Entre deux rives - La Russie devant la troisième Douma

Entre deux rives - La Russie devant la troisième Douma
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 361-399).
ENTRE DEUX RIVES

LA RUSSIE DEVANT LA TROISIÈME DOUMA

Il y a deux ans à peine que le manifeste impérial du 17 octobre promettait à la Russie un régime constitutionnel, et avant que ce régime, si nouveau pour elle, ait encore réellement fonctionné, elle en est déjà aux élections de sa troisième assemblée législative. Les deux premières ont siégé chacune quelques courtes semaines ; elles ont inauguré leur session, au palais de Tauride, avec la solennelle bénédiction du métropolite orthodoxe ; elles ont élu leur bureau, elles ont discuté leur règlement, elles ont nommé des commissions, elles ont entendu des discours éloquens et de vagues déclamations ; puis, sans qu’elles aient voté aucune loi (à la première, le gouvernement n’en avait même présenté aucune), elles ont été l’une et l’autre dissoutes par oukase impérial, et le pays a été invité à élire de nouveaux représentans. A quoi bon ? disent déjà quelques Russes et un plus grand nombre d’Occidentaux. L’expérience des deux premières Doumas d’Empire ne suffit-elle point ? N’ont-elles pas assez clairement montré que la Russie n’est pas faite pour le gouvernement des assemblées ? L’erreur du tsar Nicolas II a été d’avoir trop de confiance en son peuple, de lui permettre d’essayer du régime constitutionnel, alors que ni la nature, ni l’histoire ne l’ont préparé à un pareil régime. C’est l’autocratie qui a rassemblé la terre russe et créé la Russie, l’autocratie qui avec sa cohésion a fait sa grandeur et sa force : si elle veut rester une grande nation et un grand État, au lieu de tomber en morceaux, la Russie doit rester fidèle à son principe, fidèle à son histoire et à sa loi, c’est-à-dire au régime autocratique.

Ce raisonnement simpliste qui, après une si brève et incomplète expérience, conclut prématurément à la faillite de ce que les Russes aiment à nommer leur révolution, j’ai pu constater qu’on l’entend beaucoup moins en Russie qu’en France, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie. Avec ses apparences philosophiques, il n’a guère pour lui, en Russie, que les moins philosophes de tous les Russes, les partis d’extrême droite, les hommes défians de toutes les idées nouvelles et de toutes les influences occidentales, ceux qui, en leur répulsion systématique pour tout ce qui semble venir de l’étranger, se complaisent à s’intituler les « hommes russes, les vrais Russes. » Ils repoussent tout régime constitutionnel, comme leurs pères repoussaient l’émancipation des serfs, parce qu’ils sont opposés à toute innovation et à toute mesure d’apparence libérale.

Tels ne sont pas, il est bon d’y insister, la plupart des Russes, même dans les classes les plus conservatrices, même parmi les hauts fonctionnaires, parmi les conseillers ou les ministres du Tsar. S’ils ne disent pas tous, avec les libéraux, que, en Russie comme ailleurs, le régime autocratique est devenu un anachronisme ; s’ils ne font pas retomber sur lui toutes les déceptions de la politique et tous les échecs des armes russes, la plupart reconnaissent que ce régime a fait son temps, qu’à vouloir le restaurer intégralement, en eût-on aujourd’hui la force, on risquerait à la longue, à courte échéance peut-être, une révolution. C’est même parce qu’ils ont ce sentiment que, en dissolvant les deux premières Doumas, les ministres du Tsar ont obtenu de lui qu’il en convoquât immédiatement une troisième, et, s’il est permis de douter de leur clairvoyance, il serait injuste de suspecter la bonne foi de l’Empereur ou la loyauté de ses conseillers. Si défians qu’ils soient, par principe ou par éducation, des nouveautés constitutionnelles, le Tsar et ses ministres comprennent qu’après les solennels manifestes impériaux des trois dernières années, après avoir, par deux fois, réuni les représentans de la nation en promettant de les associer à la confection des lois, on ne peut en revenir brutalement à ce que les Russes appellent déjà l’ancien régime. L’absolutisme n’est pas un port où, par crainte des tempêtes de la révolution, la Russie puisse rentrer se mettre à l’abri. Selon un proverbe national, elle a quitté une rive et n’a pas atteint l’autre ; mais elle ne peut ni retourner à la rive ancienne, ni jeter l’ancre entre les deux bords opposés. Si périlleux que semble le passage, il le lui faut achever, et avec de la prudence, de la persévérance, de la décision, rien ne lui interdit d’y réussir.

Au lieu d’être au terme d’une révolution avortée, la Russie est au début d’une longue évolution, qui peut encore s’accomplir sans catastrophe, sans rupture brusque entre le passé et l’avenir ; mais pour que cette évolution, de l’absolutisme au régime constitutionnel, s’achève sans révolution, quelques mois ou quelques années ne suffiront pas ; il y faudra un demi-siècle de luttes, les efforts d’une au moins, de deux ou trois générations peut-être.


I

Cette évolution, dont il serait téméraire de prétendre fixer le terme ou la durée, voici trois ans de suite que je me rends en Russie, chaque printemps, pour en mesurer les étapes. A chaque voyage, au Sud comme au Nord, j’ai partout entendu les mêmes réflexions : « Vous répétez sans cesse, en France et ailleurs, me disait-on, que nous ne sommes pas mûrs pour la liberté politique ; mais combien de peuples étaient mûrs pour la liberté quand ils ont commencé à l’obtenir ? Etaient-ce les Italiens ou les Espagnols ? Etaient-ce les Autrichiens ? Etaient-ce les Japonais ? Etaient-ce vous-mêmes, Français, en 1789 ? — Êtes-vous même bien certains d’être murs aujourd’hui, après plus d’un siècle de révolutions ? »

L’observation est juste. Il est malaisé de décider quand un peuple est mûr pour un régime libéral ; en fait, la pleine maturité ne s’acquiert qu’à la longue, par la pratique même des libertés publiques. Ce qui est vrai, c’est que si naturelle, si fatale même qu’elle soit, l’évolution constitutionnelle de la Russie présente des difficultés singulières. Les unes tiennent à l’immensité du pays, à la diversité des races, des peuples qui l’habitent, à sa composition nationale, en même temps qu’à sa structure sociale, aux différences profondes d’éducation, de culture, de mœurs qui, entre les diverses classes, creusent comme un gouffre de plusieurs siècles. Elles tiennent aussi aux institutions russes, au régime de la communauté agraire, au mir du paysan qui menace de doubler la révolution politique d’une révolution sociale. Elles tiennent peut-être aussi à l’esprit slave, ou mieux à l’esprit russe lui-même, esprit souvent abstrait et théorique, comme le nôtre, par là même exigeant et téméraire, trop absolu pour être toujours soucieux des réalités concrètes et des possibilités actuelles.

A l’inverse de l’opinion la plus fréquente en dehors de la Russie, j’oserai dire que l’évolution politique du vieil Empire a été rendue plus difficile, parce qu’au lieu d’être prématurée, elle a été trop longtemps retardée, parce que les successeurs d’Alexandre II, au lieu de continuer et d’achever son œuvre de réforme, l’ont brusquement interrompue et en partie même détruite, de façon que, au lieu de se faire pacifiquement, sur l’initiative spontanée du pouvoir souverain, l’inauguration du régime constitutionnel a dû se faire sous la pression de la guerre et de la défaite, sous le poids du mécontentement public et des déceptions nationales. Certes la chose n’est pas nouvelle. Bien d’autres peuples, la plupart peut-être, sont entrés dans la voie des libertés politiques par cette porte basse de la défaite. A leurs malheurs sur les champs de bataille, ils ont cherché une compensation dans les réformes intérieures, une revanche dans la liberté. Nulle part cela n’a été plus sensible qu’en Russie. Rien n’explique mieux l’attitude de tant de Russes durant cette troublante guerre de Mandchourie, et comment un si grand nombre d’entre eux, au lieu de s’affliger des terribles désastres de Moukden et de Tsoushima, paraissaient plutôt s’en réjouir, attendant des revers des armes impériales la liberté politique et, par elle, la régénération du gouvernement et du pays.

« Ne nous souhaitez pas de victoires ! me répétaient, avec une sombre insistance, au printemps de 1905, des amis de Moscou ; une victoire serait pour la Russie le pire malheur ; elle reculerait de vingt-cinq ans, d’un demi-siècle peut-être, les réformes libératrices que nous vaudront les triomphes des Japonais[1]. »

Ce sentiment de révolte contre un régime accusé d’avoir valu à la Russie la honte d’être battue par les « Jaunes, » fait comprendre également et les succès électoraux de l’opposition, et la conduite des députés aux deux premières assemblées russes.

Les députés à la première Douma d’Empire n’y sont pas venus siéger en humbles représentans d’un peuple encore mineur, chargés par le Tsar d’apporter au pied du trône les vœux de la nation. Ils sont venus en juges et en vengeurs, exaspérés des insuccès de la guerre, irrités des humiliations de l’armée et de la Hotte, dont ils rendaient responsables le gouvernement, les ministres, la bureaucratie, les hauts fonctionnaires, tout le régime et tout le personnel administratif, résolus à demander des comptes, à punir les fautes et les fraudes, à rechercher et à châtier les coupables, à écarter les corrompus et les incapables, à épurer et à purifier les administrations, décidés en un mot à donner à la Russie, avec le régime constitutionnel, un gouvernement nouveau, éclairé et libéral, responsable et honnête. Et pour soutenir cette généreuse ambition, ils croyaient bien sentir derrière eux la nation entière, propriétaires, marchands, ouvriers, paysans. Ainsi s’explique la fière et dédaigneuse attitude de la première Douma, lors de son inauguration solennelle par l’Empereur, dans la fastueuse salle Saint-Georges, au Palais d’Hiver. J’assistais à cette séance unique, un des spectacles les plus grandioses et un des plus impressionnans qu’il m’ait été donné de contempler en ma vie déjà longue.

D’un côté, à la droite du trône, étaient rangés les ministres, les hauts fonctionnaires, les généraux, les membres du Conseil de l’Empire, tous debout, en grand uniforme chamarré d’or, la poitrine étincelante de décorations ou coupée de grands cordons. De l’autre côté, à la gauche de l’Empereur, les nouveaux élus du peuple, les membres de la Douma, un petit nombre en habit, davantage en redingote, beaucoup en veston ou en simple kaftan de paysan, beaucoup en grosses bottes. C’étaient comme deux Russies adverses, l’ancienne et la nouvelle, la Russie officielle et la Russie populaire, qui se regardaient, se toisaient, se défiaient Tune l’autre. Et, debout, devant ces deux Russies hostiles comme affrontées, se tenait l’Empereur, l’impératrice mère à sa droite, l’impératrice régnante à sa gauche, les grands-ducs, la main sur leur épée, derrière lui. Et quand, après les prières et les hymnes en vieux slavon, après les solennelles invocations sur le Tsar et sur le pays, par le métropolite et les évêques aux lourdes chapes d’or, l’Empereur, d’une voix nette et d’un ton ferme, avec plus de résolution qu’on n’en attendait de lui, eut lu un discours assez terne, où, en se félicitant de voir réunis autour du trône les élus de la nation, il leur rappelait que l’ordre n’était pas moins nécessaire que la liberté, un formidable hourrah éclata du côté droit de la vaste salle, dans les rangs des hauts dignitaires, des généraux, des membres du Conseil de l’Empire, pendant que, à la gauche du trône, les nouveaux élus, et parmi eux jusqu’aux paysans, demeuraient presque tous muets et raides, sans même s’incliner, sur le passage du Tsar, à la sortie du cortège impérial. Aux fonctionnaires et aux gens de Cour, cette attitude hautaine parut une provocation ; l’Empereur en fut sans doute froissé. Dès ce premier jour, avant sa première séance, le sort de la première Douma d’Empire était peut-être décidé ; en se retrouvant sur l’immense place du Palais d’Hiver, en face des escadrons de la Garde, plus d’un spectateur se demandait à quand la dissolution.

