Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 58-94).
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DEUXIÈME PARTIE



VI

« Comment est-il bien possible que cette idée soit née précisément dans cette tête et à Rosario, sur les rives du Parana ? » me demandais-je un quart d’heure plus tard, en me déshabillant. Et, dans ma petite cabine, je revoyais le grand fleuve jaune et lent, aux immenses méandres qui serpentent sur la plaine solitaire, entre les rives écartées, verdoyantes et désertes, sous la grande voûte bleue du ciel. Parmi tant de choses étranges et excessives qu’Alverighi avait dites, ce soir-là, il me semblait maintenant voir briller une vérité si simple et si évidente que je m’étonnais que personne n’y eût encore pensé. En vain fouillais-je les recoins de ma mémoire, pour me rappeler si je l’avais jamais lue dans quelque livre ; mais non : cette idée était nouvelle, au moins pour moi. Et cependant, il était vrai, très vrai, que l’art donne un plaisir sans besoin ; ce qui fait que, d’ordinaire, ce plaisir est incertain, vague, hésitant ; qu’aujourd’hui je l’éprouve, et demain non ; que tel le goûte, et tel autre, non ; qu’il va et vient mystérieusement, et que les hommes s’efforcent en vain de le préciser, de l’éclairer, de le faire partager à autrui par la force probante du raisonnement, en expliquant ce qu’ils éprouvent et en justifiant qu’ils ont raison de l’éprouver. Qu’au sujet de toute œuvre d’art on puisse démontrer ce que l’on veut, et qu’il n’y ait pas moyen de mettre d’accord deux adversaires obstinés, cela aussi était vrai, je le sentais bien, quoique je ne réussisse pas à en apercevoir clairement la cause.

J’éteignis la lumière ; je songeai encore à tout cela ; et, peu à peu, la gloire de tant de chefs-d’œuvre admirés, le souvenir de la jouissance reçue de tant de livres et tant d’œuvres d’art, les canons critiques et les doctrines esthétiques professées d’habitude avec une impérieuse hauteur, me parurent se confondre dans une immense incertitude qui ondoyait sur le monde comme les brumes sur la mer. Peut-être était-ce l’effet, non des seuls discours d’Alverighi, mais aussi du vin trop copieusement offert par Vazquez : car le vin a sur moi l’étrange pouvoir d’affaiblir la certitude des idées les plus fermes, de me détacher pour ainsi dire de la réalité des choses, de pousser mon esprit à l’infini, de pourquoi en pourquoi, vers la suprême et introuvable cause première de toutes les choses. « Non, me disais-je. A chaque instant nous portons sur le beau des jugemens ; mais nous n’avons aucun mètre pour mesurer le beau. Toutes les mesures que nous croyons avoir fabriquées sont trompeuses, subjectives, illusoires. Dans l’art, il n’y a pas d’autre vérité que ce vague plaisir sans besoin. » Je réfléchis à cette formule, qui de nouveau me parut ingénieuse, et de nouveau je me demandai : « Pourquoi fallait-il qu’elle fût découverte par un marchand de Rosario, encore que ce marchand soit homme évadé à temps des bagnes de l’intellectualisme européen ? « Qu’Alverighi, sur les rives du Parana, m’eût parlé des richesses de l’Amérique et du progrès du monde, cela ne m’étonnait pas ; mais ce qui me paraissait étrange, c’était qu’il raisonnât, et même assez bien, sur l’art et sur le beau, à bord du Cordova.

Le matin suivant, lorsque je sortis de ma cabine, vers huit heures et demie, la mer était calme et le ciel serein. Mais le pont était encore désert. Le Cordova était un petit navire, en comparaison des colosses modernes : il jaugeait moins de 5 000 tonnes, ne pouvait recevoir plus de soixante-dix passagers « de classe, » comme on dit dans le jargon maritime, et, à ce voyage-là, il n’en avait qu’une trentaine. Par conséquent, on jouait peu et sans bruit ; on veillait rarement plus tard que deux heures du matin ; le flirtage était innocent et languissant. Je me promenai quelques minutes en regardant la mer et en songeant à la discussion de la veille, à mes rêveries du soir ; puis j’entrai dans la salle à manger, où je trouvai Alverighi, qui déjeunait, tandis qu’autour de lui les domestiques, en veste de toile blanche, mettaient la pièce en ordre.

— Hier, lui dis-je en plaisantant, l’Amérique s’est fait honneur.

Et je lui demandai, non sans une pointe d’ironie, comment, à Rosario, parmi tant d’affaires, il avait encore eu le loisir et le goût de méditer sur le beau en soi, sur les besoins qui engendrent du plaisir et sur les plaisirs qui ne correspondent à aucun besoin. Il sourit avec malice.

— Moi ? répondit-il. Tout ce que j’ai dit, je l’ai imaginé entre vendredi soir et samedi matin. Là-bas, je n’ai pas de temps à perdre. Mais, vendredi soir, j’ai été agacé d’entendre toutes les personnes présentes dire que New-York était laide, laide, laide ! Et puis après ? Si New-York était laide, serait-ce la fin du monde ? Est-ce que la beauté se mange en tartines ? Ce que j’ai voulu, c’est vous mettre tous dans l’embarras... A votre tour, maintenant. Tirez-vous de là comme vous pourrez !... Mais combien il est facile de faire une théorie philosophique ! Ah ! s’il était aussi facile de faire des millions !

Sur le continent, je n’aurais pas laissé passer sans protestation cette sortie ; mais « le loisir sans remords » énervait mon énergie. Je fis semblant de ne pas entendre. Nous continuâmes à parler encore un peu sur le même sujet, lui sérieux, moi plaisantant. Mais tout à coup il fit dévier la conversation :

— Vous savez ? dit-il. Ce M. Rosetti est un homme fort intelligent. Hier soir, avant d’aller nous coucher, nous avons causé, et je crois que nous sommes d’accord... Vous le connaissez, n’est-ce pas ?

Je lui racontai alors l’histoire de Rosetti. Né en 1840 à Forlimpopoli, en Romagne, et pris par la première levée de soldats que le gouvernement italien ordonna en 1860, dans les États pontificaux, Rosetti avait été envoyé à Turin, dans l’arme du génie, à la vieille caserne de la rue de l’Archevêché, et il y avait connu mon père qui, lui aussi, était au service. A Turin, Rosetti avait pu se faire admettre à l’École d’application, et, en 1865, peu après avoir quitté l’armée, il avait conquis son diplôme d’ingénieur. Tout juste à ce moment, l’Argentine cherchait en Italie des professeurs pour la nouvelle École polytechnique fondée à Buenos-Aires. Rosetti partit pour Buenos-Aires où, de 1865 à 1885, il eut pour élèves presque tous les hommes qui gouvernent aujourd’hui l’Argentine, et d’où il revint en Europe à quarante-cinq ans, après avoir amassé là-bas une assez jolie fortune et pourvu d’une pension que lui avait accordée la gratitude du gouvernement argentin. Dès lors il put organiser sa vie avec une simplicité noble et digne, avoir hôtel à Milan, maison de campagne à Bellaria, près de Rimini, et se consacrer librement à l’étude, ajouter aux mathématiques et à la physique l’histoire, l’archéologie, l’économie politique et la philosophie, lire des livres de toute sorte et méditer sur les choses du monde et de l’homme, pour son propre compte, loin des coteries savantes, dans la solitude. Je l’avais connu à Milan en 1897. Il était beau-frère d’Ernesto-Teodoro Moneta ; il m’avait témoigné de la bienveillance ; et moi, de mon côté, je m’étais attaché à lui par admiration pour sa bonté profonde, pour sa douceur imperturbable, pour la noblesse sereine de sa vie et de ses œuvres, pour sa simplicité et sa modestie incomparables, pour son vaste savoir dont il évitait de faire étalage et commerce.

— Combien est grande la vertu de l’Amérique ! s’écria orgueilleusement Alverighi, lorsque j’eus achevé ce récit. Vous voyez ? Si cet homme était resté en Europe, il serait aujourd’hui une bête de somme ou de trait dans quelque administration publique. Et, après cela, on dit en Europe…

Il se tut, un instant, puis il ajouta :

— Hier soir, nous nous sommes entretenus encore de la discussion précédente. Il m’a donné raison. Et savez-vous comment il m’a proposé de définir les jugemens esthétiques ? Des jugemens retournables. Il m’a dit qu’à propos de toute œuvre d’art on peut démontrer ce que l’on veut, parce que les jugemens esthétiques sont toujours susceptibles d’être renversés. À merveille ! Voilà une formule qui me plaît. Le beau et le laid peuvent toujours se transmuer l’un en l’autre, à volonté ; toute qualité peut devenir défaut et tout défaut qualité, lorsque, par le raisonnement, on les a mis à l’envers. Jolie trouvaille, par ma foi !

Nous nous entretînmes encore de Rosetti. Alverighi me demanda comment l’ingénieur se trouvait sur le Cordova. Je lui expliquai qu’il revenait tous les deux ou trois ans en Argentine, pour certains intérêts qu’il y avait, et que, cette fois, il avait attendu le Cordova pour faire avec moi la traversée de Rio à Gènes. Puis nous nous quittâmes.

N’ayant trouvé personne de connaissance, je flânai jusqu’à l’heure du déjeuner sur les deux ponts, feuilletai quelques livres, bavardai avec les passagers qui, peu à peu, sortaient des cabines, tous en costume d’été. J’eus ainsi l’occasion d’entendre Levi, le joaillier, dire à trois dames, dans le vestibule de la salle à manger :

— Oui, oui : il parait que c’est la femme d’un milliardaire. Je vous l’avais dit, vous en souvenez-vous ? dès vendredi soir. Nous autres joailliers, nous sommes pires que la police : faites-nous voir les perles et les diamans d’une femme, et nous vous disons tout de suite qui elle est !

Il parlait de Mme Feldmann, naturellement ; et tout ce qu’il racontait n’était que fables : car, si M. Feldmann était réellement un habile financier, directeur d’une puissante banque de New-York, et par conséquent très riche, personne toutefois, à New-York, ne lui attribuait une de ces immenses fortunes qui, en partie pour ce qu’elles sont, et plus encore pour ce que les hommes du vieux monde en ont imaginé, font une si profonde impression sur les esprits européens. Mais déjà d’autres histoires commençaient à circuler sur le paquebot : un peu avant le déjeuner, la femme d’un docteur de São Paulo et une dame Génoise me dirent très sérieusement que Mme Feldmann portait des bas de soie à mille francs la paire, et qu’elle ne portait chaque paire qu’une fois !

Au déjeuner, Cavalcanti et Rosetti ne parurent point, de sorte que nous perdîmes notre temps à des discours frivoles. Après le déjeuner et avant la sieste, tandis que nous fumions, je pris à part l’amiral et je lui rapportai ce qui se disait sur le compte de Mme Feldmann. Il se mit à rire.

