Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 816-859).
ENTRE LES DEUX MONDES[1]

CINQUIÈME PARTIE[2]


XV

Le mardi matin, j’étais à peine éveillé lorsque j’entendis sur le pont des voix singulièrement claires et distinctes, comme si l’air était devenu plus sonore. Je regardai autour de moi. Le paquebot ne grondait plus, ne tremblait plus, était immobile ! « Nous sommes arrivés ! » me dis-je. J’ouvris la petite fenêtre, et, par-dessus les épaules de deux marins qui, penchés sur la balustrade, parlaient à je ne sais qui et faisaient je ne sais quoi, j’aperçus des maisons, des arbres, un pan de montagne. J’éveillai mon fils, m’habillai à la hâte et sortis quelques minutes avant huit heures.

Notre bateau était à l’ancre dans le petit port de Las Palmas, et nous attendions la visite médicale. L’Océan que, durant tant de jours, nous avions vu illimité, désert et inquiet, se présentait maintenant clos, stagnant, peuplé ; et, dans cette mer rétrécie, le Cordova semblait plus grand, plus élevé sur le niveau de l’eau, parmi toutes ces barques qui commençaient de rôder autour de lui pour offrir des cigares et des oranges aux passagers de troisième classe penchés en grand nombre sur les plats-bords. Le jour était sombre, les collines qui entourent Las Palmas étaient noires, le ciel était gris et menaçait de pleuvoir. Et néanmoins avec quel plaisir nous regardions tout cela ! Après onze jours durant lesquels, de ce pont instable, nous avions contemplé l’éternelle et toujours fuyante mobilité des flots et des nuages, pouvoir enfin s’arrêter et reposer sa vue sur les formes immobiles de la terre nourricière ! Sentir enfin sous ses pieds un sol ferme et résistant !

Vers huit heures et demie, tous mes compagnons se montrèrent : l’amiral, Rosetti, Alverighi, Cavalcanti, Vazquez. Tous, sauf l’amiral, étaient habillés pour descendre à terre, le chapeau sur la tête et l’ombrelle à la main.

— Vous ne descendez pas, amiral ? demandai-je.

— Je descendrai plus tard, me répondit-il. Je vous retrouverai à l’Hôtel de France pour le déjeuner. Je reste parce que Mme Feldmann veut lire avec moi ses dépêches. Ensuite, nous irons à terre ensemble.

Nous causâmes de choses indifférentes. Rosetti nous prédit de la pluie ; mais ce danger n’effraya personne : ce qui nous ennuyait, c’était d’attendre. Cependant les marins préparaient le paquebot à recevoir son charbon ; ils bouchaient portes et fenêtres, tendaient partout de grosses toiles, disposaient les échelles, les cordages, les cabestans. Bientôt un petit vapeur se détacha de la rive, au loin, et se dirigea droit sur le Cordova, tandis que deux ou trois autres le suivaient. Un monsieur en uniforme monta à bord, et plusieurs personnes y montèrent derrière lui : des fonctionnaires, des courtiers maritimes, des marchands de charbon, je suppose. Sur les échelles du Cordova et sur le pont commença un bruyant va-et-vient, un bavardage polyglotte, un entre-croisement d’appels. Tout à coup, Alverighi se précipita vers moi :

— Vite, vite ! Le capitaine nous offre la chaloupe à vapeur de l’agent du Lloyd. Mais il faut se dépêcher.

En courant à travers une foule affairée et vociférante, je réussis à trouver ma femme et mon fils, mais non Rosetti. Comme je continuais à le chercher, Cavalcanti me cria :

— Venez, venez ! M. Rosetti est déjà dans la chaloupe.

Au moment où nous allions descendre, l’amiral passa, tenant à la main un volumineux paquet de papiers.

— Ce sont des dépêches pour Mme Feldmann, me dit-il en souriant. Au revoir. Nous vous rejoindrons tout à l’heure.

Aussitôt la chaloupe se détacha et partit rapidement vers la rive. Quelle joie de fouler enfin le plancher des vaches, de n’être plus claquemuré dans l’étroit espace d’un pont de navire ! Joyeux comme des prisonniers libérés, nous nous engageâmes dans le chemin fangeux qui menait à la jolie ville, escortés par un cicerone, qui nous offrit ses services jusqu’à ce que M. Vazquez les eut acceptés ; et, tout en causant gaiement, en nous montrant les uns aux autres les choses curieuses, en plaisantant sur la conversation de la veille au soir, en riant et en criant très fort, nous envahîmes, bruyante compagnie, les rues désertes et silencieuses de la ville aux petites maisons et aux luxurians jardins intérieurs qu’en passant nous apercevions par les portes entr’ouvertes. Seul Alverighi était taciturne, morose, comme absorbé dans ses pensées : sans nul doute, il souffrait de la défaite qu’il avait subie la veille au soir. — Avoir été presque obligé de reconnaître par son silence que la civilisation des machines s’exhalerait dans une extase et que la richesse n’était pas préférable à la pauvreté ! — Nous visitâmes la cathédrale ; puis notre cicerone voulut à tout prix nous conduire au palais de justice et nous faire voir l’aimable instrument au moyen duquel la justice espagnole étrangle les condamnés à mort, tout en nous racontant la vie, les crimes et le trépas des derniers justiciés. Quand nous sortîmes, une averse ou plutôt un véritable déluge nous arrêta pendant une demi-heure. Ensuite nous visitâmes encore d’autres églises et, vers midi, nous arrivâmes à l’Hôtel de France. L’amiral n’y était pas. Nous attendîmes jusqu’à midi et demi.

— La pluie aura effrayé Mme Feldmann, dit Rosetti.

Et nous nous mimes à table. Pendant le déjeuner, nous plaisantâmes de nouveau sur Vivekananda ; puis nous profitâmes du temps éclairci pour faire un long tour aux environs de Las Palmas et pour visiter les boutiques de la ville. Nous rentrâmes à bord vers cinq heures.

Pauvre Cordova, dans quel état il était ! Aussi poudreux et noir qu’une soute à charbon ! Heureusement, comme les cales étaient bondées, les matelots commençaient déjà un nettoyage sommaire. Je laissai ma femme aux prises avec les marchands de dentelles qui, ainsi que les marchands de cigares, avaient envahi la partie du navire restée propre ; et, comme les portes qui donnaient sur le pont étaient closes, je gagnai ma cabine par les escaliers intérieurs. Mais dans le corridor je rencontrai Lisetta qui, très vite, presque en courant, passa à côté de moi, l’air préoccupé. Au moment où j’allais ouvrir la porte de ma cabine, je vis le médecin monter en grande hâte à l’étage supérieur. J’entrai dans ma cabine, et, tandis que je changeais de vêtemens, j’entendis la sonnette sonner longuement et rageusement dans le couloir, et la femme de chambre du bord crier : « J’y vais ! j’y vais ! » sur un ton où l’impatience se mêlait à l’inquiétude. « Que se passe-t-il ? » me dis-je. En sortant, je rencontrai cette femme de chambre qui descendait, et je lui demandai si quelqu’un était malade. « Oui, me répondit-elle. Cette dame américaine n’est pas bien. » Je rejoignis ma femme sur le pont, où les mercantis faisaient leurs paquets pour s’en aller : car l’heure était proche où on lèverait l’ancre. Mais déjà d’étranges et confuses nouvelles circulaient parmi les passagers étonnés et perplexes, à savoir que Mme Feldmann avait reçu des dépêches terribles ; et ces dépêches lui annonçaient, selon les uns, la mort de son mari, selon les autres, la faillite de la banque. Je cherchai l’amiral. Mais la femme de chambre me dit qu’il était dans la cabine de Mme Feldmann.

Six heures avaient sonné ; le charbon était dans les cales ; plusieurs centaines de caisses de bananes, chargées à destination de Gênes, encombraient l’avant ; la baie se constellait de lumières. Coups de sifflet, tintemens de cloches. Puis, lentement, le Cordova se mit en marche. Tandis que je me promenais sur le pont en attendant l’amiral, non sans une impatiente curiosité, je vis s’éloigner peu à peu les lumières de Las Palmas. Enfin, lorsque sonna le premier coup de cloche pour le dîner, l’amiral parut, mais il avait la consternation sur le visage.

— M. Feldmann divorce, me dit-il, pour épouser une personne qui a été à leur service, je ne sais à quel titre, comme femme de chambre, comme institutrice ou comme infirmière...

— Miss Robbins ? m’écriai-je.

— Précisément. Comment avez-vous deviné cela ?

Je résumai à l’amiral ce que Mme Feldmann m’avait confié au sujet de miss Robbins. J’avais négligé de lui en parler, lorsque je lui avais rapporté mes entretiens avec cette dame, tant ces détails me paraissaient avoir peu d’importance. A son tour, il me raconta brièvement que, parmi les nombreux télégrammes reçus, il y en avait deux, fort longs, de l’avocat de Mme Feldmann. Ces télégrammes disaient que M. Feldmann avait déjà commencé la procédure de divorce ; qu’il était depuis plusieurs années l’amant de miss Robbins, à laquelle il avait même fait cadeau d’un hôtel et d’une villa, et que, maintenant, il se disposait à l’épouser ! Mais il avait disparu de New-York, et l’oncle, qui voulait intervenir en faveur de Mme Feldmann, n’avait pas réussi encore à le voir. À la lecture de ces télégrammes, Mme Feldmann s’était évanouie ; puis, quand elle avait repris connaissance, elle avait déliré, crié, pleuré désespérément pendant plusieurs heures.

Bouleversé, je demandai à l’amiral ce qu’il pensait de tout cela. Il haussa les épaules et répondit :

— Je n’y comprends goutte !

Le second coup de cloche nous appela au dîner. La conversation tomba tout de suite sur les fâcheuses nouvelles qui couraient au sujet de Mme Feldmann. La fausseté même de ces nouvelles amena l’amiral à les rectifier, quoique avec discrétion. Mais la curiosité s’alluma. Comment expliquer un cas si bizarre ? À mon tour, je commençai à raconter quelques-uns des épisodes que Mme Feldmann m’avait confiés, le jour de la tempête. Pressé par les assistans, je finis même par leur dire toute l’histoire du ménage, à partir de la spéculation du Great Continental. Je croyais ébahir l’assistance en annonçant que les Feldmann possédaient cent millions. Mais Alverighi demanda avec désinvolture :

— Cent millions de dollars ?

Un peu déconcerté, je dis que c’était cent millions, non pas de dollars, mais de francs.

— Alors, fit-il avec dédain, ce n’est pas grand’chose.

Nous nous mimes à rire ; mais lui, très sérieux :

— Cent millions de francs ? Un homme qui en possédait déjà sept quand il est venu en Amérique, et qui, au surplus, a épousé une femme riche ? Moi aussi, j’espère bien laisser cent millions à mes enfans, et j’ai débarqué en Amérique avec deux mille francs dans ma poche !

Je ne m’attardai pas à discuter ce point et je continuai le récit des dissentimens qui s’étaient exaspérés de jour en jour entre les époux, le scandale du Great Continental, le mariage de la fille, la confiance accordée par Mme Feldmann à miss Robbins, la noire trahison de celle-ci. Je fus écouté en silence, et, lorsque j’eus terminé, tous les assistans, perplexes et un peu embarrassés, demeurèrent muets, comme des gens qui ne savaient quoi penser. Pendant quelques instans, Alverighi lui-même se tut ; puis, soudain, avec une de ces brusques sorties qui lui étaient habituelles :

— Vous voyez ! A force de prêcher que l’art, la beauté, l’élégance, le raffinement sont la raison suprême de la vie, voilà ce qui arrive ! Et vous êtes tous à crier haro sur moi, quand je prêche qu’il faut détruire cette néfaste oligarchie d’intellectuels qui, de l’Europe, sème par le monde ce mensonge !

Cette observation était un peu imprévue, et Cavalcanti en fit la remarque, après un moment de silence.

— Mais quel rapport l’art et l’oligarchie intellectuelle de l’Europe ont-ils avec ces querelles domestiques ?

— Un rapport très étroit, répondit vivement Alverighi. Pourquoi ces deux époux se sont-ils pris ainsi aux cheveux et vont-ils divorcer ? Pour savoir si le style empire l’emporte en beauté sur le style Louis XV ou sur le style japonais ; s’il est préférable d’acheter un vieux château ou un yacht ! Est-il possible d’être plus bête ? En Amérique, où les milliardaires eux-mêmes... Mais qui donc m’a dit qu’il ne faut pas croire un mot de ce que les journaux racontent sur le luxe des milliardaires ? C’est vous, je crois, Ferrero, à Rosario ?

Je fis signe que oui. Mais, à cet endroit, Cavalcanti l’interrompit en disant :

— Divorce-t-on d’un jour à l’autre, après vingt-deux ans de mariage, pour des querelles d’esthétique ? Quant à moi, je serais plutôt disposé à croire qu’à un certain moment M. Feldmann s’est amouraché d’une autre femme ; et alors...

— Mais oui, on divorce ! insista Alverighi. Quand un Européen s’est enrichi, il se fourre dans la tête qu’il a le droit de vivre dans un Olympe, de ne voir et de ne toucher que des choses d’une beauté ou d’une bonté uniques. Et, dès lors, c’est fini : il ne peut plus vivre que seul ; il se croit infaillible, il se croit dieu, il devient un Caligula.

— Allons donc ! répondit Cavalcanti en riant. Tous les millionnaires qui aiment l’élégance ne sont pas des Caligula.