Le même jour, quelques heures plus tard, j’assistais au palais de Tauride à la première séance de la Douma. L’accueil fait par la capitale aux membres de l’assemblée, aux plus populaires surtout, n’était pas de nature à diminuer leur orgueil ou leur confiance. La foule massée aux abords du palais de Potemkine, transformé en Chambre législative, applaudissait bruyamment au passage les députés, les acclamant, les embrassant, les portant en triomphe jusqu’aux grilles du palais. Aux hourrahs populaires se mêlait le cri répété d’Amnistiia ! amnistiia ! C’était une de ces heures d’ivresse et d’enthousiasme, comme il ne s’en rencontre guère dans la vie des peuples qu’aux premiers jours des révolutions. Puis, peu à peu, l’exaltation tomba ; les déceptions surgirent. Si les séances de cette Douma sur laquelle la nation avait entassé tant d’espérances furent plus agitées et plus bruyantes que fécondes, la faute, il convient de le reconnaître, en fut en grande partie aux ministres qui se plurent à la laisser délibérer à vide, ne lui présentant presque aucun projet de loi, comptant sans doute ainsi l’user et la discréditer par son impuissance. L’acte le plus important de cette première Douma fut la discussion de l’adresse en réponse au discours du trône. Cette adresse fut comme une déclaration des droits où furent accumulées à dessein, en formules altières, toutes les revendications essentielles des différentes classes et des diverses nationalités du vaste Empire. Pour la comprendre, il la faut regarder comme une sorte de manifeste de la nation, une façon de mise en demeure à la couronne, ou encore comme une plate-forme électorale en vue d’élections prochaines. La menace de la dissolution planait, dès la première heure, sur l’assemblée ; elle perçait dans les avertissemens de la presse officieuse, dans les refus hautains et jusque dans le dédaigneux silence des ministres, vainement sommés de quitter le pouvoir, comme si, en dépit des lois fondamentales édictées par l’Empereur à la veille de l’ouverture de la Douma, les ministres fussent déjà responsables devant les Chambres.

La principale faute de la première Douma, une faute posthume, fut le manifeste de Wiborg, lancé de Finlande par la majorité au lendemain de la dissolution. Ce manifeste qualifiait de coup d’État la brusque dissolution de la Chambre, ce qui, d’après les « lois fondamentales » russes, comme d’après les lois constitutionnelles de tous les autres pays, n’était pas exact ; et, tort plus grave, qui devait être durement expié, il invitait le peuple à répondre à cette violation de ses droits par le refus de l’impôt et du service militaire. Ce sont là des extrémités auxquelles, même en temps de révolution, de vrais politiques ne provoquent que lorsqu’ils sont sûrs d’être suivis. En un pays aussi vaste, en un État aussi amorphe que la Russie, où la vie publique est aussi peu intense et aussi dispersée, alors que les masses n’avaient qu’une idée confuse des droits du Tsar et des droits de la Douma, pareil appel ne pouvait être entendu. Le seul résultat fut de permettre au gouvernement de poursuivre les signataires de l’imprudent manifeste et, conformément aux « lois fondamentales, » de les faire déclarer inéligibles. Ainsi exclus de la deuxième assemblée, ils vont l’être également de la troisième.

La seconde Douma fut par sa composition, comme par son attitude, très différente de la première. A tout prendre, elle lui était fort inférieure. La plupart des membres de la première assemblée avaient été déclarés inéligibles, — ils le demeurent encore aujourd’hui ; — et comme si, en Russie, les partis d’opposition du moins, n’eussent pas eu de personnel de rechange, les nouveaux députés ne furent, ni pour la réputation, ni pour les connaissances, ni pour le talent, au niveau de leurs prédécesseurs. Le gouvernement du reste n’avait rien épargné pour fermer la Chambre nouvelle aux plus distingués de ses adversaires. Il avait fait épurer par le Sénat les listes électorales ; il avait ainsi écarté de la représentation nationale les chefs les plus en vue des libéraux, tels que M. Milioukof, l’inspirateur des « cadets » ou constitutionnels démocrates. En outre, innovation qui devait tourner au profit des partis extrêmes, le ministère obligeait les partis désireux de faire campagne pour les élections à solliciter, sous le nom barbare de « légalisation, » l’estampille gouvernementale. Cette invention bureaucratique ne semble pas avoir été heureuse. La légalisation fut refusée obstinément aux cadets, c’est-à-dire au principal parti de l’opposition libérale ; elle le leur a encore été durant les élections pour la troisième Douma, de façon que toute réunion publique leur est demeurée interdite. Le principal effort du gouvernement portait contre ces constitutionnels démocrates traités en révolutionnaires. Les cadets dominaient la première Douma, ils ne furent plus guère qu’une centaine dans la seconde ; à leur place, y entrèrent en grand nombre des socialistes collectivistes et des socialistes révolutionnaires, si bien qu’un bon tiers de la Chambre appartenait aux partis d’extrême gauche. En revanche, tandis que la droite était presque entièrement absente de la première Douma, il y eut dans la seconde un parti d’extrême droite, composé pour la plupart d’hommes violens, adversaires déclarés de la Constitution et du ministère.

Par suite, ces deux assemblées, vouées également à une mort rapide, offraient un spectacle fort différent. La première, selon l’antique coutume slave, s’efforçait, aux débuts surtout, de prendre des décisions unanimes. Dans la seconde au contraire, l’extrême droite et l’extrême gauche semblaient parfois rivaliser de colères et de violences pour rendre, par leurs mutuelles provocations, les séances inutilement orageuses afin de discréditer le régime constitutionnel aux yeux du pouvoir, comme aux yeux de la nation. Malgré cela, en dépit de quelques journées où les exaltés des deux partis faillirent en venir aux mains, ce serait une erreur et une injustice de se représenter l’une ou l’autre des deux premières Doumas comme plus bruyante, plus passionnée ou plus grossière que la plupart des assemblées des autres États de l’Europe. Si agitées et si turbulentes qu’aient été quelquefois leurs séances, aucune de ces deux Doumas russes, aux nombreux députés paysans, n’a encore donné le scandale des scènes qui, à Paris, à Vienne, à Budapest, à Westminster même, ont trop souvent déshonoré les mœurs parlementaires contemporaines. Les discussions du palais de Tauride étaient d’habitude non moins sérieuses, et non moins suivies, sinon toujours non moins vides et non moins déclamatoires que celles de la plupart des autres assemblées politiques. Ce n’était en tout cas ni la patience, ni la faconde, ni le goût de parler, ni celui plus rare d’écouter qui ont fait défaut à ces assemblées russes. Une chose dont amis et adversaires ont été presque unanimes à les louer, c’est la façon dont les débats y ont été conduits par les présidens, M. Mouromtsef, M. Golovine. Tous deux, en des circonstances différentes, et avec des qualités comme avec des tempéramens divers, ont apporté à la direction de ces assemblées novices un art, une science, une autorité qui eussent fait honneur aux plus vieux parlementaires, et que les ministres et le Tsar lui-même se sont fait un devoir de reconnaître. En d’autres pays, en des États plus accoutumés aux injustices et aux violences de la tribune moderne, la haute prudence de pareils présidens eût pu réussir à prolonger la vie d’une assemblée. En Russie, où les discours les plus calmes de l’opposition modérée étaient volontiers taxés de factieux, le pouvoir était encore trop peu fait à la contradiction ou à la critique pour supporter longtemps les attaques passionnées et les défis quotidiens de révolutionnaires qui déclaraient eux-mêmes que, les jours de la Douma étant comptés, la tribune russe devait moins servir à préparer des lois qu’à hâter la révolution.

Comme la première, la deuxième Douma, par sa composition même, était en effet condamnée d’avance. En vain, le centre de l’assemblée, les constitutionnels démocrates, soutenus par les Polonais et les musulmans, s’efforçaient-ils d’écarter les questions irritantes, repoussant toutes les motions provocatrices d’extrême gauche ou d’extrême droite. Ils eurent beau y réussir à force de sagesse, de discipline, d’esprit politique, ils ne purent éviter à la deuxième Douma le sort de son aînée.

M. Stolypine lui-même ne semblait pas désespérer de cette Douma, si divisée, si mal recrutée qu’elle fût, si incapables de tout travail parlementaire que fussent la majorité de ses membres ; mais le premier ministre n’était pas le maître. Ses collègues, comme ses rivaux, se prononçaient ouvertement pour la dissolution ; à la Cour, on s’indignait qu’il ne profitât point de la discipline rétablie dans l’armée, et que, les troupes étant redevenues sûres, il tolérât plus longtemps que la tribune du palais de Tauride fût employée à exciter le peuple à la rébellion. En province, comme dans les capitales, les attentats terroristes persistaient ; à Tsarskoïé-Selo, la résidence impériale, la police affirmait avoir découvert, contre la vie du Tsar, un complot où étaient impliqués plusieurs députés. Cette découverte servit de prétexte à la fermeture de l’assemblée. A la procédure suivie, on eût pu croire que M. Stolypine et les adversaires de la dissolution eussent voulu se servir de ce complot pour obtenir de la Douma qu’elle s’épurât elle-même, ainsi que l’avait fait autrefois, chez nous, plus d’une de nos assemblées révolutionnaires. La Douma fut sommée, à l’improviste, d’accorder, sans discussion, au gouvernement l’arrestation immédiate de seize députés et l’expulsion d’une quarantaine d’autres. Les modérés du Centre, bien qu’adversaires des députés menacés, ne jugèrent pas de la dignité d’une assemblée législative de violer son règlement et les usages parlementaires en se soumettant à une injonction aussi insolite. La Douma nomma une commission pour examiner la valeur des accusations portées contre 55 de ses membres. Le ministère n’attendit ni la discussion, ni même le rapport de la Commission à la Chambre. Le lendemain, quand les membres de la Douma revinrent pour siéger, ils trouvèrent les portes de la Chambre fermées par les troupes, les avenues gardées par les Cosaques. Dans la nuit, les principaux députés inculpés de complot avaient été arrêtés par la police.