— Monsieur Ferrero, me répondit-il, depuis vingt ans le monde ne tourne plus sur son ancien axe et nous ne nous y reconnaissons plus. Les richesses de l’Amérique ont fait tourner les cervelles, ont dérangé l’équilibre des fortunes comme l’équilibre des idées. Vous avez vu, hier soir ? Plutôt que d’admettre que New-York est une laide ville, cet avocat est prêt à tout détruire, art, littérature et patrie. Mais moi, lorsque je regarde ce qui m’environne, je suis stupéfait. Nul ne songe donc que, si les hommes ont le sentiment d’appartenir à une pairie, c’est parce qu’ils parlent la même langue, lisent dans les écoles les mêmes livres classiques, et surtout admirent les mêmes grands hommes ? Y a-t-il une nation sans une littérature ? Où en arriverons-nous, si, de but en blanc, le premier venu se croit en droit de dire que Paris est laid et New-York beau ? Les grands hommes d’aujourd’hui sont ce qu’étaient les saints du moyen âge. Quand on veut donner à chacun la liberté de juger comme il lui plait les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature, on sème l’anarchie...

Qu’un amiral, et, qui plus est. Américain, m’eût rappelé avec tant de simplicité et de clarté ce péril, c’était une chose qui me surprit et me piqua. Pendant la sieste, au lieu de dormir, je réfléchis à ces paroles qui me semblèrent profondes. Et pourtant, comment imposer à tous le même jugement, lorsqu’il n’y a point de critérium universel du beau ? C’est ce que, vers cinq heures, je dis à Cavalcanti, lorsque je le retrouvai, à bâbord, sur le pont de promenade, tandis que, accoudés à la balustrade, nous regardions la mer, sous le vent qui, par intervalles, soufflait avec force au-dessus de nos têtes. Déjà l’Océan, frémissant à perte de vue en petites vagues blanches, dépouillait, à l’approche du soir, son voile radieux de l’après-midi et s’assombrissait ; la splendeur du jour semblait remonter en l’air et se ramasser dans les espaces célestes où débordait une sérénité joyeuse, où resplendissaient partout des nuées claires, rouges, dorées. Entre cette lumière qui montait au ciel et cette ombre qui s’abimait dans la mer, devant l’immense solitude des eaux qui coulaient à notre gauche comme un fleuve, nous causions doucement, à voix basse, en nous interrompant de temps à autre pour contempler les flots.

Cavalcanti écouta les doutes que je lui exprimais, puis me répondit :

— Certes, admirer une œuvre d’art, c’est la sentir ; et, si l’on veut la sentir profondément, il ne faut pas trop raisonner dessus. L’amiral dit vrai ; et j’avais moi-même, hier soir, exprimé cette idée en termes différens. Toutefois, il m’est impossible de ne pas reconnaître que l’avocat aussi a raison dans une certaine mesure, quoique je l’aie combattu hier. Les hommes, par suite de leurs interminables dissentimens au sujet du beau, sont naturellement portés à chercher la raison de ce qu’ils sentent ; et c’est alors que commencent les anicroches. A force de vouloir creuser et fouiller sous les fondemens de la maison que nous habitons, pour voir s’ils sont solides, nous risquons de faire que cette maison s’écroule ; je le sais bien. Mais que voulez-vous ? L’homme a besoin de savoir. Et puis, en creusant et en fouillant, on trouve aussi des trésors cachés...

Cavalcanti tranquillisait ses propres inquiétudes par ce commode aphorisme dont abuse si fort l’optimisme moderne : « Dans l’univers, tout se contre-balance ! » Mais il ne me rassura point. J’entrevis confusément qu’il y aurait beaucoup à redire sur cet argument. Mais il répugnait à ma croissante paresse de m’engager dans une discussion, et je renonçai à exprimer une objection quelconque.

Un coup de vent tomba sur nous en sifflant, nous assourdit, emporta nos paroles, nous disjoignit en quelque sorte l’un de l’autre, puis se perdit sur la mer inquiète. Ensuite nous eûmes pour ainsi dire la sensation de nous rapprocher ; mais, un peu étourdis par la rafale, nous ne reprîmes pas tout de suite l’entretien. Cavalcanti considérait la mer en silence. Enfin, sans transition.

— De l’eau, des nuages, du vent, dit-il en montrant l’horizon. Aujourd’hui comme hier, comme toujours ! Toujours cette courbe close, partout égale à elle-même, partout instable et mobile... Ne vous semble-t-il pas, à vous aussi, que dans ce cercle l’Océan se rapetisse ? Quel phénomène curieux ! L’eau anime tous les paysages terrestres, parce qu’elle y est l’élément mobile au milieu des formes immuables que présentent les montagnes et les plaines ; mais, sur l’Océan, lorsque les formes invariables de la terre ont cessé de s’offrir à la vue, cette perpétuelle agitation de l’eau rappelle la morte immobilité d’un désert. L’Océan n’est pas une immensité vivante ; c’est une solitude morte, parce qu’il change sans cesse et que rien en lui ne demeure immuable.

Il avait raison. Nous gardâmes le silence. De légères brises voletaient autour de nous ; à mesure que le désert océanique devenait plus sombre, les nuages s’allumaient, là-haut, d’une flamme plus vive. Des troisièmes classes nous arrivaient quelques chants, que le vent dispersait. Je me retournai. Il n’y avait personne sur le pont, sauf un officier qui le traversait à la hâte ; non loin de nous, un marin, lentement et sans bruit, peignait en blanc la toiture. Je racontai alors à Cavalcanti que j’avais éprouvé quelque surprise à entendre l’amiral philosopher de la sorte.

— Et vous n’en devinez pas la raison ? me demanda Cavalcanti en souriant. Réfléchissez un peu, vous qui êtes allé à Rio... L’amiral est Comtiste !

Nous remarquâmes ensuite qu’il y avait à bord plusieurs passagers pourvus d’études et de culture, et nous fûmes ainsi amenés à parler de Rosetti. Je répétai à Cavalcanti ce que j’avais déjà raconté, le matin, à Alverighi. Puis l’entretien roula sur nos autres compagnons de voyage. Nous causâmes d’abord des marchands d’Asti, puis d’un jeune couple que nous avions rencontré plusieurs fois sur le pont, lui grassouillet, petit et brun, elle maigre, grande et blonde. Cavalcanti me raconta que le mari était un Argentin de Tucuman, qui, trois ans auparavant, était allé faire ses études d’ingénieur à l’Université d’Ithaca.

— Dans l’État de New-York ? interrompis-je. Et quel besoin avait-il de courir jusque là-bas pour apprendre à construire des maisons ?

— C’est ce que je lui ai demandé hier à lui-même, ajouta le diplomate. Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Que les Etats-Unis sont le pays qui, dans les trente dernières années, a triomphé pour ce qui concerne l’industrie et les affaires.

Je repensai à cette phrase de l’amiral : « Depuis vingt ans, le monde ne tourne plus sur son ancien axe. » Cavalcanti continua de me raconter que ce jeune homme, qui était allé à Ithaca pour apprendre l’art de gagner des millions, y avait connu cette jeune femme, qui était aussi étudiante, et l’avait épousée. Maintenant ils retournaient à Ithaca, après avoir fait visite à la famille du mari. Finalement, nous en vînmes à parler de Mme Feldmann. J’exposai mes doutes sur son âge.

— Je connais peu son histoire, m’expliqua Cavalcanti. Je ne l’ai vue que quelquefois, avec M. Feldmann, dans des réceptions, à Rio. Mais je sais qu’elle a une fille qui est déjà mariée. La mère doit être plus près de quarante-cinq ans que de quarante.

Nous causâmes d’elle et de son mari. Je racontai ce qu’elle m’avait dit, la veille.

— Il y a anguille sous roche ! s’écria soudain Cavalcanti. Son mari a disparu de Rio tout à coup, depuis trois mois ; et elle, elle est partie subitement, comme quelqu’un qui s’échappe. Sinon, elle n’aurait pas voyagé sur le Cordova.

Il se tut, un instant ; puis, se redressant à demi et s’appuyant de côté contre la balustrade ;

— A propos, continua-t-il, pour quelle raison cette dame vous a-t-elle adressé, hier soir, tant de questions sur le divorce aux États-Unis ? Je regretterais que, sans le savoir, vous lui eussiez suggéré le moyen de dénouer sans bruit les chaînes conjugales.

— Quant à cela, répondis-je, il n’y a point de danger. Hier soir, j’exagérais. Il se fait bien, en Amérique, des divorces de cette manière-là, mais entre émigrans, dans la basse classe. Mais je ne crois pas qu’une dame appartenant à la haute société puisse par ce moyen s’évader de la prison du mariage.

— Vraiment ? fit Cavalcanti. Quoi qu’il en soit, j’interrogerai sur ce point M. Guimaräes. L’amiral doit connaître les raisons de ce voyage : il est ami intime de la famille.

Ainsi causions-nous sur le pont désert, penchés vers le fleuve Océan, parmi les souffles intermittens d’une forte brise qui, de temps à autre, nous arrachait en quelque sorte de la bouche les phrases et les pensées pour les disperser violemment, ainsi que des feuilles, à la surface des braies mobiles. Mais, à ce moment, Cavalcanti eut le désir d’aller voir la carte géographique sur laquelle, chaque jour, on indiquait par un petit drapeau le point où le navire était arrivé à midi. Je l’accompagnai jusqu’à tribord, où cinq ou six passagers jouaient au palet en poussant des cris et en riant. Nous constatâmes que, ce jour-là, nous étions arrivés à 16°4’ de latitude, c’est-à-dire à la hauteur de Sainte-Hélène, et à 37° 22’ de longitude. Nous fîmes quelques tours sur le pont, et nous allions nous séparer lorsque, levant les yeux vers l’Ouest, j’y vis une splendeur merveilleuse.

— Regardez, Cavalcanti ! Regardez là-bas, à l’horizon. Les Alpes !

À ce moment-là, le vent se taisait, et, du côté de l’Ouest, s’élevait des eaux, doucement grise sous le feu rouge du soir, pareille à ces Alpes que j’avais tant de fois contemplées de la place d’Armes de Turin, au crépuscule, une longue chaîne de montagnes hérissée de dents, de pics, d’aiguilles innombrables, dominée à gauche par la masse plus haute d’une pyramide pointue ; des montagnes de brume et de flamme, obscures et lumineuses, soulevées pour une heure par le souffle léger du vent, à la limite du jour et de la nuit ; chaîne inconnue qu’aucun des nomades de l’Océan n’avait saluée encore ou ne saluerait après nous, dernière frontière de la solitude océanique et dernière étape où le soleil s’arrêtait quelques minutes, dans son voyage, avant d’abandonner la mer aux ténèbres nocturnes. « Quelle magnificence ! » murmura Cavalcanti. Mais, au même instant, le vent se reprit à souffler, long, profond, triste ; et à ce souffle les premières étoiles du soir, mignonnes et timides, palpitèrent comme si elles s’allumaient aux extrêmes clartés du jour ; et, dans l’ombre qui, de toutes parts, s’avançait pour éteindre l’univers, les montagnes lointaines et les feux suprêmes du couchant prirent un plus vif éclat. Pendant une seconde, mon âme frissonna d’une obscure et profonde émotion, comme si ce souffle était, une haleine, comme si ces feux crépusculaires étaient une réverbération de l’infini. Puis de nouveau le vent se tut. Puis il recommença de souffler ; et, à ce souffle intermittent, il semblait que, tour à tour, le jour mourant se rallumait, puis s’obscurcissait, que la chaîne des mystérieuses montagnes se rapprochait de nous dans la lumière, puis reculait dans la nuit où elle devait disparaître.