— Eh bien ! riposta Alverighi, ce sont alors des snobs et des imbéciles qui paient toutes les choses trois fois trop cher pour avoir un motif de les croire plus belles !

Mais ici Cavalcanti l’interrompit en objectant que le snob juge de la qualité d’après le prix, tandis que l’homme de goût paie le prix à proportion de la qualité. Sur quoi, Alverighi raconta qu’un jour, à Paris, place Vendôme, il avait lu une grande réclame faite pour attirer les Américains du Sud, — réclame qui a disparu depuis, — et qui proclamait : Un tel, le « zapatero » le plus cher du monde ! Le plus cher du monde, par conséquent le meilleur ! Sur quoi, je racontai à mon tour le mot de Mme Feldmann qui, après m’avoir confié que les perles qu’elle portait sur le Cordova étaient fausses, avait ajouté que le monde juge toujours les perles vraies ou fausses selon qu’il croit ou ne croit pas assez riche la personne qui les porte ou qui les donne. Cette anecdote plut à Alverighi qui, s’adressant de nouveau à Rosetti :

— Vous voyez, vous voyez ! dit-il. Même une dame élégante est quelquefois capable de raisonner juste...

— Et la conclusion, reprit Cavalcanti, c’est que Vivekananda n’a pas tort. Si les raffinemens de la civilisation ne sont qu’une illusion et si la richesse qui dépasse une certaine mesure ne peut plus procurer de nouveaux plaisirs, le sage ne doit pas la chercher au delà de cette mesure. A quoi servent les richesses, si elles ne procurent aucune joie véritable ?

— Elles servent à avoir des soucis, des ennuis, du labeur, de l’anxiété, des maladies, des insomnies ! repartit Alverighi, résolument.

— Grand merci ! Alors je n’en ai que faire.

— Parce que vous êtes un sybarite ! Les vrais, les seuls ascètes de notre époque, c’est nous, les insatiables accapareurs de millions. Ne souriez pas, je parle sérieusement. C’est nous qui peinons jour et. nuit, qui nous privons du foyer et du sommeil, qui vivons en nomades sur les voies ferrées et sur l’Océan. Et pourquoi ? à quelle fin ? dans quelle espérance ? En jouissons-nous donc, de notre richesse ? Que nous donne-t-elle, cette richesse, outre l’ivresse mystique de l’avoir créée, sinon des soucis, du labeur et des infirmités ? Oui certes, je veux accumuler cent millions, pas un de moins, les accumuler infatigablement, l’un après l’autre ; mais, quand je les aurai, ces cent millions, en serai-je plus heureux ? Ma vie en sera-t-elle plus belle ou meilleure ? Je serai épuisé, triste, valétudinaire ; j’aurai l’esprit déchiré par les soucis et les inquiétudes...

Cavalcanti l’interrompit :

— Là est précisément la grande erreur de notre époque et de l’Amérique. Vouloir s’enrichir pour s’enrichir, c’est absurde. La richesse n’est et ne peut être qu’un moyen.

— La richesse n’est divine que si elle est sa fin à elle-même ! protesta Alverighi avec véhémence. Je le sais : aujourd’hui on tourne en ridicule cet idéal ; on en veut aux Américains de l’avoir imposé au monde. Mais pourquoi ? Tout idéal qui dépasse l’intérêt de l’individu, quand on le juge à la mesure de l’intérêt, n’est-il pas une absurde folie ? Au regard de l’intérêt personnel, n’est-ce pas une sottise au soldat de se faire tuer pour sauver la patrie ? Qu’importe le salut de la patrie à celui qui aura cessé d’être ? Et ne vaudrait-il pas mieux pour ce soldat vivre dans un pays avili par une défaite que d’avoir cessé de vivre dans une patrie glorifiée par la victoire ? Sans doute nous peinons beaucoup et nous jouissons peu ; de cet énorme torrent de richesses que nous, les géans de l’argent, nous versons sur le monde, ce n’est pas nous qui profitons, c’est la multitude innombrable, paresseuse, imbécile, qui a maintenant, grâce à nous, ce que n’eut aucune génération : pain, couche, vêtemens, santé, un peu de lumière pour son obscure intelligence, la certitude du lendemain. Ferrero a raison. Ceux qui, en Amérique, font du luxe, gaspillent, jettent l’argent par les fenêtres, ce ne sont pas les milliardaires, ce sont les gens de la classe moyenne, ce sont les ouvriers qui accusent les milliardaires d’être des sardanapales. Mais moi, mais nous, pourquoi nous tuons-nous de travail ? Je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir. L’œuvre qui nous dévore, — la conquête de la terre, — dépasse notre raison comme la dépassent les guerres, les révolutions, tous les grands événemens historiques. Et nous peinons, nous nous usons, nous mourons avec joie pour cette œuvre dont nous n’apercevons pas la fin dernière, parce qu’une force mystérieuse nous pousse. Nous avons donc le droit de dire que la richesse est divine en elle-même ; que nous vivons, non pour nous, mais pour les autres, pour le monde, pour l’avenir, consumés par une passion ardente qui purifie de toutes les inévitables scories nos intentions. Vous, ingénieur, vous disiez hier soir que l’homme devra finalement se désintéresser de la richesse. Vous aviez raison ; mais le vrai moyen de se désintéresser de la richesse, ce n’est pas de la mépriser ; c’est de la désirer pour elle-même, et non pour les jouissances et les satisfactions de vanité qu’elle peut donner. Underhill était l’homme le plus pur et le plus désintéressé du monde ; mais tel n’était pas le cas des Feldmann, qui voulaient faire les raffinés et les esthètes, se servir de leurs richesses pour humilier leurs semblables, et qui se croyaient des demi-dieux. Ils ont donc bien mérité leur sort...


XVI

Alverighi avait regagné le terrain perdu. A cet éloquent discours aucun de nous ne répondit, pas même Cavalcanti. Quand Rosetti, qui finissait de boire son café, vit que personne ne prenait la parole :

— Et Mme Feldmann ? demanda-t-il tranquillement. Je crois, avocat, que vous l’avez oubliée. Si la richesse ne sert qu’à produire de la richesse, qu’est-ce que cette dame devait faire ? Devait-elle descendre aussi à Wall-Street avec son mari ? briguer la présidence de quelque société pétrolifère ?...

— Mais elle n’est qu’une femme, repartit brusquement Alverighi.

— Et c’est pour cela que vous ne voulez pas vous occuper d’elle ? répondit l’ingénieur en riant. Les femmes sont à peu près la moitié du genre humain. Et elles sont aussi le principal obstacle pour toutes les philosophies de l’action. Si l’action, — par exemple la guerre, les affaires, le gouvernement, — est l’unique raison de la vie, quel sera le rôle de la femme dans le monde, outre la fonction de donner le jour aux enfans et de divertir les hommes à leurs momens perdus, tant qu’elles sont jeunes et belles ?

Alverighi, perplexe, garda un instant le silence ; puis il dit :

— Voulez-vous donc, dit-il, reconnaître à la femme le droit de dépenser selon son caprice l’argent gagné par le mari ?

— Nullement, répondit Rosetti ; mais il me semble qu’en ce moment, comme l’autre jour, lorsque nous discutions sur le progrès, vous oubliez que la richesse doit aussi être consommée. Sinon, à quoi servirait-il de la produire ? S’il y a des personnes qui ne se soucient que de multiplier les richesses, il est naturel que d’autres personnes, les femmes, par exemple, et non pas seulement les femmes, mais aussi beaucoup d’hommes et même la majorité des personnes désirent la richesse pour la convertir en jouissance. S’il n’en était ainsi, les autres, — les millionnaires et les milliardaires, — ne pourraient plus, les pauvres ! se sacrifier au profit du genre humain.. Donc, la majorité veut accroître ses richesses pour accroître ses jouissances. Or, pour accroître les jouissances, il n’y a que deux moyens : ou accroître la quantité, ou varier la qualité des choses qui nous les procurent. Mais il est certain que, tôt ou tard, la quantité rassasie. Par conséquent, au delà d’une certaine quantité, ou le désir réussit à trouver des satisfactions plus délicates, c’est-à-dire à traduire la quantité en qualité, ou la richesse ne sert à rien. Le snobisme, oui, je sais : c’est aujourd’hui une cible facile. Mais songez-y un peu : le snobisme ne serait-il point, par hasard, un effort pour traduire la quantité en qualité, effort auquel tous les hommes sont poussés par l’accroissement même de leurs richesses ? Vous ne pardonnez pas aux Feldmann. Mais remarquez ceci. Une paysanne vient à la ville, travaille à la fabrique, arrive à posséder quelques sous. Quel usage en fait-elle ? Achète-t-elle en plus grand nombre des vêtemens pareils à ceux qu’elle mettait dans son village ? Non, elle en achète qui lui semblent plus beaux, qui sont à la mode de la ville ; elle achète des bottines, des rubans, des fanfreluches. Cette paysanne, elle aussi, essaie de traduire la quantité en qualité, comme fait tout le prolétariat qui s’élève, c’est-à-dire qui s’efforce d’imiter dans quelque mesure les classes supérieures, grâce à de plus forts salaires. Le relèvement du prolétariat est le snobisme des ouvriers. Ces jours passés, nous avons longuement discuté sur le progrès. Eh bien ! pourquoi ce mot, qui en réalité est si vide, rend-il un son qui parait si plein aux oreilles des modernes ? Parce que le progrès est le snobisme des peuples. Les statisticiens alignent des chiffres et prouvent qu’à notre époque tout croît ou décroit rapidement, pour ainsi dire d’année en année : la population, la richesse, le trafic, les dépôts faits dans les banques, les chemins de fer, les voyageurs, les écoles, les téléphones, les délits, les naissances, les morts, les mariages, les faillites, les illettrés. Mais les peuples ne se contentent pas de la seule lecture des statistiques ; ils veulent se convaincre en outre qu’ils deviennent plus forts, plus sages, plus glorieux, plus grands et, en un mot, meilleurs. Les théories du progrès, bonnes ou mauvaises, que chaque jour nouveau invente, ne sont que des tentatives pour traduire la quantité en qualité, les chiffres en vertus, pour le compte des peuples.

Le raisonnement était clair et serré ; mais Alverighi ne désarma pas.

— Fort bien, répondit-il. Les masses ont raison, et ce sont au contraire les riches qui ont tort. Rappelez-vous, Cavalcanti, notre discussion de l’autre jour. Vous gémissiez : « On ne tisse plus pour les rois et pour les princes ces somptueuses étoffes que nous admirons dans les musées. » Et je vous ai répondu : « Non ; mais, en compensation, la quantité et la variété des étoffes se sont beaucoup accrues, à l’avantage de tout le monde. Vous, moi, Rockfeller, ne sommes-nous pas tous vêtus de la même façon ? Préféreriez-vous l’époque où l’on pouvait dire d’un officier de mousquetaires tel que d’Artagnan, qu’il était chargé de dentelles comme un autel ? Tout le monde, aujourd’hui, même les paysans, peut s’habiller avec une certaine élégance. Et il en est ainsi pour toutes choses. Les machines, en produisant à profusion les objets de qualité moyenne, ont fait disparaître les quelques exemplaires, considérés comme extraordinairement parfaits, dont se glorifiaient nos ancêtres ; et, par la, elles ont rendu inutiles les grandes richesses. Mais le peuple, s’il gagne davantage, peut augmenter ses jouissances.

Cette observation était si juste que chacun de nous eut envie de la confirmer. Je lis observer que la linotypie et la machine rotative sont en train d’introduire dans la littérature une négligence et une précipitation qui gâtent le goût du public et le talent des auteurs : on écrit trop vite et avec trop de hâte ; les études classiques déclinent, parce que les hautes classes considèrent désormais comme superflu d’apprendre les règles du style clair, sobre, élégant, à une époque où l’on n’a plus ni le temps, ni le moyen, ni le besoin de les appliquer. Cavalcanti remarqua qu’autrefois on peignait peu et bien ; nos contemporains, eux, barbouillent du matin au soir, pour illustrer des livres, des journaux, des revues hebdomadaires et mensuelles, des couvertures de fascicules et de volumes, des affiches de réclame. Rosetti, un peu en badinant, parla de la décadence du fromage, qu’il aimait beaucoup, mais auquel il avait presque renoncé : car on n’en trouvait plus de bon ; et divers marchands, qu’il avait interrogés à ce sujet, lui avaient répondu tout d’une voix que la faute en était aux machines qui fabriquent le fromage très vite et en grande quantité, mais de qualité inférieure. L’amiral dit que, outre le beau style, la grande peinture et ce fromage exquis dont les bergers de Théocrite étaient friands, les machines avaient presque fait disparaître la galanterie : car un code des belles manières ne peut plus être observé par des gens qui sont toujours à courir. Même à Paris, on voit à présent, dans les wagons du Métropolitain, des femmes debout et des hommes assis. Finalement, Cavalcanti reprit la parole pour citer en exemple les arts décoratifs, si terriblement occupés à satisfaire les demandes pressantes d’un public capricieux qu’ils n’ont plus ni le loisir ni le moyen de créer un style qui soit vraiment original, durable et magnifique.

Plusieurs de ces observations procédaient d’un esprit hostile aux machines. Mais Alverighi feignit de ne pas s’en apercevoir, et il se fit d’elles un tremplin pour sauter à sa conclusion.