Si brusque qu’elle parût, cette deuxième dissolution n’était pas improvisée. Une chose y avait poussé plusieurs des conseillers du Tsar, l’exemple de deux États sur lesquels la Russie d’aujourd’hui semble disposée à prendre souvent modèle, la Prusse et le Japon. On répétait parmi les hauts dignitaires que, au Japon comme en Prusse, le gouvernement constitutionnel n’avait pu fonctionner régulièrement qu’après de multiples dissolutions, six ou sept de suite au Japon. Que pouvait faire de mieux le Tsar que d’imiter le Mikado ? Si la seconde Douma avait, malgré tout, vécu quelques semaines de plus que la première, c’est qu’en haut lieu, on sentait l’inutilité d’une dissolution, à moins qu’elle ne fût accompagnée d’un complet remaniement de la loi électorale. Personne, parmi les ministres, ne se faisait plus illusion sur ce point. Divisés sur d’autres questions, ils se montraient également persuadés que, à moins de changer le mode de suffrage, la troisième Douma, au lieu d’être plus docile que les deux autres, les dépasserait en radicalisme. L’unique moyen de prévenir le triomphe de l’opposition, peut-être même la victoire des révolutionnaires, était de restreindre le droit de suffrage, d’écarter des urnes les partis ou les classes sociales les plus hostiles au gouvernement. D’accord sur ce point, les ministres n’eussent pas longtemps hésité, s’ils n’eussent trouvé devant eux la route barrée par un obstacle qu’avait elle-même dressé l’autorité impériale. La constitution ou les « lois fondamentales » qui en tiennent lieu sont formelles. Article 86 des lois fondamentales édictées par le Tsar lui-même : « Aucune loi nouvelle ne peut prendre existence sans l’autorisation du Conseil de l’Empire et de la Douma d’Empire, ni recevoir force exécutoire sans la confirmation de l’Empereur. » Et comme si le pouvoir souverain avait voulu spécialement prévenir la mesure dictatoriale qu’allait prendre le gouvernement, l’article 87 qui autorise certaines mesures législatives provisoires, pendant la suspension des travaux de la Douma, stipulait expressément que « ces mesures ne pourraient apporter de changement ni aux lois fondamentales de l’Empire, ni à l’institution du Conseil de l’Empire ou de la Douma d’Empire, ni à la loi électorale du Conseil de l’Empire ou de la Douma. »

Devant de pareils textes, on conçoit l’embarras et les hésitations du Tsar et de ses ministres. La parole de l’Empereur est engagée, affirmaient les uns ; passer par-dessus les lois fondamentales, ce n’est pas seulement violer la loi, c’est amoindrir l’autorité morale de la couronne, porter atteinte à la foi du peuple en son souverain. — L’Empereur, répliquaient les autres, est le maître, il ne peut être prisonnier d’un texte rédigé sur ses ordres. Ce n’est pas en vain qu’il a conservé le titre d’autocrate ; il peut défaire seul les lois qu’il a été seul à faire. Vous dites que c’est violer la constitution ; mais, si on la viole, ce n’est que pour sauver le régime constitutionnel. Une nouvelle loi électorale peut seule nous donner une Chambre viable ; si l’on recule devant le fantôme d’un coup d’État, il n’y a plus qu’à renoncer à toute Chambre élective pour revenir au régime absolu.

M. Stolypine était, semble-t-il, de ceux qui éprouvaient des scrupules ; il a fini par faire taire ses répugnances. S’il n’avait pas cédé, un autre eût pris son poste ; la loi électorale eût été de même modifiée par un oukaze de l’Empereur au Sénat.

Le premier ministre s’est résigné ; il a sans doute cru que, la dissolution une fois décidée, c’était la seule chance de sauver ce qui pouvait rester du régime constitutionnel. L’avenir montrera s’il s’est trompé. En attendant, la loi acceptée, sinon préparée par lui, équivaut à une révolution constitutionnelle. Elle a changé, du tout au tout, les conditions de la lutte. La majorité des deux premières Doumas, soutenue par le sentiment populaire, ne dissimulait pas ses préférences pour le suffrage universel égal et direct. À ces vœux, à nos yeux téméraires, le gouvernement a répondu en restreignant le droit de suffrage, en diminuant le nombre des électeurs et des élus, en favorisant certaines classes aux dépens des autres. L’économie de la loi en a été bouleversée ; tout y a été minutieusement calculé pour écraser les influences révolutionnaires et fortifier les influences conservatrices. Si, avec un instrument pareil, le gouvernement ne réussit pas à se procurer une Chambre gouvernementale, ce sera que la Russie contemporaine est tout entière possédée de l’esprit d’opposition.

Veut-on se rendre compte des tendances qui prévalent autour de l’empereur Nicolas II, en même temps que des combinaisons et des chances des partis ? Il convient d’examiner de près cette loi électorale d’où va sortir la nouvelle Douma.


II

La loi depuis 1907 a d’abord diminué le nombre des députés. De 524, le nombre total des représentans de toutes les provinces de l’immense Empire se trouve abaissé à 442, soit à un chiffre inférieur à celui des Assemblées électives de la plupart des grands États de l’Europe. La réduction ne mériterait guère d’être signalée, si elle avait porté également sur toutes les régions de l’Empire, d’autant que moins nombreuses sont les assemblées, moins tumultueuses et plus sérieuses semblent les discussions. Ce qui fait l’importance de cette réduction, ce qui en révèle le but, c’est qu’elle atteint presque uniquement certaines provinces et certaines catégories d’électeurs.

Deux choses frappent surtout : la diminution du nombre des députés accordés aux villes ; celle du nombre des représentans concédés aux « oukraïnes, » aux provinces frontières. La première loi électorale, sortie du projet Bouliguine, amendé par le comte Witte, avait bien des défauts, à tel point qu’aucun parti ne s’en montrait satisfait. Elle avait cependant une qualité qui lui vaut aujourd’hui les regrets de beaucoup de ceux qui l’avaient le plus mal accueillie. Son grand mérite était d’accorder équitablement, aux diverses régions et aux divers peuples de l’énorme Empire, un nombre de députés proportionnel à leur force numérique. Considérant la Russie d’Europe et la Russie d’Asie comme les deux moitiés d’une seule et même Russie, la loi électorale d’où étaient sorties les deux premières Doumas avait appelé à siéger au palais de Tauride des représentans élus de toutes les terres soumises au sceptre du Tsar, vieilles provinces moscovites ou jeunes colonies russes, jusqu’aux possessions les plus lointaines, jusqu’aux plus étrangères à la nationalité dominante et à la civilisation européenne, telles que le Turkestan et la Sibérie orientale.

Excessive peut-être, à tout le moins prématurée aux extrémités du continent ou au cœur de l’Asie, où elle appelait aux urnes électorales des populations encore peu capables de se servir du bulletin de vote, cette extension du droit de suffrage à toutes les provinces russes, sans distinction de race, de nationalité, de religion, se justifiait aisément en Europe. Car, en donnant satisfaction aux légitimes désirs des provinces frontières, des oukraïnes russes, elle tendait à les rapprocher moralement de la vieille Russie. Par là, en dépit de tous ses défauts, la loi électorale promulguée par le ministère du comte Witte faisait grand honneur à l’intelligence et au sens pratique de cet homme d’État, aussi bien qu’au libéralisme du gouvernement impérial. Elle ouvrait la nouvelle ère constitutionnelle par une large mesure de pacification nationale et de conciliation religieuse. En inaugurant le régime représentatif, la loi électorale reconnaissait qu’il ne devait être ni le privilège d’une nationalité, ni le monopole d’une Église. Avant même que fussent abolies les lois d’exception infligées aux provinces conquises, les lois contre les populations d’origine étrangère ou contre les cultes dissidens, le gouvernement impérial rompait de lui-même avec la politique de persécution légale ou de vexation mesquine qui avait valu à l’ancien procureur du Très saint Synode, M. Pobédonostsef, tant de haines et de malédictions. Polonais, Lithuaniens, Lettes, Roumains, Finnois, Tatars, Géorgiens, Arméniens, — catholiques, protestans, juifs, musulmans, — tous les habitans des vastes provinces annexées par Pierre le Grand et par ses successeurs, tous les peuples qui avaient si longtemps été assujettis à des lois d’exception, et avaient tant souffert de la soupçonneuse malveillance du pouvoir se voyaient, pour la première fois peut-être, traités, eux aussi, en enfans du Tsar blanc, au même titre que les Russes orthodoxes. Ainsi que ces derniers, les privilégiés de la veille, ils étaient invités à nommer des représentans pour porter au pied du trône leurs vœux et leurs doléances. Grand changement, en vérité, dans le vieil Empire slave, que cette égalité de droits des races et des religions l’assemblées sous les larges ailes de l’aigle héritée des Paléologues ; changement qui n’innovait guère moins que l’appel même aux urnes électorales. Rien ne montrait mieux que c’était bien un esprit nouveau qui soufflait sur la sainte Russie, un esprit de tolérance et de liberté, et qu’en dépit des murailles et des gardes qui semblaient en défendre l’entrée, cet esprit nouveau pénétrait [jusqu’au fond des impériales résidences de Tsarskoïé-Selo ou de Péterhof.

Pour renoncer ainsi spontanément, à l’égard de près d’un tiers des sujets russes, à la traditionnelle politique de vexation et de tracasserie obstinément personnifiée durant trois règnes par M. Pobédonostsef, le gouvernement du Tsar n’avait pas attendu la réunion de la première Douma. Il connaissait du reste les vœux de l’élite du peuple russe ; ils lui avaient été exprimés, publiquement, avec force, lors du premier congrès des zemstvos rassemblés à Moscou. De cette vieille capitale, d’où, pendant près d’un demi-siècle, Katkof et ses héritiers de la Gazette de Moscou avaient inlassablement soulevé la Russie contre la Pologne et contre le « latinisme, » contre les juifs et contre le « sémitisme, » les délégués des provinces de « la Russie russe, » les seuls de tout l’Empire en possession d’assemblées électives, étaient presque unanimes à proclamer, à la face du pays et du gouvernement, que toutes les provinces de la Russie et tous les sujets du tsar russe devaient être investis des mêmes droits, sans distinction d’origine ou de religion. Ce principe, adopté par le gouvernement de M. Witte, passait dans la loi électorale ; il semblait désormais lié à l’application du manifeste d’octobre et de la façon de charte accordée à ses peuples par le tsar Nicolas II. C’est ainsi que les 5 ou 6 millions de juifs de l’Empire se sont trouvés, subitement, en possession des mêmes droits politiques que les Russes orthodoxes, alors que, pour les droits civils, ils demeuraient encore astreints aux multiples restrictions d’une législation hostile.

Les élections des deux premières Doumas d’Empire se sont faites sous le régime d’égalité politique et religieuse. Le principe en semblait définitivement admis. L’an dernier encore, lors de ma visite à la première Douma, on semblait d’accord pour y voir le gage de la définitive réconciliation entre la vieille Russie moscovite, la Russie orthodoxe, et sa large ceinture bariolée d’oukraïnes hétérodoxes. A Pétersbourg comme à Moscou, la plupart des Russes s’en félicitaient, les autres paraissaient s’y résigner. A Varsovie, les Polonais, enfin traités avec équité, s’apprêtaient à montrer qu’ils pouvaient être de loyaux sujets du Tsar, sans renier leurs traditions nationales.

Les Israélites de l’Ouest, toujours sous l’angoisse de quelques nouveaux pogroms, étaient presque les seuls à douter de la sincérité ou du respect de la nouvelle loi électorale. Il semblait que leurs longues souffrances passées et leurs perpétuelles déceptions les eussent rendus trop défians du présent et trop anxieux de l’avenir. L’événement allait bien vite montrer que leurs craintes n’étaient pas vaines. Le généreux oukaze d’avril 1905, qui avait proclamé la liberté religieuse, sans abolir les lois d’exception, ne pouvait prévenir le réveil des haines antisémites, ni des passions nationales contre les Polonais, les Lithuaniens et les catholiques de l’Ouest.

Contre le principe de l’égalité, s’est levé un parti, encore sans force et sans influence lors des élections de la première Douma, mais qui, peu à peu, devant les menaces des révolutionnaires et les attentats terroristes, a crû en nombre et en ascendant, en exigences et en audace. Ce parti est celui des « hommes russes, » celui qui, en face de la révolution ou du libéralisme, prétend seul représenter la tradition nationale et l’esprit russe.

