que si l’homme reconnaît une autorité spirituelle. Mais une époque qui ne souffre pas de limites, comme la nôtre, ne reconnaît aucune autorité. C’est donc par la stérilité que nous payerons l’audace d’avoir dépassé tant de limites. La stérilité sera notre châtiment mortel...

Comme je disais cela, un domestique vint m’appeler pour je ne sais quoi qui concernait nos bagages.

— Voilà qui va bien, dit Rosetti. J’ai moi aussi, à m’occuper de mes malles.

Mais, comme nous prenions congé l’un de l’autre :

— Tu vois, ajouta-t-il à l’improviste, que l’Église avait ses raisons quand elle refusait d’admettre Christophe Colomb au Paradis parce qu’il avait commis un adultère. Christophe Colomb a découvert l’Amérique, c’est vrai ; mais, après avoir outrepassé la limite du monde ancien, il a voulu outrepasser encore une autre limite avec cette demoiselle... dont le nom m’échappe.

— Beatriz Henriquez.

— Après l’Amérique, Mlle Henriquez... Deux limites ! Voyons, n’est-ce pas un peu trop, même pour Christophe Colomb ?

A partir de ce moment, la dissolution de la petite société flottante acheva rapidement de s’accomplir. Rendez-vous, cercles, relations, tout fut bouleversé par l’agitation de l’arrivée ; chacun allait et venait, se hâtait, s’inquiétait ; et c’était avec une véritable fièvre que Mme Feldmann, aidée par Lisetta, préparait ses innombrables colis, de façon à pouvoir courir tout de suite au train.

Nous dinâmes à la hâte, distraits, songeant au lendemain et à cette terre où nous allions reprendre pied. Aussitôt après le dîner, l’agitation, le va-et-vient recommencèrent. Vers neuf heures, il y eut un instant d’émoi parmi les voyageurs les moins cultivés, lorsque, du pont, on vit par les fenêtres de la salle à manger Mme Feldmann en conférence avec le maître d’hôtel, pour le règlement de son compte.

— Combien lui donnera-t-elle de pourboire ?

— Mille francs ?

— Oh ! maintenant que les milliards se sont envolés...

— Et ce cadeau, nous le fera-t-elle, oui eu non ? ajouta la femme du docteur de São Paulo.

— Vous pouvez attendre sous l’orme ! répondit la belle Génoise, ironique.

— Pourtant, répliqua l’autre, Lisetta m’a dit que Mme Feldmann nous le ferait, ce cadeau.

— Lisetta est une farceuse qui se moque de nous, d’accord avec sa maîtresse... Mais combien cette esbroufeuse a-t-elle donné au maître d’hôtel ? Je suis curieuse de le savoir.

A ce moment précis, le maître d’hôtel faisait un profond salut à Mme Feldmann qui s’en allait ; il me sembla, d’après sa physionomie, qu’il était satisfait ; mais telle ne fut point l’opinion de la Génoise.

— Regardez la mine qu’il fait ! On lit sur sa face qu’il n’est pas content.

Cavalcanti qui, comme moi, observait cette petite scène, me regarda en souriant et me chuchota a l’oreille :

— Grandeur et décadence !

Vers dix heures, nous aperçûmes au loin des lumières.

— C’est Marseille ! dirent les uns.

— Ce sont les Iles d’Hyères ! dirent les autres.

En tout cas, c’était la France. Je remarquai Mme Feldmann qui, le visage tourné vers la nuit, regardait attentivement ces lumières. Je m’approchai d’elle ; elle se retourna, et je vis que ses yeux étaient rouges et luisans.

Tout le monde se coucha tard. Je dormis peu. Le lendemain, chacun fut debout très tôt, comme si cela devait nous faire arriver plus vite. Vers sept heures j’étais sur le pont. La matinée était grise et nébuleuse ; déjà on apercevait dans le lointain le cap Mele et les collines de Ligurie, toutes couvertes de maisons. L’Italie ! Quelle joie profonde, de repaître enfin ses yeux de cette vision tant désirée depuis deux longues semaines ! Comme tous nos bagages étaient déjà prêts, nous n’avions plus rien à faire et nous pouvions rester sur le pont, bavardant à loisir dans la fraîcheur du matin, oisifs et inquiets, impatiens et ennuyés, attentifs à épier si on ne distinguait pas encore à l’horizon la lanterne de San Benigno. Vers sept heures et demie, Rosetti sortit de sa cabine, déjà prêt. J’allai à sa rencontre ; pour Cavalcanti et pour moi, je le remerciai des belles et profondes idées qu’il nous avait exposées la veille. Mais il m’interrompit en riant :