— Vous voyez bien ? Le plaisir est un arbuste qui croit dans de petits vases. Rêver les milliards ou même les millions pour en jouir, c’est vouloir la Pampa tout entière pour y cultiver un rosier. L’Europe montre combien elle est sotte, quand elle avale les bourdes qui courent sur le luxe des milliardaires américains. Du reste, ingénieur, — je m’en souviens à cette heure, — n’avez-vous pas admis, l’autre soir, qu’au delà d’un certain degré de perfection, il n’est plus possible de distinguer de différences dans la beauté ou dans la bonté des choses, et qu’il n’existe aucun calcul infinitésimal de la qualité ? Donc celui qui possède dix millions réussira peut-être à jouir dix fois plus que celui qui en possède un seul ; mais celui qui possède cent millions ne pourra jamais vivre dix fois mieux que celui qui en possède dix, savourer des bouchées dix fois plus délicates, habiter une maison et porter un vêtement dix fois plus somptueux, ni même, si vous voulez, être aimé par des femmes dix fois plus belles. Il se heurtera nécessairement à l’une des cornes de ce trilemme : ou dépenser ses richesses pour autrui, comme font les milliardaires de l’Amérique du Nord ; ou se laisser duper par les charlatans qui préconisent comme excellentissime ce qui est seulement coûteux, comme font trop souvent, je l’admets, les riches Américains du Sud ; ou se tourmenter par une manie d’impossibles élégances, à la poursuite de ce qui n’existe pas, comme les Feldmann. La richesse moderne ne sert pas, ne doit pas servir à ceux qui la possèdent. Elle doit servir à tous ; elle appartient au peuple, au progrès, à la civilisation. Son propriétaire n’en est que le dépositaire, comme dit Carnegie. Et même la victime et le martyr ! On devrait nous vénérer comme les saints du moyen âge...

Un éclat de rire et de joyeuses protestations lui coupèrent la parole. Il s’interrompit, riant comme les autres.

— Vous auriez raison, repartit Rosetti, si... si... si...

L’ingénieur fit une pause ; puis, continuant :

— Ce que vous avez dit me rappelle une fable mythologique qui me fut racontée il y a bien des années, dans un voyage que je faisais aux États-Unis, je ne me rappelle plus par qui... Ne vous déplairait-il pas de l’entendre ? Désormais la mythologie est un jeu d’enfans ; mais imaginons, pour une minute, que nous sommes redevenus des enfans.

Et il promena ses regards autour de lui. La salle était vide, car le repas était terminé depuis quelque temps ; et les domestiques attendaient notre départ pour débarrasser la table.

— Si nous sortions sur le pont ? proposa Rosetti. Il est l’heure de fumer.

Mais l’amiral voulut d’abord aller voir Mme Feldmann et Gina son Léo. Comme il était huit heures et demie, il fut convenu qu’on se retrouverait à neuf heures sur le pont de promenade, où étaient nos fauteuils. Et en effet, à neuf heures, nous étions tous assis à bâbord, sauf l’amiral qui, en retard de vingt minutes, s’excusa en nous racontant que, lorsque Mme Feldmann l’avait revu, elle avait de nouveau éclaté en sanglots désespérés.

— Elle est brisée, ajouta-t-il. Certainement, elle doit aimer son mari encore plus que je ne l’aurais cru.

Nous discutâmes un instant sur ce sujet ; puis nous invitâmes Rosetti à nous conter sa fable. Il commença en ces termes :

— Sachez donc que, depuis quelque temps, Prométhée, enchaîné sur le Caucase, se rongeait le foie lui-même plus encore que ne le lui rongeait le vautour. Figurez-vous ! Avoir façonné l’homme avec de la fange, lui avoir fait don du feu, lui avoir enseigné tous les arts, et puis, pour récompense, être chargé de fers sur une cime glacée par la jalousie des Dieux ; être oublié des hommes eux-mêmes, qui, lorsqu’ils l’avaient vu réduit en cet état, s’étaient empressés de conclure qu’il avait eu tort, qu’il avait eu tort, grand tort de les créer et de les instruire ! Prométhée haïssait les hommes et les Dieux ; il voulait se venger des uns et des autres ; il ruminait, dans sa solitude du Caucase, un étrange dessein : s’enfuir au fond d’un désert et, là, créer par le feu une nouvelle génération de Titans dociles et fidèles, que Jupiter lui-même ne pourrait ni foudroyer, ni épouvanter, ni corrompre. Ce dessein, il le rumina longuement ; et, quand son plan lui sembla parfait, il s’en ouvrit à Vulcain, que Jupiter envoyait de temps à autre vérifier la solidité des fers : « Pourquoi Vulcain s’obstinait-il à rester dans l’Olympe, lui, le paria des Dieux, le jouet de Jupiter, de Junon, de Vénus et de Mars ? Si Vulcain l’aidait, Prométhée ferait de lui l’unique Dieu de l’Olympe. » Mais Vulcain restait incrédule. Quel Dieu réussirait jamais à créer des êtres intrépides et incorruptibles ? Sur ces entrefaites, Christophe Colomb découvrit l’Amérique. Or il faut savoir que cette découverte causa dans le ciel aussi un grand remue-ménage. En matière de géographie, les anciens Dieux, habitués à gouverner le petit monde méditerranéen, s’étaient depuis longtemps ralliés au principe du maintien du statu quo, ainsi que la diplomatie moderne. Il y eut donc des discussions et des contestations. Fallait-il coloniser l’Amérique avec des nymphes, des faunes, des dryades ou des héros ? Profitant de cette confusion, Prométhée et Vulcain, — lequel finit par se décider, — se sauvèrent en Amérique. Imaginez un peu ce qui se passa dans l’Olympe, lorsqu’on y apprit que le ravisseur du feu n’était plus sur le Caucase ! Jupiter rassembla tout de suite le conseil des ministres, — pardon, je me trompe ! — le conseil des Dieux, et, à l’unanimité, on résolut de destituer le vautour ; puis on discuta longuement sur la question de savoir si l’on enverrait une expédition en Amérique pour rattraper le fugitif. Mais c’était si loin, l’Amérique ! Finalement, Minerve fit une proposition digne de la plus judicieuse des déesses. « L’Amérique, dit-elle, est un immense désert, de sorte que nous ne savons à quel usage la destiner. Eh bien ! faisons-en la prison de Prométhée et de Vulcain, son complice. Abandonnons-leur ce pays. Qu’est-ce que ces scélérats, seuls avec leur feu, pourront faire, dans ce désert où il est impossible que jamais viennent des hommes, si, outre le feu, nous n’y apportons tous les autres biens qui dépendent de nous ? » Cet avis fut approuvé. Seuls de tous les Dieux de l’antique Olympe méditerranéen, Prométhée et Vulcain, exilés, s’établirent en Amérique. Et d’abord, ils errèrent, solitaires et misérables, sur les plaines et les montagnes sauvages de ce nouveau monde : car Vulcain, démoralisé par la longue humiliation que lui avaient fait subir les Dieux méditerranéens, était devenu poltron et cagnard. Mais ce diable de Prométhée le réveilla. En Amérique, Prométhée accomplit une seconde fois le vol du feu : il découvrit les mines de charbon, les lacs souterrains de pétrole. Avec ces combustibles, et grâce à l’électricité qu’il avait déjà découverte dans le vieux monde, il entreprit de créer dans le désert la nouvelle génération des Titans, je veux dire les machines, — la locomotive, la voie ferrée, le téléphone, le télégraphe, la dynamo, le four Bessemer, les machines agricoles et toutes les autres. — Que sont les machines mues par la vapeur ou par l’électricité, sinon un second vol du feu, principe de tous les arts et, comme on dit maintenant, de tous les progrès ? Et alors on vit l’Amérique, condamnée par la malédiction des anciens Dieux méditerranéens a une stérilité éternelle, fructifier avec une merveilleuse abondance. Rapides et impassibles, ces Titans-là triomphaient de l’Espace, du Temps, du Désert, de la Montagne, de l’Océan, de la Terre, les contraignaient à céder leurs trésors les plus cachés, et répandaient généreusement ces trésors autour d’eux. Ce que fut la stupeur du monde, au premier moment, vous pouvez vous l’imaginer. Ne les avait-on pas trouvés enfin, les Dieux vraiment amis des hommes, vraiment bienfaisans, ni jaloux, ni durs aux prières, ni intéressés, ni avides comme ces dieux olympiens, auxquels pendant tant de siècles l’humanité avait demandé vainement l’abondance, la santé, la richesse et la paix ? Minerve, la plus judicieuse des Déesses, s’alarma, — vous vous rappelez que c’était elle qui avait conseillé de reléguer Prométhée et Vulcain en Amérique ; — et elle courut trouver Jupiter. Jupiter, assis sur son trône d’or, l’écouta, tourna lentement et avec majesté son regard vers le nouveau monde, considéra un instant ces immenses déserts, — les uns couverts de neige, les autres brûlés par le soleil, — où ses yeux divins eux-mêmes avaient peine à discerner çà et là quelque village solitaire ou quelque bourgade ; et il haussa les épaules, « Ne t’inquiète pas, ma fille, » répondit-il... Cependant la nouvelle se répandait dans le vieux monde que, dans le nouveau monde, on avait enfin découvert des dieux amis de l’homme. L’émigration commença ; elle s’accrut rapidement : bientôt ce fut comme une fuite précipitée ; tant qu’enfin les Dieux de l’Olympe prirent peur à leur tour. « Allaient-ils perdre toute leur clientèle ? » Chaque jour, quelqu’un d’entre eux venait se plaindre à Jupiter, et les Muses elles-mêmes, je crois, se rendirent auprès de lui... Oui, elles s’y rendirent après que Prométhée eut inventé le gramophone et le piano électrique. Conduites par Apollon, furieuses, les cheveux épars, elles vinrent pousser les hauts cris devant le trône de Jupiter et accuser Prométhée d’avoir voulu leur faire un odieux outrage. Jupiter, soit dit entre nous, était devenu un peu ramolli, comme il arrive à tous ceux qui vieillissent dans le pouvoir ; et, au surplus, il était un peu trop distrait des affaires par Léda, par Danaé et par je ne sais plus quelle autre petite femme du demi-ciel. A cet âge-là, vous comprenez... Bref, il était devenu un Jupiter parlementaire et il disait : « Je ferai, je verrai, j’aviserai ; laissez-moi faire ; » mais, en réalité, il ne faisait rien du tout. Un jour, pourtant, les Américains eurent l’impudence de convoquer tous les Dieux de l’univers au congrès de Chicago, et, ce jour-là, Jupiter se réveilla, entra même dans une grande fureur, bouleversa l’Italie méridionale par un tremblement de terre, chassa brutalement Léda et Danaé, convoqua le conseil des Dieux, reprocha aigrement aux autres Dieux ses propres erreurs, cria qu’il était temps d’agir et se mit à tempêter contre les Titans avec sa foudre. Mais, hélas ! le rusé Prométhée avait trouvé le moyen de créer des Titans fidèles, incorruptibles, inaccessibles à la peur : il les avait créés sans cerveau. Lorsque, dans l’Olympe, on s’aperçut de l’infernal stratagème de Prométhée, ce fut un émoi indescriptible. Les hommes n’allaient-ils pas ouvrir enfin les yeux et comprendre que, pour vivre heureux, ils n’avaient qu’à adorer des dieux aveugles, sourds et muets, sans cerveau ? Vite, vite, il fallait négocier, offrir des concessions à Vulcain pour qu’en échange il imposât à ses innombrables fidèles de pratiquer aussi le culte des anciens Dieux méditerranéens. Mars, Pluton, Cérès et Bacchus se déclarèrent prêts à se mettre à l’école de Prométhée et à tout faire, la guerre, le vin, la moisson et l’or, à la machine. Minerve dit qu’elle consentait à aller suivre des cours dans une université d’Allemagne, à étudier la physique et la chimie. Vénus murmura qu’elle se résignerait à reprendre avec Vulcain la vie commune et à lui jurer fidélité. Jupiter et Junon affirmèrent qu’ils le traiteraient comme un fils qui a fait honneur à ses parens. Apollon seul, qui avait assisté à la séance avec un air de mauvaise humeur, ne voulut rien promettre et déclara qu’il se réservait. On expédia donc Mercure, et Mercure revint avec la réponse que voici. Vulcain et Prométhée acceptaient le pacte, mais à une condition : les Dieux méditerranéens s’engageraient à n’imposer jamais, sous aucun motif, raison ou prétexte, le moindre frein, la moindre restriction, la moindre limite à la rapidité et à l’effort des Titans de fer ; sinon, ceux-ci se révolteraient contre tous, même contre Vulcain et contre Prométhée. « Qu’ils courent donc jusqu’à en crever ! » répondit Jupiter, rageur ; et déjà les Dieux allaient approuver le traité, lorsque Apollon se leva brusquement, et, grand, agile, beau, couronné de lumière : « Jamais, jamais ! s’écria-t-il. Si la vieillesse, ô Jupiter, rend pesant pour tes mains ce sceptre du monde que tu as tenu durant tant de siècles avec vigueur ; si la mollesse et la lâcheté qui résultent toujours de longues dominations vous disposent, vous, mes collègues de l’Olympe, à accepter comme une sage transaction un louche compromis ; non, jamais, moi, qui suis la lumière et la chaleur du monde, la vie initiale de tout germe, la première impulsion de tout mouvement, l’élan primordial de toute force, le phare universel de la Vérité, de la Beauté et de la Vertu ; moi, qui illumine, réchauffe, renouvelle, vivifie et dirige le monde dans ses voies, non, jamais je ne m’accommoderai de recevoir en égaux, ici, dans cet Olympe, deux imposteurs qui là-bas trompent la pauvre espèce humaine en s’affublant dans les carrefours d’un travestissement d’Apollon ; qui, suspendant chaque soir, le long des rues, dans les villes, de ridicules soleils de poche, ont induit les hommes à enfreindre cette sainte loi du jour et de la nuit que j’ai donnée aux hommes comme un principe de sagesse et de santé ; qui, allumant çà et là de petits feux et inventant de petits jouets de fer, veulent faire croire aux hommes qu’ils ont le pouvoir de réaliser ce dont je serais moi-même incapable. Cela serait une honte, et non seulement une honte, mais encore une sottise : car, le jour où aucune limite, aucun frein, aucune mesure ne serait plus imposée à la rapidité et à la puissance des Titans de fer, nous, les Dieux du vieil Olympe méditerranéen, nous qui représentons depuis tant de siècles la Beauté et la Bonté, nous serions tous précipités à bas de nos trônes d’or, et le seul Dieu qui régnerait sur les deux mondes, adoré par les hommes, ce serait, comme aux premiers temps de l’histoire, le Feu. »

Cela dit, Rosetti se tut. Mais, si nous avions tous écouté en souriant cette bizarre satire des machines, pas un de nous n’en avait compris la conclusion imprévue. Après une courte pause, Alverighi exprima la pensée commune en disant :

— Et ensuite ?