Aux révolutionnaires qui préconisent la chute du « tsarisme » et la substitution du peuple à l’Empereur, aux libéraux qui revendiquent le gouvernement du pays par les élus du pays sans distinction de races et de religions, ces « hommes russes » ont répondu hardiment en reprenant à leur compte la triple devise de Nicolas Ier et de l’absolutisme russificateur : « autocratie, nationalité, orthodoxie. » Profitant des fautes des libéraux et des crimes des révolutionnaires, ils ont montré la Russie menacée à la fois d’anarchie politique par le libéralisme, de décomposition sociale par les collectivistes et les « expropriateurs, » de dissolution nationale par les autonomistes ou les séparatistes. Faisant appel en même temps aux préjugés du passé et aux craintes du présent, s’adressant simultanément aux intérêts effrayés et au patriotisme inquiet, aux colères des pomechichlks menacés de spoliation et aux haines ignorantes des masses, ils ont réussi à grouper, autour d’eux, en un faisceau redoutable, des hommes d’origine diverse, propriétaires irrités contre les projets de lois agraires, bureaucrates et tchinovniks jaloux de conserver leurs places et leur omnipotence, moines et popes froissés de l’égalité religieuse ou effrayés de la liberté de conscience, hommes de cour bénéficiaires des abus que menacent les réformes, marchands des villes ou des bourgades et usuriers des campagnes servilement attachés à toutes les coutumes anciennes et furieux de se voir exposés à la libre concurrence des Juifs. C’est ainsi que s’est levée et a grandi rapidement la Ligue du peuple russe (Soiouz rousskago naroda) ; sa force et son extension, elle les doit, en même temps qu’aux fautes de ses adversaires, à son intransigeance et à son intolérance. Aux époques de révolution, lorsque les tempêtes politiques et les passions sociales soulèvent à la fois toutes les convoitises et toutes les ambitions, les remous en sens opposé des courans et des contre-courans emportent les hommes et les peuples vers les opinions extrêmes.

La Russie n’a pas échappé à ce danger. Devant les révolutionnaires et les terroristes d’extrême gauche, s’est dressé un parti d’extrême droite, non moins violent et non moins dénué de scrupules, prêt, lui aussi, sous le même prétexte de salut public, à recourir, contre ceux qu’il signale comme les ennemis du pays, à toutes les fureurs et à tous les coups de force, témoin les pogroms, les massacres de Juifs qui, à son instigation, ont ensanglanté tant de villes de l’Ouest. Ce prétendu parti national, toujours prompt à traiter ses adversaires en traîtres et en conspirateurs, est trop enclin aux procédés révolutionnaires et aux passions démagogiques pour être assuré de la faveur de la Cour et de l’appui du pouvoir. Les ministres, même les moins favorables au régime constitutionnel, sont trop éclairés ou trop prudens pour se faire les instruirions dociles des rancunes et des vengeances de ces « hommes russes » qui, tout en exaltant l’autocratie tsarienne, prétendent assujettir le pouvoir à leurs visées et à leurs haines. Mais dans l’état de confusion intellectuelle et d’anarchie morale où se débat la Russie depuis trois longues années, la « Ligue du peuple russe » est une force dont, aux heures critiques, ministres et hauts fonctionnaires ne se croient pas permis de dédaigner le concours ou de braver les colères. Les plus résolus, les plus courageux, tels que M. Stolypine, ne se sentent pas assez sûrs de leurs collègues ou assez soutenus d’en haut pour toujours oser lui résister en face ; s’ils ont trop de raison ou trop d’honneur pour s’abaisser à servir la Ligue, ils ne se font pas scrupule de s’en servir, sans peut-être craindre assez de ne plus pouvoir s’en affranchir.

Quels que soient ses provocations et ses excès, un parti qui s’arroge pour mission le maintien ou le l’établissement de l’absolutisme autocratique, doit naturellement rencontrer des sympathies ou des complaisances dans les cercles de la Cour et dans les bureaux des ministères. Tout en cédant à la Ligue des hommes russes et à ses alliés sur la dissolution de la seconde Douma ou sur la nouvelle loi électorale, M. Stolypine et ses collègues ont pu se flatter de ne pas se laisser entraîner, par ces turbulens zélateurs de l’absolutisme, au-delà des bornes que s’était marquées le gouvernement. Puis, les plus énergiques des ministres, en butte à la fois aux assauts de leurs adversaires déclarés et aux mines souterraines de leurs rivaux, ne sont pas ou ne se croient pas assez forts pour tenir tête aux révolutionnaires et aux réactionnaires qui, avec des armes différentes, les attaquent simultanément. Pour combattre d’une main les partis d’extrême droite, de l’autre les partis d’extrême gauche, il eût fallu que M. Stolypine se sentît entièrement libre du côté de la Cour, et qu’en même temps il eût su rallier derrière lui un parti modéré assez sûr et assez fort pour le soutenir contre toutes les intrigues et tous les abandons.

Or, c’est à quoi, malgré ses tentatives avouées, le premier ministre n’a encore pu réussir. Il a eu beau entamer, durant la deuxième Douma, des négociations avec ses adversaires de la veille, les constitutionnels démocrates ; il y avait, entre le chef de cabinet et ces constitutionnels affublés du sobriquet de « cadets, » trop de défiances et trop de rancunes, il y avait aussi autour d’eux, à droite comme à gauche, trop de passions intéressées à faire échouer leur accord, pour qu’ils pussent arriver à s’entendre. Privé de l’appui du seul groupe libéral qui lui offrît une force effective, le ministère était contraint de ménager les partis d’extrême droite, les « hommes russes » qui déjà commençaient à traiter M. Stolypine comme naguère le comte Witte, l’accusant d’être, lui aussi, traître au Tsar autocrate et à la cause nationale. C’est ainsi que, après d’infructueuses velléités d’entente avec le centre gauche constitutionnel, le premier ministre a été conduit à pactiser avec une politique qui ne semblait pas être la sienne, et dont le triomphe, à la prochaine Douma, aurait pour premier effet d’amener sa chute.

A la Ligue du peuple russe, à ses protecteurs secrets ou à ses inspirateurs avoués, le gouvernement, par la nouvelle loi électorale, devait d’abord donner satisfaction en abandonnant le principe de l’égale représentation des diverses provinces, sans distinction de nationalité et de religion. Première victoire de l’exclusivisme moscovite orthodoxe sur l’invasion du libéralisme occidental, victoire de la Ligue du peuple russe, à la fois anticatholique et antisémite, antipolonaise et antifinlandaise, ennemie de toutes franchises nationales et de tout particularisme, la loi électorale de 1907 a sacrifié la Pologne et toutes les oukraïnes. La mesure était grave ; elle pouvait être si grosse de dangers pour l’avenir de la Russie que les « hommes russes » ne l’eussent sans doute pas obtenue du gouvernement impérial, s’ils n’avaient, en cela au moins, été secondés à Pétersbourg et à Tsarskoïe Selo par une haute influence étrangère.


III

Ce n’est un secret pour personne de la Cour que l’empereur Nicolas II est, par caractère et par expérience, défiant des conseils de son entourage, toujours enclin à soupçonner des mobiles personnels aux suggestions de ses ministres, tandis qu’il prête volontiers l’oreille, les jugeant sans doute plus désintéressés, aux avis qui lui viennent de son impérial voisin d’Allemagne, soit qu’ils lui arrivent mystérieusement par voie cachée, soit qu’il les recueille lui-même, sur son yacht, en allant croiser sur les côtes de Finlande ou de Poméranie. On a beaucoup discuté, en Russie et en Europe, sur la direction et sur la portée des conseils donnés à l’empereur de Russie par l’empereur allemand. Les hauts fonctionnaires les mieux en cour ne nient pas l’importance de ces relations impériales, quoique aucun peut-être ne soit initié à ce qu’on pourrait appeler le secret du Tsar. « N’ayez crainte, me disait pour me rassurer, en mai dernier, à Pétersbourg, un des ministres du Tsar, l’empereur Guillaume II n’est peut-être pas sans influence sur l’empereur Nicolas II ; mais si le Kaiser a quelque ascendant sur son cousin, ce n’est certes pas pour ce qui touche l’alliance et la politique extérieure. » C’était là, semble-t-il, le mot d’ordre, reproduit par la presse officieuse, au moins avant qu’à la fastueuse entrevue de Swinemunde, au commencement du mois d’août, chacun des deux souverains se fit accompagner de son ministre des Affaires étrangères.

Affirmer qu’entre les deux empereurs il n’était pas question de politique étrangère, autrement que pour l’affermissement de la paix universelle par le maintien des alliances existantes, c’était faire supposer aux Russes que, dans ces entretiens impériaux, il pouvait avoir été question de leurs affaires intérieures. A toute autre époque, les « vrais Russes » se seraient indignés de la seule perspective d’une apparente immixtion d’un souverain étranger dans les affaires de l’Empire. Aujourd’hui, ils sont moins susceptibles ; ou mieux, leurs passions ont détourné leurs défiances et leurs antipathies de l’autoritaire Allemagne vers des États moins conservateurs. La République française est, depuis ces dernières années, l’objet habituel de leurs suspicions ; c’est de leurs rangs que sont récemment parties les sournoises suggestions contre l’alliance. Ils savent du reste, comme tout le monde autour d’eux, que si la diplomatie allemande ou si les avis personnels de l’empereur Guillaume ont quelque poids à Pétersbourg et à Péterhof, ils pèsent, sur un point au moins, dans le même sens que les efforts de la Ligue du peuple russe. On ignore quels sont les impulsions ou les encouragemens que, dans le secret de leur correspondance ou dans l’intimité de leurs entrevues, la remuante activité et la robuste confiance en soi de l’empereur Guillaume ont pu donner aux défiantes incertitudes du Tsar qui persiste à s’intituler autocrate de toutes les Russies. On sait mieux quelles réflexions peuvent suggérer au prisonnier volontaire de Péterhof les actes et les exemples de l’énergique et impérieux Kaiser allemand.

A en croire plus d’un Russe, comme à en juger par les faits eux-mêmes, il se peut que, tout en faisant obstacle aux vœux des constitutionnels démocrates et des libéraux de Russie, l’ascendant de Potsdam sur Péterhof ne s’exerce pas toujours contre tout régime constitutionnel. L’empereur Guillaume II lui-même n’est-il pas la preuve vivante que constitution ne veut pas dire abdication ? L’exemple de l’Allemagne et de la Prusse ne montre-t-il pas que gouvernement parlementaire et gouvernement constitutionnel ne sont pas synonymes, qu’un souverain par la grâce de Dieu peut partager le pouvoir législatif avec des assemblées électives, sans pour cela cesser de demeurer le maître ? Ils ont pour eux la vraisemblance, les Russes ou les étrangers qui supposent que, au lieu de pousser le tsar Nicolas à l’entière restauration d’un régime autocratique suranné, l’empereur Guillaume lui enseigne plutôt l’art d’accommoder le pouvoir monarchique aux modernes compromis constitutionnels. Avec notre esprit logique, auquel les Russes le cèdent peu, nous sommes enclins à railler la prétention du tsar Nicolas II, de marier le régime autocratique avec des assemblées législatives élues ; devant un Tsar plus timoré que despote, qui se fait un devoir de conscience de garder à ses héritiers et à la couronne l’intégrité des droits reçus de ses ancêtres et consacrés au Kremlin par l’onction sainte, l’empereur allemand, à la fois si traditionnel et si moderne, a le mérite de prouver que le pouvoir confié aux princes par le roi des rois peut changer de forme, sans changer d’essence, ni s’avilir. Par ses exemples, sinon par ses paroles, Guillaume II a, en tout cas, appris à Nicolas II, comment, à travers le réseau de lois constitutionnelles, un empereur chrétien peut garder l’indépendance du pouvoir, en conservant pour lui seul le choix de ses ministres et en sachant, à son heure, dissoudre les Chambres récalcitrantes. Il n’est guère douteux que, à cet égard, les conseils ou les leçons de Berlin n’ont pas été perdus à Péterhof, et que la dissolution du Reichstag allemand, suivie de la défaite des « social-démocrates, » a été un encouragement au renvoi de la deuxième Douma. A beaucoup de libéraux russes, nous le savons, le coup a semblé venir droit de Berlin.