Nous contemplâmes longuement ce merveilleux caprice de la lumière et du vent ; puis nous nous séparâmes, afin de nous habiller pour le dîner. Mais, avant d’aller faire ma toilette, je rencontrai Rosetti, que je n’avais pas encore vu de la journée. Nous parlâmes de la discussion du soir précédent, et il me confirma qu’il donnait raison à Alverighi, parce que, en effet, tous les jugemens esthétiques sont retournables. Cela m’amena à lui répéter ce que l’amiral m’avait dit : accorder aux hommes la liberté de juger les chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art, c’est semer l’anarchie. Mais Rosetti se mit à rire.

— Grand Dieu ! fit-il. Quelles craintes ! L’anarchie, rien que cela ! Pourquoi ne pas ajouter aussi le massacre et le saccage ? Lorsque ces braves marins mettent le pied hors de leur navire...

— Pourtant, interrompis-je, si les jugemens esthétiques sont toujours susceptibles d’être tournés en sens inverse, il est loisible à chacun, ce me semble, de mépriser ce que ses voisins considèrent comme un chef-d’œuvre. Et, dès lors, je ne conçois pas comment on pourrait imposer l’admiration de Dante ou de Raphaël à une époque qui discute et critique tout, même Dieu.

— Ce pauvre bon Dieu, répliqua Rosetti, n’a plus à son service ni baïonnettes ni coffre-fort bien garni ; et, sans or et sans fer, Dieu lui-même est incapable de maintenir son crédit au milieu de notre perverse race humaine. L’art, au contraire...

— A-t-il donc des baïonnettes et de l’or pour maintenir le sien ? interrogeai-je, surpris. Quels sont ses moyens d’action ? Où sont-ils ? Comment en use-t-il ?

Mais le premier coup de cloche annonça le diner.

— Tu entends ? me dit alors Rosetti, en souriant toujours. Il est l’heure de se mettre à table, et tu sais qu’à table, les discussions ne me plaisent guère. Ensuite, nous verrons !

Le repas fut tranquille. On causa de choses diverses, et nous pûmes entendre le docteur Montanari débiter ses interminables jérémiades sur les émigrans. Après le dîner, on se dispersa. Une demi-heure plus tard, comme Alverighi et moi nous nous promenions sur le pont en fumant et en jouissant de la soirée, et que je lui contais ce que Rosetti m’avait dit avant le diner, Rosetti lui-même vint nous rejoindre. Il se plaça entre nous deux, et, après quelques tours de promenade, il interpella Alverighi.

— Vous avez démontré que ni le sentiment, ni la raison ne peuvent nous fournir un critérium universel de la beauté ; que, par conséquent, c’est une outrecuidante prétention de vouloir imposer à autrui notre propre jugement sur une œuvre d’art. Votre démonstration m’a semblé pénétrante, profonde, définitive, encore qu’elle fut très simple. Et néanmoins, si, comme vous le dites justement, l’art est un plaisir sans besoin, par suite un plaisir qui n’est pas seulement subjectif, mais qui en outre est vague et mal assuré, qui va et qui vient, que l’on peut sentir ou ne sentir pas, selon le tempérament, l’éducation, le siècle, la génération, le jour, l’heure, la minute même et la circonstance accidentelle ; si, conséquemment, c’est une tyrannique prétention de vouloir imposer à autrui ses admirations personnelles ; comment expliquez-vous que les hommes aient toujours une si violente envie de l’emporter les uns sur les autres en cette matière, et que chacun s’obstine à vouloir que ce qui lui semble beau paraisse tel à tout le monde, et qu’il n’est personne qui ne s’efforce d’imposer à ses semblables un jugement, qui pourtant est si peu sûr de lui-même ? Car, faites-y bien attention, je ne crois pas, comme Kant, qu’il y ait rien là de nécessaire. Vous savez certainement que, pour Kant, la valeur universelle des jugemens esthétiques est une loi fondamentale de l’esprit humain. Moi, au contraire, je constate seulement qu’en fait, cela est ainsi, et qu’à tort ou à raison, les hommes veulent ce que je disais. Pour s’assurer de ce fait, il suffit de regarder deux personnes qui discutent sur une œuvre d’art. Presque toujours elles finissent par se mettre en colère ; et, bien loin que chacun s’en tienne à sa propre opinion, comme il serait raisonnable, chacun exige que l’autre lui donne raison, et plaint son adversaire, et se moque de lui, et l’attaque, et le maltraite ; et peut-être même, quelquefois, éprouve-t-il une furieuse envie de lui casser la tête, afin d’y verser sa propre admiration. Or cette admiration, si, un peu plus tard, on lui en demandait compte, il ne saurait pas la justifier par des raisons plausibles. En d’autres termes, pourquoi l’art est-il, de sa nature, une chose tellement litigieuse ?

Alverighi réfléchit quelques instans ; puis, d’un ton assuré :

— Cette prétention tyrannique a pour origine les mystifications des critiques et des esthètes. Ils ont répété mille fois au public que, quand on n’admire et quand on ne hait pas ce qui leur plait et ce qui leur déplaît, on est un imbécile. Alors le public a fini par devenir féroce.

— Votre explication est ingénieuse, répliqua Rosetti, mais un peu vague et superficielle. Permettez-moi de vous en proposer une autre. Hier soir, la discussion sur Shakspeare a été interrompue un moment par une discussion sur la viande frigorifiée de l’Argentine. Quelqu’un a dit que cette viande était mauvaise ; et aussitôt, Vazquez et vous, de protester énergiquement. Ainsi, d’une part, la même personne soutenait qu’en ce qui concerne les œuvres de Dante, de Sophocle, de Shakspeare, on peut penser à sa guise qu’elles sont belles ou laides ; mais elle ne voulait admettre à aucun prix que l’on pût professer des opinions contraires sur les beefsteaks et sur les filets argentins. Franchement, cela ne vous parait-il pas un peu étrange ? Car je reconnais volontiers que les sentimens esthétiques sont incertains et vacillans ; mais ce n’est pas pour admettre que les sensations du palais soient claires, précises et constantes. Les os de Kant en frémiraient dans la tombe ! Or pour quelle raison me laissez-vous libre d’apprécier à mon gré le génie de Shakspeare, tandis que vous prétendez au contraire m’imposer votre opinion sur les beefsteaks argentins ?

— La raison m’en paraît claire et péremptoire, repartit Alverighi en riant. J’ai des estancias, j’ai beaucoup d’actions dans un grand saladero de Buenos-Aires, moins que M. Vazquez, mais pourtant beaucoup. Si tout le monde loue comme excellentes les viandes de l’Argentine, nous gagnerons des billets de mille en quantité. C’est même pour cela qu’à présent nous nous rendons en Europe.

— Le mobile qui vous pousse est donc un intérêt, reprit Rosetti. Mais l’intérêt ne pourrait-il produire dans l’art quelque chose d’analogue ?

— Dans l’art ? s’écria Alverighi, étonné.

— Et quel intérêt l’homme a-t-il dans les questions d’art ? demandai-je à mon tour, aussi étonné que l’avocat.

— Peut-être est-ce, non un intérêt unique, mais des intérêts multiples et divers, répondit Rosetti. Et tout d’abord, n’y a-t-il pas un intérêt national ? Chaque peuple a besoin, ce me semble, d’admirer un certain nombre d’écrivains et d’artistes, afin de s’enorgueillir de sa propre grandeur. Et cela ne serait-il pas la raison pour laquelle chaque Etat, par le moyen des écoles, impose au peuple l’admiration d’un certain nombre d’écrivains ? L’amiral a raison : il n’y a ni nation ni patrie sans littérature ; et il n’y a pas de littérature sans gloires canonisées officiellement. Mais, direz-vous, on n’admire pas seulement l’art de son pays. J’en conviens ; mais c’est qu’alors d’autres intérêts entrent en jeu. Nous admirons les écrivains et les artistes, soit des peuples amis qui peuvent nous venir en aide, soit des peuples plus forts qui se font craindre ; ou nous admirons des écrivains et des artistes étrangers afin de discréditer des écoles et des arts plus anciens, traditionnels, nationaux, dont nous sommes les adversaires pour une raison ou pour une autre, comme il arrive souvent en temps de guerres civiles. En France et en Italie, la lutte entre le romantisme et le classicisme nous en fournirait un bon exemple. Je vais plus loin : j’estime que, dans le monde de l’art, les intérêts matériels ne manquent pas. Chaque art nourrit un grand nombre de personnes, et ces personnes doivent s’efforcer de maintenir certaines œuvres en crédit comme des chefs-d’œuvre universels, sous peine de perdre leur pain. Telle est la raison pour laquelle, de nos jours, on traduit dans toutes les langues des œuvres de toutes les langues. Croyez-vous que ce goût cosmopolite soit une plante crue spontanément ? Moi, j’incline plutôt à croire qu’elle a été plantée et cultivée avec beaucoup d’adresse par les éditeurs, par les traducteurs et par les critiques, qui vivent de ses fruits. On pourrait dire la même chose de la musique...

Rosetti s’exprimait nettement, simplement, avec calme, sur ce ton de légère ironie qu’il prenait volontiers quand il parlait de choses sérieuses. Alverighi, qui l’avait écouté d’abord avec une attention muette, objecta enfin :

— Il me semble toutefois difficile de nier que nous puissions admirer avec désintéressement certaines œuvres d’art. Ne voit-on point partout des hommes et des femmes qui prodiguent leur argent, leur temps et leur peine pour accréditer un sculpteur, un peintre, un musicien encore obscur, étranger, éloigné, qu’ils n’ont jamais vu, ou pour faire connaître des auteurs morts depuis des années, depuis des siècles ? A quel intérêt obéiraient-ils ?

— Non pas certes à un intérêt pécuniaire ou politique, répondit Rosetti. Mais je mettrais volontiers au nombre des intérêts les caprices de la vanité. L’art, la littérature et, jusqu’à un certain point, la science elle-même, sont pour quelques-uns ce que sont pour d’autres le luxe, les décorations, les titres nobiliaires : des moyens de se distinguer de la foule. Lorsque ces gens tachent de faire admirer un écrivain ou un artiste méconnu par le public, veulent-ils précisément que cet artiste triomphe ? ou ne veulent-ils pas plutôt triompher eux-mêmes et se prouver qu’ils sont plus intelligens que la foule ?

— Il n’est pas douteux, fis-je observer alors, qu’au théâtre beaucoup de gens applaudissent Shakspeare par simple respect humain, afin de ne point passer pour des sots ou des arriérés. Quelques-uns m’en ont fait l’aveu, spécialement en France.

— Cela n’est pas douteux, continua Rosetti. Et peut-être y a-t-il plus d’amour-propre qu’on ne le croit dans toutes nos préférences artistiques. Comment, par exemple, une œuvre d’art réussit-elle, même aujourd’hui, à conquérir une large admiration ? C’est lorsqu’un petit nombre d’enthousiastes influens s’en éprennent, c’est-à-dire mettent leur point d’honneur à la faire admirer par les autres, à vaincre les éternelles hésitations de la majorité, qui ne sait pas se faire un jugement ; et ils y parviennent en criant à tue-tête dans les oreilles du public que c’est un chef-d’œuvre. Presque toujours, cet intérêt de vanité n’est qu’un caprice éphémère ; mais, entre les intérêts qui concourent à imposer l’admiration d’un écrivain ou d’un artiste, il y en a de plus solides ; et même, en général, on peut dire que la réputation d’un artiste ou d’un écrivain est d’autant plus durable que l’intérêt qui la crée est plus fort. Les écrivains les mieux partagés sont ceux dont la gloire intéresse un État.