— Et ensuite ? Quoi ?...

— Je voudrais savoir, dit Alverighi, ce que vous répondez à mon objection. Car vous n’y avez pas répondu.

— Vous n’avez donc pas compris ? demanda Rosetti, en faisant la mine de quelqu’un qui est fort étonné. Apollon est pourtant le Dieu de la lumière... Me faudra-t-il commenter Apollon ? éclairer la lumière ?...

Puis, au lieu de continuer, il s’arrêta, tira sa montre et dit :

— Onze heures. Ce serait trop long et je suis un peu las : aujourd’hui, je me suis promené beaucoup ; et vous savez, à mon âge... Si vous voulez me le permettre, je vous expliquerai demain le discours d’Apollon.

Et sur ce, il nous souhaita le bonsoir.


XVII

Mais une visiteuse inattendue vint, ce soir-là, s’asseoir à mon chevet dans la cabine obscure : l’Insomnie. Dès que j’eus éteint la lumière, l’image de Mme Feldmann reparut à mon esprit et y réveilla des sentimens divers : un commencement de pitié, cette sorte d’effroi qu’un malheur imprévu suscite dans toutes les âmes ; et aussi un peu de mécontentement. Comment avais-je pu me méprendre de la sorte ? Pourquoi n’avais-je pas tout de suite, dès le commencement, compris qu’il y avait, qu’il devait y avoir une femme dans l’affaire, quoique Mme Feldmann, par inexpérience, par amour-propre et par besoin de se faire illusion, le niât ? Mais, bientôt, ces réflexions firent naître un doute : avait-elle été sincère dans ses confidences ? Et ce doute à son tour fit surgir un soupçon. Était-il à supposer qu’après vingt ans de mariage, un homme en possession de son bon sens répudiât sa femme du jour au lendemain, par la seule raison qu’il en avait rencontré une autre qui lui plaisait davantage ? Il devait y avoir des raisons plus secrètes, plus graves. Peu à peu je me perdis dans une mer de conjectures, ne sachant plus si je devais plaindre Mme Feldmann ou me défier d’elle ; si bien que, parmi tant d’incertitudes, je fus tout à coup ressaisi par le sentiment que j’avais déjà éprouvé le soir où nous passions l’équateur, mais cette fois avec une tristesse plus profonde. A quoi bon penser, étudier, chercher, voyager ? Je me flattais de découvrir ce qu’avaient voulu ou pensé les générations, les Etats et les peuples du Monde Ancien ; j’avais entrepris deux longs voyages pour connaître l’immense Amérique ; et voilà que je m’abusais lourdement, lorsqu’il s’agissait de juger une femme et ses aventures. Que pouvons-nous donc savoir ? Pas même si la terre tourne autour du soleil ! Les entretiens des jours précédens se représentèrent à ma mémoire ; je songeai avec envie aux hommes d’action, explorateurs, soldats, banquiers, et même à Alverighi. Puis, soudain, je me révoltai. Deux semaines de repos « sans remords » m’avaient trop alangui ; je me mis à imaginer fébrilement des argumens pour démontrer que le soleil était immobile et que la terre tournait ; je m’échauffai à cette méditation ; un moment, il me sembla que je redevenais moi-même. Tandis que j’étais plongé dans ces pensées, je m’aperçus que ma couchette se balançait et j’entendis craquer intérieurement le navire, comme si la charpente de fer essayait de se briser. C’étaient les mouvemens et les bruits habituels, ceux de chaque nuit ; mais, cette nuit-là, il me sembla tout à coup qu’ils me rappelaient la perpétuelle instabilité de toutes choses ; et tout à coup l’univers recommença d’osciller avec les incertitudes de mes propres pensées à Mme Feldmann était-elle une victime ou une comédienne ? La terre tournait-elle réellement autour du soleil ?

Je ne sais combien de temps dura cette rêverie dans les ténèbres. Ce qui est certain, c’est que je m’endormis fort tard, perdu dans les espaces célestes, à moitié route entre le soleil et la terre. Le matin suivant, en sortant de ma cabine, je saisis au vol, sur le pont, quelques phrases échangées entre la belle Génoise et la femme du docteur de São Paulo. « C’est une vengeance du mari, disait la belle Génoise. Elle lui a joué quelque mauvais tour ; il a fait semblant de ne pas s’en apercevoir ; mais, à la première occasion... « Toutefois, la femme du docteur paraissait en douter : « Moi, disait-elle, je lui trouve l’air d’une femme sérieuse, honnête... « Mais l’autre hochait la tête et souriait avec malice. « En mettriez-vous la main au feu ? Moi, pas. Comment voulez-vous que son mari la plante là pour épouser sa gouvernante, si elle ne lui avait pas donné un motif grave pour agir ainsi ?... S’il épouse sa gouvernante, je parie bien que c’est pour la faire enrager ! » Donc la nouvelle du divorce s’était déjà répandue sur le navire et le prestige de Mme Feldmann périclitait. Avant le déjeuner, je ne vis ni l’amiral, ni Rosetti, ni Alverighi ; mais je rencontrai Cavalcanti qui me parla du discours d’Apollon. Moi, je lui racontai que, cette nuit-là, je m’étais efforcé de reclouer le soleil au centre du système solaire. Nous causâmes de la science moderne ; puis nous parlâmes de Mme Feldmann. Quand je dis à Cavalcanti ce qu’avait supposé la belle Génoise, il sourit et haussa les épaules : ,

— Pourquoi pas ? fit-il. En fin de compte...

Au déjeuner, Rosetti et l’amiral étaient présens ; mais personne ne demanda à celui-ci des nouvelles de Mme Feldmann, et il ne prit pas l’initiative de nous en donner : il semblait que tout le monde se fit scrupule de toucher à ce sujet. Je tâchai d’amener Rosetti à ouvrir tout de suite les trésors cachés de la sagesse apollinienne ; mais Rosetti se déroba, renvoya la glose après le dîner : dans l’après-midi, il aurait à écrire ses notes de voyage. On parla donc d’autre chose, par exemple, de M. Yriondo, qui était entré en convalescence. La Science Chrétienne triomphait !

Le déjeuner fini, j’allai lire sur la carte que nous étions arrivés à 31 degrés 42 minutes de latitude, 11 degrés 12 minutes de longitude. Puis, avant qu’on se fût dispersé pour la sieste, je pris à part l’amiral et je l’interrogeai sur l’état de Mme Feldmann. Il me dit qu’elle avait passé une nuit très agitée, qu’au matin, elle l’avait fait prier de venir, et que, tout en pleurant et en soupirant, elle lui avait dit et répété qu’elle continuait à ne pas comprendre. Il n’y avait jamais eu entre elle et son mari aucun soupçon, aucun différend sérieux ; miss Robbins avait toujours été la meilleure, la plus loyale, la plus sincère des femmes. Bref, elle croyait rêver, n’y comprenait absolument rien. Je dis alors à l’amiral qu’en somme un si extraordinaire divorce devait avoir sa raison ; que les raisons supposées par nous jusqu’ici ne valaient rien ; mais que, puisqu’il connaissait le mari, il pouvait sans doute deviner la raison véritable. Il me regarda en souriant.

— Je ne puis croire, répondit-il, que Feldmann soit fou. Un homme qui a fait une si grande fortune !

Il hésita, une seconde ; puis, peu à peu, il s’ouvrit à des confidences ; et enfin il me raconta que Feldmann accusait sa femme d’être insupportable, têtue, pointilleuse, hautaine, se plaignait qu’elle fût jalouse et soupçonneuse, qu’elle l’espionnât sans motif, qu’elle ouvrit ses lettres, qu’elle fit surveiller tous ses pas, toutes ses démarches, toute sa correspondance.

— Et cela est très bizarre, ajouta-t-il ; car, tout à l’heure encore, Mme Feldmann m’affirmait qu’elle n’avait jamais rien soupçonné. Bien malin celui qui se reconnaîtra dans toute cette histoire !...

Je lui demandai alors, sans périphrases, si le mari pouvait avec quelque vraisemblance accuser la femme d’infidélité. Mais, sur ce point-là, sa réponse fut catégorique :

— Non, non Mme Feldmann a toujours été au-dessus de tout soupçon. Je n’ai jamais entendu ni le mari ni personne exprimer le moindre doute à cet égard. Et je serais même tenté d’ajouter que, dès qu’on l’approche, on sent pour ainsi dire que c’est une femme vertueuse. Les griefs de son mari étaient d’une autre nature. Par exemple... (Il hésita un instant.) Par exemple, il m’a confié, un jour, qu’il soupçonnait sa femme... de vouloir l’empoisonner !

— L’empoisonner ! m’écriai-je. Ça, c’est trop fort !

— Il m’a dit qu’il avait plusieurs fois éprouvé de mystérieux malaises et qu’à plusieurs reprises, sa femme s’était étrangement obstinée à vouloir lui préparer du thé et du café de ses propres mains.

Nous nous quittâmes pour la sieste ; mais, tout l’après-midi, je réfléchis à ce que je venais d’apprendre, sans réussir à en tirer quelque lumière. Et je sentais grandir en moi une secrète défiance et presque un commencement d’irritation contre Mme Feldmann. Si elle s’était attiré un semblable malheur, ce n’était certes pas pour rien ! Du reste, ce jour-là, sur le paquebot, on parla beaucoup d’elle et de son aventure : et maintenant, tout le monde inclinait à soupçonner la femme plutôt qu’à accuser le mari. En outre, le propos relatif aux perles fausses, répété par moi la veille, pendant le dîner, avait fait le tour du bateau ; et j’entendis le joaillier tenir sur ce sujet, à la belle Génoise, au docteur de São Paulo et à la femme de celui-ci, des propos assez inattendus. « Cela ne m’étonne pas, déclarait-il. Je m’en suis toujours douté, quoique, à distance et sans avoir les perles dans la main, il soit bien difficile de juger si elles sont vraies ou fausses. Mais elle m’a prié deux ou trois fois de lui montrer quelque beau joyau. En voyage, je n’ai pas l’habitude de m’occuper d’affaires ; cependant pour lui être agréable... Eh bien ! j’ai vu tout de suite qu’elle n’entend rien aux bijoux de valeur. » Et la Génoise répondait : « Quant à moi, je n’ai jamais cru qu’elle fût aussi riche qu’on le prétendait. En somme, pour voyager avec une femme de chambre et avoir quelques belles toilettes, est-il besoin d’avoir tant de millions ? » Et la femme du docteur, moitié plaisamment, moitié sérieusement, ajoutait : « Mais nous fera-t-elle encore le cadeau ? »

Décidément, le vent contraire prenait de la force. Le jour, trouble, gris, pluvieux, arriva vite à sa fin : l’automne abrégeait les jours. Nous dinâmes tranquillement, — sans Mme Feldmann, bien entendu, — et nous badinâmes sur le prochain discours d’Apollon. Pour entendre ce discours, Rosetti, après le diner, nous emmena au fumoir. Nous nous assîmes autour d’une table ; Alverighi offrit le Champagne, et Rosetti, après avoir allumé son cigare, prit ainsi la parole :

— Donc, Apollon, par cette phrase qui vous a semblé si obscure, voulait dire...