Une chose plus certaine encore, la seule peut-être qui reste hors de doute, c’est que, dans le confus amas des affaires de Russie, il est un domaine touchant à la fois la politique intérieure de l’Empire et sa politique extérieure dont ni la diplomatie allemande, ni l’empereur Guillaume II ne se sont jamais désintéressés, et sur lequel les vues de Berlin et de Potsdam n’ont pas varié. Le point fixe de la politique prussienne en Russie, sur lequel la Wilbelmstrasse a toujours les yeux ouverts, c’est ; il est presque inutile de le rappeler, la Pologne. C’est en Pologne, contre cette vivace nationalité polonaise qui s’obstine à ne point mourir, que les visées et les efforts de la chancellerie allemande et de la Ligue des hommes russes se sont rencontrés et mutuellement servis. Pour cela, elles n’avaient pas besoin d’une entente formelle ; les « vrais Russes » de Moscou, en leur campagne contre les Polonais, devaient naturellement trouver des alliés dans les pangermanistes d’Allemagne, des auxiliaires chez les Hakatistes de Prusse. Obéissant à des rancunes et à des défiances analogues, il n’est pas surprenant qu’ils aient spontanément agi dans le même sens ; il l’est davantage peut-être que cette action simultanée contre le même adversaire n’ait pas fait réfléchir à Moscou et à Pétersbourg. Comme Russes et comme Slaves, peut-être les « vrais Russes » eussent-ils pu se dire que ce n’était pas à eux, ni à la Russie, de seconder, contre un peuple slave, les ennemis déclarés du slavisme. À ce reproche que plus d’un de leurs compatriotes ne leur a pas ménagé, ils répondent, à la vérité, qu’en ne repoussant pas le concours des Germains contre les Lekhs de la Vistule, ils ne font que continuer la politique des Tsars des deux derniers siècles.

Depuis les trois partages inaugurés par Frédéric et par Catherine, la Pologne asservie a été en effet le lien, on pourrait dire la chaîne qui, malgré de persistantes antipathies nationales, a tenu unies et comme rivées l’une à l’autre la politique russe et la politique prussienne. On répète souvent, chez nous, que la question d’Alsace-Lorraine domine la politique de l’Europe. L’historien en pourrait presque dire autant de la question polonaise ; et si cela a longtemps été vrai du XIXe siècle comme du XVIIIe, cela pourrait bien un jour le redevenir, mais peut-être d’une autre manière et en sens contraire, au siècle nouveau. C’est par la Pologne, c’est par des complaisances intéressées envers la Russie, durant l’impolitique rébellion de 1863, que Bismarck s’était assuré la neutralité bienveillante du grand empire voisin, pendant ses trois guerres de Danemark, d’Autriche, de France. Pour s’être émancipé de la tutelle de Bismarck vieilli, l’empereur Guillaume II n’en est pas moins demeuré l’élève du fondateur du nouvel Empire germanique, et comme le maître, l’impérial disciple est prêt à reprendre, vis-à-vis du cabinet de Pétersbourg, la politique et les engagemens de 1863. On a, plus d’une fois, affirmé que, durant la guerre de Mandchourie et pendant la période révolutionnaire qui a suivi, l’empereur Guillaume II avait fait offrir à l’empereur Nicolas l’appui des uhlans et des grenadiers prussiens contre les Polonais de la Vistule, au cas où ces incorrigibles de la rébellion s’aviseraient d’imiter l’héroïque folie de leurs pères de 1863. Si l’offre a vraiment été faite, la Russie n’a point eu à l’accepter. Les Polonais, tout en restant aussi ardens patriotes et aussi fidèles à leurs grands souvenirs, ont singulièrement changé depuis un demi-siècle. Le temps n’est plus où la schlachta, la noblesse polonaise, éblouie des mystiques rêves de ses poètes nationaux, s’obstinait à des restaurations chimériques ; la Pologne s’est éveillée de ses songes anciens ; ses longues souffrances n’ont pas été perdues pour elle ; aux dures leçons de l’histoire elle a pris, elle aussi, le sens des réalités[2].

La résurrection nationale que leurs ancêtres n’attendaient que de la rébellion contre les Tsars russes, les Polonais du siècle nouveau sont prêts à la demander à une entente avec leurs frères slaves de Russie. Les fils des émigrés de 1863 et des exilés de Sibérie ont fini par écouter les conseils que leurs meilleurs amis de France leur avaient en vain longtemps donnés. C’est bien ce qui inquiète l’empereur Guillaume, héritier des ambitions de Frédéric et des haines de Bismarck. Une insurrection de la Pologne contre la domination russe ferait bien mieux les affaires de Berlin et des patrons de l’Ost Mark Verein. Elle aurait, aux yeux de la politique prussienne, double avantage : elle lui permettrait de ramener la Russie nouvelle à l’alliance ancienne, en l’aidant à mater les rebelles, en même temps qu’elle montrerait, à ces obstinés enfans polonais de Posnanie, de Prusse, de Silésie, l’inanité de leur résistance aux barbares procédés de dénationalisation du Deutschtum et la nécessité de se résigner, sous la verge de l’instituteur prussien, à ne plus prier qu’en allemand un Dieu qui n’a plus d’oreilles pour les cris de souffrance des martyrs polonais. La réconciliation des Slaves du royaume de Pologne avec les Slaves de Russie, c’est, au contraire, l’espérance rendue aux Polonais des provinces prussiennes, le Polentum redressant partout la tête devant le Deutschtum, l’harmonie et l’entente restaurées dans le monde slave au détriment du Drang nach Osten germanique ; c’est l’aigle blanc de Pologne, en vain traqué dans les marches allemandes, trouvant un abri sous les larges ailes de l’aigle noire de Russie. On comprend les efforts de l’empereur Guillaume et de la diplomatie allemande pour écarter de leur chemin un tel péril : on s’explique moins qu’il se soit rencontré en Russie un parti pour seconder les vues germaniques et un gouvernement pour les satisfaire.

Voilà cependant ce qu’a fait la nouvelle loi électorale. Depuis deux ans, c’était un axiome courant en Russie que le principal obstacle aux revendications nationales des Polonais de la Vistule était à Berlin plutôt qu’à Pétersbourg. On allait jusqu’à dire, avec quelque exagération sans doute, que l’empereur Guillaume avait formellement opposé son veto à toute autonomie du royaume de Pologne. C’était, pour les Russes, une façon commode de répondre, sans trop les irriter, aux instances des Polonais. Ces derniers sentaient que leurs revendications les plus modérées ne seraient pas aussi vite acceptées que le leur avaient laissé espérer, aux premiers jours de la première Douma, les libéraux russes. Ils s’attendaient à un temps d’arrêt, non à un recul marqué. Les révolutionnaires du P. P. S.[3], ennemis de toute entente avec le Tsar, se plaisaient seuls à prédire que le gouvernement impérial se hâterait de sacrifier les Polonais à leurs ennemis du dedans et du dehors. La nouvelle loi électorale leur a donné raison.

Le royaume de Pologne avait, dans la première et dans la deuxième Douma, 37 représentans, sans compter les Polonais élus par les provinces voisines de Lithuanie ou de Petite-Russie. La loi nouvelle les a réduits à 14, et encore sur ces 14 députés du royaume, 2 devront être choisis par les Russes habitant les provinces de la Vistule, de telle sorte qu’en fait la Pologne se voit enlever, d’un trait de plume, les deux tiers de ses représentans. Pendant que, dans les provinces de l’Empire, il y a d’habitude 1 député par 200 ou 250 000 âmes, dans le Royaume, il y en aura un par 800 ou 900 000 âmes.

Les Polonais étaient d’autant moins préparés à un pareil traitement que, lors des deux premières Doumas, leurs représentans s’étaient peut-être montrés les plus sages, on pourrait même dire les plus conservateurs de tous les députés réunis au palais de Tauride. C’est au point que, en un article retentissant du Courrier Européen, reproduit par la presse allemande, le grand romancier norvégien Biœrnstierne Biœrnson les accusait, à la veille de la dissolution de la seconde Douma, de s’être secrètement vendus au gouvernement russe. Ce n’est pas qu’il n’y eût en Pologne, comme dans le reste de l’Empire, des radicaux, des socialistes, des révolutionnaires, des terroristes ; mais au rebours des provinces russes, les partis de gauche avaient en Pologne partout succombé, même dans les grandes villes industrielles telles que Varsovie et Lodz. Sous l’étiquette de nationaux-démocrates, — de N. D. comme disent également Varsovie et Pétersbourg où l’on a pris l’habitude de désigner les partis d’après leurs initiales, — les députés de Pologne étaient des conservateurs libéraux, sans doute nationaux, c’est-à-dire polonais, mais loyalistes et catholiques, ennemis des révolutions et des procédés révolutionnaires, résolus à faire valoir les droits de leur nationalité par la sagesse et par les moyens légaux, attendant tout d’une entente avec le gouvernement souverain et avec les représentans élus du peuple russe, par cela même très désireux de contribuer à un accord entre le pouvoir impérial et la représentation nationale. Presque seuls dans la première Douma, ils s’étaient montrés opposés à de nouvelles lois agraires, aux projets d’expropriation en faveur du moujik, gardant sans doute rancune aux lois agraires de Milutine en 1864, ayant assez de voir leurs compatriotes de Posnanie exposés aux lois de spoliation qui se préparent contre eux à Berlin.

Dans la deuxième Douma, les Polonais s’étaient également tenus à l’écart des partis violens ; ils avaient d’habitude voté avec le centre de l’Assemblée, avec les constitutionnels démocrates assagis. Grâce à leur entente avec les Cadets et les élémens modérés, toutes les mesures révolutionnaires proposées par l’extrême gauche avaient été repoussées ; le budget était sérieusement étudié, le vote en était certain. Bien mieux, si la loi de recrutement avait passé, si la Douma avait adopté le projet et les chiffres du ministre de la Guerre, le gouvernement le devait au Kolo, au cercle polonais, cette fois encore allié aux Cadets contre les groupes de gauche. Le vote de la loi militaire parle Kolo avait même donné lieu, durant mon séjour à Pétersbourg, à une manifestation qui avait ému la Douma et la presse, réjoui tous les amis de la Russie et manifesté à l’Empire et au monde combien les Polonais d’aujourd’hui sont éloignés de l’esprit de rébellion de leurs pères et de la haine du nom russe. Avant le vote de la loi sur le recrutement, les Polonais, qui avaient su former un groupe strictement uni et discipliné, avaient lu une déclaration par laquelle ils annonçaient que s’ils accordaient au gouvernement le chiffre de soldats réclamé par lui, c’est parce qu’ils tenaient à ce que l’Empire demeurât fort, afin qu’il pût maintenir sa puissance et protéger tous ses peuples. Cette déclaration, si nouvelle sur des lèvres polonaises, avait été bruyamment applaudie sur tous les bancs du Centre de la Douma ; elle semblait ouvrir l’ère nouvelle, si longtemps en vain annoncée par les poètes et en vain souhaitée par les penseurs des deux peuples, celle de la réconciliation pour leur bien commun et pour le bien de l’Empire. De Prague et d’Agram à Belgrade et à Sophia, catholiques ou orthodoxes, toutes les nations slaves, amies ou clientes de la Russie, avaient été unanimes à l’en féliciter, comme de la plus glorieuse et la plus noble victoire. Comment les intérêts de la politique allemande et les passions surannées de la Ligue des hommes russes ont-ils réussi à faire tourner, contre la réconciliation et contre les Polonais, la sagesse de leurs députés à la Douma et leurs déclarations en faveur de l’armée et de la puissance russes ?