Alverighi avait écouté, pensif. Mais en cet endroit, il interrompit, parlant à lui-même plutôt qu’à son interlocuteur :

— En fait, admirerions-nous encore Virgile et Pindare en l’an de grâce où nous vivons, si les professeurs de grec et de latin ne s’étaient pas étroitement unis d’un bout de l’Europe à l’autre en un formidable syndicat pour la conservation de la culture classique et de leurs propres appointemens ?

— Somme toute, conclut Rosetti en approuvant d’un signe de tête, si l’on fouille un peu dans les replis de sa conscience, on y découvre que presque toujours nous admirons les œuvres d’art par idée préconçue, parce que nous voulons les admirer ; et nous voulons les admirer parce que nous y sommes poussés par un intérêt quelconque, ou politique, ou national, ou religieux, ou intellectuel, ou professionnel, ou d’amour-propre. C’est l’intérêt qui fait que nous nous suggestionnons, que nous nous exaltons, que nous nous hyperesthésions, serais-je tenté de dire. Mais pour que les intérêts puissent imposer l’admiration, il faut qu’ils aient à leur service une force suffisante ; et de là vient que nulle forme de la beauté artistique ou littéraire ne peut se soutenir longtemps dans l’admiration des hommes, si elle n’y est aidée par quelqu’une des forces ou des autorités qui gouvernent le monde : soit par une religion qui la consacre, soit par un Etat qui, dans ses écoles, enseigne à l’admirer, soit par une coterie, par une classe, par un parti qui, au moyen de l’influence, de l’argent, des critiques et des esthètes, dicte la loi à la masse, soit par une contagieuse poussée d’enthousiasme, par quelque formidable vent de suggestion qui emporte tous les esprits. Mais malheur à l’art et à la réputation soutenus par un intérêt sans puissance : ils succomberont.

Je me demandais si Rosetti parlait sérieusement ou ironiquement, tant son argumentation me semblait étrange, quoique je ne pusse en nier le bel ordre. Alverighi, au contraire, écoutait avec une sorte de recueillement impassible, sans faire ni un geste ni un signe, jusqu’à ce qu’enfin il s’écria :

— Je l’admets, je l’admets ! Nous sommes entièrement d’accord, et il est inutile de continuer. Vous complétez, vous ne contredisez pas ce que j’avançais hier. Car je suppose que vous n’êtes point d’humeur à admettre que ce qui est imposé par des intérêts mondains, tous relatifs et transitoires, puisse être éternel et absolu. Vous ne répéterez donc pas, vous, que l’Amérique est laide, ni non plus qu’elle est barbare parce qu’elle n’a pas l’heur de plaire aux esthètes et aux critiques européens.

— Moi, non, répondit Rosetti, je ne le répéterai pas. Je suis un demi-Américain, moi ; j’ai vécu vingt ans en Amérique, et c’est à l’Amérique que je dois ma liberté d’esprit et les loisirs dont je jouis maintenant. J’ai donc intérêt à défendre l’Amérique. Mais ceux qui vivent en Europe et qui ne sont pas pensionnés par un État américain ? Si tous les hommes sont poussés par des intérêts à vouloir imposer aux autres comme beau, même par la force, ce qui leur parait tel à eux-mêmes, alors il est clair que ce qui sera beau pour tout le monde, ce sera ce que le plus fort, — peuple, classe, faction, clique mondaine, cabale de critiques, intérêt commercial, etc., — voudra être tel. Le beau et le laid suivront les vicissitudes de la puissance, et leur existence même se réduira à une question de force. Eh bien, si l’Europe et l’Amérique viennent à disputer sur le beau et sur le laid, le beau sera donc ce que proclamera tel celui des deux continens qui possédera une plus grande force pour imposer son idée aux autres. Or est-il possible de douter qu’aujourd’hui, dans ce duel esthétique, l’Europe soit mieux armée que l’Amérique ? A parler franc, quoique j’aime beaucoup l’Amérique à laquelle je suis redevable de tant de choses, je suis obligé de répondre non. Vous le voyez, du reste : ici, à bord de ce navire, vous et moi, qui sommes Européens, nous nous trouvons presque d’accord ; mais Cavalcanti et l’amiral, qui sont Américains, se scandalisent de ce que nous pensons. Ainsi l’Amérique elle-même ne se croit pas capable d’imposer au monde son idée du beau. Et alors ? Vous avez démontré que tous les argumens par lesquels on essaie de justifier cette prétention despotique sont des sophismes ; mais que peut votre critique perspicace et profonde, si elle est seule contre une puissante coalition d’intérêts ? Songez que, là-bas, pour conserver leur crédit aux différens arts de l’Europe et aux principes qui les régissent, sont coalisés les États, — voilà les baïonnettes, Ferrero, — les religions, les écoles, les musées, la philosophie, les journaux, les revues, la critique, une armée innombrable d’artistes et d’écrivains faméliques, une autre armée non moins immense de fonctionnaires, une multitude d’industriels et de marchands, depuis les éditeurs jusqu’aux fabricans d’instrumens de musique, — voilà l’or ! — Prétendez-vous, en raisonnant dans les clubs de Rosario et à bord du Cordova, anéantir cette formidable tyrannie qui pèse sur l’esprit humain ? Je suppose que non. Donc, pas de réplique, et croyez-moi : il faudrait qu’à son tour, l’Amérique se mit de la partie, qu’elle créât et qu’elle imposât au monde un goût tout neuf, qu’elle obligeât les autres peuples à reconnaître que les gratte-ciel l’emportent en beauté sur le Palazzo Vecchio... :

— Quant à ça, non ! m’écriai-je.

Mais Rosetti se tourna vivement de mon côté, et, avec un faible sourire :

— Tu crois donc, me dit-il, que les hommes ne pourront jamais, jamais admirer les gratte-ciel ? Tu es bien hardi et tu présumes trop de ton goût. Il n’est rien, mon cher, que les hommes ne soient capables d’admirer, quand ils le veulent, pourvu qu’ils le veuillent. (Il appuya sur les syllabes des derniers mots.) Le vieux et le nouveau, le droit et le courbe, l’arabesque et le géométrique, le grand et le petit, le régulier et le monstrueux, le proportionné et le disproportionné, l’équilibré et le déséquilibré, le classique et le rococo, l’attique et le baroque, le simple et le fastueux, la rose et l’orchidée, la montagne sauvage et les jardins artificiels, la tradition et le futurisme, tout, tout sans exception peut faire passer dans nos nerfs un léger frisson de plaisir ; et, si les intérêts s’en mêlent, si l’on se donne la peine de faire l’effort convenable, cet agréable frisson peut, à force de sophismes, être communiqué et imposé à autrui comme le signe révélateur d’une beauté absolue. Donc, l’heure de la gloire mondiale pourra sonner même pour les gratte-ciel. Cependant rassure-toi et rassure l’amiral, qui a peur de l’anarchie : il faudra du temps (avant que New-York paraisse aux yeux des hommes une belle ville ! L’opinion selon laquelle les arts de l’Europe sont les premiers du monde, et même les seuls véritablement beaux, les modèles incomparables, est imposée par une si formidable coalition de puissances diverses que, pendant des siècles et des siècles, l’Amérique ne pourra pas lutter contre elle. L’Europe dictera les lois de la beauté, et l’Amérique devra attendre, de l’autre côté de l’Océan, tremblante et un peu honteuse, le jugement maussade, malveillant et médiocrement sincère du vieux monde ! Il est inutile, avocat, d’invoquer la liberté. Oui, comme vous dites, l’homme moderne révise les comptes du bon Dieu ; mais, en art, il s’asservit avec volupté, ne veut pas être affranchi, cherche l’autorité sous laquelle il pliera la nuque, s’incline devant les formes classiques, les réputations établies, les principes indiscutés. Rappelez-vous Cavalcanti et l’amiral. Et, lorsque l’homme moderne perd le respect de l’ancien, c’est pour écouter et vénérer les critiques et les esthéticiens d’aujourd’hui. Car il lui faut à tout prix une autorité et un maître.

Rosetti se tut ; Alverighi ne répondit pas. Tous les trois, nous parcourûmes deux fois, aller et retour, le pont de promenade, sans prononcer un mot. Sur ces entrefaites, résonna la cloche qui annonçait le sorbet offert tous les dimanches soir aux passagers.

— Allons nous rafraîchir, dis-je.

Mais Rosetti refusa, et Alverighi déclara qu’il préférait rentrer dans sa cabine. Je les quittai donc pour me rendre dans la salle à manger. J’en ressortis une demi-heure plus tard, avec l’intention de me mettre au lit ; mais, sur le pont, Cavalcanti m’appela.

— Ecoutez les nouvelles ! me dit-il. Quelle bévue j’avais commise ! C’est justement le contraire.

Il faisait allusion à Mme Feldmann, dont l’amiral venait de lui raconter la véritable histoire. Son mari était parti trois mois auparavant pour les Etats-Unis, appelé, prétendait-il, par d’urgentes affaires, et annonçant qu’il serait absent environ quatre mois. Elle attendait donc tranquillement à Rio le retour de M. Feldmann, lorsque, à l’improviste, trois jours avant le départ du Cordova, elle avait reçu un télégramme de M. Loventhal, son oncle, qui lui conseillait de partir tout de suite pour l’Europe et pour les Etats-Unis : car le bruit courait à New-York que M. Feldmann avait l’intention d’engager une procédure de divorce. Hors d’elle-même, elle était accourue pour demander conseil à l’amiral ; et, comme l’amiral devait s’embarquer trois jours plus tard sur le Cordova, il lui avait conseillé de partir avec lui, de telle sorte qu’il pût l’assister pendant le voyage. Telle était la raison pour laquelle Mme Feldmann se trouvait sur le Cordova. Mais, avant de partir, elle avait télégraphié à son oncle, à son avocat et à quelques amis de New-York pour les prier de recueillir et de lui faire parvenir des nouvelles, soit à Rio même, s’ils apprenaient quelque chose avant son départ, soit aux Canaries, où le paquebot ferait escale. Comme elle n’avait rien reçu avant son départ, elle ne pourrait avoir de nouvelles précises qu’à l’escale des Canaries, c’est-à-dire dans dix jours. Le premier jour de la traversée, elle avait été assez calme. Mais mon imprudent discours sur la facilité avec laquelle on divorce en Amérique avait eu pour effet de la bouleverser encore une fois. La lassitude à laquelle elle avait succombé, le samedi soir, n’était pas causée, comme nous le supposions, par l’ennui que lui donnait notre philosophie : c’était l’accablement qui résulte d’une longue anxiété.

Je fus très peiné d’apprendre cela, et je priai Cavalcanti de dire à l’amiral qu’il y avait eu dans mes propos beaucoup d’exagération. Puis je lui résumai brièvement la conversation qui venait de prendre fin. Nous nous regardâmes, perplexes ; et, au bout d’un instant :

— Nos admirations seraient intéressées ? s’écria-t-il. Mais la beauté ne nous donne-t-elle pas le plus désintéressé des plaisirs ?