Il fit une pause, comme s’il hésitait devant un obstacle ; puis, sautant à autre chose et s’adressant à Alverighi :

— Ainsi, avocat, nous sommes d’accord, reprit-il. La machine a privé les rois, les princes, les milliardaires, — qui, aujourd’hui, sont aussi des rois, — de ce petit nombre de choses très belles ou réputées telles que la main de l’homme fabriquait jadis, et elle a répandu à profusion dans le monde les objets d’une beauté moins rare et moins difficile. En somme, elle a fait triompher la quantité aux dépens de la qualité. Il y a là une loi éternelle : car je puis bien vouloir fabriquer, dans un temps donné, des choses d’une certaine qualité, c’est-à-dire semblables à un certain modèle de perfection que j’ai sous les yeux ou dans l’esprit ; mais alors je ne puis plus en fabriquer la quantité qu’il me plait, et je dois me restreindre à la quantité dont je pourrai venir à bout en travaillant avec la plus grande ardeur. Ou bien je puis dire : « Il me faut tant de choses de telle qualité. » Mais alors je ne puis plus déterminer à ma fantaisie le temps nécessaire pour achever le travail. Ou bien je puis dire : « Je veux, dans un certain temps, produire telle quantité. Mais alors, je devrai me contenter du possible en ce qui concerne la qualité. En somme, si l’on veut augmenter la quantité des produits et diminuer le temps de la production, il est nécessaire de rabattre sur la qualité. C’est précisément ce qu’a fait la machine, comme vous le disiez hier ; et vous avez ajouté : « La machine a bien fait. Cela, c’est le progrès, dût Mme Feldmann gémir de ne pouvoir acheter avec ses cent millions les merveilles rêvées : une infinité d’autres bénéficient de ces gémissemens. » Mais, si les machines que nous mettons aujourd’hui en mouvement ont vaincu les anciens arts manuels, — et cela, c’est un progrès, — pourquoi ne seraient-elles pas vaincues à leur tour, comme on en voit déjà quelques exemples, par des machines deux fois, trois fois, cinq fois plus rapides, qui fabriqueront des choses de plus en plus médiocres, mais en plus grande abondance ? Pourquoi le progrès devrait-il s’arrêter au milieu de sa course ? La voilà, donc, claire et simple, la pensée d’Apollon. Ou notre civilisation réussira à arrêter la furie des machines, ou le progrès versera sur le monde une abondance toujours croissante de produits toujours plus mauvais, annulera de plus en plus toutes les différences de qualité entre les choses, ainsi que veut le faire la philosophie védantiste ; et alors, non seulement les malheureux qui, comme les Feldmann, posséderont cent millions, mais aussi les simples millionnaires et, après eux, les gens dans l’aisance, seront impuissans à traduire la quantité en qualité, de sorte que la richesse deviendra inutile pour tout le monde, à mesure qu’en croîtra le chiffre total. Il est donc clair qu’une civilisation comme la nôtre, qui ne s’efforce plus que d’augmenter la quantité, doit avoir pour terme une orgie énorme et brutale : car, quand vous ôtez au peuple tout amour et toute admiration de la beauté, de la gloire ou de la vertu, toute aspiration à améliorer lui-même et les choses, vous avez la multitude moderne, laquelle ne veut que la quantité : un logis plus large, l’eau, le pain, le vin, la lumière en plus grande abondance, les trains plus rapides, etc. La quantité, la quantité, toujours la quantité ! Résultat, tout le monde est mécontent : les riches, peu nombreux, parce qu’ils ont bientôt fait d’atteindre la limite de la quantité, et qu’au delà de cette limite ils ne peuvent plus traduire la quantité en qualité ; les pauvres, innombrables, parce que, quelle que soit l’amélioration de leur sort, ils ne peuvent jamais atteindre la limite maxima de la quantité.

Ce discours rapide et imprévu nous emplit tous de surprise. Pendant quelques instans, Rosetti nous regarda, attendant nos objections. Puis, quand il s’aperçut que personne ne répondait, il se tourna vers ma femme.

— Vous nous avez fait l’autre jour, madame, un fort beau discours contre les machines. Vous leur avez reproché de rendre l’homme insatiable, de créer la cherté permanente, de gaspiller follement les richesses naturelles qui ne se renouvellent pas. Vous faisiez allusion, je suppose, à la fécondité de la terre, aux forêts, aux mines, surtout à la chaleur latente, à l’énergie potentielle accumulée dans les gisemens de charbon, dans les puits de pétrole et dans les chutes d’eau. Car c’est cette énergie-là qui est la cause première de presque tout le grand remue-ménage, du tintamarre, du branle-bas où le monde vit aujourd’hui, sous le nom de progrès, et, semble-t-il, trouve beaucoup de plaisir. Mais, si nous étions dans une ville assiégée et si nous avions du blé pour trois mois, proposeriez-vous d’en supprimer absolument toute distribution sous prétexte qu’au bout de trois mois il n’en resterait plus, c’est-à-dire de mourir tous de faim tout de suite, pour ne pas risquer de mourir de faim dans trois mois ? Vous avez raison de dire que la machine rend l’homme insatiable. Mais ce n’est point parce que nous consommons beaucoup plus que nos pères ; c’est pour une autre raison qui me semble, comment dirai-je ? plus essentielle, et qui, du moins à mon avis, est le vice occulte de la civilisation moderne. Cette civilisation, en rabaissant de plus en plus la qualité des choses, enlève au désir son frein le plus efficace, et à la quantité sa mesure naturelle, qui est la qualité, « La mesure, c’est la synthèse de la quantité et de la qualité, » a dit Hegel. Faire des gorges chaudes sur le snobisme, sur la manie que tout le monde a, riches et pauvres, de traduire la quantité en qualité, c’est facile ; mais est-ce juste ? Le Champagne (et il montra du doigt les deux bouteilles qui étaient sur la table) est un rite sacré de l’hospitalité américaine. Pourquoi vous, pourquoi M. Vazquez, nous en ont-ils fait boire tant ? Pourquoi tous les Argentins en offrent-ils une coupe, quand ils veulent faire une politesse à un ami ou à un hôte ? Parce que le Champagne est considéré comme le Nectar, comme l’Ambroisie, comme l’Hydromel de notre temps. Il est possible que ce soit une illusion. Mais supposez que tous les vins du monde soient une république d’égaux, sans plèbe et sans aristocratie. Alors la politesse, ne pouvant offrir un vin de meilleure qualité, en offrirait une plus grande quantité. Vous auriez fait apporter ici, comme c’est la coutume des barbares, une grosse futaille. Nous nous serions enivrés ; mais aurions-nous eu plus de jouissance ? Par ce petit exemple vous voyez en raccourci le rôle de la qualité ou des valeurs, pour parler le langage des philosophes modernes. Il vous semblait étrange, avocat, que les hommes, avant la découverte de l’Amérique et lorsque, loin d’avoir encore conquis le monde, ils ne le connaissaient même pas, se fussent déjà tant efforcés de créer des arts, des philosophies, des religions, des législations. « L’histoire a mis la charrue avant les bœufs, » disiez-vous l’autre soir. Est-ce qu’en ce temps-là les hommes étaient fous ou stupides ? L’art est un luxe, dit-on aujourd’hui. Mais alors, comment expliquer que l’art ait fleuri à des époques et dans des civilisations très pauvres en comparaison de la nôtre ? J’ai voyagé en Grèce, dans les îles de l’Egée, en Asie Mineure : — dans les pays qui furent le berceau de la poésie, de la littérature, de la sculpture, de l’architecture. — Quelle terre maigre, quelle pauvreté, quelle stérilité, et non par la seule faute des Turcs ! Comment les Grecs faisaient-ils pour vivre sur cette terre, surtout alors qu’ils devaient l’exploiter avec des instrumens si faibles ? On ne réussit pas à le comprendre. Mais Platon méprisait les mécaniciens, et les Grecs appliquèrent leur subtil génie à améliorer la qualité du monde, surtout la beauté : car l’art est qualité pure, vous l’avez dit vous-même, avocat, l’autre jour. Étaient-ils fous, eux aussi ? Non : ils étaient dans le vrai. Ils savaient que la qualité, — qu’on l’appelle beauté, bonté, justice, gloire, sainteté, noblesse, grandeur ou comme il vous plaira, — est le sel, le condiment de la vie ; ce je ne sais quoi qui varie la saveur des choses, réveille et satisfait toujours de nouveaux désirs, met en fuite l’ennui et la satiété de vivre ; la force qui introduit la variété dans la monotonie mathématique de la quantité ; l’élément qui est le premier principe du progrès et de la civilisation, la racine du bonheur, la raison de vivre, le divin et enivrant sourire du monde.

— Et ces choses-là, interrompit Alverighi, c’est vous qui me les dites, vous qui depuis trois jours m’avez fait mouiller trois chemises pour soutenir contre vous que la variété du monde n’est pas seulement une illusion ? Et votre Védantisme, vous l’avez donc oublié ?... En somme, pensez-vous, oui ou non, que la variété du monde soit illusoire ?

— C’est une illusion, si chacun a le droit de se faire son propre critérium du beau, d’affirmer que New-York est beau par la seule raison qu’il lui plait de le trouver tel. Ce point accordé, la catastrophe du monde à laquelle nous avons assisté n’est plus qu’une conséquence nécessaire.

— Ainsi, selon vous, nous serions obligés d’affirmer, — tous en chœur et d’une seule voix, — que New-York est beau ou laid ?... Mais, en ce cas, permettez-moi de vous demander de nouveau, comme le premier soir, puisque nous voici revenus au même point après ce beau chemin que nous avons fait : par la force de quel principe ? en prenant pour base quel critérium ? en jugeant avec quelle mesure ? Il faudrait qu’il y eût une autorité, une loi, une puissance, quelque chose enfin qui m’obligeât à dire noir, même quand je vois blanc. Et voici bien des jours que nous sommes occupés en vain à le chercher, ce quelque chose ; tous les philosophes l’ont cherché, depuis que le monde est monde, et personne ne l’a trouvé encore !

Rosetti le regarda en face, avec un fin sourire.

— Il est vrai, reprit-il, que les philosophes ne l’ont pas trouvé ; et nous ne l’avons pas trouvé, nous non plus, en discutant ; et les Feldmann ne l’ont pas trouvé, eux non plus, en se querellant. Mais vous, au contraire, vous l’avez trouvé, l’autre soir.

— Moi ? s’écria Alverighi.

Rosetti ralluma son cigare et continua :

— Oui, vous. Depuis dix jours, nous sommes à disserter sur ce qui est beau, bon et vrai : si c’est tel ou tel art ; si c’est telle ou telle philosophie ; si c’est le progrès, la science ou la richesse. De parallèle en parallèle et de méridien en méridien, changeant de ciel chaque jour, nous avons tâché de découvrir l’argument décisif, l’épée qui trancherait le nœud. Mais tous les argumens, les vôtres et les nôtres, étaient toujours « retournables » ou réfutables, et la discussion se prolongeait de sophisme en sophisme. A la fin, lorsque nous en sommes venus à examiner si la richesse est bonne ou mauvaise, vous vous êtes écrié en frappant du poing sur la table : « Qu’on raisonne tant qu’on voudra ! Aujourd’hui les hommes veulent la richesse. Ils la veulent, et cela suffit. » Puis vous vous en êtes allé. Si vous étiez resté quelques minutes de plus, vous auriez vu que ce fameux argument décisif était trouvé enfin : car je n’avais rien à vous répondre. Est-il possible de démontrer que la richesse est vaine et mauvaise à un homme qui la convoite ardemment ? Est-il possible de démontrer à un amoureux que sa belle est laide ? Si j’admire profondément la musique italienne du XIXe siècle ou le théâtre de Shakspeare, si je brûle de goûter et de regoûter ces œuvres d’art, les critiques et les esthètes pourront argumenter à leur aise : je demeurerai inébranlable comme une tour. Je veux jouir de cette beauté, et cela suffit. Si je suis envahi par la fureur patriotique, jamais personne ne me prouvera que Pietro Micca n’a pas été le plus noble des héros ; si l’esprit de saint François est descendu en moi, je resterai sourd aux préceptes du bushido japonais ou aux raisonnemens de Nietzsche. Et la voilà, la solution de toutes les difficultés que nous avons si longuement examinées ; la voilà, claire et simple ! Un critérium sûr de la beauté, de la vertu, de la vérité, un étalon de mesure pour les qualités du monde peut être affirmé et imposé, non par l’intelligence, mais par la volonté. C’est la volonté, non la philosophie et les livres des philosophes, qui est la source profonde des valeurs…

Il se tut un instant et nous regarda ; puis, comme s’il avait lu dans notre silence que cette formule restait obscure pour nous, il ralluma son cigare et dit :

— Je ne suis pas grand clerc en ces matières, vous savez, et j’en parle un peu au hasard, selon ce que me suggère le bon sens. Mais je n’arrive pas à comprendre comment, à force de courir le monde, les hommes modernes ont fini par perdre de vue cette vérité si évidente : la raison, la pensée, la philosophie peuvent bien développer, mais elles ne peuvent pas poser les premiers principes d’un art ou d’une morale, les définitions élémentaires de la beauté ou de la vertu que tout art et toute morale ont nécessairement pour point de départ. Ces définitions-là, la volonté seule est capable de les poser. Et pourtant, cette vérité est la clé de toutes les difficultés théoriques et pratiques de notre époque. Lorsque je suis revenu d’Amérique et que, afin de passer le temps, je me mis à étudier pour mon propre compte, je fus d’abord ébahi : tant de philosophies, tant de morales, tant d’esthétiques, tant de partis politiques, tant d’écoles juridiques ! et toutes ces doctrines armées jusqu’aux dents les unes contre les autres ! et de toutes parts une perpétuelle bataille où l’on se portait des coups terribles et vains : car, chose étrange à dire, tout le monde frappait et jamais personne ne succombait. Qui avait tort ? qui avait raison ? Pourquoi ce combat où il y avait tant de cris et pas un seul mort ? Pendant quelque temps je crus, moi aussi, ou que l’Europe, tandis que je m’enrichissais en Amérique, était devenue une tour de Babel, ou que moi-même j’étais devenu obtus dans la Pampa. Je ne m’y reconnus que le jour où j’arrivai à comprendre ce que je n’aurais jamais dû ignorer, à savoir que les fondemens d’un art, d’une morale, d’une doctrine, d’un système de valeurs ne peuvent être posés que par la volonté. Non par la volonté de chaque individu en particulier, entendons-nous bien : car alors, on retomberait dans ce désordre qui conduit tout droit au Védantisme. Du reste, la volonté de chaque individu, abandonnée à elle-même, est si faible et si incertaine qu’elle ne réussit pas à s’imposer à elle-même un critérium fixe et assuré du bien, du beau et du vrai. Figurez-vous si elle réussirait à l’imposer aux autres ! Donc, la volonté qui pose les fondemens d’une morale, d’un art, d’une doctrine, ce doit être une volonté que j’appellerai « grande, » une volonté supérieure à celle de chaque individu, et qui embrasse et mette en faisceau toutes les volontés individuelles : la volonté d’une école, d’une secte, d’une Eglise, d’une classe sociale, d’un peuple, d’une époque, de plusieurs générations, d’une civilisation, d’une longue suite de siècles. Et plus grande elle est, mieux cela vaut : lorsque, émanant de l’esprit de chaque individu pour une parcelle infinitésimale, elle se rassemble au haut des airs et redescend sur toutes les têtes, telle la pluie qui tombe sur la terre à torrens comme un don du ciel, après s’être élevée sous la forme d’une invisible vapeur exhalée goutte à goutte de la terre.