— Pour qui me prends-tu ? Pour un philosophe ? Il ne manquerait plus que cela !... Tout ce que j’ai dit peut se résumer en cette petite formule très simple : — il ne faut pas vouloir tout ; ni toute la beauté, ni toute la vérité, ni tous les biens ; mais nous devons savoir nous imposer des limites, puisque nous sommes des êtres essentiellement limités. — Te semble-t-il qu’un nouveau Platon soit nécessaire pour découvrir et répandre une vérité comme celle-là, ou pour s’apercevoir que le bonheur, le souverain bien, comme disait Aristote, le grand poseur de limites, dépend de cette règle simple comme l’a b c ?

— Je crois, répondis-je, qu’un Platon et un Aristote seraient fort nécessaires. Car cette vérité qui vous paraît si simple, les hommes, ce me semble, l’ont entièrement oubliée. C’est pour cela que nous nous précipitons vers l’anarchie et la stérilité...

Il haussa les épaules, et dit en souriant :

— Parce que l’Amérique s’est mise de la partie et a un peu troublé l’équilibre du vieux monde ? Parce que nous avons inventé les machines et découvert l’électricité ? Parce que les philosophes, au lieu de laisser faire la vie, veulent s’occuper de choses qui ne les regardent pas ? Mon ami, pour troubler l’équilibre de l’univers, il faut autre chose que l’Amérique, ou les machines, ou la science, ou les livres des philosophes. Tu déclarais hier que la stérilité sera le châtiment mortel de nos vices. Et si au contraire elle préparait la revanche de la qualité et la renaissance des limites ? Dans ces civilisations limitées d’autrefois. — ce n’est pas à toi que j’ai besoin de le dire, — la population croissait peu, souvent même diminuait. Comment veux-tu que l’on puisse penser, à polir le bloc énorme et brut de notre confuse civilisation d’aujourd’hui, si de tous côtés les hommes continuent à pulluler ? Il faudrait alors que l’on continuât d’inventer en toute hâte et furieusement des machines, de mettre à sac des territoires pour désaffamer les masses, d’enjamber sans cérémonies toutes les limites ! Mais cela n’arrivera pas, tu peux être tranquille. Les philosophes se sont fatigué le cerveau pour découvrir les rapports qui existent entre l’Art, la Vérité, la Morale, l’Utilité, le Plaisir, le Devoir, la Douleur, le Droit, et ils croient que le monde est perpétuellement en peine parce qu’ils ne réussissent pas à résoudre ce grave problème. Est-il donc si difficile de comprendre que ces choses sont les unes pour les autres des limites ? La Douleur peut modérer et retenir dans le Devoir certaines exaltations mortelles ; le Devoir, mettre un frein au Plaisir et le préserver d’abus non moins périlleux ; le sentiment du Beau, préserver la Morale de certains excès de l’ascétisme, nullement esthétiques ; la Morale, détourner l’Art de certains sujets déshonnêtes ; l’Utilité, tenir un peu en bride la Vérité, en rappelant à l’homme que « toute vérité n’est pas bonne à dire, » ou empêcher l’Art et la Morale de se déshumaniser en devenant à eux-mêmes leurs propres fins, et ainsi de suite. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le perpétuel effort de la volonté pour trouver de nouveaux équilibres et de plus parfaites limitations entre ces élémens de la vie ? T’imagines-tu qu’après la découverte de l’Amérique les lois de la vie aient été renversées ? Allons donc ! Par conséquent, ne t’inquiète pas ; accomplis ton œuvre avec foi et conscience, sans présumer trop d’elle, sans t’offenser trop des désillusions qui te poursuivent, sans te retourner trop souvent en arrière. Attends. Un jour ou l’autre, l’acte de volonté limitateur éclatera soudain. D’où viendra-t-il ? Mais savons-nous d’où est venue l’impulsion qui fait mouvoir les astres sur la courbe de leurs orbites ? Il éclatera cet acte de volonté, et il imposera une borne aux convoitises des hommes et à la production effrénée de la richesse, en les limitant par de nouvelles mesures artistiques et morales…

Le mouvement et l’agitation augmentaient sur le pont. J’entendis la belle Génoise qui, dans un groupe, publiait d’un air de mépris :

— Savez-vous le pourboire qu’elle a donné ? Deux cents francs ! Hélas ! la légende de Mme Feldmann avait été bien éphémère ! Sur ces entrefaites Alverighi parut.