Les « vrais Russes » soutenus par les influences germaniques y sont parvenus en provoquant, contre le Kolo polonais, le vieil orgueil moscovite. Ils ont représenté au public, au Tsar et aux ministres, qu’il était dangereux et humiliant, pour la Russie, de voir les décisions de la Douma à la merci du vote des Polonais ou des inorodtsy, des hommes d’un autre sang et d’une autre foi. Il importe, ont-ils dit, d’affranchir la Russie et la Douma russe de la suprématie ou de l’ingérence du Kolo polonais. Si la Russie doit avoir des assemblées constitutionnelles, la prédominance de l’élément russe y doit être entière. Dans la Douma d’Empire, comme partout, il faut que triomphe la maxime : la Russie aux Russes. Les divisions des Russes mettent-elles leur hégémonie en péril, il n’y a qu’à fermer la Douma aux « allogènes ; » Polonais, Lithuaniens, Lettes, Finnois, Juifs, Tatars, Arméniens, Géorgiens, étrangers de toute religion et de toute race, doivent toujours en Russie rester des sujets et ne jamais se convertir en maîtres.

Ce langage, il faut l’avouer, était fait pour frapper les Russes, d’autant que, à l’inverse des Polonais, quelques allogènes, les Arméniens notamment, aigris par de longues souffrances, semblaient s’être employés, dans la seconde Douma, à irriter les Russes et le gouvernement par l’outrance de leurs provocations révolutionnaires. Interdire l’accès de la Douma à tous les allogènes, le gouvernement ne l’a pas voulu ou ne l’a pas osé ; il s’est borné à réduire le nombre de leurs députés à un chiffre infime, de façon à les rendre impuissans. Le résultat sera surtout de les blesser, de les désaffectionner, de les rejeter tous dans l’opposition, peut-être dans les conspirations ; et cela à l’heure où l’inauguration d’institutions libres offrait un moyen de se les attacher. Sur ce point, la politique du cabinet Witte semblait plus habile, parce qu’elle était la seule vraiment impériale. La diversité des populations et des nationalités de l’énorme Empire est la conséquence même de sa grandeur. L’Etat russe ayant débordé sur ses voisins d’Europe ou d’Asie, un bon tiers des sujets du Tsar ne sont pas de sang, de langue, ou de religion russe. Est-il prudent de toujours les traiter en mineurs ou en sujets de deuxième classe ?

Plus ils sont nombreux, plus la politique conseille de les ménager, d’autant que les vingt-cinq ou trente millions de Malo-Russes ou Ukrainiens, et de Biélo-Russes, poussés par les ukrainophiles, commencent à se regarder, eux aussi, comme des nationalités distinctes, si bien que les vrais Russes, réduits aux Grands-Russiens, ne formeraient pas, en Europe même, la moitié de la population. Heureusement pour l’avenir de l’Empire que, si les nationalités y sont nombreuses et vivaces, elles sont, par leur multiplicité même, très divisées entre elles, en même temps qu’elles sont toutes rattachées au centre russe par les intérêts économiques. A vrai dire, dans cet Empire gigantesque, il n’y a presque plus aujourd’hui de séparatistes ; s’il venait à s’en trouver, la faute en serait aux erreurs et aux vexations de la politique russificatrice. Un parlement commun, où tous les peuples de l’Empire pourraient librement faire valoir leurs droits, serait encore un des meilleurs moyens de les rapprocher et de les réconcilier, par suite de consolider l’Empire et de raffermir la puissance russe. C’est ainsi que le comprennent les libéraux, et les deux premières Doumas semblaient bien leur donner raison.

La preuve en était l’attitude des Polonais, naguère encore le plus réfractaire de tous les peuples annexés. Les « vrais Russes » répètent qu’il est humiliant pour la Russie de permettre à des Polonais, à des catholiques et à des juifs, de jouer le rôle d’arbitres entre les partis russes. Les Anglais se trouvent dans une position analogue, ou même plus défavorable vis-à-vis des Irlandais. L’orgueil britannique n’en est point humilié ; il tolère même, par respect de l’acte d’Union, que la proportion des députés irlandais à Westminster soit relativement supérieure au chiffre des représentans de l’Angleterre. Est-il digne de la Russie de se montrer moins équitable envers la Pologne, que l’Angleterre envers l’Irlande ?

Il y aurait du reste un moyen de diminuer sans les froisser le nombre et l’influence des Polonais dans la Douma russe ; ils l’ont eux-mêmes indiqué : ce serait de rétablir l’autonomie du royaume de Pologne. Bien des Russes croient la chose possible, conforme même aux intérêts des deux peuples. Les Polonais n’en sont plus aux rêves de 1830, de 1848, de 1863 ; ils ne revendiquent pas un gouvernement de tous points autonome, analogue à celui que le tsar Nicolas II a eu la sagesse de restituer à la Finlande ; ils se contenteraient d’une autonomie administrative. Le vœu est si naturel que, sans le veto de Berlin, on pourrait espérer le voir bientôt satisfait.

Qu’on l’appelle ou non autonomie, il faudra bien donner à la Pologne des institutions particulières ; la pacification est à ce prix, tous les Russes éclairés l’admettent. En dehors même de la Pologne, le système niveleur de centralisation bureaucratique que la Ligue du peuple russe prétend faire peser sur toutes les régions de l’Empire est contraire aux intérêts des populations, contraire à la nature même des choses. La Russie est trop vaste pour être administrée, comme une machine inerte, par un mécanisme unique, installé aux embouchures de la Neva.

Le régime constitutionnel ne pourra fonctionner chez elle qu’appuyé sur un large self government régional. En Russie, plus encore qu’ailleurs, les libertés politiques ne peuvent avoir de solide support que dans les libertés locales. Ces libertés elles-mêmes, on ne saurait longtemps en faire le privilège des Russes orthodoxes, d’autant que protestantes, catholiques, arméniennes, israélites ou même musulmanes, les populations non orthodoxes ne le cèdent aux Russes de l’Eglise nationale, ni en intelligence, ni en culture, ni en énergie. Les traiter en races inférieures, c’est commettre à leur égard une injustice qu’elles ne pardonneront point. Elles en seront d’autant plus froissées que, pratiquement, les distinctions nationales se confondent d’habitude avec les différences religieuses.

Non contente de frustrer la Pologne et les provinces allogènes de la plupart de leurs députés, la nouvelle loi électorale a imaginé, en Pologne, en Lithuanie, au Caucase, de donner des représentans à part aux Russes disséminés parmi des populations d’origine étrangère. Elle a ainsi créé, au profit des Russes, des curies nationales particulières, laissant à l’administration le soin de désigner quelles personnes auront le droit de figurer, à titre de Russes, sur ces listes électorales privilégiées. Comme il n’y a pas habituellement de signe extérieur pour établir la qualité de Russe ou de non-Russe, la plupart des gouverneurs de provinces viennent de décider que seront considérés comme Russes les habitans orthodoxes. Aux curies nationales on a ainsi substitué des curies confessionnelles. La faute en revient plutôt à la loi qu’à l’administration. C’est ainsi que Varsovie aura un seul député pour ses 800 000 habitans catholiques ou juifs, et un autre député pour les quelques milliers d’orthodoxes, presque tous fonctionnaires, qui résident dans la capitale de la Pologne. Aux bords de la Vistule, une voix orthodoxe vaudra ainsi près de cinq cents voix catholiques ou juives.

C’est là un résultat que n’avaient sans doute pas prévu les rédacteurs de la loi électorale ; en tout cas, il n’est pas en harmonie avec les conditions de la Russie nouvelle ; il cadre mal avec la plus noble et la mieux inspirée des mesures prises par l’empereur Nicolas II, avec l’oukaze d’avril 1905 qui a concédé à tous les sujets russes la liberté religieuse. Nous avons toujours répété, quant à nous, qu’en Russie, comme partout ailleurs, la liberté religieuse ne serait entière et assurée que lorsqu’elle reposerait sur la liberté politique. L’édit de tolérance d’avril 1905 précédant à peu de mois d’intervalle le manifeste constitutionnel du 17 octobre a été la confirmation de ce que nous regardions comme une sorte de loi historique. La Russie a été appelée à la fois, par l’empereur Nicolas II, à la liberté religieuse et à la liberté politique. Toutes deux, encore précaires et incomplètes, restent solidaires ; toutes deux, en Russie, ont les mêmes ennemis. On voit, par les contre-coups de la nouvelle loi électorale, que les attaques dirigées contre l’une menacent déjà d’atteindre l’autre. Il serait cependant imprudent de laisser les partis d’opposition se présenter au pays et à l’Europe comme les seuls défenseurs de la liberté religieuse[4].


IV

Il y a des contrées de l’Empire encore plus durement atteintes par la nouvelle loi électorale que la Pologne ou le Caucase qui perdent les deux tiers de leurs députés. C’est ainsi que le Turkestan et la province de Yakoutsk ne seront plus représentées au Parlement russe, « la population, dit la loi de 1907, n’y ayant pas atteint un développement suffisant. » Sur ce point, il est malaisé de critiquer la nouvelle législation. Quelque sagesse qu’ait montrée, aux deux premières Doumas, le groupe musulman, le Turkestan et les régions asiatiques analogues ne sauraient en vérité être considérés comme mûrs pour le régime constitutionnel. Ce sont là, pour la Russie, des colonies ou des possessions lointaines auxquelles le mieux serait d’accorder des institutions spéciales, avec un gouvernement fort et impartial, assisté de Conseils qui pourraient être électifs, mais dont les attributions ne devraient être étendues que peu à peu, suivant les progrès économiques et intellectuels du pays. Nous savons nous-mêmes en France, par notre propre expérience, que le Parlement métropolitain ne gagne pas toujours à être ouvert aux représentans de colonies lointaines, d’autant que ces derniers n’y représentent souvent que la fraude, la violence ou la vénalité, — à moins qu’ils ne soient tout bonnement les délégués de l’administration.

Si, pour le nombre et la répartition des députés, les provinces européennes foncièrement russes semblent favorisées par la loi de 1907, elles n’en ont pas moins protesté contre la nouvelle distribution des sièges, contre la délimitation arbitraire des circonscriptions, surtout contre la composition des assemblées électorales et les changemens du mode de suffrage.

Un des défauts de la loi édictée sous le ministère Witte, c’était sa grande complication. Peut-être n’en pouvait-il être autrement dans un État aussi complexe que l’Empire russe, dès lors surtout qu’on n’osait céder au vœu des partis qui réclamaient le suffrage universel. A cet égard, la loi de 1907 n’est pas supérieure à celle de 1905. Elle en a du reste conservé les lignes générales. Elle a notamment maintenu le suffrage à plusieurs degrés qui, chez un peuple aussi primitif que le peuple russe, est assurément défendable, ne fût-ce qu’à titre transitoire. De même, la loi de 1907 a gardé le vote par classes, par groupes sociaux, par curies, comme on disait en Autriche. Les élections aux zemstvos ou assemblées provinciales fournissaient en Russie même un précédent. Il n’en est pas moins curieux de voir la Russie inaugurer l’ère constitutionnelle en adoptant et en adaptant à ses besoins ou à ses usages ce système des curies, à l’heure même où l’Autriche l’abandonne. En même temps que l’Autriche, la Russie a imité la Prusse, lui empruntant le système du partage des électeurs en plusieurs groupes, selon le taux de leurs impositions.