— Au moins, dis-je, d’après cette théorie-là, New-York redevient laide, les villes d’Europe restent belles, et Alverighi est réduit au silence. C’est toujours ça de gagné.

Il réfléchit un moment et répondit, en hochant la tête :

— Pourvu que cet avantage ne coûte pas trop cher !


Le jour suivant, — lundi, — nous commençâmes à nous rendre compte qu’au milieu de l’Océan le soleil mettait ses chevaux au pas. A mesure qu’un navire s’éloigne de la terre, lorsque la nouveauté de la compagnie et du lieu a cessé d’occuper et de distraire les esprits, comme il advient dans les premiers jours, le temps ralentit peu à peu sa course, les heures s’allongent, et, par la durée des jours et des nuits, les passagers commencent à comprendre cette immensité de l’Océan que Cavalcanti ne réussissait pas à percevoir avec les yeux. Les jours et les semaines passent, et l’on ne voit pas le chemin parcouru ; mais on l’imagine vaguement, par l’idée confuse que l’on se fait de l’infatigable marche du petit navire sur les eaux sans fin, comme si ce navire se mouvait hors du temps, dans une infranchissable solitude, et faisait route sans avancer jamais, seul dans l’univers sous le regard des étoiles. Car il n’y a qu’elles qui l’observent, ces petites étoiles muettes et vigilantes, qui, de là-haut, chaque soir, marquent sur le cadran de l’infini, au registre de l’éternité, l’imperceptible progrès accompli par l’arche minuscule.

Ce jour-là fut le premier où nous commençâmes à mesurer l’immensité de l’Océan à notre ennui. Ce fut une journée somnolente, indolente et pour ainsi dire « pleine de vide. »

Le mardi, à midi, nous étions arrivés à 6° 17’ de latitude, 32° 35’ de longitude. C’était donc le lendemain que nous entrerions dans l’autre hémisphère.

L’après-midi, de nouvelles fables relatives à Mme Feldmann arrivèrent aux oreilles de Cavalcanti. Elle possédait, disait-on, à Newport un château féerique, où elle mangeait dans de la vaisselle d’or et où elle dépensait deux mille francs par jour rien que pour les fleurs. Sur quoi, nous interrogeâmes l’amiral qui se mit à rire. La villa de Newport n’était qu’une demeure assez modeste, où cette dame offrait aux amis de la maison une cordiale hospitalité. D’où venaient donc toutes ces fables ? D’ailleurs, a présent, les marchands d’Asti, le docteur de São Paulo et sa femme, la belle Génoise, Lévy et les autres passagers de cette espèce admettaient comme un juste privilège que les passagers plus cultivés ou plus riches, l’amiral, Cavalcanti, Alverighi, Gina et moi, nous fussions admis à approcher la milliardaire. En effet, elle n’avait de relations qu’avec nous, pour cette excellente raison que nous étions les seuls à connaître le français et l’anglais, c’est-à-dire les seules langues qu’elle parlât : Quant aux autres, ils se contentaient de la saluer d’une timide inclination de la tête et d’un obséquieux sourire, et aussi d’avoir pour amie sa femme de chambre, — une Niçoise qui parlait italien, — belle fille grande et brune, fine et dégourdie, qui s’acquittait avec une dignité un peu rogue de la fonction diplomatique de représenter sa maîtresse et la haute finance américaine auprès des passagers de moindre importance.

Vers cinq heures, nous assistâmes à la « manœuvre du feu, » petite comédie imaginée, dit-on, par les Allemands afin de distraire et de rassurer les voyageurs. Tout à coup, la cloche se mit à carillonner pour un imaginaire incendie qui aurait éclaté à l’avant ; et tout l’équipage, y compris les cuisiniers, courut aux pompes. Ce fut seulement le mardi soir, au dîner, qu’une nouvelle discussion se produisit, amenée par un incident fortuit de la conversation. L’amiral venait de raconter que, dans l’après-midi, comme il faisait un tour aux troisièmes classes et causait avec des émigrans, un Calabrais lui avait dit : « Nous devrions porter à notre cou des images de saint Christophe Colomb ! » Sur quoi Alverighi ne manqua pas de s’écrier :

— Il a raison, cet homme ! Il a raison ! Le peuple en remontre à l’Église !

Et il nous expliqua cette phrase obscure, en nous disant que, il y a environ un demi-siècle, il avait été question de canoniser Christophe Colomb. Déjà la procédure, favorisée par Pie IX, était en bonne voie ; mais un certain abbé Sanguinetti avait prouvé dans un livre savant, par des documens irréfutables, que Colomb, déjà vieux, avait eu de damoiselle Beatriz Enriquez de Cordova un enfant naturel nommé Fernando. Alors l’illustre navigateur avait été abandonné par tout le monde à mi-chemin sur la route du paradis, et la procédure de canonisation était restée en plan. D’un commun accord, nous blâmâmes l’étroitesse d’esprit du clergé. Mme Feldmann, — ce soir-là, elle était très pâle, et elle portait au cou un nouveau fil de perles, — se plaignit que l’on s’acharnât encore contre la mémoire d’un grand homme qui déjà, de son vivant, avait été si malheureux, Cavalcanti demanda si la découverte de l’Amérique n’avait pas assez de poids pour contre-balancer un concubinage, même sur les balances de la justice divine. L’amiral affirma que, somme toute, et en dépit de Beatriz, Colomb n’aurait pas discrédité le paradis. Seul Rosetti ne dit rien. Pour consoler toute l’assistance, Alverighi ajouta qu’il s’était formé dans l’Amérique du Nord une association dite des Chevaliers de Colomb, afin d’obliger l’Église à placer définitivement au ciel celui qui avait découvert l’Amérique. La conversation s’égara sur Colomb ; je résumai les belles études faites par Henri Vignaud sur cette découverte, et je dis combien je les admirais. D’après M. Vignaud, Colomb n’aurait point songé à découvrir une nouvelle route vers les Indes par le côté de l’Occident, mais il serait allé chercher dans l’immensité de l’Océan la terre inconnue dont un de ses amis, poussé par hasard sur les côtes de l’Amérique et revenu moribond, lui avait révélé l’existence. On discuta sur cette version nouvelle ; on se demanda si elle obscurcissait ou si elle rendait plus brillante la gloire de Colomb ; puis on parla du monument que les Italiens lui érigent à Buenos-Aires ; de ce monument, on passa aux autres monumens par lesquels l’Amérique a honoré celui qui l’a découverte, et on s’accorda à admettre qu’en général, ces monumens sont plutôt laids. Ce fut alors que Cavalcanti, sans y prendre garde, prononça une parole imprudente :

— Il y a pourtant aujourd’hui, dit-il, un sculpteur qui serait capable de faire, non pas un monument, mais le monument de Christophe Colomb. C’est Rodin.

Pût-il ne l’avoir jamais dit ! Alverighi s’emporta comme s’il venait de recevoir un soufflet.

— Rodin ? Rodin ? Ce sculpteur des cavernes préhistoriques ?

— Vous n’aimez donc pas Rodin ? demanda Cavalcanti.

— Comment de tels monstres pourraient-ils me plaire ?

— C’est sans doute, repartit tranquillement Cavalcanti, parce que vos yeux sont trop habitués aux formes grecques. Mais il faut avoir des nerfs différens pour les différens artistes. Rodin est le sculpteur de ce transformisme qui a révélé à l’homme la profonde animalité de sa nature. Après Lamarck, Darwin, Haekel, il n’était plus possible de sculpter le corps humain dans son idéale beauté, à la façon des Grecs ; il fallait le sculpter dans son animalité farouche et un peu brutale, comme a fait Rodin.

« Voilà un bel exemple d’argument retourné, » pensai-je à part moi.

— C’est donc pour cela qu’il sculpte des anthropoïdes, des troglodytes, des figures tératologiques ! repartit Alverighi. C’est pour cela que, dans le Penseur, il a représenté l’intelligence, c’est-à-dire la plus noble faculté de l’âme, par un corps de portefaix des Halles ! Mais allez donc au Louvre voir le buste d’Homère, si vous voulez voir la pensée resplendir dans un bloc de marbre !

— Précisément, répliqua Cavalcanti. Rodin, dans le Penseur, a voulu sculpter la pensée emprisonnée dans la matière et luttant contre la matière. La beauté de cette statue réside dans le contraste entre la tête idéalement pensive et la pesante masse du corps.

Ici intervint Mme Feldmann, laquelle avait pu suivre cette discussion faite en italien, grâce à l’amiral, qui lui en traduisait les phrases essentielles.

— Rodin, dit-elle en français, est un sculpteur intéressant, parce que, dans ses œuvres, il y a toujours une idée. Et l’idée rend souvent intelligible ce qui, au premier aspect, peut sembler bizarre et inharmonieux dans la statue.

— Les idées, riposta Alverighi, je les cherche dans les livres. Ce que je veux dans le marbre, ce sont des formes et des expressions de sentiment.

— Je comprends alors, reprit-elle, que certaines statues de Rodin ne vous plaisent pas. Mais il y en a d’autres qui devraient vous plaire. Avez-vous vu, par exemple, le Victor Hugo qui est dans le jardin du Palais-Royal ? Quelle sérénité méditative dans ce visage ! Et quelle admirable attitude ! Vous souvient-il du bras, de ce bras qui se tend (et elle imita le geste) comme pour apaiser et pour dominer ? Quand je le regarde, ce bras, je crois voir une foule immense et agitée qui se calme, qui fait silence, qui prête l’oreille pour écouter le poète.

Mais Alverighi sembla ne pas voir le bras nu et vivant qui lui offrait sa blancheur délicieuse, et, à plus forte raison, ne se laissa pas induire à admirer le lointain bras de marbre.

— Ce bras énorme ? répliqua-t-il. Est-ce qu’un homme absorbé en de profondes pensées a jamais tendu impérieusement son bras de pareille manière ? Cette statue, c’est un bras monstrueux auquel est attaché un corps humain, et du diable si on sait pourquoi !

Ils se retournaient ainsi l’un l’autre leurs argumens, mais, cette fois, sérieusement et pour tout de bon, non plus par jeu, comme avait fait l’avocat, le samedi soir, lorsqu’il dissertait sur Hamlet ; et Dieu sait combien de temps aurait duré cet exercice, si Cavalcanti n’avait pris la parole.

— La présente discussion, dit-il en s’adressant à Alverighi, prouve bien que, comme vous l’admettez, les jugemens esthétiques sont retournables. Mais, pour que la démonstration soit complète, vous devriez m’expliquer encore quel est l’intérêt qui fait que Mme Feldmann, vous et moi, nous nous acharnons ainsi à disputer au sujet des œuvres de Rodin. N’avez-vous pas admis, vous et M. Rosetti, qu’en matière d’art, la haine et l’admiration obéissent toujours à un intérêt, quand elles prétendent s’imposer aux autres ?

— En ce qui concerne madame, repartit Alverighi après quelques instans d’incertitude, la chose est claire. Cet intérêt, c’est le patriotisme. Elle est Française.

— Et pour moi ? demanda Cavalcanti.

— Pour vous ? Le cas est plus complexe. Selon toute probabilité, le sentiment auquel vous obéissez est cette sorte d’orgueil qui porte tant de personnes à admirer les artistes assez osés pour entreprendre de révolutionner leur art.

— Mais vous-même, demanda encore Cavalcanti, quel est l’intérêt qui vous pousse à vilipender Rodin ?