— Brr ! fit-il en soufflant. Comme on respire mal dans la Méditerranée ! Dès qu’on est sorti de l’Atlantique, ça sent le renfermé et le moisi.

Puis il m’indiqua dans le lointain les collines de la Ligurie et leurs petites maisons.

— Quand on pense, dit-il, que chacun des misérables qui végètent là-bas, sur ces côtes pierreuses, pourrait devenir millionnaire s’il émigrait en Argentine ! L’Europe est peuplée d’imbéciles !

Je lui répondis en riant qu’après tout il ne serait pas déjà si désirable que tout le monde devint millionnaire : car, alors, qui nous cirerait nos chaussures ? Mais il ne prit point garde à mon observation et me dit :

— Depuis quinze jours, Ferrero, nous nous entretenons de choses inutiles. Vous plaît-il qu’à présent nous échangions quelques propos sérieux ? Si vous voulez que vos enfans soient un jour millionnaires, achetez des terrains, soit dans la province de Mendoza, où Vasquez et moi nous avons les nôtres, soit dans la province de Cordova…

Et, après m’avoir expliqué diverses spéculations à faire :

— Achetez, achetez ! conclut-il. C’est le bon moment Ensuite, vous n’aurez plus à vous occuper fie rien : la fortune vous viendra pendant que vous dormirez.

Puis, comme je lui avais répondu que je ne m’en souciais guère :

— Vous vous êtes donc converti, vous aussi, au Védantisme ? ajouta-t-il en riant. Quant à moi, j’entends bien avoir mes cent millions. Sans cela, qu’aurais-je à faire en ce monde ?

Cependant une masse blanchâtre commençait à émerger dans le lointain, — Gênes ! — Peu à peu cette masse grandit, se rapprocha, s’éclaira, sous le soleil qui déchirait les nuages. On se fit les derniers adieux, qui, cordiaux et presque intimes entre moi, ma femme, mon petit garçon, et Cavalcanti, Alverighi, l’amiral. Mme Feldmann, M. Vazquez, Rosetti, furent plus réservés et plus cérémonieux avec les autres passagers. Tandis que nous étions en train de prendre congé les uns des autres, apparurent tout à coup M. et Mme Yriondo : lui pâle, maigre, fiévreux.

— Des fous à lier ! marmotta le docteur. Un assassinat en règle !

Mais Mme Yriondo était rayonnante de pouvoir nous montrer les miracles de la Christian Science, et elle nous dit qu’en sortant du lit son mari accomplissait un acte d’énergie qui mettrait définitivement en fuite l’illusion de la maladie.

Bientôt nous fûmes en vue du port.. Le paquebot ralentit sa marche. Nous entrâmes ; nous aperçûmes au loin le quai, noir et chargé de monde. Nous en approchâmes lentement. Puis ce fut entre le quai et le navire un échange de salutations, de signes, de mouchoirs agités. Les matelots procédèrent à la longue manœuvre de l’accostage et de l’amarrage. Cent conversations s’étaient engagées entre les passagers du bord et ceux qui les attendaient sur le quai. On demandait et on donnait des nouvelles du voyage, des parens, des amis. Enfin le navire demeura immobile ; les échelles furent mises en place ; les autorités et les agens de la Compagnie montèrent à bord ; chacun ne pensa plus qu’à soi-même et à ses affaires.

J’allai saluer le capitaine Mombello, et je le remerciai, comme aussi le représentant du Lloyd italien, pour toutes les prévenances dont nous avions été l’objet. Puis je quittai le bord avec ma femme, mon petit garçon et M. Rosetti.


GUGLIELMO FERRERO.

(Traduit par M. Georges Hérelle.)

  1. Copyright by G. Ferrero, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er mars.