Ce qui a été le plus atteint, après les diverses oukraïnes, par la loi électorale du ministère Stolypine, ce sont les villes, c’est la population urbaine. Comme elle ne monte guère à plus de douze ou quinze pour cent de la population totale de l’Empire, il semble que le gouvernement n’ait pas grand intérêt à diminuer le nombre déjà restreint des représentans que lui avait accordés la loi de 1905. Les députés des villes ne pouvaient, en aucun cas, former la majorité de la Douma ; mais ils pouvaient fournir à la majorité des chefs et des cadres. C’est sans doute cette raison qui a décidé les auteurs de la révision de la loi électorale à enlever à la population urbaine une partie de ses représentans, en même temps qu’à modifier grandement le mode de suffrage dans les villes.

Aux deux premières Doumas, bien que le nombre des sièges octroyés aux électeurs urbains leur eût déjà été mesuré avec une défiante parcimonie, chacune des quinze ou vingt grandes villes de l’Empire était représentée, directement, par un ou plusieurs députés élus par ses habitans. A la troisième Douma, cinq villes seulement, Kief, Odessa, Varsovie, Lodz et Riga continueront, avec les deux capitales, à jouir de ce privilège, si pareil nom peut être donné au droit, pour les populations urbaines, de choisir elles-mêmes leurs députés, sans que leurs suffrages se confondent avec ceux des campagnes. Encore, si Varsovie, avec ses 800 000 habitans, conserve le droit d’envoyer à la future Douma deux députés, ce ne seront vraiment plus deux représentans, puisque, au lieu d’être tous deux librement choisis par la ville, un de ces députés de la capitale polonaise devra être Russe et nommé par les résidens russes, autant dire par les fonctionnaires sous la direction du général gouverneur.

En Russie même, dans les pays foncièrement russes, de vraies capitales régionales, Kharkof, Kazan, Saratof, des villes parfois de 200 000 habitans, perdent tout représentant direct. Elles ne sont point, pour cela, dépouillées de tout droit de vote, mais les électeurs désignés par elles confondront leurs suffrages avec celui des représentans des campagnes du même gouvernement ; et comme, dans l’assemblée électorale commune, ces derniers seront de beaucoup les plus nombreux, le vote des électeurs urbains va se trouver, presque partout, noyé dans celui des campagnes. Il est vrai que, dans la plupart des provinces, un député devra être choisi parmi les délégués de la population urbaine ; mais au lieu d’être désigné par les villes elles-mêmes, ce député citadin sera élu par tous les électeurs de la province. De cette façon, dans la troisième Douma, plus encore que dans les deux premières, la majorité, — une majorité énorme, — sera aux ruraux, aux moujiks et aux pomechtchiks, aux anciens serfs et aux anciens seigneurs.

La loi de 1905 divisait les habitans des villes comme ceux des campagnes en plusieurs collèges qui choisissaient séparément, pour électeurs, des délégués, lesquels, réunis en assemblée générale, nommaient ensemble les députés. La loi de 1907 maintient cette organisation compliquée, avec la division des électeurs urbains du premier degré, selon le taux des impôts payés par eux, en deux curies inégales par le nombre et nommant le même nombre de délégués. La minorité riche composant la première curie pèsera ainsi aillant au scrutin que la majorité des petits contribuables, souvent dix ou quinze fois plus nombreux.

La loi de 1905 avait admis, sous la pression de la grève générale, qu’aucune catégorie d’habitans ne fût entièrement exclue du droit de vote. Les ouvriers, ceux de la grande industrie notamment, avaient reçu le droit de nommer un certain nombre d’électeurs qu’ils choisissaient par usine. Ce droit, la loi de 1907 ne le leur a pas enlevé, mais elle en a restreint l’usage ou la portée. Elle a décidé qu’à ces assemblées électorales ouvrières, le mode de l’élection serait fixé par les ouvriers eux-mêmes, mais que ces derniers seuls auraient le droit d’y assister : on veut par là les soustraire à l’influence des intellectuels, des révolutionnaires d’autres classes. La même précaution a été prise pour les assemblées électorales des paysans. On sait qu’en Russie la majorité des ouvriers, même dans la grande industrie, est formée de moujiks qui demeurent inscrits dans leurs communes rurales et continuent souvent à y posséder un lot de terre. La loi de 1907 a eu soin d’édicter que ces ouvriers en résidence à la ville ou à l’usine ne pourraient prendre part à l’élection des représentans des communes rurales. Cette précaution ne tend pas seulement, ce qui est naturel, à interdire aux ouvriers paysans un double vote ; elle cherche à diminuer dans les villages les influences révolutionnaires, en écartant des urnes rurales les ouvriers de la grande industrie. À ces derniers, il est accordé un député particulier dans les six gouvernemens les plus industriels de la Russie (cette faveur est refusée à la Pologne) ; mais ce député ouvrier, au lieu d’être choisi par les ouvriers, devra seulement être pris parmi eux ; il sera élu par l’assemblée générale de la province où dominent les propriétaires fonciers.

Plus importans encore, surtout par leurs conséquences, sont les changemens apportés au mode de scrutin par curies, dans les élections par provinces ou goubernies. Comme d’après la loi de 1905, les élections devront toujours s’y faire par catégories, par classes sociales ; mais à l’inverse de l’ancienne, la loi de 1907 a manifestement pour but de faire passer, dans les assemblées électorales, la prépondérance numérique, des paysans aux propriétaires, des anciens serfs aux anciens seigneurs. C’est là, pourrait-on dire, le trait principal de la loi nouvelle, ce qui, aux yeux du pouvoir comme à ceux de l’opposition, en fait le caractère et la portée. A cet égard, en effet, la loi électorale du ministère Witte et celle du ministère Stolypine contrastent entièrement. La première remontait au lendemain de la guerre de Mandchourie, à l’époque, encore voisine par les années et déjà lointaine, où le gouvernement du tsar Nicolas II, inquiet des revendications libérales du premier congrès des zemstvos, défiant des propriétaires et des classes instruites, considérait encore le moujik, le paysan des communes rurales, comme l’homme russe par excellence, par suite, comme la classe la plus conservatrice aussi bien que la plus dévouée au Tsar. L’événement allait bien vite montrer ce qu’il y avait d’illusion dans les espérances ainsi mises sur la simplicité du moujik. La question agraire, le désir passionné d’augmenter, aux dépens de leur ancien seigneur, les terres du mir qu’ils se partagent périodiquement, rendaient les plus religieux comme les plus routiniers de ces paysans accessibles au prosélytisme de la Révolution. Pour gagner le moujik, il suffisait de lui promettre la terre. La propriété collective, en usage dans les communes de la Grande-Russie, donnait aux socialistes une prise sur le paysan. Le gouvernement en a fait l’expérience dès la première Douma, ou mieux dès l’arrivée des députés moujiks à Pétersbourg, dès leur premier contact avec les socialistes des villes.

Le paysan s’étant montré à la fois moins conservateur et moins docile que ne l’avaient imaginé les conseillers du Tsar, le moujik a cessé d’être regardé comme le principal facteur de l’ordre et le naturel soutien du trône. La faveur de l’autorité s’est détournée de lui pour se reporter sur le propriétaire foncier, le pomechtchik qui, à l’inverse de l’ancien serf, possède la terre à titre individuel, qui la défend comme son héritage et, par là même, est généralement opposé aux lois agraires réclamées par le moujik. Les propriétaires appartiennent encore pour la plupart au dvorianstvo, à la noblesse. Ils étaient souvent, il est vrai, libéraux, à tout le moins frondeurs, hostiles au régime bureaucratique, désireux d’obtenir, à l’aide d’une constitution, une part de l’autorité publique ; mais, en tant que propriétaires, ils se montraient le plus souvent défians du socialisme. Les émeutes agraires jointes aux menaces d’expropriation ont déjà, durant les deux premières Doumas, tempéré grandement le zèle novateur et les aspirations parlementaires de beaucoup des plus hardis d’entre eux. Comme en d’autres pays, à d’autres époques, les révolutionnaires les ont souvent dégoûtés de la révolution. Le ministère a naturellement cherché à tirer parti de ces craintes, à exploiter cette sorte de revirement des classes élevées. Il compte sur le spectre de l’expropriation pour lui ramener le plus grand nombre des propriétaires. Aussi, par un changement de front complet, a-t-il décidé de faire passer, dans les assemblées électorales, la suprématie numérique, du paysan des communes au propriétaire foncier.

La loi de 1907 y parvient à l’aide de dispositions aussi simples qu’ingénieuses ; c’est, à cet égard, un chef-d’œuvre de mécanique électorale ; toutes les pièces concourent au but.

L’ancienne loi, rejetée après moins de deux ans d’application, octroyait aux paysans le droit d’avoir, en chaque province ou goubernie, un député particulier de leur classe. Ce droit, le législateur anonyme de 1907 (M. Kryjanowsky, adjoint du ministre de l’Intérieur, assure-t-on) s’est bien gardé de l’enlever aux moujiks ; ils le conservent au moins nominalement ; mais, dorénavant, les paysans ne seront plus seuls à élire les députés paysans. Selon la loi de 1905, les électeurs des diverses curies, une fois réunis au chef-lieu de gouvernement, les délégués des paysans commençaient par élire seuls le représentant particulier de leur classe ; puis, cette première désignation faite, ces délégués paysans prenaient, comme les autres électeurs, part à l’élection des autres représentans de la province, tous nommés au scrutin de liste. C’est ainsi qu’il a été procédé pour les deux premières Doumas. Comme l’élection du député spécial des paysans précédait toutes les autres, et que la loi de 1905 donnait, presque partout, aux moujiks la prépondérance dans l’assemblée électorale, il n’était pas rare que cet élu des paysans jouât, en fait, le rôle de grand électeur. Les moujiks qui venaient de le nommer étaient enclins à voter de confiance pour la liste qu’il leur recommandait. C’était là un des principaux défauts de la loi ancienne ; elle aboutissait, dans un pays déjà de peu de culture intellectuelle, à l’assujettissement des assemblées électorales aux représentans de la classe la moins cultivée. Ce défaut, la loi de 1907 l’a écarté, mais non sans risquer de tomber dans l’extrême opposé. Les paysans ne sont plus seuls à nommer le député particulier de leur classe ; ce député doit toujours être pris parmi eux, mais il est élu par tous les membres de l’assemblée électorale ; et dans cette assemblée, ce ne sont plus, comme naguère, les paysans, ce sont d’habitude les propriétaires fonciers qui auront la prépondérance numérique. Il en résulte, selon une remarque de M. Maxime Kovalewsky, que ce ne seront plus les paysans qui choisiront les « barines ; » ce seront plutôt les anciens seigneurs qui choisiront jusqu’aux députés paysans.

On sent la différence ; tout en conservant les cadres électoraux de la loi ancienne, le vote par groupe social, le suffrage à plusieurs degrés, le scrutin de liste, la loi de 1907 en a, par d’habiles retouches, complètement modifié l’économie, et par suite les résultats probables. La loi a su faire passer la prépondérance de la classe la plus nombreuse à la moins nombreuse, du paysan des communes au propriétaire foncier, partant de la propriété collective à la propriété individuelle héréditaire. Et comme la troisième Douma sera naturellement à la ressemblance des assemblées électorales dont elle émanera, le gouvernement espère qu’au lieu d’être, comme ses deux aînées, composée, pour près de moitié ou pour un bon tiers, de paysans et d’hommes du peuple, elle sera en grande majorité formée de propriétaires, de conservateurs par situation sociale, d’adversaires de la Révolution et du socialisme.