De nouveau Alverighi réfléchit quelques secondes ; puis, simplement et sèchement, il déclara :

— Rodin m’est antipathique.

Mais Cavalcanti et Mme Feldmann protestèrent.

— Cela vous semble-t-il un motif suffisant ? demanda le premier.

— Rodin est un homme charmant ! objecta la seconde. Je le connais très bien.

Alverighi ne broncha pas.

— Il m’est antipathique, à moi, reprit-il avec force ; car il a eu le courage d’écrire dans une revue française que, quand on construit les villes, on devrait subordonner toute autre considération à la beauté architectonique, parce que la beauté prime le reste. Oui, tout le reste ! Rodin serait capable de mettre au ban de la civilisation l’Amérique du Nord, par cette seule raison que New-York ne lui plait pas !

— Cela n’a rien d’invraisemblable, répondit Cavalcanti. Et d’ailleurs, dans la bouche d’un artiste, serait-ce une hérésie et un blasphème ? Une exagération, oui ; mais une exagération qui ne m’offense ni ne me surprend, comme je ne suis ni offensé, ni surpris que vous soyez venu en Amérique pour vous enrichir.

— Pour m’enrichir ? Et qui vous a dit cela ?

Telle fut la réponse brusque et imprévue d’Alverighi. De toutes les choses bizarres que l’avocat nous avait débitées depuis plusieurs jours, ce fut celle qui nous étonna le plus. Cavalcanti, comme pétrifié, garda un moment le silence ; puis, d’une voix presque balbutiante :

— Mais alors... pour quelle raison y êtes-vous venu ? interrogea-t-il.

Alverighi, fort content de notre surprise, voulut l’accroître par de grands mots qui ne répondaient pas à la question.

— Moi, venu en Amérique pour m’enrichir ? Mais, à dix-huit ans, j’avais fait vœu de pauvreté comme un moine de jadis. J’étais ensorcelé par l’idée de devenir quelque chose. Je ne savais pas au juste quoi : selon les jours, grand poète, ou grand philosophe, ou grand romancier ; l’une de ces choses, ou toutes à la fois ; bref, un homme unique, comme vous disiez l’autre soir. Mais, en attendant, un petit poste de professeur dans un collège de Sicile était mon royaume terrestre. Cent francs par mois me semblaient un apanage suffisant pour un homme de génie qui allait enfanter d’immortels chefs-d’œuvre. Ne vous en étonnez pas : je suis né dans une famille d’ascètes...

— Eh bien, insista Cavalcanti, pourquoi donc êtes-vous venu en Amérique ?

— Pourquoi ? Parce que, si j’étais prêt à faire un vœu perpétuel de pauvreté, je voulais à ce prix devenir un grand savant. Or, entre dix-huit et vingt-deux ans, je me suis aperçu que l’Europe ne pouvait pas me donner la science.

— Et vous êtes venu la chercher en Amérique ! s’écria Cavalcanti ébahi, en levant les bras.

Alverighi à son tour croisa les bras lentement, s’appuya contre la table, et, regardant son interlocuteur bien en face, il prononça, en scandant presque les mots :

— Certainement, je suis venu en Amérique pour y chercher la Vérité. Et je ne l’y ai pas seulement cherchée, je l’y ai trouvée. Vous ne me croyez pas ? Cela vous parait étrange ? Vous aussi vous estimez que l’Amérique n’est bonne que pour y ramasser de l’or ? Quelle honte !

Cavalcanti demeura un instant immobile et muet, sans doute parce que, comme nous tous, il ne savait plus que penser de ces étranges discours. Puis il dit :

— Vous savez : je serais très curieux d’apprendre comment cela s’est fait. A parler franc, je n’imaginais pas que l’Amérique fut capable de produire de semblables miracles.

— Malheureusement cette histoire serait un peu longue à conter, répondit Alverighi.

— Le loisir ne nous manque pas, reprit Cavalcanti.

Alverighi réfléchit quelques instans ; puis, haussant les épaules :

— Après tout, si cela vous amuse... Quand il vous plaira.

— Ce sera donc pour aujourd’hui même, dans la soirée, si vous le voulez bien.

Sur quoi, Alverighi se tourna vers Rosetti et dit :

— Venez donc, vous aussi, monsieur l’ingénieur. J’espère pouvoir vous annoncer que cette dernière tyrannie artistique de la vieille Europe, tyrannie que vous croyez impérissable ou peu s’en faut, est sur le point de finir. Que dis-je ? Elle est déjà presque finie. Des temps nouveaux sont en train de naître. Le monde est sur le point de trouver le bonheur dans la richesse et dans la liberté. C’est une découverte que j’ai faite cette nuit !


VII

Une heure après, Cavalcanti, Rosetti, Alverighi et moi, nous étions assis en cercle autour d’une petite table, sur le pont de promenade, dans l’espace vide que la paroi de fer laissait au milieu du navire, en se recourbant après la porte des cabines. Quelques boîtes de cigares étaient posées sur la table. La nuit était sans lune et chaude ; sous nos pieds, la masse métallique du Cordova frémissait sourdement ; près de nous, dans les ténèbres, l’Océan fendu par la proue grondait sans relâche, avec un bruit de cascade invisible. Alverighi alluma un gros havane, il appuya ses bras sur les accoudoirs de son fauteuil et se pencha un peu, comme pour se rapprocher de nous qui, allongés dans les nôtres, nous disposions à l’écouter sans prendre garde aux personnes qui, seules ou par couples, passaient devant nous.

— Je vous l’ai déjà dit, commença-t-il. Je suis né dans une famille d’ascètes. Mon père et ma mère (je ne puis penser à eux sans avoir le cœur serré, maintenant qu’ils sont morts et que, moi, je suis riche) avaient reçu tous les dons de Dieu, la beauté, la bonté, l’intelligence ; et néanmoins ils ont vécu leur vie entière dans l’obscurité et dans la gêne, lui enseignant rosa, la rose à des moutards, elle élevant plusieurs enfans destinés à continuer la tradition de la pauvreté et des études paternelles. Il ne vous sera donc point difficile de comprendre pourquoi, à dix-huit ans, j’entrai comme étudiant à la Faculté des Lettres. J’étais fou alors, cela ne fait pas de doute ; j’étais plein d’ambitions démesurées, ridicules ; mais mon désir de savoir était sincère. Avec quelle ardeur je me jetai sur les livres de sociologie, de philosophie et d’histoire qui avaient en ce temps-là le plus de vogue, et aussi sur d’autres qui n’avaient plus la vogue ou qui ne l’avaient pas encore ! La malchance fut que, non seulement mes maîtres considéraient comme livres dangereux et défendus presque tous ceux que je lisais avec le plus de plaisir et de profit, mais encore qu’ils eurent la prétention de m’enfermer dans une cave où ils s’amusèrent à émietter devant moi les chefs-d’œuvre de la littérature et les grandes idées des philosophes, m’obligeant à rester du matin au soir à genoux, le nez contre terre, pour ramasser par-ci par-là ces miettes imperceptibles ; et, non contens que je me fusse voué à la pauvreté, ils s’efforcèrent en outre de tuer par tous les moyens mon intelligence. « Si vous voulez un sujet sérieux, étudiez l’aoriste dans les fragmens de Xénophane, » me dit un jour un de mes professeurs, à qui j’avais confié mon intention d’entreprendre une étude sur l’origine et le développement de l’idée de progrès. Je perdis ainsi quatre années. Je bâclai un roman, deux drames, un système de philosophie et je ne sais combien de poèmes ; à dix-huit ans, je me croyais un génie universel, et j’avais tort ; mais, après quatre ans d’études, j’avais peur de n’être bon à rien, ce qui n’était pas un moindre tort : car, en somme, j’ai prouvé, je crois, que j’étais capable de faire quelque chose.

— Ce que vous me dites ne m’étonne point, interrompis-je en soupirant.

— N’est-ce pas la vérité ? reprit Alverighi. Je suis heureux de vous entendre confirmer mes paroles... Alors je me révoltai et je m’enfuis en Amérique. Vous rappelez-vous, Ferrero ? A Rosario, je vous ai parlé de l’un de mes professeurs, le seul qui m’ait voulu du bien ; mais il n’avait pas le sens commun, le pauvre homme, et il parlait de l’Amérique comme s’il y avait été chez lui, tandis qu’il la connaissait à peu près comme la planète Mars. Comment diable s’était-il mis dans la tête que l’Amérique eût besoin de latin et de philosophie ? A tout propos, il me répétait qu’il y avait en Europe trop de philosophie et de latin, mais que, en revanche, il y en avait trop peu en Amérique. Quant à moi, j’étais si désespéré, vers la fin de mes études, que, à la condition d’être à jamais délivré de ces faux maîtres qui n’avaient su ni apaiser ni éteindre ma soif de savoir, je serais allé à pied jusqu’au centre du Sahara. Je partis donc pour l’Amérique avec le projet de m’y consacrer à l’enseignement, comme vous avez fait, monsieur Rosetti ; mais, hélas ! j’y allais au hasard, sur la parole de ce maître qui m’avait si souvent répété : « Va, va. Un jeune homme de talent, comme tu l’es, trouve tout de suite une situation. Dans les pays jeunes, ce sont les jeunes qui font fortune. »

Il se tut, un instant, de l’air d’un homme qui considère avec répugnance des faits et des choses lointaines. Nous nous taisions aussi.

— Ainsi, reprit-il, ce qui m’a chassé de l’Europe, ce fut, non la pauvreté, mais l’insuffisance de cette culture dont elle est si fière, la misérable stupidité de ses écoles, l’impuissance de ses philosophies officielles. Vous me demanderez sans doute ce que j’espérais trouver en Amérique ? Je n’en sais rien. Je haïssais l’Europe, à ce moment-là : voilà tout. Mais je n’étonnerai aucun de vous en disant que ce que je trouvai aux portes de l’Amérique, pour m’accueillir, ce fut la Faim ! Durant des semaines entières, j’ai déjeuné et dîné avec une tasse de lait. Mais, en somme, on peut vivre même avec du pain sec, et, dans les premiers temps, les tiraillemens de l’estomac mal satisfait ne furent pas ma plus cruelle torture. Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, Ferrero, l’histoire de ces temps terribles ? Je vous l’ai racontée tout au long à Rosario.

— Non seulement, répondis-je, je ne l’ai pas oubliée, mais même je l’ai déjà fait connaître en gros à Cavalcanti et à Rosetti.

— Fort bien ! continua Alverighi. Ces messieurs savent donc qu’à vingt-quatre ans je dus apprendre une profession plus lucrative que celle de philosophe, recommencer depuis le début des études nouvelles, et quelles études ! Mais il ne suffisait pas d’étudier le droit, il fallait vivre. J’ai fait le comptable ; j’ai écrit des sonnets pour mariages ; j’ai compilé un guide de Buenos-Aires ! Ah ! quel déchirement, quel désespoir, quelles fureurs ! Moi qui, là-bas, avais aspiré à être un homme unique ! Maintenant que j’avais perdu l’espérance, il me semblait certain que, si j’étais resté en Europe, je serais devenu un grand homme. Et au contraire, je me sentais devenir stupide. Pendant trois ans, figurez-vous, je n’ai pas osé tirer de leur caisse les livres qui avaient été les délices de ma jeunesse. Que de fois je me suis mordu les mains ! que de fois j’ai pleuré désespérément dans mon lit, en maudissant l’Amérique ! Un jour, je pensais à me suicider ; un autre jour, à me rembarquer pour l’Europe. Je ne pouvais plus regarder les affiches des paquebots en partance sans que ces affiches me brûlassent les yeux. Si je ne revins pas, ce fut par orgueil : je m’étais trop vanté de mon projet...