Et de nouveau il se tut. Comme ces pensées étaient encore obscures, je le priai de nous expliquer comment la volonté pouvait poser ces premiers principes.

— En se limitant, répondit-il sans la moindre hésitation.

— En se limitant ? demanda Cavalcanti. Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?

Rosetti réfléchit quelques secondes, comme pour chercher la réponse la plus simple et la plus nette ; puis il ajouta :

— Prenons l’art pour exemple, puisque c’est de l’art que nous avons parlé le plus souvent. J’ai déjà dit l’autre soir que l’homme peut trouver en toutes choses un principe de beauté : dans l’ordre et dans le désordre, dans la simplicité et dans le faste, dans le classique et dans le rococo, dans la légèreté et dans la lourdeur, dans la rose et dans l’orchidée, dans le Parthénon et dans un ghetto ruineux, dans Paris et dans New-York, dans la ligne droite et dans la ligne courbe, dans la douceur et dans la violence, dans la grâce de l’enfant et dans l’horreur d’une catastrophe. Oui, l’homme peut trouver en toutes ces choses un principe de beauté ; mais rien ne l’obligea à le chercher dans l’une plutôt que dans l’autre. Et alors, qu’arrivera-t-il, si chaque artiste dans l’acte de créer, si chaque individu dans l’acte de juger, s’attache à celui de ces principes qui lui agrée davantage, selon sa seule fantaisie, sa seule inclination, sa seule inspiration ourson seul caprice, comme vous le voulez, Alverighi ? Le monde deviendra une tour de Babel, comme le Cordova l’a été ces jours derniers. Caïus estimera beau ce qui paraîtra laid à Titius, et réciproquement : car chacun partira d’une définition du beau qui ne sera pas celle de l’autre : et si Gaïus et Titius sont contraints de vivre ensemble, ils seront perpétuellement en querelle et ne réussiront jamais à s’entendre, comme c’est le cas de M. et Mme Feldmann. Pourquoi, par exemple, avons-nous tant et si vainement discuté, sans parvenir à nous entendre, au sujet d’Hamlet, de Rodin et d’autres artistes ? Parce que chacun de nous, dans son raisonnement, sous-entendait une définition du beau qui contrariait celle des autres. Chacun de nous voulait une chose que les autres ne voulaient pas. Donc, pour n’être pas réduits à discuter toujours sans jamais s’entendre et finalement à divorcer, comme les Feldmann, il convient que l’on tombe d’accord pour établir des limites. J’ai dit : que l’on tombe d’accord. Qu’est-ce qu’une école artistique ? un genre littéraire ? le style d’une époque ? C’est une forme de la beauté isolée par un acte de cette « volonté large » dont j’ai parlé tout à l’heure par la volonté d’une génération, d’une civilisation, d’une ville, d’un peuple, et réalisée comme la seule belle par un effort persévérant. Bref, si une génération, une civilisation une ville, un peuple, affirment que le beau est, soit la simplicité, la proportion, la légèreté, la grâce, la ligne droite, soit au contraire le fastueux, l’affecté, le maniéré, l’emphatique, le pesant, le gigantesque, la ligne courbe, nous aurons alors un étalon de mesure, limité sans doute, mais certain pour apprécier la Beauté ; et nous pourrons en déduire par le raisonnement des règles précises qui s’imposeront également à l’artiste qui crée et au public qui le juge.

Mais ici Cavalcanti interrompit et avec une véhémence qui ne lui était pas habituelle.

— Voulez-vous donc rendre la vie aux genres littéraires, aux écoles artistiques, à ces formulaires conventionnels des arts que nos pères ont détruits après en avoir subi le despotisme ?

— Et pourquoi pas ? demanda Rosetti en souriant.

— Pourquoi pas ? répondit Cavalcanti. Parce que la Beauté est une chose infinie qui a une infinité de formes et d’expressions, des règles et des lois innombrables, vagues, mystérieuses, que l’on ne peut ni formuler ni enseigner ni codifier. Ou elles se sentent, ou elles n’existent pas. Cette limitation que vous souhaitez, et les principes qui en naissent, et les préceptes qui peuvent se déduire de ces principes, tout cela est tout à fait arbitraire.

— Naturellement, répliqua Rosetti. Tout art est tenu de développer avec une logique rigoureuse les principes d’où il part ; mais ces principes ne sont pas et ne peuvent jamais être nécessaires. Sans quoi, comment expliquerait-on que toutes les écoles artistiques et tous les genres littéraires fleurissent quelque temps, puis qu’ils meurent tous, tôt ou tard ? Si une école ou si un genre était fondé sur des principes vraiment nécessaires, cette école ou ce genre serait impérissable, éternel.

— Mais, insista Cavalcanti, si le choix est arbitraire, pour- quoi serions-nous tenus de choisir ? Pourquoi serions-nous tenus d’affirmer qu’il n’existe qu’une forme de la beauté, alors qu’il y en a d’innombrables ? Pourquoi prétendrions-nous formuler des règles et des lois, là où doit régner l’inspiration libre ? Par sa nature même, toute règle d’art est conventionnelle...

— Cela va de soi, répéta Rosetti.

— Vous dites : « Cela va de soi ? » protesta Cavalcanti. Mais quoi ? Le conventionnel n’est-il pas la négation de la beauté ? Le beau, c’est la vérité, c’est la sincérité, c’est la vie même !... Voici qu’enfin je comprends ! L’intérêt est ce qui pousse une école, une époque, un peuple, — bref, la « volonté grande, » comme vous dites, — à isoler tel principe de beauté parmi tous ceux qui s’offrent, c’est-à-dire à proclamer que ce principe est le premier, l’unique. Les architectes du baroque trouvaient leur profit à ce que leurs contemporains ne reconnussent de beauté qu’au style baroque, et chaque peuple aime à croire que sa littérature est la meilleure du monde...

— Et par conséquent, interrompit Alverighi, j’ai raison de dire que la machine et l’Amérique ont rendu un grand service au monde en purifiant l’art des intérêts qui le souillaient.

— Certes, approuva Cavalcanti. Mais, puisque la beauté est infinie, nous ne pourrons en jouir que par le procédé opposé à celui dont vous parlez monsieur Rosetti, c’est-à-dire en nous affranchissant de ces limitations où les intérêts cherchent à nous enfermer, et, par suite, des règles arbitraires établies par les écoles, des préjugés conventionnels de l’époque.

— Donc, la liberté ! interrompit de nouveau Alverighi. Je suis content, monsieur Cavalcanti, de vous avoir persuadé.

— Sans aucun doute ! répondit Cavalcanti qui s’animait de plus en plus. L’art est une langue éternelle et universelle, quoique chaque peuple et chaque époque l’écrivent avec les caractères qui leur appartiennent. D’un pays à un autre, de demi-siècle en demi-siècle, on voit changer ce que Sainte-Beuve appelle « les modes de sensibilité, » les aspirations, la mode, les goûts, les formes, l’alphabet dont les artistes se servent pour exprimer la beauté ; mais, du Japon à la France, des temps anciens aux temps modernes, l’art, comme la beauté est unique ; et, par conséquent, nous devons, nous, avoir des nerfs différens pour les différentes manifestations artistiques, comme je le disais l’autre jour. Efforçons-nous donc de les comprendre toutes en supprimant les apparentes différences que les temps, les lieux et les intérêts introduisent dans la beauté ; élevons-nous autant qu’il nous est possible au-dessus du temps et de l’espace pour arriver à entendre la beauté éternelle et absolue, cette langue commune de l’humanité ! Vous rappelez-vous ce que j’ai dit, lorsque nous discutions sur Hamlet ? Je regrette d’avoir à me répéter et je vous en demande pardon ; mais il s’agit du seul mérite dont, à mon avis, les Américains puissent se glorifier en face des Européens pour ce qui concerne l’art. Non, nous ne sommes pas exclusifs comme les Européens ; nous nous efforçons de comprendre et d’admirer tout... J’aurais presque envie de crier comme Colomb : « Terre ! terre ! » ou comme les Grecs de Xénophon ! « Thalatta, thalatta ! » Comme nous étions de loisir, nous nous sommes mis, par hasard, sur ce paquebot, à discuter au sujet de la beauté. Chacun de nous a dit ce qui lui passait par la tête dans le moment même, c’est-à-dire des bêtises : — que nos admirations esthétiques étaient toutes intéressées ; que la machine purifiait l’art des intérêts et donnait à l’homme la liberté du goût. — Paradoxes incohérens. Il semblait qu’il n’y eût pas moyen de s’entendre. Et voilà que vous prononcez un mot : « en se limitant, » — le mot essentiel ! — et à traversée mot brille sur nos paradoxes le rayon de la vérité, qui nous met tous d’accord. Oui, l’homme aspire à la beauté infinie, parce que, durant l’heure brève qui lui est accordée, il aspire. à vivre la plus grande somme de vie possible. Il y aspire même au risque d’être perpétuellement en querelle : ne sommes-nous pas au monde aussi pour cela ? Mais les intérêts l’attachent aux formes momentanées et caduques par lesquelles chaque artiste s’exprime, comme si ces formes étaient la beauté totale et absolue. Et alors il se débat, essaie de rompre les lianes de ces intérêts qui étreignent le tronc de l’art ; il renverse les barrières qui empêchent l’esprit de souffler librement à la surface agitée de la vie, comme le vent sur l’Océan ; il cherche la liberté qui est le chemin le plus direct pour atteindre le but final de son voyage, la Vie !...

Ces choses, dites avec éloquence, me plurent à moi comme aux autres ; et, quand Cavalcanti eut fini, nous nous tournâmes tous vers Rosetti comme pour l’inviter à répondre. Après un moment de réflexion, Rosetti dit d’une voix lente :

— Vous avez peut-être raison. Mais... sauriez-vous me dire si Homère a ou n’a pas existé ?


XVIII

Je n’oublierai jamais la bizarre impression que fit cette demande, tombée du ciel à l’improviste sur ce paquebot qui naviguait à travers la nuit de l’Océan, dans cette chambrette enfumée de tabac, à cette table encombrée de bouteilles de Champagne, de boites de cigares, de verres pleins et vides ! Pourquoi l’ombre d’Homère apparaissait-elle soudain en cet endroit, pour nous demander compte des doutes savans d’un siècle sophistique ? Il va de soi que personne ne répondit.

Quand Rosetti eut constaté que personne ne disait rien, il nous demanda si nous avions lu le livre de Michel Bréal : Pour mieux connaître Homère. Aucun de nous ne l’avait lu. Alors il nous expliqua la thèse de l’ouvrage. Dans ce livre, Bréal soutient que les poèmes d’Homère représentent un monde héroïque, chevaleresque et aventureux de pure convention, comme celui qu’a décrit l’Arioste, ou, si nous préférions un exemple plus récent, comme celui de Cyrano de Bergerac ; que les héros et les dieux homériques sont des personnages peints « de chic » ou des types littéraires, comme les paladins de Boiardo et de l’Arioste, ou comme les bergers de Théocrite et de Virgile ; que l’Iliade et l’Odyssée ont été composées dans un siècle de civilisation raffinée et de culture déjà ancienne, et qu’alors, dans les îles de l’Egée et dans les colonies grecques de l’Asie Mineure, il y avait déjà un public pour prendre plaisir à ces histoires fictives composées en beaux vers, comme les seigneurs du XVIe siècle prenaient plaisir à celles de Boiardo et de l’Arioste.

— Pourtant, objectai-je, le monde qu’Homère décrit est rude, sauvage, primitif. Il ne connaît pas l’écriture, et le fer y est un métal rare.

— Mais, répliqua Rosetti, autant qu’il m’en souvienne, il n’est pas non plus question de monnaie dans le poème de l’Arioste. Les paladins courent le monde sans un sou en poche. Prétendrais-tu en conclure qu’au temps de l’Arioste la monnaie n’existait pas en Italie ? Toi, historien, te servirais-tu du Roland furieux comme d’un document pour décrire les conditions de l’Italie au commencement du XVIe siècle ? Les poèmes d’Homère nous transportent en plein dans le grand pays des fables.

— Mais alors, comment et par qui fut créé ce monde imaginaire ? insistai-je.