La majorité dans presque toutes les assemblées électorales sera bien aux propriétaires. Voici le gouvernement de Nijni-Novgorod, par exemple : les délégués des paysans, en 1905 et 1906, étaient 42 ; ils ne seront plus que 21. Les propriétaires comptaient 30 voix ; ils en auront 50. Voici encore le gouvernement de Riazan : les électeurs paysans étaient 54, ils ne seront plus que 24, tandis que les propriétaires qui n’étaient que 40 passeront à 52. La proportion est renversée. Dans l’ensemble de la Russie, les nouveaux règlemens donnent aux paysans 1 147 voix au lieu de 2 535 : ils attribuent aux propriétaires fonciers 2 644 suffrages au lieu de 1 965. Les premiers ont perdu plus de la moitié des voix dont ils disposaient, les seconds ont gagné plus de 30 pour 100. Tout l’équilibre des assemblées électorales en est bouleversé ; la majorité passe d’un pôle à l’autre. Il faut se rappeler cependant que la population urbaine, divisée par le cens en deux curies, a, elle aussi, ses représentans, qui parfois décideront de la majorité. La population des villes garde 1 258 suffrages ; elle en avait, aux élections précédentes, 1 338. Elle a donc peu perdu ; elle se trouve même avoir aujourd’hui plus de délégués que les paysans ; mais en ses collèges électoraux les influences conservatrices ont été renforcées. Outre les délégués des deux curies urbaines, il y a encore ceux des ouvriers de l’industrie ; ils ne disposent guère que d’une ou de deux voix par gouvernement, en tout de 112 suffrages.

La loi de 1907 a donc bien tout calculé pour assurer la prédominance aux propriétaires fonciers des campagnes ou des villes. Et quand on descend aux détails de la loi, on découvre qu’ils sont combinés de façon à donner la prépondérance non seulement aux propriétaires, mais aux grands propriétaires. C’est ainsi que les représentans de la propriété rurale individuelle se trouvent répartis en deux catégories numériquement fort inégales : les grands propriétaires et les petits. Il en était de même avec la loi de 1905 ; mais celle de 1907 a fortifié le privilège des grands propriétaires en leur donnant des délégués particuliers.

En outre, elle a exclu de la curie des petits propriétaires beaucoup de petits acquéreurs de terres, notamment les paysans déjà portés sur les listes électorales des villages. Le moujik qui, en dehors de son lot de terres communales, a su acheter un champ de ses deniers se trouve ainsi écarté des deux curies de propriétaires fonciers. De même que les paysans et que les habitans des villes, les propriétaires ruraux auront, en chaque gouvernement de Russie, un député particulier choisi parmi leurs délégués, mais élu par l’assemblée générale des électeurs de la province. C’est un des traits de la nouvelle loi que si les diverses classes de la population possèdent chacune ses députés spéciaux, ces députés pris parmi ses délégués ne sont pas choisis par elle, mais élus par l’ensemble des électeurs, sans distinction de classes. Cette disposition, dont les paysans, les habitans des villes, les ouvriers se montrent peu satisfaits, est tout à l’avantage des propriétaires fonciers, puisque, dans la plupart des provinces, la loi est rédigée de façon à leur garantir la suprématie.


V

Que sortira-t-il d’un pareil système et de telles assemblées électorales ? D’assemblées où domineront les représentans de la propriété, il ne peut guère sortir qu’une Chambre composée en grande majorité de propriétaires. Déjà les adversaires du gouvernement, les socialistes surtout, flétrissent la prochaine Douma du nom de « Douma seigneuriale, » étiquette qui, en un pays où les classes sociales sont demeurées si différentes et où leurs intérêts semblent opposés, est faite pour exciter d’avance contre la troisième Douma les défiances et les haines des masses. Une Douma presque entièrement composée de grands propriétaires, hostiles aux revendications du peuple, serait un danger pour le gouvernement, peut-être même pour la dynastie.

Une sorte de Chambre introuvable, qui, dans l’excès de son conservatisme, n’aurait que du mépris pour toutes les nouveautés, que des refus pour tous les vœux populaires, irriterait profondément le pays. Elle semblerait justifier la propagande des révolutionnaires qui affirment que le peuple n’a rien à espérer de la Constitution et des réformes légales, qui déjà l’engagent à protester contre le régime nouveau en « boycottant » la future Douma des barines. Alors même que la révision électorale réussirait à bannir de la Chambre tous les groupes révolutionnaires, le gouvernement n’aurait probablement pas à trop s’en féliciter. Les Russes de tous les partis se plaisent à étudier l’histoire et les leçons de nos révolutions. Leur gouvernement a pu y apprendre que, pour le pouvoir, il n’est souvent pas de pire erreur que de confondre le « pays légal » avec le pays, une assemblée avec la nation. En Russie, l’erreur serait d’autant plus funeste que les luttes politiques ou sociales y sont moins confinées dans l’enceinte des Chambres. Une des premières conséquences de l’entière expulsion des partis démocratiques du palais de Tauride serait sans doute la recrudescence des complots et des attentats. « Qu’on nous enlève le bulletin de vote, disent déjà les jeunes exaltés des deux sexes, il nous restera les bombes ; et pour tout renverser, il suffit d’une bombe heureuse. »

Mais, en dépit de toutes les habiletés de la loi électorale, la prochaine Douma sera-t-elle une Chambre introuvable ? Sera-t-elle même une Chambre de barines réactionnaires et dociles ? Cela est incertain. Le propriétaire russe, le pomechtchik lui-même est loin d’être toujours un esprit fermé aux nouveautés ou un adversaire déclaré de la démocratie. Il a peu de goût pour ce qu’il appelle l’autocratie bureaucratique ; sa répulsion pour les lois agraires ne suffit peut-être point à faire de lui un électeur docile ou un député servile. Il semble bien que le ministère en ait le sentiment, à voir la défiance qu’il témoigne à ce corps électoral trié par lui, les restrictions qu’il impose à la propagande de ses adversaires, les amendes, les semaines de prison que ses gouverneurs indigent à la presse d’opposition. Partout la lutte est vive et le résultat obscur. Le gouvernement dispose de nombreux moyens d’intimidation ; il a pour lui l’état de siège que les attentats terroristes lui ont permis d’étendre à presque tout l’Empire ; il a son système de « légalisation » des partis qui lui permet d’enlever à ses adversaires tous les moyens légaux de propagande ; il a pu, en entamant, après plus d’un an, les poursuites contre les signataires du manifeste de Viborg, interdire toute candidature à l’élite des opposans, la majorité des membres de la première Douma. Malgré tous ces avantages, le gouvernement est loin de pouvoir « faire les élections, » comme les fait, chez nous, un ministère radical. Ses agens n’ont sans doute pas plus de scrupule que, dans notre France républicaine, ceux du Bloc ; mais ils n’ont point les mêmes moyens de pression, les mêmes moyens surtout de séduction ou de corruption, vis-à-vis des individus ou vis-à-vis des communes. Rien de pareil en Russie à notre lourde et formidable machine administrative, qui écrase trop aisément les libres initiatives aux dépens des libertés publiques. Aussi, malgré toutes les apparences, le gouvernement a peut-être plus de peine à être vainqueur dans le vieil Empire autocratique que dans notre démocratie républicaine ; et c’est pour cela précisément que le ministère russe n’a pas osé engager la bataille, sans demander à sa réforme électorale des armes nouvelles.

En cette mêlée confuse, le gouvernement garde cependant un avantage ; ce n’est pas seulement d’avoir eu le choix des armes et du terrain : c’est que, aujourd’hui comme hier, ses adversaires restent désunis, et que leurs principes ou leurs intérêts leur rendent toute entente malaisée. Il est vrai qu’à droite, les partis sont presque également divisés, et que les outrances sectaires des « hommes russes » sont bien faites pour écarter et pour écœurer les véritables hommes d’ordre.

Les tentatives pour masser tous les électeurs et tous les candidats en deux « blocs » hostiles : le bloc gouvernemental, le bloc de l’opposition, ont jusqu’ici échoué ; peut-être ne faut-il pas trop le regretter, car cela risquait de contraindre les modérés des deux camps à subir les conditions des violens. Il est une autre combinaison dont le succès n’eût pas eu les mêmes inconvéniens. Elle a été préconisée par un des esprits les plus élevés et les plus indépendans, le prince Eugène Troubetskoï, un des cinq élus des universités russes au Conseil de l’Empire. Cette combinaison est celle qui partout semble la plus naturelle, comme la plus désirable, et qui, presque partout, est la plus difficile ; c’est ce que nous appellerions la conjonction des Centres, représentés en Russie, à droite par les Octobristes, à gauche par les « Cadets. » Eugène Troubetskoï invitait ces deux partis et les petits groupes connexes à s’entendre, à fusionner pour former un grand parti constitutionnel, de force à lutter à la fois contre les révolutionnaires et les socialistes, contre les réactionnaires et les « hommes russes. » Ni la fusion, ni l’entente n’ont pu se faire ; il y a, entre ces deux partis voisins, des barrières peut-être plus épaisses que celles des idées et des principes ; il y a des inimitiés, des préventions, des rancunes. Peut-être aussi vaut-il mieux, pour les libertés publiques, qu’ils gardent chacun leur individualité ; la Russie constitutionnelle aura ainsi deux équipes rivales, presque également capables de diriger une majorité et de soutenir un gouvernement.

Beaucoup de libéraux doutent, il est vrai, du libéralisme des Octobristes ; par leurs hésitations ou par leurs faiblesses vis-à-vis des « hommes russes, » certains membres de ce parti du 17 octobre ont paru justifier des soupçons injurieux pour leur bonne foi et leur bon renom. Il semble bien, malgré tout, à en juger du moins par plusieurs de leurs chefs, que le plus grand nombre des Octobristes demeurent sincèrement constitutionnels. Leur parti n’a du reste pas d’autre raison d’existence.

La Russie n’aura pas l’humiliation d’avoir une Douma d’« hommes russes ; » il se peut au contraire que, dans la prochaine Chambre, les Cadets soient relégués à gauche, que la majorité soit aux Octobristes. En ce cas, les libéraux auraient tort de désespérer de l’avenir des institutions libres. Ce qui importe le plus, à l’heure présente, pour la fondation même d’un régime constitutionnel, c’est que le gouvernement impérial s’accoutume à vivre et à gouverner avec une Chambre élective. Cette habitude, il faut espérer que la troisième Douma la lui saura inculquer, dussent les Cadets y rentrer en vainqueurs. Plus elle sera modérée, prudente, équilibrée, moins elle aura de peine à y réussir. Devrait-elle, contrairement aux vœux et aux sentimens du pays, être presque tout entière de droite ; serait-elle même en majorité composée d’adversaires déclarés du régime constitutionnel, qu’elle pourrait encore, malgré elle, contribuer à l’acclimater ; car la couronne et le gouvernement toléreraient d’une Chambre de droite ce qu’ils n’admettraient pas d’une majorité de gauche, et, quelles que soient ses doctrines théoriques, une assemblée sera partout plutôt portée à défendre et au besoin à étendre ses droits qu’à les laisser restreindre.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez les Questions actuelles de politique étrangère en Europe : Conférences organisées à la Société des anciens élèves de l’Ecole libre des Sciences politiques, p. 260-262 (Paris, librairie Alcan, 1907).
  2. Voyez par exemple M. M. Zdziechowski : Die Grundprobleme Russlands, 1907, p. 385-93.
  3. Parti Polonais Socialiste.
  4. A l’heure même où nous corrigeons les épreuves de ces pages, le nouveau pogrom d’Odessa, le pillage et le massacre des juifs par les « bandes noires » affiliées aux « Hommes russes » montrent une fois de plus les dangers que fait courir à l’ordre public l’intolérante propagande de la Ligue.