Il fit une pause. Rosetti dit que beaucoup de gens ont triomphé en Amérique parce que, à l’heure du désespoir, ils n’ont pas eu le moyen de s’en échapper ; et Cavalcanti ajouta que, dans toutes les entreprises, la nécessité fait plus de héros que la nature.

Tandis qu’ils parlaient, je vis sortir de la cabine et passer devant nous, presque en courant, la femme de chambre de Mme Feldmann.

— Enfin, reprit Alverighi, lorsque je fus docteur en droit, j’entrai dans l’étude d’un avocat de Rosario, et je me mis à l’ingrat métier de la chicane. Ah ! si l’on m’avait dit cela, en Italie ! Combien je regrettais l’Europe, et quelles tristesses m’accablaient ! Ce fut alors que, peu à peu, timidement, je commençai à désirer la richesse, non pour elle-même, mais parce qu’elle était la seule voie ouverte par où je pusse me soustraire à ces humeurs moroses. En Argentine, quand on sait un métier dont le pays a besoin, on gagne beaucoup d’argent. Je travaillai sans repos ; au bout de deux ans, mon avocat se retira et me céda son étude à des conditions avantageuses ; en 1894, j’avais amassé déjà 30 000 piastres, et, comme tout le monde fait, j’achetai dans la province de Buenos-Aires un terrain, lequel me coûta 50 000 piastres. Une banque me prêta ce qui me manquait. A la fin, tout d’un coup, la fortune me dédommagea de tant d’amères souffrances. Précisément à cette époque, une petite plante aux feuilles d’or envahissait les plaines argentines. Vous rappelez-vous, Ferrero, ces immenses champs de luzerne, les plus beaux du monde, que nous avons traversés ensemble, en chemin de fer, pendant des centaines de kilomètres ? Les Champs Elysées du monde moderne : les champs de l’immortalité, où la vie renaît de la blessure même qui l’a tranchée ; où, une fois semé, l’alfalfa repousse indéfiniment, après le fauchage, sur ses racines éternellement jeunes ; où on peut le couper jusqu’à trois fois par an, sans qu’il ait besoin d’autre chose que de la faux : car il va de lui-même, avec ses longues racines, chercher l’eau sous la terre...

Comme il disait cela, je vis l’amiral et la femme de chambre de Mme Feldmann passer près de nous à la hâte et entrer par la porte qui conduisait aux cabines.

— Une plante qui exige si peu de bras, continua Alverighi, était pour l’Argentine un don des dieux. Et néanmoins, durant de longues années, l’Argentine ne s’en était pas aperçue.

— Cependant, interrompit Rosetti, don Bernardo de Irigoyen m’a maintes fois raconté que, depuis longtemps, depuis 1860, si j’ai bonne mémoire, il avait essayé de semer de la luzerne, mais qu’il y avait perdu beaucoup d’argent.

— C’est vrai, répondit Alverighi. Alors ce produit ne s’exportait pas encore en Europe, non plus que la viande ; l’Argentine n’avait pas d’étables, et les pâturages naturels suffisaient. Bref, il était encore tôt. Mais, lorsque le moment fut venu, tous ceux qui avaient des terrains bons pour la luzerne firent fortune. Trois mois après que j’eus acheté mon domaine, je découvris que j’avais de l’eau à un mètre de profondeur, et, un an plus tard, je le revendis pour 200 000 piastres. Après avoir remboursé la banque, il me resta plus de 170 000 piastres, presque 400 000 francs : une somme suffisante pour retourner en Italie et pour y vivoter de mes rentes. Je vous avoue que, lorsque je me sentis en poche quelque chose comme un demi-million, je fus tenté, un instant, de partir ; mais je me décidai vite à rester. « Matérialisme américain ! » dirait l’Europe avec indignation. Mais non : je restai pour devenir un sage. Vous rappelez-vous, Ferrero, tous ces banquiers, ces fermiers, ces chacareros, ces marchands de grain, — français, anglais, allemands, italiens, argentins, — que vous avez entrevus à Rosario dans les clubs, dans les réceptions, dans les banquets, pendant les trois jours que vous avez été des nôtres ? Mais vous ne les avez vus qu’à la volée, vous ; moi, au contraire, comme je m’étais jeté à corps perdu dans les affaires, j’ai été obligé de vivre avec eux. Et, quelle surprise ! A mesure que je les connaissais mieux, je ne pouvais en croire mes yeux ; il me semblait que je rêvais. Eh quoi ? ces gens-là, venus de toutes les parties du monde, s’étaient rencontrés par hasard sur les rives du Parana ; beaucoup d’entre eux n’étaient ni des hommes de grand savoir ni des hommes de grande intelligence ; ils vivaient tous dans le bas monde de la matière, comme on dit en Europe, uniquement occupés à faire de l’argent. Et pourtant... Vous avez pu vous en convaincre par vous-même, Ferrero : dans les deux Amériques, les hommes d’affaires sont des hommes et non des bêtes féroces ; ils luttent et se mordent, mais ils ne se déchirent pas ; ce que chacun veut, c’est son propre avantage, ce n’est pas le mal, l’humiliation et le désespoir de son rival ; ici, il n’y a jamais de défaite irrémédiable pour celui qui ne se laisse pas démoraliser ; bien plus, tout en se combattant, on se rend service les uns aux autres, puisque le résultat de la lutte, c’est toujours de renforcer chez les adversaires la confiance dans le progrès indéfini. Ici même, à bord du Cordova, nous en avons un échantillon en la personne de Vazquez. Y a-t-il un homme plus serein, plus calme, plus exact, plus posé, plus sûr, plus solide, plus modeste, plus optimiste que lui ? Et quand on pense que cet homme possède des terres aussi grandes peut-être que la Lombardie ! L’optimisme américain ? Mais c’est une merveilleuse aurore boréale dans la grise histoire du monde ! Et l’Europe en rit, la malheureuse !... Donc, je me vis transporté, comme dans un rêve, au milieu d’hommes gais, dégourdis, adroits, énergiques à défendre leurs intérêts personnels, mais non aigris, non méchans ni pervers, exempts de cette horrible jalousie qui fait qu’on se tourmente de tout succès d’autrui comme d’un échec propre, sachant bien que les petits conflits de chaque jour finissent par se réconcilier dans le progrès universel qui emporte tout le pays : — des gens forts, en somme, nice fellows, comme on dit dans le Nord. Profondément stupéfait, je me retournai alors vers l’Europe ; et je les vis, ces Européens qui vivent au-dessus des sordides intérêts de la richesse, dans l’olympienne atmosphère des idées et des formes pures... (il fit une petite pause, pour ménager son effet)... je les vis rageurs, envieux, malveillans, intolérans, hypocrites, pervertis, immondes !

Cette bordée d’injures provoqua une légère émotion dans l’assistance, et la conversation s’interrompit. Rosetti en profita pour nous proposer de continuer l’entretien en nous promenant sur le pont. Cavalcanti et moi, nous prîmes Alverighi et Rosetti entre nous, et nous marchâmes ainsi tous les quatre le long du navire, dans cette sorte de couloir où tombait des espaces nocturnes une faible clarté, tandis qu’à côté de nous résonnait avec un fracas de cascade l’Océan fendu par la proue ; et nous allions tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, faisant demi-tour sur nous-mêmes chaque fois que nous arrivions à l’une des extrémités. Cependant Alverighi poursuivait :

— L’autre jour, monsieur Cavalcanti, quand vous avez pris si éloquemment la parole... Oui, oui, il y avait de grandes et profondes idées dans ce que vous nous avez dit. Ah ! si vous n’étiez pas gâté par les préjugés européens !... L’autre jour, dis-je, vous me demandiez pourquoi, en Europe, chaque philosophe, chaque écrivain, chaque artiste veut être seul et exterminerait volontiers tous ses rivaux ; si bien que, ne pouvant ni les empoisonner, ni les faire tuer par des sicaires, ni les enfermer par une lettre de cachet dans quelque nouvelle Bastille...

— Mais non, mais non ! protesta en riant Cavalcanti ; je n’ai pas accusé de tels méfaits la haute culture européenne. Je me suis plaint seulement qu’elle fût intolérante.

— Bref, reprit Alverighi, comme ils ne peuvent supprimer leurs rivaux, ils tâchent de les discréditer par tous les moyens. Pourquoi le maitre excommunie-t-il le disciple, si le disciple fait un pas au delà des limites qui circonscrivent la science du maitre ? Et pourquoi le disciple, à son tour, s’empresse-t-il de renier le maitre, dès qu’il croit n’avoir plus rien à espérer de celui-ci ? Pourquoi les vieux font-ils semblant de ne pas voir les jeunes ? Et pourquoi les jeunes crient-ils aux vieux de crever le plus vite possible ? Pourquoi les vieux et les jeunes, les grands et les médiocres sont-ils tous des cannibales ?

Il attendit un instant. Mais Cavalcanti ne prononça pas un mot.