— Ce sont choses auxquelles je m’entends peu, tu sais, répondit Rosetti. Je ne raisonne qu’avec mon bon sens ; mais, à la lumière de ce bon sens, j’inclinerais à croire qu’il dut être créé par des lettrés et par des poètes, puisque c’est un monde littéraire et poétique. Des poètes ont recueilli dans les rues les grossières chansons populaires qui racontaient à leur mode d’anciens événemens historiques, comme les chansons du moyen âge racontaient l’histoire de Charlemagne ; ils les ont apportées dans les maisons des riches marchands grecs de l’Egée et de l’Asie Mineure, lesquels, eux aussi, désiraient traduire la quantité en qualité ; et ainsi, peu à peu, d’un poète à l’autre, se forma le « genre, » la « manière, » puis une école ou une corporation de poètes qui en conservèrent et en transmirent les règles, les types et jusqu’à la langue conventionnelle. Je vous répète que je ne m’y entends guère : mais il me semble que Bréal a raison quand il dit que le prétendu dialecte homérique n’a jamais été parlé ; c’est une langue conventionnelle, littéraire, peut-être en partie archaïque comme celle des trouvères, fabriquée tout exprès par les poètes pour faire parler dignement les dieux et les héros. Voilà comment le « genre s’est formé ; » et, à un certain moment, un acte de la « volonté grande » qui avait pris corps dans une école l’imposa à tout le monde, au public et aux poètes, comme un parfait modèle de beauté. Tant qu’enfin, de poète en poète, un beau jour, l’homme de génie apparut ; et il s’appela justement, — qui le croirait ? — Homère ; et, chose plus singulière encore, presque inouïe, il naquit, vécut et mourut, après avoir, comme tous les autres auteurs, écrit ses ouvrages avec une plume et de l’encre, sur du papier, en commençant par le premier vers et en mettant un point à la fin du dernier vers, mais en infusant à ce genre conventionnel une vie prodigieuse. Car, le conventionnel n’est pas nécessairement faux, vide et mort, comme beaucoup de gens le pensent de nos jours et comme vous le disiez tout à l’heure, Cavalcanti. Non : il limite, il n’étouffe pas ; et, par conséquent, il peut enfermer beaucoup de vérité et beaucoup de vie. En voulez-vous un exemple plus clair ? Vous, avocat, l’autre soir, à propos de la sculpture grecque, vous avez « retourné » le jugement qui a cours en disant que c’était un art sensuel. Moi, je dirais que cet art n’est ni idéal ni sensuel : il est conventionnel. Les formes de la beauté corporelle étant innombrables, les Grecs ont choisi un certain nombre d’entre elles pour représenter les Dieux de l’Olympe et les autres personnages de la mythologie ; ils se sont donc limités, en choisissant toutefois parmi les formes vivantes ; et cela est si vrai que, aujourd’hui encore, il est facile de retrouver dans la rue les modèles vivans sur lesquels ont été imaginés les types de Vénus, de Junon, d’Apollon, etc. Ne nous arrive-il pas souvent d’admirer les formes junoniques d’une femme ou le type apollinien d’un homme ? Un acte de la « volonté grande » imposa ensuite aux Grecs de sculpter et de resculpter toujours ces mêmes types, en les épurant et en les concentrant. Et ainsi ces types sont bien conventionnels ; mais cela ne les empêche pas d’être vivans, plus vivans que la vie même, au moins sous le ciseau des grands sculpteurs. Du reste, comment douter que le génie d’Homère a été le fruit mûr d’une civilisation mûre ? Lisez les poèmes hindous, Firdusi, les Nibelungen, la Chanson de Roland, et comparez.

Cette intéressante digression nous avait éloignés de notre sujet. En moi-même, je regrettai que ces considérations d’un amateur fussent si peu scientifiques : sans ce défaut, elles eussent été pleines de sagesse : Alverighi écouta sans ouvrir la bouche, mais avec intérêt, comme si, du fond de la Pampa argentine où il était venu se perdre, il prenait plaisir à jeter un coup d’œil en arrière, vers les études et les recherches qui l’avaient occupé dans sa jeunesse. Cavalcanti approuva ; il dit que, vus sous ce jour, les deux poèmes s’éclairaient et s’embellissaient prodigieusement, et il affirma qu’Homère était le premier grand maître dans l’art de composer, art noble entre tous, que les Grecs ont enseigné aux Latins, puis les Latins aux Italiens et aux Français, qui, aujourd’hui, sont à peu près les seuls à le connaître : car les Allemands et les Anglo-Saxons y sont encore novices. Mais lorsque Cavalcanti eut fini d’exprimer son enthousiasme, Rosetti reprit la parole.

— Donc, l’Iliade et l’Odyssée sont les premiers grands monumens littéraires de notre civilisation. Mais comment expliquez-vous qu’en face de ces monumens les hommes aient été frappés tout à coup d’une sorte de cécité ? Ces chefs-d’œuvre où les myopes eux-mêmes peuvent apercevoir, tant elle y, est large et profonde, la marque du génie, d’un génie puissant et concentré qui a vivifié une « manière » antique, comment a-t-on jamais pu croire qu’ils n’avaient aucun auteur, qu’ils étaient des fils sans père, qu’ils étaient nés d’eux-mêmes, spontanément, inconsciemment, sur les lèvres d’une plèbe ignorante ? Si des archéologues affirmaient que la Vénus de Milo n’a été sculptée par personne, qu’elle n’est qu’un agrégat de fragmens provenant de différentes statues et soudés ensemble, et s’ils prétendaient la mettre en pièces pour retrouver ces différens morceaux, ne les enverrions-nous pas dans un asile d’aliénés ? Et pourtant, n’est-ce pas l’opération qu’ont faite sur les poèmes homériques les habiles gens qui ont eu le cœur de briser cette merveilleuse composition pour y chercher les débris de la mystérieuse UrIlias ? Cose da pazzi ! Des folies, comme dit le docteur. Mais ceux-là, on ne les a pas mis dans un asile d’aliénés ; au contraire, ils ont été stipendiés par l’État, chargés d’enseigner dans les Universités, couronnés par les Académies, nommés eux-mêmes Académiciens, considérés par le public comme des puits de science !... Résultat : nous ne pouvons rien affirmer avec certitude sur l’Iliade et sur l’Odyssée. Sont-ce des fables ou des histoires vraies ? des rapsodies faites de pièces et de morceaux ou des chefs-d’œuvre ? les premiers enthousiasmes d’une jeune barbarie ou le dernier fruit d’une civilisation mûre ? Ont-elles été écrites dans une langue parlée ou dans une langue littéraire ? Car il me semble bien, à moi comme à vous, que Michel Bréal a raison ; mais les savans continuent à répéter qu’Homère n’a jamais existé et qu’il a écrit ses poèmes à une époque où l’écriture était encore inconnue ! Comment décider qui a tort et qui a raison ? Il n’y a pas d’argument décisif. De part et d’autre, ce ne sont que des conjectures, et chacun peut en croire ce qui lui plait. Disputer ne sert à rien, monsieur Cavalcanti, alors même que nous ne serions au monde que pour cela ! En somme, l’Iliade et l’Odyssée sont maintenant deux énigmes très obscures, que chacun peut expliquer à son gré, encore que ces poèmes aient été lus, admirés, traduits, commentés, corrigés, appris par cœur et adorés par une longue suite de générations. Comment expliquez-vous, monsieur Cavalcanti, ce singulier phénomène ?

Il attendit un instant ; mais Cavalcanti resta muet.

— Ne serait-ce pas, reprit alors l’ingénieur, parce que l’esprit peut souffler librement à travers les poèmes homériques comme le vent sur la mer ? Vous avez dit, monsieur Cavalcanti, que, pour comprendre une œuvre d’art et en jouir, nous devons nous libérer de tous ces principes conventionnels du beau que les contemporains de l’œuvre ont eu à subir, parce que les intérêts les leur imposaient. Fort bien. Mais à ce compte il n’y a pas de poète au monde que nous devrions mieux comprendre et goûter mieux qu’Homère : car, sur ces poèmes, nous ne savons pas même avec certitude quand et comment ils ont été composés. Imaginez, dès lors, si nous pouvons songer à les juger avec « les nerfs » des contemporains et d’après les idées conventionnelles qu’ils se faisaient du beau, à supposer qu’ils s’en fissent ! Et voilà que, libres, parfaitement libres de juger, nous perdons la tramontane : nous ne savons plus même affirmer avec certitude si ces poèmes, que nous lisons imprimés, ont jamais été écrits. Faut-il en conclure qu’une œuvre d’art devient une énigme aux mille solutions et que l’esprit ne réussit plus à distinguer un chef-d’œuvre d’une compilation grossière, quand on n’a plus de mesure, conventionnelle peut-être, mais commune, pour la juger ? Considérée de ce point de vue, la question d’Homère ne serait plus seulement un passe-temps d’érudits en vacances ; elle serait le symptôme d’une maladie grave. Elle prouverait que, si nous ne comprenons plus le premier chef-d’œuvre de notre littérature, c’est parce que nous avons acquis la pleine liberté de le juger et d’en jouir comme il nous plait. Tels seraient donc les effets de cette liberté illimitée en laquelle vous voyez l’un et l’autre (et il regarda Cavalcanti et Alverighi) le principe animateur de l’art futur ? Dans la liberté ne se multiplieraient que les seuls germes de la discorde, — ce qui, j’en conviens, ne serait pas un mal sans remède : si les Feldmann ne réussissent pas à se mettre d’accord, ils peuvent divorcer ; — mais la liberté nous ferait perdre aussi la faculté de discerner sûrement le beau du laid, ce qui serait pire : car, comment puis-je jouir d’une œuvre d’art, si je ne sens pas fortement ce qu’il y a de beau en elle ?

L’objection était forte. Cavalcanti hésita. Il essaya d’abord une réponse un peu confuse : il dit que ce qui ne se comprenait plus dans les poèmes homériques, c’était précisément la partie conventionnelle.

— Mais, conclut-il, pour ce qui est de l’épisode d’Andromaque ou du retour d’Ulysse, c’est une autre affaire. Ces épisodes-là, personne ne doute qu’ils soient deux rayons de l’éternelle beauté. En chaque œuvre d’art il y a et il doit y avoir une étincelle de la beauté absolue, universelle, éternelle ; sans quoi, — je l’ai déjà dit l’autre jour, — comment expliquerait-on qu’en face de tant d’œuvres d’art, sans préparation, sans étude, sans idée préconçue, nous proclamions que ces œuvres sont belles et sentions un frisson de plaisir immédiat, libre, spontané ?