— Cela vous semble inexplicable, n’est-ce pas ? reprit Alverighi. C’est que vous êtes Américain. Mais moi, qui ai été Européen, trop Européen, je me l’explique. Lorsque j’ai eu l’heureuse idée de tourner le dos au vieux monde et de m’embarquer pour l’Amérique, j’avais déjà, le croiriez-vous ? contracté toutes les fièvres paludéennes du monde méditerranéen. Oui, toutes : la fièvre philosophique, la fièvre littéraire, la fièvre politique, toutes les fièvres malignes de cette malaria qui nait de la stagnation du vieux monde gréco-latin, la passion insensée d’exceller, de jouir, de devenir grand, puissant, riche, célèbre, unique par contraste, au milieu des discordes, des guerres, des ruines, du désordre. A vingt-deux ans, — quelle honte ! — j’avais déjà été tour à tour vériste et romantique, mystique et matérialiste, bigot et athée, monarchiste et socialiste : tout cela capricieusement, selon la mode européenne, non par amour d’une doctrine, mais par esprit de contradiction, par vanité, par haine du système contraire et des personnes qui le professaient, par fureur de me pousser dans le monde, d’agripper quelque emploi lucratif ou de faire parler de moi. La guerre est le principe de toutes les choses, disait, je crois, Héraclite. Mais l’Argentine m’a guéri. Devant ce paisible océan de plaines sans limites qui étendent d’un horizon à l’autre la divine tranquillité de leur verdure, tout en semant, en moissonnant, en vendangeant, en fauchant, je commençai enfin à réfléchir, après avoir si follement étudié. A quoi bon se ronger le cœur, mentir, s’imposer toute sorte de privations, commettre toute sorte de perfidies ? à quoi bon se déchirer les uns les autres et se disputer atrocement l’empire de mots, de souffles de voix, de paroles sans signification, d’opinions aussi changeantes que les nuages, comme si c’étaient les lambeaux d’un royaume, tandis qu’il reste tant de plaines intactes où l’on pourrait enfoncer la charrue ? Y a-t-il dans la vie une entreprise plus noble que celle de produire de la richesse, c’est-à-dire des biens, des choses qui sont bonnes par définition, qui servent à tout le monde, qui procurent à tout le monde le bonheur, le contentement, l’aisance, le plaisir, la sécurité ? Qu’a donc rêvé l’homme, depuis l’origine des temps, si ce n’est le Paradis terrestre, la Terre promise, le Jardin des Hespérides, l’Age d’or, l’Arabie heureuse : — toujours la même chose sous des noms divers : l’empire de la nature et l’abondance ! Et le grand mythe ne se réalise-t-il pas enfin au delà de l’Océan, dans ces pays miraculeux où il suffit d’une plante, — l’alfalfa, ou le blé, ou le café, ou le lin, — pour qu’en peu d’années, ainsi que dans la fable, un mendiant comme je l’étais alors devienne millionnaire, pour qu’un désert et un village se transforment en une cité splendide et en un Etat florissant, comme c’est le cas de São Paulo du Brésil ? Et comment est-il possible que l’Europe ne veuille pas comprendre cela ou semble même l’ignorer ? et qu’elle continue à être furieuse, à exécrer, à excommunier, à maudire, à machiner des tourmens et des violences et à estropier des milliers de jeunes esprits, pour décider si le monde doit être gouverne au nom de Dieu ou au nom du peuple, si l’art classique est plus beau que l’art romantique, s’il faut obéir ou ne pas obéir au Pape, si un homme intelligent a ou n’a pas le droit d’envoyer une bonne fois au diable Homère et Cicéron, si le positivisme est plus vrai que l’idéalisme, et quel est le pays qui vaut le mieux, de la France, de l’Angleterre. ou de l’Allemagne : trois lopins de terre si petits qu’il faut prendre des lunettes pour les découvrir sur la mappemonde, en comparaison de notre pays, à nous ! Et, peu à peu, lentement, mais sans interruption, jusqu’à ce matin, l’aspect des choses s’est éclairci à mes yeux ; et j’ai vu le monde qui, en une de ses parties, était dans la joie et resplendissait comme une merveilleuse aurore, tandis que, dans l’autre partie, il s’attristait et s’assombrissait comme un crépuscule mélancolique, sous la tyrannie d’une oligarchie de juristes, de philosophes, de lettrés, d’artistes, de théologiens. Et finalement, j’ai compris ! Après des efforts, des fatigues, des hésitations infinies, cette nuit, en réfléchissant à vos paroles de l’autre jour, j’ai compris ! J’ai compris que l’histoire s’était longtemps trompée...

Mais, à cet instant, je m’entendis appeler. Je me retournai et je vis l’amiral qui me faisait signe de venir. Je quittai mes compagnons et allai le rejoindre.

— Excusez-moi, me dit-il, si je vous dérange. Mais il faut absolument que vous me fassiez un plaisir. Cavalcanti vous a informé, je crois, de la fâcheuse situation où se trouve Mme Feldmann ?

— Oui, répondis-je.

— Eh bien... Cela n’est pas votre faute : vous ne saviez pas. Mais ce que vous avez dit sur le divorce aux Etats-Unis est devenu pour cette pauvre femme une sorte d’obsession. Maintenant encore elle s’agite, pleure, crie que le divorce est un fait accompli, qu’elle n’arrivera pas à temps pour faire valoir ses raisons, qu’elle veut se suicider. J’ai tâché de la calmer ; mais elle ne me croit pas : elle se figure que ce sont des mensonges inventés après coup, par pitié. Venez vous-même. Vous lui répéterez en personne ce que vous avez dit à Cavalcanti.

Il ne me plaisait qu’à moitié d’abandonner la conversation au plus beau moment ; mais il me fut impossible de refuser, et je suivis l’amiral. Nous montâmes au pont supérieur, ou étaient les cabines de luxe. Encore vêtue de la riche toilette de velours bleu qu’elle portait au dîner, Mme Feldmann était couchée sur le lit de repos, le bras gauche posé en arc sur l’oreiller, le front appuyé sur le bras, le visage caché entièrement ; et elle sanglotait tout bas, tandis qu’à côté d’elle Lisetta, sa femme de chambre, se tenait debout, avec un verre et une petite cuillère entre les mains, de l’air contrit d’une personne qui doit offrir encore à un malade un remède déjà offert inutilement. Depuis la magnifique chevelure qui couvrait la moitié de l’oreiller, jusqu’aux deux pieds mignons, chaussés d’escarpins de satin, qui sortaient de dessous la robe à l’extrémité du lit, ce beau corps gisait dans l’accablement du désespoir ; et seules les épaules tressaillaient de temps à autre, secouées par les sanglots et comme soulevées du buste. Elle ne bougea pas, lorsque nous entrâmes, et il y eut une minute de silence. Enfin l’amiral dit :

— Madame, voici M. Ferrero.

Quand elle entendit mon nom, elle se tourna rapidement sur le flanc, s’assit, ramassa les plis de sa robe autour de ses jambes ; et, tandis qu’elle essayait de remettre en ordre ses peignes et ses cheveux et qu’elle essuyait ses larmes, elle me demanda pardon de me recevoir de cette manière. Je répondis comme il convenait ; puis, tandis que Lisetta se retirait dans un coin, je commençai à parler selon la circonstance, et je m’efforçai de la convaincre qu’une personne de la haute société ne pouvait divorcer comme je l’avais dit, à cause du scandale qui en résulterait. Elle m’écouta d’abord immobile, les yeux dans mes yeux ; puis brusquement, elle secoua la tête, et, d’un air découragé :

— Le scandale, le scandale ! gémit-elle. Et pourquoi mon mari aurait-il peur du scandale ? Tous les autres ont besoin de lui ; mais, lui, il n’a besoin de personne. C’est la force de la Banque, cela !

Je tentai de lui démontrer que nul, même le plus puissant banquier, ne pouvait aujourd’hui défier l’opinion publique au delà d’une certaine mesure. Mais elle réfuta vivement cette argumentation et m’obligea ainsi à chercher d’autres arguties. Tandis que je discutais avec la gêne de celui qui sent ses raisons glisser au lieu d’entrer dans l’esprit de l’interlocuteur, mes regards s’arrêtèrent sur un objet blanc qui était à terre, près du lit de repos, et que je n’avais pas remarqué encore. Je reconnus le précieux fil de perles, qui sans doute était tombé dans la récente crise de pleurs et de sanglots. « Quelqu’un va marcher dessus, » pensai-je. Et à la gêne de l’argumentation inefficace s’ajouta pour moi un nouveau malaise. En parlant, je ne pouvais détacher mes yeux de ces perles ; j’éprouvais une envie machinale de me lever et de les ramasser ; de temps à autre aussi, je regardais Lisetta, comme pour lui demander si elle était aveugle. Distrait par cette préoccupation, je répondis avec une faiblesse croissante aux objections de la dame ; et, plus elle prenait sur moi l’avantage, plus elle se désolait. « Voici, encore, pensai-je, une crise qui approche. » Et je ne me trompais pas.

— Qui l’aurait dit, il y a seulement huit jours ? s’écria-t-elle tout à coup. Et moi qui l’attendais si tranquille et si contente ! Et lui qui m’écrivait des lettres si affectueuses ! Mon Dieu, mon Dieu ! Quelle surprise ! Il me semble que c’est un cauchemar. Après vingt-deux ans de concorde et d’amour, sans une ombre, sans un soupçon ! De pareilles choses sont-elles donc possibles ?

Et elle enfonça son mouchoir dans sa bouche, éclata en pleurs, cacha de nouveau sa face dans l’oreiller, sanglotant, déclarant que sa vie était brisée, que ses amis, si elle en avait de véritables, devraient lui procurer de la strychnine. L’amiral courut à elle ; la femme de chambre aussi s’approcha, de sorte que le fil de perles se trouva caché sous sa robe. Cette scène était bien faite pour susciter la pitié ; mais je dois confesser que, si j’étais ému par les larmes de Mme Feldmann, ce qui me tourmentait davantage encore, c’était la crainte d’entendre, d’un moment à l’autre, les perles craquer sous les pieds de cette femme. Cependant Lisetta insistait, mais sans succès, pour que Mme Feldmann bût le médicament. A la fin, elle vit les perles, et, du bout du pied, les repoussa sous le lit de repos. Je respirai ; mais il me fut impossible de ne pas me dire, à part moi, que les femmes de chambre des milliardaires traitaient les joyaux avec une singulière désinvolture.

Peu à peu, Mme Feldmann se tranquillisa ; et, tandis qu’elle s’apaisait, l’amiral se mit à la réconforter par des paroles plus efficaces que les miennes. Il lui rappela maints épisodes de sa vie conjugale, les preuves de longue fidélité et de profond amour que lui avait données son mari, la concorde qui avait régné dans leur ménage pendant si longtemps ; et il conclut, avec une sorte d’autorité paternelle, qu’il y avait là pour elle de très fortes garanties, dont une dépêche au sens obscur et dont mes propos imprudens ne pouvaient détruire la valeur. Peut-être ces raisons ne persuadèrent-elles pas Mme Feldmann ; mais les souvenirs l’attendrirent. Elle s’assit de nouveau, donna son assentiment à certaines affirmations de l’amiral ; et elle finit par dire :

— Assurément, s’il a fait une chose pareille, c’est qu’il est devenu fou.

Puis, se tournant vers moi :

— Je voudrais, ajouta-t-elle, que M. Lombroso, votre beau-père, fût ici. Voilà l’homme qui pourrait me donner un conseil.

Délivré de mon inquiétude au sujet des perles, j’énonçai quelques réflexions, le mieux que je pus, sur les formes de la folie.

— Est-ce que vous vous entendez à ces questions-là ? me dit-elle alors.

— Non, répondis-je. Mais ma femme est médecin et elle s’y entend à merveille. Vous devriez causer avec elle.

Nous continuâmes à parler de choses diverses avec plus de calme, tandis que je me demandais à moi-même si cette femme disait la vérité, quand elle affirmait que le divorce briserait à l’improviste une vie commune qui avait duré de longues années sans nuages d’aucune sorte. Si c’était vrai, l’aventure était réellement bien extraordinaire ! Enfin, lorsque Mme Feldmann parut tout à fait tranquillisée, nous nous retirâmes.

Il était presque minuit. Je descendis sur l’autre pont, afin de voir si Alverighi, Cavalcanti et Rosetti y étaient encore. Mais le pont était désert. Nous étions restés presque une heure à causer avec Mme Feldmann, et en une heure la discussion ou, pour mieux dire, la dissertation d’Alverighi devait avoir pris fin. Je m’appuyai, un instant, sur le bordage, levai les yeux vers la voûte étoilée. Et voilà que pour la première fois, au fond des ténèbres nocturnes, j’aperçus, brillante et comme silencieusement souriante, la Grande Ourse qui réapparaissait à mes yeux comme un vieil ami que l’on n’attend pas. J’eus un frisson de joie : il me sembla que cette belle constellation de l’hémisphère boréal venait me donner des nouvelles de mes parens, de mes amis, des personnes et des choses qui m’étaient chères, de ma patrie qui s’approchait, de ce vieux monde méditerranéen sur lequel elle scintillait depuis l’éternité et dont le prolixe Alverighi avait dit tant de mal.


GUGLIELMO FERRERO.