— Alors, répliqua aussitôt Rosetti avec un sourire, abandonnons-nous au vif courant de notre émotion... Mais M. Alverighi vous a déjà répondu, l’autre soir, que le beau est un plaisir sans besoin, par conséquent incertain et oscillant. Une œuvre me plaît, à moi, mais elle ne plait pas aux autres ; elle me plait aujourd’hui, mais demain elle ne me plaira plus. Souvent je ne saurais dire si elle me plaît ou non ; et je m’adresse à la raison pour éclaircir ces doutes ; mais la raison se joue de moi. Toute œuvre d’art est une énigme insoluble, tout comme l’Iliade et l’Odyssée. Non, nous ne jouissons pas d’une œuvre d’art, si nous ne sentons pas qu’elle est belle ; et sentir qu’elle est belle, le sentir vraiment, sûrement, fortement, invariablement, sans interruption, sans hésitation, nous ne le pouvons pas si nous ne possédons pas un modèle à qui la comparer. Parfaitement : un modèle. Toujours la définition première de la beauté, où chaque art prend son point de départ, et les règles que le raisonnement peut tirer de cette définition, se concrètent, soit dans un certain modèle, — l’Iliade ou l’Odyssée furent ce modèle pour Virgile et pour les anciens, quand il s’agissait du poème épique, — soit dans toute une collection d’œuvres appartenant à des écoles peu différentes les unes des autres, — ce qui fut le cas, pendant longtemps, pour la peinture italienne ; — mais l’existence d’un modèle est nécessaire, et il est nécessaire aussi que ce modèle soit accepté comme temporairement indiscutable. Qu’est toute l’histoire de l’art, sinon un effort incessant, une lutte perpétuelle afin de créer, d’imposer ou de changer des modèles ? Beaucoup de gens ne peuvent plus comprendre, aujourd’hui, pourquoi les écrivains romains ont imité les Grecs avec tant de pédanterie, pourquoi les littératures modernes ont perdu tant de siècles à recopier les Latins qui avaient copié les Grecs. Cela est clair, pourtant : c’est parce que la création d’une littérature ou d’un art est d’autant plus facile qu’on a devant les yeux un modèle mieux défini, plus précis, plus tangible et plus visible. Pourquoi la Grèce antique est-elle si fameuse ? Parce qu’elle a créé en littérature, en sculpture et en architecture, certains modèles qui ont servi à beaucoup de peuples et à beaucoup d’époques. Fouillons un peu dans notre conscience, et il ne nous sera pas difficile de nous rendre compte que, dans chacun de nos jugemens sur une œuvre d’art, est sous-entendue une comparaison. Quand nous disons qu’une œuvre d’art est belle ou très belle, médiocre ou manquée, — et nous le disons, non pour donner libre cours au plaisir ou à l’ennui momentanés qu’une œuvre d’art a pu nous causer, mais pour exprimer une conviction mûrie, ferme, certaine, — nous voulons dire par là que cette œuvre d’art est plus ou moins belle que telle autre ou que telles autres qui, à ce moment-là, font pour nous l’office de modèles. Et, en effet, comment s’éduque et s’affine le goût des individus, de la génération, des peuples ? Par la connaissance d’un grand nombre d’œuvres d’art de la même famille, c’est-à-dire par la confrontation que nous en faisons. Comment les œuvres d’art montent-elles ou descendent-elles dans l’opinion des hommes ? En raison des modèles : je veux dire, selon que le modèle change. Avant Giotto, il y avait des peintres qui semblaient parfaits : c’étaient les modèles d’alors. Ensuite Giotto devint le modèle, et les précédens parurent grossiers. Mais, à l’époque de Titien et de Raphaël, Giotto lui-même cessa d’être un modèle. Virgile nous paraît un peu froid. Pourquoi ? Parce que nous le comparons à Homère. Si l’Iliade et l’Odyssée étaient perdues, on attribuerait à l’Enéide la perfection. Et enfin, telle est aussi la cause pour laquelle je ne crois pas, monsieur Cavalcanti, que nous puissions avoir des nerfs différens pour tous les arts et distendre à l’infini nos facultés de comprendre, si bien que nous devenions capables de recevoir en nous l’infinie beauté. Si nous ne pouvons jouir fortement d’une œuvre d’art sans la comparer à un modèle, nous pourrons bien comprendre et goûter autant de formes d’art que nous pourrons connaître et posséder mentalement de modèles. Or un homme peut, avec l’étude et avec le temps, se rendre maître de nombreux modèles, mais non pas de tous ceux qui existent ou qui pourraient exister… Je ne sais : mais du moins cela me paraît difficile... En somme, voici ma conclusion. Je ne crois pas que vous soyez dans le vrai, monsieur Cavalcanti, quand vous comparez les traditions, les conventions, les règles et aussi les intérêts mondains qui limitent le génie de l’artiste et le goût du public, aux lianes qui, dans vos forêts, enlacent et étranglent les arbres robustes. Non ; pour les idées, comme pour les corps, toute résistance offre un point d’appui et tout point d’appui offre une résistance. Le poisson nage contre le courant, l’oiseau et l’aéroplane volent contre le vent : le vent et l’eau sont des obstacles, c’est vrai, mais ils soutiennent. L’esprit ne crée du nouveau qu’à la condition de vaincre le frottement d’une tradition, ne conquiert la liberté qu’à condition de briser les entraves d’une règle. Otez règles et traditions, il n’y a plus ni liberté ni nouveauté : pour l’esprit, la liberté absolue est ce que le vide est pour l’oiseau : il ne peut y voler. Rien ne serait plus aisé que d’en fournir maintes preuves... Promenez les yeux autour de vous, et dites-moi ensuite si le mal dont souffrent aujourd’hui les arts n’est pas seulement et uniquement l’absence de règles, de limites et de principes. A notre époque, art et public ne sont plus gênés ni par la Cour, ni par l’aristocratie, ni par l’Eglise, ni par la censure, ni par une critique qui prétendrait garder des traditions ou imposer des règles : il n’est pas jusqu’aux lois de la pudeur et de la décence dont nous ne nous soyons affranchis, après nous être révoltés contre Dieu, contre le Roi, contre la grammaire, contre la prosodie et contre le bon sens. Artistes et public devraient donc tout oser. Et au contraire ils s’intimident réciproquement. Le public, lui, attend que l’esprit souffle, prêt à plier comme la tige sous le vent ; mais, hélas ! l’esprit ne sait plus se décider à souffler ni de l’Orient, ni de l’Occident. C’est en vain que le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète, le romancier épient ce que veut le public, qui ne veut rien, et se demandent, effarés : « Quel sujet, quel style, quel genre, quel modèle choisir ? » Notre époque leur indique tous les modèles, c’est-à-dire qu’elle ne leur en indique aucun. Les habiles apprennent vite l’art de se procurer des honneurs et des richesses. Les fous et les charlatans cherchent à intimider le public par une audace effrontée, en lui imposant comme beau ce qui ne ressemble à aucun modèle connu. Les artistes sincères et de talent ne sont pas rares ; mais chacun d’eux veut avoir une formule d’art à soi, proclame que cette formule est la seule vraie et parfaite, et a même pour la soutenir des argumens excellons... jusqu’à ce que le voisin les lui renverse, pour démontrer que la formule vraie et parfaite, c’est justement tout l’opposé, c’est-à-dire la sienne. Quelquefois apparaît quelque véritable homme de génie, et, s’il réussit à s’imposer, s’il réussit à se comprendre lui-même et à se faire comprendre par un public capable de le soutenir au moins pendant un certain temps, il peut, libre comme il l’est, créer des chefs-d’œuvre ; mais ce sont des chefs-d’œuvre flottant dans le vide, comme ces iceberg qui voguent solitaires sur l’Océan et que l’eau soutient, mais qu’il ronge aussi par en bas, de sorte que, d’un moment à l’autre, ils peuvent faire la culbute et même devenir dangereux pour les navigateurs qui les rencontrent. Vous aviez raison, avocat, de déplorer l’orgueil sans mesure des artistes et des gens de lettres modernes, si on le compare à la modestie de jadis. Mais d’où naît cet orgueil ? Ne naît-il pas aussi de la solitude où ils travaillent affranchis de toutes lois ? Chaque artiste et chaque lettré, désormais, crée son œuvre selon les formules qu’il s’est choisies librement, presque sans maîtres ni modèles ni règles ; et, par suite, il se fait aisément illusion, surtout s’il réussit, d’être un Dieu qui a créé du néant un monde idéal, tandis que, trop souvent, il n’a fait que reproduire tant bien que mal de vieux modèles, en les gâtant. Bref, aucune époque n’a essayé tant de formules vieilles ou nouvelles de la beauté, pour enlaidir le monde. Car les époques où les modèles, parce qu’ils sont trop nombreux, se perdent ou se confondent, et, avec les modèles, les mesures précises et délicates du tragique, du comique, de l’épique, de la noblesse, de l’élégance, du faste, etc., ces époques ne goûtent plus que le difficile, le violent, le chatoyant, le massif, l’énorme, l’excentrique, l’étrange, le rare : — les drames qui donnent la chair de poule, les farces qui font rire à s’en décrocher les mâchoires, la littérature chargée d’érudition, les décorations scintillantes, les images contournées, les monumens qui ébahissent par leur masse ou par la richesse de leurs marbres. — Plusieurs d’entre nous ont ri en entendant annoncer que les temps approchent où New-York sera plus beau que Paris aux yeux de tout le monde. Mais prenez-y garde ! L’Amérique est plus riche que l’Europe ; elle peut, s’il lui plait, prodiguer de plus grands trésors pour construire de monstrueuses bâtisses, machinées et somptueuses comme la nouvelle gare de la Pensilvania Railroad, à New-York. Eh bien ! j’ai peur que les édifices de cette espèce ne deviennent pour notre époque sans modèles le comble de la beauté. Si les Américains allaient faire dans le monde moderne ce que déjà les Romains ont fait dans le monde antique ? Ceux-ci, à la fin n’ont-ils pas gâté les monumens de l’architecture par la masse, le poids et la richesse ? J’ai tort peut-être : à mon goût, une belle rose est plus belle que la plus belle orchidée. Mais les orchidées sont étranges et rares, et elles durent longtemps, tandis que les roses sont communes et ne vivent que quelques heures. Voilà pourquoi les orchidées sont beaucoup plus appréciées que les roses. La rareté, qui est un concept quantitatif, s’insinue dans le jugement porté sur la beauté, et, par conséquent, elle l’adultère et le fausse : car la beauté est qualité pure, comme vous l’avez dit l’autre soir, avocat. Bien plus : je crois que le seul critérium qui puisse servir à comparer tant bien que mal, et en gros, les diverses formes de la beauté, est celui-ci : un art, ou une école, ou un style sont d’autant plus parfaits qu’ils approchent davantage de l’état de qualité pure et qu’ils recourent moins à des élémens quantitatifs pour exciter l’admiration ou donner du plaisir. Mais ce sont là des subtilités, et le public, particulièrement celui d’aujourd’hui, a dans la tête trop de soucis autres que la qualité et la quantité. Le pauvre public fait ce qu’il peut ; mais, sauf dans les cas où son admiration se manifeste sous la forme d’un engouement frénétique, il ne sait pas se faire une opinion ; il est timide, défiant ou indifférent ; il a peur de prendre une mystification pour un chef-d’œuvre ou un chef-d’œuvre pour une mystification ; d’ordinaire, il accourt au bruit ; mais ensuite, pour ne pas trop se tromper, il oublie volontiers ce qu’il a admiré, et, quand il peut, il essaie de se tirer d’embarras en disant d’une œuvre qu’elle est « intéressante. » N’avez-vous pas remarqué l’abus que nous faisons aujourd’hui du mot « intéressant ? » C’est un mot neutre, situé pour ainsi dire entre l’éloge et le blâme ; c’est un expédient commode pour une époque où l’on n’ose plus et où l’on ne sait plus dire : « Ceci est beau, cela est laid. »

A ces paroles, je souris, et j’interrompis Rosetti pour raconter que, durant mes voyages d’Amérique, le mot « intéressant » avait été pour moi l’ancre de salut, toutes les fois qu’on m’avait demandé mon avis sur des choses que je ne me sentais pas en état de juger. Je m’étais tiré d’affaire en disant que cela était very interesting. Mais cette anecdote me servit de tremplin pour m’élancer dans un champ plus vaste, et je formulai une objection que je ruminais depuis la veille au soir :

— Que les définitions élémentaires du beau, celles qui fournissent à tout art son point de départ, doivent être posées par un acte de volonté, je vous l’accorde. Mais néanmoins je n’entends pas m’arrêter, comme vous, à cet acte de volonté. Je reprends donc pour mon compte l’objection de Cavalcanti ; mais je la complète en disant que, quand on est arrivé là, il faut faire encore un pas en avant, pour décider cet autre point : — les choses deviennent-elles belles et bonnes parce que nous voulons et à partir du moment où nous voulons qu’elles soient telles ; ou le voulons-nous parce qu’elles sont réellement belles et bonnes ? Il est clair, ce me semble, que là est toute la question, et la réponse décidera si c’était vous qui naguère aviez raison lorsque sous nos yeux, vous avez démoli le monde entier, morceau par morceau, ou si c’est moi qui ai raison à présent que j’essaie d’en relier ensemble les débris grâce à la volonté. Si les choses deviennent belles et bonnes par la seule raison que nous le voulons ainsi, vous aviez raison de dire que le spectacle du monde n’est que la lanterne magique des intérêts ; et il a raison aussi, ce cordonnier de la place Vendôme dont nous a parlé Alverighi ; et le Védantisme aussi a raison. La variété du monde n’est qu’une illusion. Donc, éteignons les lampes et allons nous coucher. Mais si la variété du monde est le sel de la vie, le principe du progrès, la source du bonheur, vous devez admettre que nos jugemens esthétiques et moraux ne peuvent être seulement l’effet de forces extrinsèques qui agissent sur notre passivité comme sur de la cire, à la façon des intérêts que vous avez énumérés l’autre jour, des règles conventionnelles, des limitations arbitraires, des préjugés de la mode, de la suggestion. Il faut que devant ces forces extérieures se dresse une force intérieure, incoercible, qui parfois seconde les forces extérieures, mais qui parfois leur résiste, comme l’ancre et l’amarre résistent aux mouvemens violens de la mer ; une force qui tantôt tombe d’accord avec les intérêts, les conventions et la mode pour déclarer qu’une chose est belle et bonne, et qui tantôt s’oppose à eux, se regimbe, s’insurge. Sans quoi, comment Apollon aurait-il pu nous engager à arrêter les Titans de fer ? Qu’est-ce que cette grande tragédie historique des machines, dont nous sommes témoins et qui nous a si fort occupés ces jours-ci, sinon un ardent conflit entre notre sentiment et un groupe de puissans intérêts extérieurs ? Pour créer l’abondance dans le monde, ces intérêts veulent nous faire admirer certaines choses et certaines actions, tandis que notre sentiment résiste, peut-être même parfois avec trop de véhémence, — par exemple, lorsque c’est ma femme qui parle, — parce qu’il juge ces choses laides et ces actions mauvaises. Donc l’acte de volonté ne suffit pas, et il faut que nous descendions jusqu’à cette profonde force intérieure qui donne l’impulsion à la volonté, qui lui fait désirer certaines choses et repousser certaines autres choses, si nous voulons déchirer le grand voile, connaître enfin l’âme éternelle de l’art.

Ce discours ne déplut point à Cavalcanti qui, toujours courtois, m’avait encouragé, tandis que je parlais, par des signes de tête et par des sourires. Au contraire, quand j’eus fini, Alverighi déclara franchement qu’il n’avait pas compris un mot de ce que j’avais dit. Rosetti, lui, me considéra quelques instans, pensif, et il répéta :

— Ainsi, il ne te suffit pas de vouloir une forme de beauté. Tu veux te retourner en arrière pour voir le bras et la force qui te poussent à vouloir...

Et il fit une pause ; puis il continua :

— Mais si cela n’était pas possible ? Si l’homme était constitué Par la nature ou par Dieu, — comme il te plaira, — de telle façon qu’il ne puisse en même temps sentir la poussée et se retourner en arrière pour voir le bras mystérieux qui le pousse, entendre la voix qui l’excite ? Si, au moment précis où l’homme se retourne, le bras cessait d’agir et la voix de parler ? Si l’homme, comme Orphée, ne pouvait ramener de l’Enfer son Eurydice et trouver le chemin qui conduit à la Vérité, à la Beauté, à la Vertu, qu’à la condition de ne jamais se retourner en arrière ?

Et il se tut, me regardant. Puis, comme j’allais lui répondre, il tira sa montre de sa poche.

— Il est presque minuit, dit-il. Le temps passe. Si nous allions nous coucher ? Nous reprendrons demain cette conversation... à supposer toutefois que ces longs discours ne vous ennuient pas trop... Il y a encore bien des choses à dire...


GUGLIELMO FERRERO.

  1. Copyright by G. Ferrero, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er février.